César Cascabel/Deuxième partie/Chapitre XII

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Hetzel et Cie (p. 385-400).

XII

voyage terminé et qui n’est pas fini.


Telle était l’abominable machination qui se préparait contre le comte Narkine et la famille Cascabel ! Et cela au moment où, après tant de fatigues, tant de périls, ce long voyage allait si heureusement se terminer ! Deux ou trois jours encore, la chaîne de l’Oural serait franchie et la Belle-Roulotte n’aurait plus qu’à descendre pendant une centaine de lieues vers le sud-ouest pour atteindre Perm !

On le sait, César Cascabel avait formé le projet de séjourner quelque temps dans cette ville, afin que M. Serge eût toute facilité de se rendre au château de Walska, chaque nuit, et sans courir le risque d’être reconnu. Puis, suivant les circonstances, il resterait au château paternel, ou il suivrait ses compagnons jusqu’à Nijni… peut-être jusqu’en France !

Oui ! mais dans le cas où M. Serge ne se déciderait pas à quitter Perm’, il faudrait donc se séparer de Kayette, qui y resterait avec lui !…

Voilà ce que se répétait Jean, ce qui l’accablait, ce qui lui déchirait le cœur. Et ce chagrin, si sincère, si profond, son père, sa mère, son frère et sa sœur le partageaient. Aucun d’eux ne pouvait se faire à cette pensée de ne plus voir Kayette !

Ce matin-là, Jean, plus désespéré que jamais, vint trouver la jeune Indienne, et, lorsqu’il la vit pâle, défaite, les yeux rougis par l’insomnie :

« Qu’as-tu, Kayette ? lui demanda-t-il.

— Je n’ai rien, Jean ! répondit-elle.

— Si !… Tu es malade !… Tu n’as pas dormi !… On dirait que tu as pleuré, petite Kayette !

— C’est l’orage d’hier !… Je n’ai pas pu fermer les yeux de toute la nuit !

— Ce voyage t’aura bien fatiguée, n’est-ce pas ?…

— Non, Jean !… Je suis forte !… Est-ce que je ne suis pas habituée à toutes les misères !… Cela passera !

— Qu’as-tu, Kayette ?… Dis-le moi… je t’en prie !…

— Je n’ai rien, Jean ! »

Et Jean n’insista plus.

En voyant ce pauvre garçon si malheureux, Kayette avait été sur le point de tout lui dire ! Cela l’affligeait tant d’avoir un secret pour lui ! Mais, le sachant si résolu, elle se disait qu’il ne saurait pas se retenir, en présence de Kirschef et d’Ortik. Il s’emporterait peut-être !… Or, une imprudence pouvait coûter la vie au comte Narkine, et Kayette se tut.

D’ailleurs, après y avoir longuement réfléchi, elle résolut de faire connaître à M. Cascabel ce qu’elle venait d’apprendre. Mais il fallait qu’elle pût se trouver seule avec lui, et, pendant la traversée de l’Oural, ce serait difficile, car il importait que les deux Russes ne fussent point mis en défiance.

Du reste, il n’y avait pas de temps perdu, puisque ces misérables ne devaient rien tenter avant l’arrivée de la famille à Perm. Leurs soupçons ne pouvaient être en éveil, tant que M. Cascabel et les siens continueraient d’être pour eux ce qu’ils avaient toujours été. Et même, lorsque M. Serge eut appris qu’Ortik et Kirschef avaient manifesté l’intention d’aller jusqu’à Perm, il ne leur cacha point sa satisfaction.

À six heures du matin — 7 juillet — la Belle-Roulotte se remit en route. Une heure après, on rencontrait les premières sources de la Petchora, dont ce défilé porte le nom. Devenu au-delà de la chaîne un des grands fleuves de la Russie septentrionale, ce cours d’eau va se jeter dans la mer Arctique, après un parcours de treize cent cinquante kilomètres.

À cette hauteur du col, la Petchora n’était encore qu’un torrent, lancé à travers un lit raviné et capricieux, au pied des massifs de sapins, de bouleaux et de mélèzes. Il suffirait d’en suivre la rive gauche pour atteindre l’issue de la passe. Tout en prenant certaines précautions sur les pentes trop raides, la descente devait s’effectuer rapidement.

Pendant cette journée, Kayette ne put trouver l’occasion de parler en secret à M. Cascabel. D’ailleurs, ainsi qu’elle l’observa, il n’y avait plus de conversations à part entre les deux Russes, plus d’absences suspectes aux heures de halte. Et pourquoi l’eussent-ils fait, maintenant ? Leurs complices avaient certainement pris les devants, et c’était au rendez-vous de Perm que se réunirait toute la bande.

Le lendemain, bonne journée de marche. Le défilé, en s’élargissant, se prêtait plus aisément au passage de la voiture. On entendait la Petchora, très encaissée entre ses rives, mugir sur son lit de roches. La passe, qui présentait déjà un aspect moins sauvage, était aussi moins déserte. On rencontrait des trafiquants, se rendant d’Europe en Asie, le ballot sur l’épaule, le bâton ferré à la main. Quelques bandes de mineurs, allant aux mines ou en revenant, échangeaient un bonjour avec les voyageurs. À l’ouvert des gorges, apparaissaient quelques fermes, quelques villages, peu importants encore. Au sud, le Denejkin et le Kontchakov dominaient cette partie des monts Oural.

Après une nuit de repos, la Belle-Roulotte arriva, vers midi, à l’extrémité du défilé de la Petchora. La petite caravane avait enfin franchi la chaîne et mis le pied en Europe.

Encore trois cent verstes — une centaine de lieues — et Perm compterait « une maison et une famille de plus dans ses murs ! » comme disait M. Cascabel.

« Ouf !… ajouta-t-il. Une jolie trotte que nous avons faite là, mes amis !… Eh bien ! n’avais-je pas raison ?… Tout chemin mène à Rome !… Au lieu d’arriver en Russie par un côté, nous sommes arrivés par l’autre, et qu’importe, puisque la France n’est pas loin ! »

Et, pour peu qu’on l’eût pressé, l’excellent homme aurait soutenu que l’air du pays normand lui arrivait par-dessus toute l’Europe, et qu’il le reconnaissait à ses senteurs marines !

Au sortir du défilé se trouvait un zavody, composé d’une cinquantaine de maisons et de quelques centaines d’habitants.

Il fut décidé que l’on s’y reposerait jusqu’au lendemain, afin d’y renouveler certaines provisions — entre autres, le thé et le sucre.

En même temps, M. Serge et Jean purent se procurer du plomb, de la poudre, et renouveler les munitions, qui leur faisaient complètement défaut.

Et lorsqu’ils furent de retour :

« En chasse, mon ami Jean ! s’écria M. Serge. Nous ne reviendrons pas le carnier vide !… en chasse !…

— Si vous le voulez », répondit Jean, plutôt par devoir que par plaisir.

Pauvre garçon ! La pensée d’une séparation si prochaine lui faisait prendre toute chose en dégoût.

« Nous accompagnez-vous, Ortik ? demanda M. Serge.

— Volontiers, répondit le matelot.

— Tâchez de me rapporter du bon gibier, recommanda Mme Cascabel, et je m’engage à vous préparer un bon repas ! »

Comme il n’était que deux heures après midi, les chasseurs avaient le temps de fouiller les bois alentour. Et sous ces épais massifs, si le gibier ne venait pas de lui-même au-devant des coups de fusil, c’est qu’il y mettrait peu de complaisance.

M. Serge, Jean et Ortik partirent donc, tandis que Kirschef et Clou s’occupaient des soins à donner aux rennes. Ces animaux furent bientôt installés sous les arbres, dans un coin de prairie, où ils pouvaient brouter et ruminer à leur aise.

Pendant ce temps, Cornélia revenait vers la Belle-Roulotte, où la besogne ne manquait pas, disant :

« Allons, Napoléone !

— Me voici, mère.

— Et toi, Kayette ?…

À l’instant, madame Cascabel ! »

Mais c’était l’occasion que cherchait Kayette de se trouver seule avec le chef de la famille.

« Monsieur Cascabel ?… dit-elle, en allant vers lui.

— Ma petite caille ?

— Je voudrais vous parler.

— Me parler ?…

— Secrètement.

— Secrètement ? »

Puis, mentalement, il se dit :

« Que me veut-elle, ma petite Kayette ?… Serait-ce à propos de mon pauvre Jean ? »

Tous deux se dirigèrent vers la gauche du zavody, laissant Cornélia occupée à la Belle-Roulotte.

« Eh bien, ma chère fille, demanda M. Cascabel, que me veux-tu, et pourquoi ce mystère ?

— Monsieur Cascabel, répondit Kayette, voilà trois jours que je désire vous parler, sans que personne ne puisse nous entendre ni même s’en apercevoir.

— C’est donc bien grave, ce que tu as à me dire ?

— Monsieur Cascabel, je sais que M. Serge s’appelle le comte Narkine !

— Hein !… Le comte Narkine !… s’écria M. Cascabel. Tu sais ?… Et comment as-tu appris cela ?…

Les rennes furent bientôt installés sous les arbres. (Pages 389.)

— Par des gens qui vous écoutaient pendant que vous causiez avec M. Serge… l’autre soir… au village de Mouji !

— Est-il possible ?

— Et, comme à mon tour, je les ai entendus s’entretenir du comte Narkine et de vous, sans qu’ils s’en doutent…

— Quels sont ces gens ?…

— Ortik et Kirschef !

« Alors, M. Serge est perdu, et vous peut-être !… » (Page 392.)

— Quoi !… ils savent ?…

— Oui, monsieur Cascabel, et ils savent aussi que M. Serge est un condamné politique, qui rentre en Russie pour y revoir son père, le prince Narkine ! »

M. Cascabel, stupéfait de ce que Kayette venait de lui apprendre, restait là, les bras ballants, la bouche ouverte. Puis, après avoir réfléchi :

— Je regrette qu’Ortik et Kirschef connaissent ce secret ! répondit-il. Mais, puisque le hasard le leur a livré, je suis sûr qu’ils ne le trahiront pas !

— Ce n’est point le hasard qui leur a fait connaître ce secret, dit Kayette, et ils le trahiront !

— Eux !… D’honnêtes marins !…

— Monsieur Cascabel, reprit Kayette, le comte Narkine court les plus grands dangers !

— Hein ?

— Ortik et Kirschef sont deux malfaiteurs, qui appartenaient à la bande Karnof. Ce sont eux qui ont attaqué le comte Narkine sur la frontière alaskienne. Après s’être embarqués à Port-Clarence pour passer en Sibérie, ils ont été jetés sur les îles Liakhoff, où nous les avons rencontrés. Ce qu’ils veulent du comte Narkine, dont la vie est en danger s’il est reconnu sur le territoire russe, c’est une partie de sa fortune, et, s’il refuse, ils le dénonceront !… Alors M. Serge est perdu, et vous aussi peut-être !… »

Tandis que M. Cascabel, accablé par cette révélation, gardait le silence, Kayette lui expliqua comment les deux matelots avaient toujours excité ses soupçons. Ce n’était que trop vrai qu’elle eût déjà entendu la voix de Kirschef… Maintenant, elle se souvenait… C’était sur la frontière de l’Alaska, au moment où les deux scélérats attaquaient le comte Narkine, sans savoir, d’ailleurs, que ce fût un Russe réfugié en Amérique. Et alors, l’une de ces dernières nuits, pendant qu’ils étaient chargés de veiller sur le campement, Kayette les avait vus s’éloigner avec un homme qui venait de les rejoindre, elle les avait suivis, elle avait assisté à un entretien entre eux et sept à huit de leurs anciens complices… Tous les projets d’Ortik étaient dévoilés… Après avoir conduit la Belle-Roulotte à travers ce défilé de la Petchora, où il était certain de rencontrer nombre de bandits, il avait résolu de massacrer M. Serge et toute la famille Cascabel… Mais, depuis qu’il avait appris que M. Serge était le comte Narkine, il s’était dit qu’il valait mieux le contraindre à verser une somme énorme sous peine d’être dénoncé à la police moscovite… On attendrait qu’il fût arrivé à Perm… Ni Ortik ni Kirschef ne paraîtraient dans cette affaire, afin de garder leur situation, pour le cas où elle échouerait… Ce seraient leurs compagnons qui préviendraient M. Serge par une lettre, lui demandant une entrevue, etc.

M. Cascabel ne parvenait que très difficilement à contenir son indignation, pendant qu’il écoutait le récit de Kayette. De pareils coquins, auxquels il avait rendu tant de services, qu’il avait délivrés, nourris, rapatriés ?… Eh bien, c’était là un joli cadeau, une belle restitution qu’il faisait à l’empire du Czar !… Si, encore, ils eussent été Anglais, il aurait moins de regret de les rendre à l’Angleterre !… Ah ! les misérables !… Ah ! les gueux !

« Et maintenant, monsieur Cascabel, demanda Kayette, qu’allez-vous faire ?

— Ce que je vais faire ?… C’est très simple, petite Kayette !… Je vais dénoncer Ortik et Kirschef au premier poste de Cosaques que nous rencontrerons, et ils seront pendus…

— Réfléchissez, monsieur Cascabel, reprit la jeune fille. Vous ne pouvez faire cela !

— Et pourquoi ?…

— Parce qu’Ortik et Kirschef n’hésiteront pas à dénoncer le comte Narkine, et, avec lui, ceux qui lui ont donné les moyens de rentrer en Russie !

— Au diable ce qui me concerne ! s’écria M. Cascabel. S’il n’y avait que moi !… Mais, monsieur Serge, c’est autre chose !… Tu as raison, Kayette, il faut réfléchir !… »

Et, alors, très agité, très perplexe, il fit quelques pas, se frappant du poing la tête pour en dégager une idée… Puis, revenant vers la jeune fille :

« Tu m’as dit, demanda-t-il, que l’intention d’Ortik était d’attendre notre arrivée à Perm pour faire agir ses complices ?…

— Oui, monsieur Cascabel, et il leur a bien recommandé de ne rien tenter auparavant ! Aussi, je pense qu’il faut attendre et continuer le voyage…

— C’est dur, cela, s’écria M. Cascabel, c’est bien dur !… Conserver ces coquins avec soi, les emmener à Perm, ne cesser de leur serrer la main, et, de leur faire bon visage !… Ventre de mes ancêtres ! il me prend des envies d’aller les happer au collet, de les écraser… comme ça… comme ça ! »

Et M. Cascabel, éloignant et rapprochant ses vigoureuses mains, comme s’il eût tenu Ortik de l’une et Kirschef de l’autre, avait l’air de jouer des cymbales dans un orchestre de foire.

« Il faudra être maître de vous, monsieur Cascabel, reprit Kayette. Vous êtes censé ne rien savoir…

— Tu as raison, ma fille.

— Je vous demanderai seulement si vous jugerez à propos de prévenir M. Serge ?…

— Non… ma foi… non ! répondit M. Cascabel. Il me paraît plus sage de se taire !… Qu’y pourrait-il, M. Serge ?… Rien !… Je suis là pour veiller sur lui… et je veillerai !… D’ailleurs, je le connais !… Pour ne pas nous compromettre plus longtemps, il serait capable de tirer à gauche, quand nous irions à droite !… Non !… décidément, non !… Je me tairai !…

— Et ne direz-vous rien à Jean ?…

À Jean… petite Kayette ?… Pas davantage !… Il est ardent !… Il ne pourrait se maîtriser en présence de ces deux abominables bandits !… Il n’a pas le sang-froid de son père !… Il se laisserait aller !… Non !… pas plus à Jean qu’à M. Serge !

— Et madame Cascabel, ne la mettrez-vous pas au courant ? dit encore Kayette.

— Madame Cascabel ?… Oh ! c’est autre chose !… Une femme si supérieure, si capable de donner un bon conseil… et même un bon coup de main !… Je n’ai jamais eu de secret pour elle, et puis elle sait comme moi que M. Serge est le comte Narkine… un fugitif…

— Alors, madame Cascabel ?…

— Oui ! je lui parlerai !… À cette femme-là, on pourrait confier un secret d’État !… Plutôt que de le trahir, elle se ferait couper la langue, et il n’y a pas de plus gros sacrifice pour une femme !… Oui !… je lui parlerai !…

— Maintenant, retournons à la Belle-Roulotte, dit Kayette. Il ne faut pas que l’on s’aperçoive de notre absence…

— Tu as raison, petite Kayette, toujours raison !

— Surtout, monsieur Cascabel, contenez-vous devant Ortik et Kirschef !

— Ce sera difficile ; mais ne crains rien, on leur fera risette ! Ah ! les brigands !… Nous être souillés à leur contact impur !… Voilà donc pourquoi ils m’ont prévenu qu’ils ne se rendraient pas directement à Riga !… Ils nous font l’honneur de nous accompagner jusqu’à Perm !… Les malandrins !… Les Papavoines !… Les Lacenaires !… Les Troppmans !… »

Et M. Cascabel déroula toute la série des noms de scélérats fameux qui lui revinrent à la mémoire.

« Monsieur Cascabel, fit observer Kayette, si c’est ainsi que vous êtes maître de vous !…

— Non, petite Kayette, ne crains rien !… Me voilà soulagé !… Ça m’étouffait !… Ça m’étranglait !… Je serai calme !… Je le suis déjà !… Retournons à la Belle-Roulotte !… Canailles, va ! »

Et tous deux reprirent le chemin du zavody. Ils ne parlaient plus… Ils étaient absorbés dans leurs réflexions !… Un si merveilleux voyage, sur le point de s’achever, et qui était compromis par cet odieux complot !

Au moment d’arriver, M. Cascabel s’arrêta.

« Petite Kayette ? dit-il.

— Monsieur Cascabel.

— Décidément, je préfère ne rien dire à Cornélia !

— Et pourquoi ?…

— Que veux-tu !… J’ai observé qu’en général, une femme garde d’autant mieux un secret qu’elle ne le connaît pas !… Donc, que celui-ci reste entre nous !… »

Un instant après, Kayette était rentrée à la Belle-Roulotte, et, en passant, M. Cascabel avait fait un geste amical à ce brave Kirschef, tandis qu’il murmurait entre ses dents :

« Quelle face de monstre !… »

Et, deux heures plus tard, lorsque les chasseurs reparurent, Ortik reçut un chaleureux compliment de M. Cascabel, à propos du magnifique daim qu’il rapportait sur ses épaules. De leur côté, M. Serge et Jean avaient abattu deux lièvres et quelques couples de perdrix. Cornélia put donc offrir à ses convives affamés un excellent dîner dont M. Cascabel prit largement sa part. En vérité, cet homme était « immense ! » Il ne laissait rien voir de ses préoccupations ! Il n’avait pas même l’air de se douter qu’il eût deux assassins à sa table, deux scélérats dont les projets ultérieurs ne tendaient à rien moins qu’à massacrer sa famille ! Oui ! Il fut de charmante humeur, d’une gaieté communicative, et, lorsque Clou eut apporté une bonne bouteille, il but à la rentrée en Europe, à la rentrée en Russie, à la rentrée en France !

Le lendemain — 10 juillet — l’attelage prit direction sur Perm. Depuis le débouché de la passe, il était probable que le voyage s’accomplirait sans difficultés et ne donnerait lieu à aucun incident. La Belle-Roulotte descendait la rive droite de la Vichera, qui longe la base de l’Oural. Sur la route, des bourgs, des villages, des fermes, des habitants très hospitaliers, du gibier en abondance, et bon accueil partout. Le temps, quoique très chaud, était rafraîchi au souffle d’une petite brise de nord-est. Les rennes marchaient gaillardement, en secouant leurs jolies têtes. D’ailleurs, M. Serge leur avait adjoint deux chevaux de renfort, achetés au dernier zavody, et ils pouvaient enlever jusqu’à dix lieues par jour.

Vraiment, c’était là un heureux début de la petite troupe sur le sol de la vieille Europe. Et M. Cascabel eût été de tous points satisfait, s’il ne se fût dit qu’il y ramenait deux coquins avec lui.

« Et dire que leur bande nous suit comme des chacals suivent une caravane ! Allons, César Cascabel, il faudra encore jouer un bon tour à ces sacripants-là ! »

C’était bien fâcheux, en somme, que cette complication eût troublé un plan si habilement combiné ! Les papiers des Cascabel étaient en règle, M. Serge figurait dans son personnel, et les autorités russes le laissaient passer sans méfiance. Arrivé à Perm, il aurait eu toute facilité pour se rendre au château de Walska. Après avoir embrassé le prince Narkine, après être demeuré quelques jours près de lui, il aurait pu traverser la Russie sous l’habit de saltimbanque, et se réfugier en France, où toute sécurité lui était assurée. Et alors, plus de séparation !… Kayette et lui ne quitteraient pas la famille !… Et, plus tard, qui sait si ce pauvre Jean !… Ah ! vraiment, c’était peu que la potence pour les scélérats qui venaient compromettre un tel avenir ! Aussi, malgré lui, M. Cascabel se laissait-il aller à des emportements incompréhensibles pour ses compagnons.

Et, lorsque Cornélia lui demandait :

« César, qu’as-tu donc ?

— Je n’ai rien ! répondit-il.

— Alors pourquoi rages-tu ?…

— Je rage, Cornélia, parce que si je ne rageais pas, je deviendrais enragé ! »

Et l’excellente femme ne savait qu’imaginer pour expliquer l’attitude de son mari.

Quatre jours s’écoulèrent ; puis, à une soixantaine de lieues dans le sud-ouest de l’Oural, la Belle-Roulotte atteignit la petite ville de Solikamsk.

Sans doute, les complices d’Ortik avaient dû l’y devancer ; mais, par prudence, ni lui ni Kirschef ne cherchèrent à se mettre en rapport avec eux.

Rostof et les autres étaient là, cependant, et ils allaient repartir dans la nuit, afin de gagner Perm, située à une cinquantaine de lieues au sud. Et alors, rien ne pourrait empêcher l’abominable projet de s’accomplir.

Le lendemain, dès l’aube, on quitta Solikamsk, et, à la date du 17 juillet, la Koswa était franchie dans le bac de passage. En trois jours, s’il ne se produisait aucun retard, la Belle-Roulotte serait arrivée à Perm. Là, devait commencer la série des représentations données par la famille Cascabel, avant de se rendre à la foire de Nijni. Du moins, tel était le programme de cette « tournée artistique ».

Quant à M. Serge, il prendrait ses dispositions pour se rendre nuitamment au château de Walska.

Que l’on juge de son impatience, et aussi de l’inquiétude bien légitime avec laquelle il parlait de ces choses avec son ami Cascabel ! Depuis qu’il avait été sauvé, pendant les treize mois qu’avait duré cet extraordinaire voyage de la frontière alaskienne à la frontière d’Europe, il était sans nouvelles du prince Narkine. À l’âge qu’avait son père, ne pouvait-il tout craindre — même de ne plus le retrouver ?…

« Allons donc !… Allons donc, monsieur Serge ! répondait César Cascabel. Le prince Narkine se porte comme vous et moi, et même mieux !… Vous le savez, j’aurais fait une excellente voyante !… Je lis dans le passé et dans l’avenir !… Le prince Narkine vous attend… en belle et bonne santé… et vous le reverrez dans quelques jours !… »

Et M. Cascabel n’eût point hésité à jurer que les choses se passeraient de la sorte, n’eût été la complication de ce gueux d’Ortik.

Et il se disait :

« Je ne suis pas méchant, mais s’il m’était possible de lui scier le cou avec mes dents, je le ferais… et je croirais y mettre encore quelque modération ! »

Cependant Kayette était de plus en plus alarmée à mesure que la Belle-Roulotte s’approchait de Perm. À quel parti s’arrêterait M. Cascabel ? Comment déjouerait-il les projets d’Ortik, sans compromettre la sûreté de M. Serge ? Cela lui paraissait pour ainsi dire impossible. Aussi dissimulait-elle mal ses anxiétés, et Jean, qui n’était pas dans le secret, souffrait horriblement à la voir si tourmentée, si abattue parfois !

Dans la matinée du 20 juillet, la Kama fut franchie, et, vers cinq
Rostof écrivait une lettre. (Page 399.)

heures du soir, M. Serge et ses compagnons vinrent faire halte sur la grande place de Perm, où des mesures furent prises pour une installation qui devait durer quelques jours.

Une heure après, Ortik s’était mis en communication avec ses complices, et Rostof écrivait une lettre qui devait parvenir à M. Serge — lettre lui demandant une entrevue pour affaire pressante et lui assignant un rendez-vous dans un des cabarets de la ville. S’il s’abstenait de venir, on verrait à s’assurer de sa personne, même en l’arrêtant sur la route de Walska.

À la nuit tombante, lorsque cette lettre fut apportée par Rostof, M. Serge était déjà parti pour le château de Walska. M. Cascabel, qui se trouvait seul à ce moment, crut devoir paraître très surpris de l’arrivée de cette lettre. Mais il la prit en se chargeant de la remettre à son destinataire, et se garda d’en rien dire à personne.

L’absence de M. Serge avait contrarié Ortik. Il aurait préféré que la tentative de chantage se fît avant l’entrevue du prince et du comte Narkine. Mais il ne laissa rien paraître de sa contrariété et, pour mieux dissimuler, lorsqu’il prit place à la table pour le souper, il se borna à dire :

« Monsieur Serge n’est donc pas là ?…

— Non, répondit M. Cascabel. Il fait une démarche à propos de nos représentations près des autorités de la ville !

— Et quand reviendra-t-il ?…

— Dans la soirée, sans doute ! »