Cérémonies de la semaine sainte à Jérusalem, notes d’un voyageur/03

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III

LES CÉRÉMONIES.

La veille du dimanche des rameaux.

Aujourd’hui, veille du dimanche des rameaux, les communions chrétiennes, divisées par phalanges, patriarches en tête, ont fait leur entrée solennelle dans l’église du Saint-Sépulcre.

On appelle cette première cérémonie la prise de possession des lieux saints.

D’après un ancien usage, qu’il est assez étrange de voir respecté par les schismatiques, c’est le très-petit cortége des Latins qui ouvre la marche.

On est parti du patriarcat. Le patriarche italien, le consul de France et son chancelier, le révérendissime supérieur des franciscains et les pèlerins, ont traversé les rues, précédés par trois gardes turcs ou cavas.

Entrés dans l’église, les pèlerins ont d’abord baisé la pierre de l’onction.

Le patriarche s’est ensuite dirigé vers le monument du saint sépulcre, a pénétré seul dans l’intérieur, et a prié.

Puis on l’a suivi à la chapelle de la Résurrection. Il a présenté successivement son anneau aux lèvres et au front de chaque pèlerin.

Ce n’est là qu’une préface modeste de la solennité. Une rumeur arrive jusqu’à nous. Les fusils des soldats turcs rangés en haie dans l’église retentissent sur le pavé. Nous nous hâtons de monter à une des galeries supérieures ; refuge nécessaire, et qui heureusement nous appartient. Voici la foule des Grecs !

Le patriarche grec est un petit vieillard d’une figure respectable. Il est richement vêtu : d’une main il bénit avec une croix étincelante de diamants ; de l’autre, il porte une croix dorée à double anneau. Les prêtres ou papas qui marchent devant lui ont pour coiffure des toques noires, pour vêtement des chapes rouges, dorées ou blanches : ils offrent à l’adoration des fidèles de magnifiques évangiles reliés en or ou en velours.

Les sons bruyants et confus des cloches à toute volée, les coups secs de marteaux sur des barres de bois, se mêlent aux chants du clergé grec qui ressemblent à des plaintes. Il y a aussi un grand tumulte de voix et de cris d’enfants. L’encens voile le saint sépulcre d’un nuage.

Mais voici des bannières où des images de saints se détachent sur l’or et la soie. Derrière marche un vieillard encapuchonné de noir et dont la chape est d’or ; c’est le patriarche arménien au milieu de quatre porte-torches et de diacres qui ont chacun à une main l’encensoir, à l’autre une petite cathédrale gothique en relief.

Ensuite viennent les cophtes ou chrétiens d’Égypte en robes blanches. Ils se sont bâti, avec quelques planches, un tout misérable petit autel contre la paroi extérieure du saint sépulcre, opposée à la porte d’entrée (p). Parmi eux, on me montre les chrétiens de Nubie, en manteaux blancs, les noirs chrétiens d’Abyssinie, en turbans ; ils ne se distinguent pas seulement par leurs costumes, mais encore par leurs chants d’une mélodie bizarre, qu’ils accompagnent des éclats stridents de leurs cymbales de cuivre.

Tout ce spectacle me paraît presque incroyable. Que me voilà loin de notre liturgie si calme, si mesurée, si digne ! Je ne sais où regarder. Sous mes yeux tout remue et se confond ; mes oreilles assourdies, brisées, ne perçoivent plus qu’un bourdonnement immense. Est-ce ici le Saint-Sépulcre ou la tour de Babel ?

Je descends et je m’échappe à grand’peine à travers la foule, trop heureux quand je parviens à respirer l’air libre des ruelles et des marchés.


Le dimanche des rameaux.

Les cérémonies du dimanche des rameaux, ou jour des palmes, étaient précédées autrefois d’une sorte de prologue scénique.

Les religieux latins se rendaient de grand matin au petit bourg de Bethphagé, où Jésus-Christ allait d’ordinaire passer la nuit avec ses disciples. Le révérendissime supérieur montait sur un âne couvert d’un riche tapis ; deux catholiques notables de Jérusalem tenaient les brides ; les religieux, le peuple, marchaient à la suite en chantant. Le chemin était jonché de fleurs et de verdure. La foule grossissait à la porte de Jérusalem, et le mot hosanna était poussé jusqu’aux nues par les Latins. On a supprimé cette procession.

Les Latins ont entendu la messe dès le lever du jour, afin de laisser de bonne heure la place libre aux Grecs. Sous la coupole, devant le saint sépulcre, on avait dressé un autel très-orné, splendidement éclairé, et à côté, pour le patriarche latin, une estrade surmontée d’un dais. Un amas considérable de branches de palmier était enfermé dans le saint sépulcre, sur le marbre du tombeau. Le patriarche est entré dans la chambre funèbre et a béni les palmes qu’on a ensuite portées dehors. Ces palmes viennent, dit-on, du pays de Gaza ; quelques-unes, celles des dignitaires ecclésiastiques et laïques, sont décorées de fleurs et ornées d’une triple couronne. Le patriarche, assis sous le dais, les a distribuées aux Latins, qui se sont inclinés tour à tour devant lui, tandis que dans une prière, il leur rappelait la branche d’olivier que la colombe apporta dans l’arche à Noé. On a fait ensuite une procession en portant les palmes autour du sépulcre, et jusqu’à la pierre de l’onction. De là on a été entendre la messe à la chapelle de Marie-Madeleine (u).

Il a fallu précipiter cette marche. Déjà le flot des schismatiques roulait vers nous avec une impétuosité presque effrayante. Mille cierges se sont éclairés sous la coupole et dans la partie de l’église qui forme la nef, où les Grecs ont seuls le droit de se réunir. Près de l’autel, il y a une petite colonne entourée d’un cercle de marbre blanc (x) : c’est, disent les Grecs, le centre de la terre, l’ombilic. Tout l’édifice est bientôt rempli de chants et de bruits comme la veille. On se félicite cette année de ce que l’ordre n’a presque pas été troublé pendant la distribution des palmes. Il paraît que la réserve et la paix sont choses rares. En 1831, par exemple, des chrétiens orthodoxes, surtout des Bethléemites, craignant de ne pas avoir de palmes, se précipitèrent vers la porte du saint tombeau ; des musulmans se ruèrent au milieu d’eux pour avoir leur part de la distribution ; il s’ensuivit des coups, des cris, une mêlée scandaleuse. Le célébrant se réfugia dans le sépulcre et ferma la porte derrière lui. Les Turcs gardiens du temple accoururent avec des bâtons et des fouets, et firent tomber une grêle de coups sur tout le monde. Si ce spectacle me fut épargné le jour des palmes, je n’en fus point privé les jours suivants soit à la porte du temple, soit au parvis.

De ma vie, je n’ai vu donner tant de coups de bâton que pendant la semaine sainte à Jérusalem. Bien entendu, ce sont toujours les chrétiens qui les reçoivent et les musulmans qui les donnent.


Le mercredi saint.

Du dimanche au mardi soir, il ne se passe rien de remarquable dans l’intérieur du Saint-Sépulcre. Les pèlerins vont prier aux stations de la voie douloureuse.

Le mercredi saint, les pèlerins se rendent de grand matin sur le mont Sion.

Un santon, vieux moine musulman, garde la salle où le Saint-Esprit descendit sur les apôtres et où, suivant la tradition, David avait déposé l’arche d’alliance.

On s’est promené dans la vallée de Josaphat, et on a visité tour à tour les Oliviers, la grotte de l’Agonie, le rocher ou dormirent les disciples, le lieu où Judas embrassa et livra son divin maître.

On est ensuite revenu à la ville pour entendre, vers trois heures de l’après-midi, l’office des ténèbres dans l’église du Saint-Sépulcre. Les religieux, assis devant des pupitres rangés près de la porte du tombeau, ont chanté avec un accent grave et triste les poésies sacrées de Jérémie et de David. Une oraison à voix basse a succédé : puis, à mon grand étonnement, les religieux se sont mis à frapper sur les livres, les pupitres et les bancs. Aussitôt, beaucoup d’enfants catholiques, qui attendaient avec impatience ce signal, agitèrent bruyamment des castagnettes et firent un tel vacarme autour du tombeau que les gardiens turcs, impatientés, sont accourus et les ont brutalement chassés du temple. La petite bande s’est alors promenée dans le quartier chrétien en s’arrêtant, pour répéter son vacarme, à la porte des riches catholique[1].


Le jeudi saint.

Le jeudi saint est un jour privilégié pour les chrétiens soumis à l’autorité du saint-siége. Ils ont conservé le droit d’user seuls de l’église du Saint-Sépulcre tout entière, depuis le matin du jeudi jusqu’au milieu du vendredi. Mais c’est un privilége dont les schismatiques ne tiennent pas toujours compte.

En arrivant au Parvis, nous remarquons, sur une plate-forme, un autel élevé par les Grecs. Comme il leur est interdit d’entrer dans l’église, ils officient et prient dehors. Il n’est pas encore huit heures du matin, et déjà la foule des chrétiens grecs, arméniens, maronites, cophtes, etc., est immense : les rues voisines, les terrasses des maisons et des couvents sont couvertes d’hommes et de femmes qui murmurent des prières. La piété calme en ce moment de cette immense multitude fait une grande impression sur l’âme.

Grâce à nos cavas, nous traversons la foule et nous entrons dans l’église. Quel contraste avec les scènes des jours précédents ! Tout y est solitude et silence. Nous sommes en si petit nombre que le temple me paraît cette fois presque grand et majestueux. Nous nous groupons devant l’autel dressé vers la façade du saint sépulcre, et devant l’estrade, siége du patriarche. Quelques dames, parmi lesquelles est ma nièce, les religieuses et des femmes arabes assistent à la messe, que l’on ne célèbre pas avec la précipitation ordinaire. Ensuite vient la communion.

Après l’office, on recommence la procession ordinaire autour du tombeau et vers la pierre de l’onction.

De retour devant le saint sépulcre, on reçoit la bénédiction du patriarche.

À deux heures, le célébrant lave les pieds de douze pèlerins de différentes nations. Il est ceint d’une serviette de lin, et suivi d’un diacre et d’un sous-diacre qui portent les serviettes et l’eau dans un bassin. Sur chaque pied lavé, le célébrant trace un signe de croix avec le pouce et dépose un baiser.

Parmi les pèlerins, plusieurs passent la nuit dans l’église du Saint-Sépulcre.


Le vendredi saint.

Les cérémonies et les scènes diverses du vendredi saint m’ont laissé un étrange souvenir. C’est au Calvaire que s’est fait l’office du matin. Aussitôt qu’il fut terminé, et bien que les Latins fussent en droit d’attendre jusqu’à midi, on a ouvert les portes de l’église. Rien ne peut donner une idée de ce que j’ai vu alors du haut d’une galerie. En moins d’une demi-heure le temple s’est trouvé transformé en une sorte de vaste hôtellerie, offrant aux yeux les spectacles les plus imaginables pour un homme qui arrive en droite ligne de son village à Jérusalem.

Il faut savoir que le grand intérêt de la semaine sainte pour les Grecs n’est pas précisément d’assister à la représentation de la mort du Christ ; c’est de recevoir le feu sacré de la journée du samedi saint. Toute cette multitude de pauvres pèlerins, qui m’avait inspiré tant de pitié lorsqu’ils avaient défilé en longues caravanes, par la porte de Bethléem, attendait émue, haletante, sur le parvis et dans le quartier voisin (voy. p. 233). Je ne réussirai jamais à décrire assez bien à mon gré ce qui s’est passé en ce moment. J’essaye en vain. Définitivement je ne puis rien faire de mieux que de citer ces quelques lignes d’un de nos coreligionnaires, M. le docteur Juglar[2] :

« Chaque famille (de l’Église grecque) apporte son mobilier et quelques ustensiles de ménage : il s’agit de passer vingt-quatre heures dans le Saint-Sépulcre pour assister à la cérémonie du feu sacré et en recevoir les premières étincelles. Les hommes portent des nattes, des matelas, des couvertures roulées dans des tapis. Les femmes, leurs enfants dans leurs bras ou les traînant après elles, portent des vases de terre avec de l’eau, quelques olives, des galettes du lait caillé dans un sac de sparterie. Tout le monde se précipite, et en un clin d’œil envahit le temple.

« Les plus heureux, les premiers, ont déjà adossé, étendu leurs lits autour du petit monument du Saint-Sépulcre, d’où le feu sacré doit sortir ; d’autres se placent au pied des colonnes, laissant un étroit espace pour la circulation, qui ne se fait pas sans les fouler aux pieds. La coupole remplie, on se réfugie dans le chœur des Grecs, autour des bas-côtés, dans les galeries supérieures. Sur la paroi extérieure du chœur des Grecs se trouvent, dans l’épaisseur du mur, de grandes armoires élevées de trois mètres au-dessus du sol ; les volets en sont ouverts, et sur les rayons, comme les livres d’une bibliothèque, se rangent, se tiennent accroupies et immobiles un grand nombre de femmes ; elles nous rappellent les idoles dans les temples de l’Inde.

« La surface entière de l’église occupée, on cherche encore à l’étendre pour y trouver une place si désirée, et pour laquelle, venu de si loin, on a bravé tant de dangers, tant de fatigues. On s’empare de toutes les saillies des colonnes, des corniches, et on y établit de petits échafauds, formant plate-forme, sur lesquels on peut encore, au-dessus de la foule, se loger. On est même plus libre, plus isolé : entre les colonnes, on se trouve comme dans une loge de spectacle. C’est une procession continuelle d’hommes, de femmes, d’enfants, qui apportent des objets de campement. On mange, on fume, on prend le café sans grand tumulte ; la police n’intervient pas. Une seule mesure préventive est prise en entrant : on fouille les hommes et on dépose sur le divan des gardiens les armes apparentes ou cachées : pistolets, poignards, yatagans, simples couteaux sont là étalés dans un curieux désordre, depuis la lame commune enveloppée d’une gaîne grossière en peau, jusqu’au poignard damasquiné, avec fourreau de velours relevé d’or et de pierreries. Chacun se laisse faire sans apporter la moindre résistance. »

Tandis que les Grecs campent ainsi dans l’église du Saint-Sépulcre, les Latins prient encore aux stations de la voie douloureuse. Ils ne rentrent à l’église que le soir pour assister à une procession qui est, en quelque sorte, tout un drame en action et dure jusqu’au milieu de la nuit.

Une figure en relief, de grandeur naturelle, représente le Christ : la tête et les membres sont flexibles.

À six heures du soir, les pères de terre sainte sortent avec ce grand crucifix de la chapelle de la Sainte-Vierge ; suivis des fidèles et portant tous des flambeaux, ils chantent tour à tour le Stabat et le Miserere. Ils s’arrêtent successivement aux autels de la Division des vêtements et de l’Impropère ou de l’opprobre (g, b), où l’on récite les premières scènes de la Passion ; puis ils se dirigent vers le Calvaire. Un prêtre raconte alors, en montrant le crucifix, tout ce que le Fils de Dieu a souffert sur le Golgotha. Plusieurs religieux soulèvent la figure du Christ ; ils l’attachent avec des clous sur une croix et l’élèvent au-dessus même du trou où jadis fut posé l’instrument du supplice divin. Le récit du drame continue. La voix du prêtre est couverte par les sanglots et les cris, non-seulement du petit nombre de ceux qui sont présents, mais de la foule de ceux qui se pressent en bas dans l’église. Pendant quelque temps on n’entend plus que ces bruissements de douleur qui montent ou descendent, s’affaiblissent ou croissent comme par rafales dans la vaste étendue du sanctuaire. Enfin un religieux s’approche de la croix : il tient d’une main un marteau, de l’autre une tenaille. Il arrache d’abord la couronne d’épines et la tête du Christ se penche ; puis les clous des mains, et l’on voit tomber les bras le long du corps ; enfin les clous des pieds, et tout le corps glisse dans des bandes de linge que portent d’autres religieux. On se prosterne : on prie. La procession se remet en mouvement ; on transporte le corps jusqu’à la pierre de l’onction, et là se poursuit le drame imitatif. Un linge blanc couvre le marbre rouge : aux quatre coins sont des vases de parfums. Un prêtre en verse les essences sur le corps enveloppé d’un suaire, il brûle quelques aromates, en rappelant les paroles de l’Évangile. On s’avance avec des lamentations jusqu’au saint sépulcre et l’on dépose le Christ à l’intérieur sur le marbre qui couvre son tombeau.


Le samedi saint.

Le samedi saint, il n’est pas facile aux Latins de pénétrer dans l’église. Du reste, les cérémonies du culte orthodoxe n’y diffèrent point de celles qui se renouvellent chaque année le même jour dans nos édifices religieux. L’événement notable est la distribution du feu sacré aux Grecs. Encore ici, je ne saurais aussi bien dire que M. le docteur Juglar :

« Les portes sont closes ; nous attendons sous un soleil brûlant, entourés de Grecs, un paquet de petits cierges réunis en faisceaux à la main. Une haie de soldats, continuellement rompue, s’efforce de maintenir un passage devant la porte. On n’épargne pas les coups : on frappe légèrement sur la tête, lourdement sur le dos, avec des bâtons, des courbaches, même avec les baïonnettes-sabres des fusils ; quoique l’on nous respecte, il faut nous garer pour ne pas être confondus dans la mêlée. Enfin, après une heure d’attente, la porte s’ouvre, un double courant s’établit de l’intérieur et de l’extérieur également combles ; les uns veulent sortir, les autres veulent entrer. Le consul de France, précédé de ses cavas, balançant leurs cannes et frappant à droite et à gauche pour se frayer un passage, est lancé au milieu de ce tumulte, protégeant de son bras les sœurs de Saint-Joseph. Les portes se referment, se rouvrent de nouveau ; nous nous précipitons et pénétrons enfin, non sans contusions, avec une poignée d’Anglais. Nous montons rapidement aux galeries supérieures. Placés dans les tribunes de la galerie haute, dont la moitié seulement appartient aux Latins, nous dominons et plongeons dans le dôme, qui nous offre le plus singulier spectacle.

« La coupole est remplie d’hommes, de Grecs, d’Arméniens, de Cophtes, d’Abyssins, de nègres, d’Indiens, de tous les pays, de toutes les couleurs, des costumes les plus divers et les plus bizarres. Quelques-uns n’ont que leur chemise et leur caleçon, nu-jambes, nu-pieds, nu-bras ; ils se cramponnent aux murailles ou à leurs voisins pour ne pas perdre leur place ; d’autres se donnent le bras afin de ne pas laisser rompre les rangs, dans les oscillations violentes d’un flux et d’un reflux continuel, qu’on ne peut mieux comparer qu’à la houle de la mer. Plusieurs Arabes, plus hardis que les autres, se sont suspendus aux rebords des chapiteaux des colonnes, et se tiennent ainsi debout, accolés au fût, grâce à leur ceinture ou à leur turban jetés autour d’eux formant un anneau flexible, dans lequel ils se balancent.


« Enfin, à deux heures, le pacha vient d’arriver pour la cérémonie ; on entend les premiers chants nasillards des Grecs et des Arméniens ; les soldats frappent pour faire place à la procession ; un vide se forme à grand’peine au milieu de la foule compacte. Dans cette foule sinueuse, le clergé grec et arménien, bannières déployées, se glisse. On fait deux fois le tour du saint sépulcre, et l’évêque grec qui officie, nommé par suite l’évêque du feu, s’y enferme seul avec deux torches, après avoir été dépouillé de tous ses ornements. On assure qu’il ne conserve qu’un seul vêtement blanc, afin de supporter la chaleur brûlante du feu céleste.

« Quelques instants s’écoulent, et le feu sacré paraît aux deux ouvertures ovales percées dans l’épaisseur du mur, sur les parois latérales de la chapelle de l’Ange qui précède le saint sépulcre, à gauche pour les Arméniens, à droite pour les Grecs. Un homme courbé jusqu’à terre, portant une torche qu’il vient d’enflammer, à laquelle il fait un rempart de son corps, se précipite en rampant pour le déposer sur l’autel des Arméniens et le communiquer à la foule ; un autre s’engouffre dans un des petits réduits des Cophtes et des Syriens. En un instant le feu se propage aux galeries supérieures, au milieu des cris et du carillon des cloches. Les Arméniens ont ainsi obtenu la première étincelle ; les Grecs la reçoivent au même moment, mais, dans leur empressement à se la communiquer, l’éteignent, quoique l’ayant reprise plusieurs fois à la source. Enfin, tout un côté de l’église, le côté arménien, étant en feu, le côté grec dans l’ombre, a commencé à s’illuminer au milieu des cris, du bruit des cloches et d’un nuage de fumée.

« Quant à l’évêque, il est sorti du tombeau effaré, l’œil hagard, couvert d’une simple chemise, armé de ses deux torches enflammées, sur lesquelles on se précipite avec tant de fureur, qu’abandonnant le tout, et à demi courbé vers le sol pour échapper aux coups et à la violence de la multitude, il se sauve dans le chœur.

« Une fois en possession du feu sacré, les Grecs, les Arméniens, hommes et femmes, se sont empressés de le faire passer sur toutes les parties du corps pour se purifier. Les hommes promènent rapidement la flamme des faisceaux de petits cierges, qui ont reçu le feu sacré sur la barbe, le col, la poitrine ; ils prétendent qu’il ne brûle pas. Les femmes les imitent avec plus d’entraînement encore et de passion ; on dirait des bacchantes sous l’influence du dieu ; nous assistons à une fête du paganisme, à une saturnales antique, dont les arts, la peinture et la sculpture nous ont conservé tant de souvenirs. »

Notre Église catholique ne croit pas à ce miracle du feu dont l’Église grecque s’attribue le privilége.

On raconte que vers 1825 il prit fantaisie au pacha de Damas de s’enfermer dans le saint sépulcre avec le patriarche grec, pour y voir de ses propres yeux le miracle. Grand fut l’embarras du patriarche : il tremblait, dit-on, de tous ses membres et cherchait à se tourner de manière à tromper les regards de l’infidèle. Mais le pacha déjouait tous ses efforts. Le temps s’écoulait ; toute la foule grecque se mit à murmurer, puis à crier, à appeler le feu sacré avec une sorte de fureur. Le patriarche, couvert d’une sueur froide, se jeta enfin aux pieds du pacha et confessa qu’il était obligé de battre le briquet. Le pacha allait s’indigner et entrer en colère, lorsque le patriarche employa un argument qui l’apaisa tout à coup :

« Si nous supprimions le feu sacré, lui dit-il, le nombre des pèlerins grecs se réduirait bientôt à celui des pèlerins latins. Plus de pèlerins, plus d’argent, ni pour vous ni pour nous. Comment vivrait Jérusalem ? »


Le dimanche saint.

Le dimanche saint, les Latins sont presque seuls à prier dans l’église du Saint-Sépulcre. On célèbre les matines à minuit, et l’office commencé dès huit heures est entièrement achevé à midi. Un seul détail de la solennité de ce jour a un caractère particulier. Les fidèles viennent jeter des palmes sur le saint tombeau et les reprennent lorsqu’elles sont bénies.

Les Grecs se dispersent dans la ville, la vallée de Josaphat, ou se mettent en route pour aller à Bethléem ou au Jourdain : pour eux, tout est fini dès qu’ils ont eu le feu sacré. Mais ils ne s’éloignent pas de la Palestine sans en emporter des preuves matérielles de leur pèlerinage. Ils se font délivrer par les religieux des certificats. Quelques-uns se font dessiner, avec des aiguilles et de la poudre à canon, sur les bras ou sur la poitrine, les figures de la croix, de la lance, le chiffre de Jésus et de Marie.


IV

Immersions dans le Jourdain. — La mer Morte. — Retour.

Ce sont là, monsieur, ceux de mes souvenirs qui me paraissent répondre le moins mal à ce que vous attendiez de moi. Je n’ai point fait un long séjour en Palestine, et notre excursion au Jourdain aurait certainement peu d’intérêt pour vos lecteurs après ce que vous leur avez déjà dit[3]. J’ajouterai seulement que nous avons rencontré de nouveau une des caravanes grecques aux bords du fleuve. De tout le cours du Jourdain, un seul point les attire : c’est l’endroit où saint Jean baptisa le Christ. Il est situé à trois heures de marche environ de la mer Morte, et le lit du fleuve y est presque aussi large que la Seine à trois ou quatre lieues au-dessus de Paris. De loin nous vîmes les pèlerins accourir en jetant des cris de joie. Ils se dépouillaient de leurs vêtements et avaient tant de hâte de se jeter dans le fleuve que quelques-uns faillirent s’y noyer. On assure que presque chaque année cet empressement extrême est la cause de plusieurs morts. Chaque pèlerin plongeait d’abord son visage trois fois en faisant le signe de la croix. Tous buvaient beaucoup d’eau, non pour apaiser leur soif, mais pour se purifier intérieurement, et ils se groupaient devant les prêtres qui leur en versaient sur la tête. Je remarquai que la plupart trempaient un linge blanc à plusieurs reprises dans le courant ; ce linge, c’est celui qui est destiné à leur servir un jour de linceul. Ils l’avaient apporté, les pauvres gens, de leur patrie. À Jérusalem, ils l’avaient déjà pesé tour à tour sur le sépulcre et sur le Calvaire. Ils l’avaient aussi approché du feu sacré.

Pèlerins grecs se baignant dans le Jourdain.

La mer Morte n’est guère un but de pèlerinage que pour les savants et les curieux. Ses rives mornes, arides, nues, lugubres presque dans toutes les parties sont en quelques endroits couvertes de roseaux grands comme des arbustes. Personne apparemment ne sera tenté d’en célébrer les charmes et d’en faire un Éden ou une vallée de Tempé. On dit que parfois des bandes d’oiseaux, hirondelles ou canards sauvages, traversent ces eaux tristement calmes et limpides d’où ne s’élèvent point, comme on le croyait, des exhalaisons méphitiques. Je n’ai point vérifié si l’on y est repoussé à la surface lorsque l’on veut y nager. J’avoue que je n’ai pas voulu m’exposer à tous les petits supplices qui, dit-on, sont la punition inévitable de cette expérience : démangeaisons, irritations, adhérences à la peau de particules salines ou de taches gluantes. J’ai mieux aimé m’en rapporter à de plus curieux que moi. Chose singulière ! le docteur G… est persuadé qu’on établira sur les bords de la mer Morte les établissements thermaux de l’univers. « Un jour, dit-il, la mer Morte donnera la vie ! »

Une vue de la mer Morte.

Et maintenant, voulez-vous me permettre de résumer en peu de mots ce que j’ai pensé depuis mon retour. Je me sens véritablement plus calme et plus à l’aise pour bien prier dans l’humble église voisine de ma demeure, que je ne l’étais à Jérusalem au milieu des tumultes de l’église du Saint-Sépulcre. Cependant ce voyage est et restera pour moi un des grands événements de ma vie. Sur cette terre qu’on ne foulera jamais avec indifférence, j’ai éprouvé dans les plus intimes profondeurs de mon être des impressions que je n’avais jamais connues, et telle en est la puissance singulière que je ne sais si, malgré l’approche de la vieillesse et le charme de mes habitudes paisibles, je résisterai quelqu’un de ces jours au désir de braver de nouveau chemins de fer, paquebots, mer houleuse, mauvais gîtes, fanatisme grec, brutalité turque et le reste ; mais je déclare que la tentation serait plus forte encore si la Palestine devenait, de mon vivant, comme je le souhaite, un département français ou une colonie romaine !

Y.



  1. Cet usage existe encore, le samedi saint, dans différentes parties de la France, et notamment en Normandie. (Voy. le Calendrier normand, par l’abbé Malais, 1860, p. 191.)
  2. Bulletin de l’œuvre des Pèlerinages en terre sainte, t. Ier, p. 200 et suiv.
  3. Tome Ier, semestre 1er , p. 414.