Cécilia/2/2

La bibliothèque libre.
Cécilia, ou Mémoires d’une héritière (1782)
Traduction par un homme de goût.
Devaux et Patris (1p. 178-189).



CHAPITRE II.

Un homme de naissance.


La maison de M. Delvile, spacieuse et de belle apparence, n’était point bâtie dans le goût moderne ; mais elle avait la magnificence des anciens temps : tous les domestiques étaient de vieux serviteurs, couverts de riches livrées, dont les manières étaient humbles et respectueuses ; tout ce qu’on y voyait avait un air imposant. Il est vrai que cette dignité était monotone et sombre ; et qu’en inspirant une certaine vénération, elle faisait naître aussi la tristesse.

Cécile se fit annoncer, et fut reçue sans la moindre difficulté ; elle fut conduite en cérémonie à celui de M. Delvile à travers d’une longue file d’appartements, où nombre de domestiques se trouvèrent rangés en haie sur son passage. Il la reçut avec une politesse froide et un air de protection qui ne put qu’être fort désagréable à une jeune personne du caractère de Cécile : cependant, trop occupé de sa propre importance pour faire attention à ce qui se passait chez les autres, il attribua l’émotion que sa réception lui occasionnait, à la vénération que la présence d’un homme de son rang et de sa considération devait naturellement inspirer.

Il commanda à un domestique d’approcher un fauteuil : à peine à son entrée se leva-t-il à demi de dessus le sien, ensuite remuant la main avec une inclination de tête, il lui fit signe de s’asseoir, et lui dit : Je suis enchanté, miss Bererley, que vous ayez pris le moment où je me trouve seul, ce qui est assez rare à cette heure-ci ; je suis ordinairement accablé de monde. Je le suis aussi que vous m’ayez fait la grâce de venir de vous-même, sans attendre que je vous fisse avertir : à quoi je n’aurais certainement pas manqué, au moment même où j’ai été informé de votre arrivée, si une multitude d’objets de la plus grande importance m’avaient laissé le temps de respirer.

Cet étalage fastueux de grandeur fit presque repentir Cécile de sa visite, persuadée d’avance que l’objet qu’elle avait eu en la faisant, ne serait point rempli. Ces réflexions, augmentant son embarras, il fut aisé à M. Delvile de croire que le respect qu’il lui inspirait en était la cause : touché d’une timidité qui lui plaisait autant qu’elle le flattait, il voulut, par bonté, la mettre un peu plus à son aise, et prit un ton de protection qui acheva de décourager sa pupille, et la mortifia au dernier point.

Après quelques questions bannales, relativement à sa manière de vivre, il ajouta qu’il avait lieu de croire qu’elle était contente de la famille Harrel, qu’ils en agissaient bien avec elle : dans le cas, lui dit-il, où vous auriez quelque sujet de plainte, vous savez à qui vous pouvez vous adresser. Il lui demanda ensuite si elle avait vu M. Briggs. Oui, monsieur, je sors dans l’instant de chez lui. J’en suis fâché ; son logement est peu convenable pour recevoir une jeune demoiselle. Lorsque le doyen me fit prier de vouloir bien consentir à être l’un de vos tuteurs, je refusai, sans hésiter, cette charge, ainsi que j’ai coutume de faire en pareilles occasions, qui ne se présentent réellement que trop fréquemment : mais le doyen étant un homme pour lequel j’avais véritablement de l’estime, dès que je m’apperçus que ce refus l’avait affecté, je surmontai ma répugnance pour lui faire plaisir ; et cela, non-seulement malgré la loi générale que je m’étais imposée, mais encore contre mon inclination.

Ici il s’arrêta, comme pour attendre un compliment ; mais Cécile peu disposée à lui en faire, se borna à une légère inclination de tête. J’ignorais encore, continua-t-il, au moment où je donnai mon consentement, qui étaient ceux dont j’allais devenir le collégue. Je n’aurais jamais soupçonné que le doyen connût assez peu les usages pour m’accoler à mes inférieurs à tous égards. Dès que je sus ce qui en était, j’insistai pour que mon nom et mon crédit ne fussent point avilis par une pareille association.

Il fit encore ici une nouvelle pause ; non pour attendre une réponse de Cécile, mais uniquement pour lui donner le temps de témoigner combien elle desirait d’apprendre les moyens qu’on avait employés pour l’y résigner. Le doyen, reprit-il, était alors dangereusement malade ; il me sembla que mon refus le chagrinait : j’en fus fâché ; c’était un très-honnête homme, qui n’avait point cru m’offenser. À la fin, je reçus ses excuses, et j’eus même la condescendance d’accepter cette tutèle. En conséquence, il vous est loisible de vous regarder comme ma pupille ; et quoiqu’il me paraisse peu convenable de communiquer souvent avec vos autres tuteurs, je serai cependant toujours prêt à vous rendre service, à vous donner des avis, et charmé de vous voir. Vous me faites beaucoup d’honneur, monsieur, repartit Cécile extrêmement rebutée de ce ton poliment fastueux, et se levant pour s’en aller.

Eh bien, ma chère ! lui dit M. Delvile en lui prenant la main : à présent que vous vous êtes hasardée à venir ici, ne craignez point d’y revenir souvent. Je veux vous présenter à madame Delvile : je suis persuadé qu’elle sera enchantée de pouvoir vous témoigner de l’amitié. Ainsi voyez-nous librement toutes les fois que vous le jugerez à propos. Je voudrais bien vous rendre votre visite, mais je craindrais de rencontrer les gens chez lesquels vous demeurez, et que ma présence ne les gênât. Il tira alors sa sonnette, et on la reconduisit avec les mêmes cérémonies qu’elle avait été introduite.

Ce fut alors que Cécile perdit toute espérance de pouvoir, du moins pendant sa minorité, exécuter le projet qu’elle avait eu tant de plaisir à former. Elle eut le bon esprit de penser que sa situation présente, quoique si peu conforme à ses souhaits, n’était cependant point encore la plus désagréable où elle pût se trouver. Il est vrai qu’elle était fatiguée et ennuyée du trop de dissipation, et révoltée à la vue de tant d’extravagances ; mais, quoique les maisons de ses deux autres tuteurs fussent exemptes de pareils vices, elle ne pouvait se promettre que du désagrément en y demeurant. La bassesse semblait unie à l’avarice pour l’éloigner du logis de M. Briggs, et la fierté avec l’ostentation pour la banir de celui de M. Delvile.

Elle revint chez M. Harrel, trompée dans son attente, et dégoûtée autant de ceux qu’elle quittait, que de ceux chez lesquels elle retournait. En revenant elle se retira dans sa chambre, fort affectée de la situation où elle se trouvait, et du peu de délicatesse de M. Harrel ; elle résolut de n’être plus aussi complaisante par la suite, en renfermant en elle-même ce qu’elle pensait de sa conduite, mais de lui dire franchement son sentiment ; et quant à la sienne propre, de ne consulter que sa raison et son cœur.

Elle fit sur le champ l’essai de son courage, en mettant en pratique la résolution qu’elle venait de prendre, et pria madame Harrel de l’excuser, si elle ne l’accompagnait pas à une grande assemblée où elles devaient se rendre le soir même. Celle-ci, très-étonnée, lui demanda plusieurs fois la raison d’un pareil refus, qui lui parut fort extraordinaire. Elle eut à la fin beaucoup de peine à se persuader qu’il n’y en eût pas d’autre que l’envie de passer une soirée tranquillement au logis. Le lendemain cependant, lorsqu’elle en fit de même, et qu’elle renouvella le même refus, madame Harrel fut encore plus étonnée. Il lui paraissait impossible qu’une jeune personne, desirée dans la société, pût vouloir passer deux soirées seule. Elle soupçonna une raison secrète, importuna si fort son amie pour le savoir, que celle-ci fut à la fin obligée de lui avouer qu’elle était excédée de ces éternelles visites, et qu’il lui était impossible de vivre plus long-temps au milieu de ces cohues bruyantes. — Eh bien, si j’envoyais chercher mademoiselle Larolles pour vous tenir compagnie ? Cécile refusa, en riant, cette offre, et l’assura qu’elle n’avait pas besoin d’un pareil secours pour l’aider à passer son temps. Ce ne fut pourtant qu’après une longue contestation, qu’elle parvint à lui prouver qu’il n’y aurait aucune cruauté à la laisser seule le jour suivant. Les persécutions diminuèrent ; car madame Harrel renonçant depuis ce moment à de nouvelles sollicitations, la laissa libre de suivre son goût, auquel elle ne fit plus que peu ou point d’attention.

Cécile fut très-fâchée de la trouver si indifférente, et elle le fut encore plus de voir que M. Harrel lui-même n’y faisait presque point attention, étant rarement des mêmes parties que sa femme, et ne la rencontrant pas assez souvent pour lui communiquer ou apprendre d’elle les différentes particularités de leurs affaires domestiques ; loin d’être frappé, ainsi qu’elle s’en était flattée, de la nouvelle manière dont sa pupille passait son temps, à peine daigna-t-il s’en appercevoir, et il ne crut pas devoir le remarquer.

Le chevalier Floyer, qui continuait à la voir, voulut savoir la cause de cette retraite ; mais n’obtenant jamais de réponse satisfaisante, il en conclut qu’elle vivait avec des gens qui n’étaient point de sa connaissance.

Le pauvre M. Arnott se trouva extrêmement déconcerté, en se voyant privé de la satisfaction de l’accompagner aux assemblées, où, soit qu’il s’entretînt avec elle, ou qu’il l’écoutât seulement, il avait au moins le bonheur de la voir et de l’entendre. Celui qui souffrait le plus de cette nouvelle manière de vivre, était M. Monckton, qui, incapable d’endurer les mortifications que ses visites du matin chez madame Harrel lui avaient attirées, était décidé à ne plus s’y exposer ; mais d’attendre que le hasard lui procurât le plaisir de la rencontrer ailleurs. Dans cette vue, il fréquentait assidûment tous les lieux publics, se faufilait avec tous ceux qu’il présumait avoir la moindre liaison avec les Harrel. Sa patience ne tint pas contre cette résolution. Il eut beau redoubler de soins, il ne la trouvait nulle part. Cécile, heureuse dans sa retraite, passait son temps assez agréablement. Son premier soin fut d’aider et de consoler la famille Hill. Elle fut elle-même la visiter, procura et paya tout ce que les médecins ordonnèrent au malade, fournit des vêtements aux enfants, de l’argent et plusieurs choses nécessaire à la mère. Elle s’apperçut que le pauvre charpentier n’avait plus long-temps à languir ; ainsi elle ne pensa qu’à alléger ses souffrances. Elle donna assez d’argent pour que ses enfants se relâchant un peu de leur travail, eussent le temps nécessaire pour le soigner, bien résolue, aussi-tôt que ces infortunés lui auraient rendu les derniers devoirs, de les mettre en état d’embrasser quelque autre profession moins pénible et plus lucrative.

Elle s’occupa ensuite du choix de livres pour se former une petite bibliothèque ; et cette occupation qui, pour un amateur de la littérature, jeune et avide de connaissances, est peut-être la plus délicieuse, fut pour elle une source abondante de récréations si douces, qu’elles ne lui laissèrent rien à desirer.

Ses emplettes ne se bornèrent pas aux ouvrages qui, pour le moment, étaient à sa portée ; elle se proposait pour l’avenir une suite de lectures instructives ; et sans s’arrêter à la dépense, qui, pour la dernière année de sa minorité, n’était pas considérable, elle acheta une collection des meilleurs livres sur la morale et la philosophie, persuadée que ses tuteurs lui avanceraient sans difficulté l’argent nécessaire pour les payer. Ainsi s’écoulaient philosophiquement et avec sérénité les heureux loisirs de Cécile, partagés entre des œuvres de charité, la culture des talents, et l’acquisition des connaissances utiles.