Côtes et Ports français de l’Océan/05

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Côtes et Ports français de l’Océan
Revue des Deux Mondes4e période, tome 157 (p. 855-899).

Côtes et ports français
de l'océan


V.  La  côte  du  Morbihan
et  de  la  fin  des  terres
[1]


I

On peut évaluer à 600 ou 700 kilomètres environ le développement du littoral de la Bretagne depuis la pointe du Croisic, où commence la côte rocheuse, jusqu’à la baie du Mont Saint-Michel, où elle se termine. On en compterait largement le double, peut-être même le triple, si l’on en suivait toutes les découpures et surtout si l’on remontait dans les gorges profondes qui pénètrent dans le massif continental comme des fiords norvégiens.

La grande péninsule armoricaine s’avance fièrement telle qu’un bras gigantesque de près de 300 kilomètres qui semble avoir été rompu, mutilé et avoir perdu, dans un cataclysme antérieur aux temps historiques, la plus grande partie de sa membrure disloquée. C’est bien ce qui s’est passé en effet ; et tous les géologues savent que l’énorme massif de granit traversait autrefois la Manche et se reliait à la pointe de la Cornouaille anglaise. L’Océan s’est ouvert brusquement un passage entre les deux pays qui devaient être la France et l’Angleterre ; et les îles bretonnes et normandes sont restées comme des ruines au milieu des eaux, témoins irrécusables de l’ancienne soudure depuis si longtemps brisée. Aucune mer du globe n’est peut-être plus tourmentée que la mer de Bretagne. Elle le doit à la rencontre de deux courans qui s’y heurtent sans cesse et sont les extrémités des deux grandes branches du tiède Gulf-Stream de la Floride : l’une descendant du Nord de l’Europe après avoir accompli sa grandiose évolution le long des côtes d’Amérique ; l’autre remontant du Sud et du Sud-Est après avoir traversé l’Atlantique équatorial, longé l’Afrique occidentale, l’Espagne, la côte des Landes et l’ancien golfe du Poitou. Ces deux fleuves océaniens ont dérasé profondément le fond de la mer dans les parages de Bretagne ; et presque partout, dans la grande brèche qui sépare l’île d’Ouessant des îles Sorlingues, la sonde rencontre des fonds de roche entre lesquels les courans de marée atteignent souvent la vitesse des torrens en crue. Toute la côte bretonne est entourée d’une véritable ceinture d’îlots et d’écueils granitiques et schisteux, les uns émergés, les autres noyés ; et l’approche en serait extrêmement périlleuse, si le génie moderne ne les avait, au prix de mille efforts, très habilement transformés en repères au moyen de signaux de jour et de nuit merveilleusement variés.

En bloc, la Bretagne est une longue traînée de roches anciennes, presque toujours de granit noir, dessinant à peu près la forme d’un rectangle mesurant plus de 200 kilomètres de l’Est à l’Ouest sur 100 kilomètres environ du Nord au Sud, ce qui lui donne une superficie totale de 20000 kilomètres carrés, soit 2 millions d’hectares. Elle ne présente ni de hautes montagnes, ni de grandes vallées. Une seule chaîne la traverse dans sa plus grande longueur et se bifurque à peu près au centre du pays en deux ramifications : les montagnes d’Arrée et les montagnes Noires. La ligne de faîte n’atteint pas en général 300 mètres ; quelques rares crêtes dépassent de très peu cette altitude. Les monts d’Arrée se prolongent jusqu’au cap Saint-Mathieu, les montagnes Noires jusqu’à la pointe du Raz : ce sont les deux saillies extrêmes de la Bretagne, ses deux cornes en quelque sorte, entre lesquelles se creuse le golfe de l’Iroise, dont les découpures et les pénétrations forment la rade de Brest et la baie de Douarnenez. L’Océan entoure la Bretagne de trois côtés, au Nord, à l’Ouest, au Sud ; et depuis l’origine de notre dernière époque géologique, les vagues n’ont cessé de l’entamer. Les fleuves modestes qui la traversent, la Vilaine, l’Aulne, le Blavet, la Claie, la Rance, ne charrient, si on les compare à la Gironde, à la Loire ou à la Seine, que des quantités insignifiantes de sable et de vase, que les vagues et les courans dispersent presque aussitôt. La terre ne saurait donc : gagner sur la mer comme on le voit un peu partout et surtout à l’embouchure de ces grands fleuves qu’on a si bien appelés des « fleuves travailleurs, » et qui bâtissent en effet, à l’extrémité de leur cours, de véritables seuils sous-marins, qu’ils nourrissent sans cesse et qui, un jour ou l’autre, doivent fatalement être reliés au continent. La mer bretonne au contraire démolit tous les jours les falaises de sa côte. Les plus puissantes murailles de granit elles-mêmes ne résistent pas aux terribles coups de bélier des vagues dont l’action destructive est encore augmentée par les débris de toute nature qu’elles leur ont arrachés pour les transformer en blocs et galets qui deviennent de véritables projectiles. Le sable lui-même, qui est le dernier degré de l’usure de ces roches, contribue à leur désagrégation ; incessamment roulé par les flots à la base des falaises, il les frotte, les sape, les lime, les troue, y creuse des voûtes, des grottes, des abîmes et provoque leur écroulement. La roche la plus dure fournit ainsi elle-même les matériaux et les outils qui travaillent sans relâche à sa ruine, et l’on voit, au pied de tous les escarpemens, des milliers de blocs effondrés dont le volume dépasse quelquefois plusieurs centaines de mètres cubes.

Mais le sol n’a pas été seulement érodé ; il s’est presque partout affaissé et des preuves incontestables de cet affaissement existent en plusieurs endroits de la côte : au Mont Saint-Michel, à Dol, dans la baie de Saint-Malo, aux promontoires avancés de la rade de Brest, à la pointe du Raz, et surtout dans le Morbihan, petite mer intérieure qui ne date pour ainsi dire que d’hier[2]. D’une manière générale, les milliers d’îles, d’îlots et d’écueils échelonnés le long de la côte et que l’on voit quelquefois émerger et se couvrir d’écume à marée basse ne sont que les ruines disséminées de l’ancien continent extrêmement réduit et lui ont autrefois appartenu. De distance en distance, entre les promontoires de cette côte rocheuse, des baies profondes s’enfoncent dans le continent, bordées de hautes falaises et de coteaux boisés, et le flot de marée permet aux navires de remonter, à plusieurs kilomètres, dans de larges couloirs semblables à des fiords norvégiens. L’aspect général et la structure de la côte bretonne rappelleraient aussi ceux des pays Scandinaves si la température n’y était en général d’une extrême douceur, bien supérieure à la moyenne que comporte sa latitude. Grâce à l’haleine toujours moite de la mer et à ce grand courant d’eau tiède, apporté par les tropiques et qui ne s’est qu’à moitié refroidi en contournant les côtes glacées du Groenland et du Spitzberg, la gelée y est tout à fait inconnue ; et dans les gorges les plus abruptes, jusqu’à la limite même où viennent déferler les vagues, en face d’une mer souvent démontée et terrible, on voit croître paisiblement les arbres et s’épanouir les fleurs de la côte ensoleillée de la Provence, de la Rivière de Gênes, et même du Nord de l’Afrique.

Le massif continental cependant est toujours âpre et sévère ; c’est bien la « vieille terre de granit, recouverte de chênes » chantée par son poète et dont les ondulations un peu monotones se succèdent sans manquer cependant de grandeur ni même d’harmonie. Le pays se déboise graduellement aux approches de la mer ; et c’est alors la vaste lande, avec ses innombrables petits bosquets de chênes un peu rabougris, tantôt rougie et dorée par les fleurs des bruyères, des ajoncs et des genêts, le plus souvent terne, broussailleuse, frangée de grandes plaques verdâtres, couverte d’un assez maigre gazon ou de graminées, entrecoupée de taillis, sans grand relief, hérissée de blocs et de rochers qui ont crevé un mince épiderme de terre végétale assez pauvre, et çà et là montrent à nu les fragmens d’une énorme ossature minérale bosselée.

A la limite de la lande se développe le grand rempart dentelé de rochers et de falaises granitiques et schisteuses qui entoure toute la Bretagne, se découpant en une infinité de promontoires, de caps, de saillies, d’éperons, d’anfractuosités, d’échancrures, du dessin le plus varié. A sa base et dans un superbe désordre, des blocs écroulés dans la mer ; au large, une ligne presque continue d’îles, d’écueils et de récifs noyés, à fleur d’eau ou complètement émergés. C’est réellement par milliers qu’on peut les compter. Ce sont les débris toujours en place et en réalité les jalons certains de l’ancienne côte bretonne, présentant toutes les formes, toutes les dimensions, les uns isolés et semés au hasard, les autres groupés en archipel, ceux-ci développés en longs alignemens réguliers, d’autres jetés pêle-mêle en avant-garde, un petit nombre habités et même assez fertiles, la plupart à peu près perdus, souvent inconnus, fragmens détachés du squelette de la vieille Armorique, qu’ils semblent entourer d’une défense jalouse et dont ils rendent l’approche toujours pleine de dangers.

Presque toutes les anses de la Bretagne ont leur port ; quelques-unes même en ont plusieurs. Les uns sont sur la côte même, les autres très enfoncés dans l’intérieur des fiords. On ne saurait énumérer toutes les petites plages d’échouage le long desquelles les barques de pêche vont chercher un abri temporaire contre les coups de mer imprévus ; mais le nombre des ports construits, régulièrement entretenus et classés, est déjà de près de 120, et ils sont tous nécessaires à cette admirable et vaillante population bretonne qui est bien l’honneur et la force de notre marine nationale.

La Bretagne en effet est avant tout un pays marin. Familiarisé dès l’enfance avec le spectacle des tempêtes, le Breton, loin d’en être effrayé, en est au contraire charmé et réellement fasciné. La mer l’attire comme un aimant. Il vit d’elle, avec elle, et pour elle. Ce n’est pas pour lui une affaire d’intérêt, car son travail est dur, et son gain en général bien modeste ; mais c’est l’immensité, l’inconnu, le danger, tout ce qui parle le mieux au cœur de l’homme. La mer pour le Breton c’est son champ, sa vigne, son atelier. Les pieds semblent lui brûler sur le sol, et le dernier des enfans n’éprouve une sensation de bien-être et de liberté que lorsqu’il peut, les jambes nues, courir sur l’estran, marcher sur les varechs et le sable mouillé, encore mieux sur les planches de la moindre barque. Pendant de longues heures, il ne joue pas et reste immobile, debout devant un quai ou sur la grève, regardant le flot qui s’élève et s’abaisse, le navire qui oscille sur place ou évolue au large, et il rêve au départ. La mer sera sa compagne, son associée, sa grande pourvoyeuse, et elle est bien tout cela en effet ; mais c’est aussi une amie capricieuse et exigeante. Il est son amant toujours, son maître quelquefois, mais bien souvent aussi sa victime. Elle lui promet, lui donnera peut-être ses trésors, mais elle lui prend son cœur, son âme et sa vie.

C’est par centaines de milliers qu’on peut compter les marins de tout âge et même de tout sexe, qui vivent de la mer sur les côtes de Bretagne. La grande pêche d’Islande n’est pour eux qu’une aventure, un épisode souvent tragique. La véritable pêche est la pêche côtière. Presque partout dans les eaux bretonnes, la faune marine est d’une richesse incomparable. Les saumons, les harengs, les maquereaux, les langoustes, les huîtres, s’y multiplient d’une manière prodigieuse dans toutes les anfractuosités de la côte rocheuse, autour de toutes les îles, de tous les récifs. Les sardines surtout y arrivent en armées véritablement innombrables, qui se succèdent pendant plus de six mois, les unes remontant du Sud, les autres descendant du Nord, venant se heurter vers l’archipel d’Ouessant, d’où elles se diffusent en larges colonnes le long de toutes les côtes de la péninsule, dont elles s’éloignent généralement assez peu, et qu’elles rasent souvent à quelques encablures du rivage, et presque à l’entrée de tous les petits ports. Ces colonnes sont quelquefois tellement serrées, tellement compactes, que l’eau semble disparaître sous les écailles de millions et de millions de poissons voyageurs ; et on conçoit très bien que cette pêche de la sardine et toutes les manutentions successives qu’il est nécessaire d’opérer dans une activité presque fiévreuse soient pendant la moitié de l’année la principale, on pourrait presque dire, l’unique occupation de tous les hommes valides et de Leur famille. C’est elle qui fait l’éducation à la mer du jeune mousse ; c’est à elle qu’il reviendra toujours lorsqu’il aura terminé son temps de service à l’État. Le rôle du pêcheur est d’ailleurs terminé dès qu’il a accosté son bateau, dont la cale et le pont sont quelquefois tellement remplis et couverts de sardines qu’on croirait presque qu’il va couler. La mise à quai du poisson une fois opérée, son expédition, son empaquetage, et surtout la salaison et la confiserie absorbent alors presque toutes les femmes du pays, lorsqu’elles ne sont pas accidentellement occupées au ramassage des varechs qui servent d’engrais ou de combustibles, ou à quelques travaux agricoles très rudimentaires. La terre tient en effet peu de place dans la vie du Breton, qui a la mer à sa portée et constamment sous les yeux. Les centaines de petits ports qui jalonnent les côtes pourraient être aisément doublés. Dans le moindre abri, au fond de la plus petite crique perdue, on trouve toujours une barque échouée ou à flot, et, à deux pas, des hommes, des enfans, des femmes même, tout prêts à y monter, invinciblement attirés par la grande séductrice dont ils ne peuvent se séparer.

II

Quand on remonte vers le Nord de la côte armoricaine, en quittant l’ancien archipel des Iles Vénétiques ou, pour parler la langue moderne, la longue péninsule du Croisic, on rencontre tout d’abord l’embouchure de la Vilaine. La Vilaine, quoique modeste à tous les points de vue, est le fleuve le plus important de la Bretagne ; c’est l’ancien Herius ou Erius de Ptolémée, la Dur-érié ou Dur-Hérié de la Table de Peutinger[3] dont le nom Erius rappelle celui du petit village de Brieux, situé à 40 kilomètres de son embouchure, et que traversait autrefois la voie romaine de Nantes à Vannes, dont on retrouve encore quelques vestiges[4]. La Vilaine présente une excellente entrée ; une petite rade de relâche d’abord à Tréhiguier, précieuse pour les navires surpris par le gros temps ; un petit port ensuite, à 15 kilomètres en amont, à la Roche-Bernard, où peuvent stationner les bateaux, pour laisser ou prendre des chargemens à destination ou en provenance de Redon. Le petit fleuve est navigable et fréquenté sur plus de 50 kilomètres. On passe à pleines voiles sous le magnifique pont suspendu de la Roche-Bernard dont le tablier est à 35 mètres au-dessus de l’eau, et on remonte ensuite au vent jusqu’à 7 kilomètres en aval de Redon. Quelques coudes nécessitent alors le secours du halage ; mais on descend sans peine avec le jusant.

Le port d’échouage de Redon n’est autre chose que la rivière elle-même dont la profondeur varie de 2m, 40 à 4 mètres suivant le flot. Une quarantaine de navires de 300 tonneaux peuvent venir y accoster et y mouillent à l’aise. Un bassin à flot est établi tout à côté, communiquant avec la Vilaine par une écluse marine, et ouverte à sa sortie sur le canal de Nantes à Brest. Les bateaux de mer s’arrêtent tous à Redon ; mais la navigation continue avec des chalands sur le canal et sur la rivière en amont. Redon se trouve ainsi au carrefour de plusieurs voies navigables : la Vilaine maritime qui conduit directement à l’Océan, la Vilaine fluviale qui se prolonge par le canal de l’Ille-et-Rance et conduit à la Manche, le grand canal de Nantes à Brest enfin, d’un caractère plus stratégique que commercial sans doute, mais qui donne toujours une certaine activité. Redon communique donc très facilement avec toutes les villes de la Bretagne, Rennes, Nantes, Brest, Lorient, Dinan, Saint-Malo. Cette situation lui conserve une réelle importance, et son mouvement commercial atteint souvent 50 000 tonneaux.

Après l’embouchure de la Vilaine, la côte, toujours rocheuse, court exactement vers l’Est, sur près de 50 kilomètres, jusqu’à la presqu’île de Quiberon. Au pied de la falaise, des entassemens de blocs écroulés, des bancs sous-marins, des récifs sans nombre ; au large, un chapelet d’îles, très régulièrement alignées, le Plateau du Four, l’île de Hoëdic, l’île aux Chevaux, l’île de Houat, l’archipel de Béniguet, toutes entourées d’un véritable cortège de petits îlots que l’on peut compter par centaines, les uns toujours émergés, les autres presque à fleur d’eau. L’ensemble de toutes ces îles et de tous ces récifs constitue une sorte de ceinture continue qui va se souder à la pointe extrême de Quiberon. Cette bande de rochers apparens ou cachés, est l’ancienne côte bretonne dont il ne reste plus que ces débris. L’Océan a presque tout emporté, et ses vagues viennent battre aujourd’hui contre la presqu’île de Ruys et la pointe de Saint-Gildas, qui la séparent de ce grand lac marin qu’on appelle « la petite mer, » « le Morbihan » et qui, lui aussi, comme on va le voir bientôt, est de formation toute moderne.

Deux petits ports seulement au milieu des rochers de la presqu’île de Ruys : Billiers et Penerf, tous deux presque à l’état de nature, mais présentant un bon abri et un bon mouillage, le premier à côté de l’embouchure de la Vilaine, dans le petit golfe de la rivière de Saint-Eloi, le second dans un petit fiord qui porte son nom. Pas ou presque pas de mouvement commercial. Quelques relâches seulement et un assez grand nombre de barques de pêche qui viennent y faire la drague des huîtres et les transportent ensuite, un peu partout, sur la côte voisine et surtout dans l’intérieur du Morbihan.

Presque en face, l’île de Hoëdic possède un petit havre assez rudimentaire qu’on appelle le port de la Croix, et qui sert aussi de refuge à toutes les chaloupes du minuscule archipel dont elle fait partie.

Belle-Isle-en-Mer, l’ancienne Vindilis de l’Itinéraire maritime, est à elle seule plus importante que toutes les îles réunies de cette partie de la côte. Elle a été sans doute rattachée autrefois au continent, mais à une époque fort éloignée, et elle constituait déjà une île très avancée au large lorsque la presqu’île de Quiberon était encore soudée à la pointe du Croisic, par une ligne continue de rochers et de falaises dont il ne reste plus aujourd’hui que des ruines et des fragmens séparés. Cela nous reporte beaucoup plus loin que toutes les époques historiques, et nous ne pouvons avoir à ce sujet aucune indication bien précise.

Belle-Isle est un énorme plateau de roche schisteuse dont les assises grisâtres sont tout à fait parallèles à celles de la côte voisine du Morbihan. Elle a de 15 à 20 kilomètres de longueur, de 4 à 10 de largeur, soit une superficie de près de 10 000 hectares. Son altitude moyenne est de 40 mètres. Elle compte près de 130 villages ou hameaux. C’est le territoire le plus peuplé de la Bretagne dont la population est déjà supérieure en densité à la moyenne de celle de la France, et il paraît l’avoir été de tout temps. On y a retrouvé de nombreux monumens mégalithiques, des tumuli, des dolmens, des menhirs, des ruines de vieux forts de tous les âges, des débris de retranchemens gallo-romains. L’île est divisée en plusieurs petits vallons ombragés, séparés par des plateaux très cultivés. La douceur du climat y permet toutes les récoltes ; on y entretient de bons pâturages ; on y élève d’excellens petits chevaux. Mais elle doit surtout son importance à l’abondance et à la variété de la pêche côtière. Toutes les espèces de poissons et de crustacés, et au premier rang la sardine, y foisonnent ; et les merveilleuses découpures de ses falaises schisteuses présentent d’excellentes facilités d’atterrissage et d’abri aux barques de pêche.

On ne compte pas moins de 60 petits havres fréquentés sur le pourtour de l’île. Trois seulement, régulièrement entretenus et classés, méritent le nom de port : Sauzon, Locmaria et le Palais. Les deux premiers sont des anses naturelles assez profondes, très bien abritées et que l’on a encore améliorées par deux modestes jetées ; ils sont uniquement fréquentés par les bateaux pêcheurs. Le Palais au contraire possède des installations complètes : un port d’échouage, un bassin à flot, un arrière-bassin, une série de quais facilement accostables, malheureusement un peu insuffisans pour les besoins de la navigation, qui est et restera toujours assez active. Le Palais est en effet en communication permanente avec le continent par plusieurs services de bateaux à vapeur. On y construit et on y répare toujours quelques navires. Près de 1 200 pêcheurs y mènent en outre une vie très active. On en exporte en abondance du blé, des produits agricoles et surtout du poisson frais ou conservé, et le chiffre de son mouvement commercial est de près de 15 000 tonneaux.

Mais Belle-Isle est surtout considéré comme un grand ouvrage avancé en mer qui protège la côte du Morbihan, un véritable brise-lames naturel de près de 10 milles de développement dont les hautes falaises reçoivent tout d’abord l’assaut des vagues du large et à l’abri duquel il existe toujours un calme relatif. Du côté de l’Ouest, en face de la « mer sauvage, » ces falaises sont découpées et crevassées d’une manière fantastique, percées de grottes, dans lesquelles les vagues s’engouffrent par les gros temps avec un fracas terrible et projettent leur écume à plus de 40 mètres de hauteur. Presque au milieu de cette côte abrupte et dentelée se dresse le phare de Belle-Isle que beaucoup de navires venant du large reconnaissent tout d’abord pour assurer leur route, et c’est à l’abri du grand mur de roches qui constitue l’île qu’ils attendent souvent des ordres pour se diriger sur différens ports voisins de la Manche ou de l’Océan.

Il est probable que, comme l’île d’Yeu, comme l’écueil de Rochebonne, qui n’est plus qu’un brisant dangereux au large des Sables-d’Olonne, Belle-Isle n’est qu’un fragment détaché et un des rares témoins d’une très ancienne rive que les flots ont rasée et qu’un affaissement général de la côte a lentement engloutie à l’origine de notre dernière époque géologique. Il est certain aussi que la longue traînée des îles qui s’égrènent entre le Croisic et Quiberon n’est elle-même que le reste d’une autre rive plus récente, mais qui a disparu comme la première sous l’action des mêmes causes ; et on peut non moins sûrement affirmer que le Morbihan lui-même n’existait pas à l’aurore des temps historiques, ni même à l’époque romaine ; car s’il en eût été autrement les géographes classiques en eussent très certainement fait mention et lui auraient donné un nom particulier qui nous serait resté. A l’origine de notre ère, les trois rivières d’Auray, de Noyalo et de Vannes, celle-ci doublée par son affluent du Vinsein, se réunissaient vraisemblablement aux environs de Locmariaker dans un même estuaire et débouchaient à la mer après avoir serpenté à travers une plaine basse, marécageuse peut-être, mais en général émergée et toute différente de la lagune semée d’îles qui est le Morbihan moderne. Celui-ci, qu’on a si bien comparé à une énorme méduse dont les tentacules flottantes pénètrent en baies profondes à l’intérieur des terres, mesure de 15 à 20 kilomètres de l’Est à l’Ouest entre la côte de Locmariaker et celle de Noyalo, et de 5 à 10 kilomètres du Nord au Sud entre l’embouchure de la rivière de Vannes près de l’île de Conlau et la côte de Sarzeau de la presqu’île de Ruys. Cela donne une superficie noyée de près de 12 000 hectares ; mais le périmètre, découpé en mille sinuosités et dentelures très complexes, dépasse de beaucoup 100 kilomètres.

On n’évalue pas à moins de 300 le nombre des îles de toutes dimensions qui forment dans ce bassin étrange un archipel aussi intéressant pour l’antiquaire que pour le géologue, au milieu duquel serpentent des chenaux de navigation très sinueux, anciens lits des trois rivières primitives. Quarante à cinquante de ces îles sont habitées et cultivées ; les autres ne sont que des écueils et des récifs aux contours variables suivant les heures de la marée, tantôt se soudant entre eux, tantôt séparés par des bancs de vase noirâtre qu’on appelle des « béhins » : l’île aux Moines, l’île d’Arty, l’île Longue, l’île aux Chèvres ou de Gav’rinis, l’île l’Argarce, l’île de Tascon, l’île Berder, l’île de Brance, les îles Huric et Huc, de Boëdie, de Boëde, de Conlau, pour ne citer que les principales[5].

Il est incontestable que tout ce pays a été submergé à la suite d’un lent affaissement du sol, et que c’est la même oscillation en sens inverse qui, en revanche, a soulevé la côte du Poitou, agissant comme un mouvement de bascule. Toutes les îles et la grande presqu’île de Ruys, qui sépare aujourd’hui la lagune de l’Océan, sont en effet littéralement couvertes de monumens mégalithiques, de dolmens, de menhirs, de tumuli. On en retrouve en très grand nombre, noyés dans la lagune même, enfouis sous la vase des bas-fonds, recouverts de 4 à 5 mètres d’eau ; et l’un des plus curieux est le cromlech de l’île de Gav’rinis, dont plus de la moitié est aujourd’hui engloutie et que des sondages ont permis de reconstituer en entier[6]. Or ces constructions ne remontent certainement pas à plus de vingt à trente siècles ; à cette époque-là, le sol était donc complètement émergé, et tout le golfe aujourd’hui noyé qu’on appelle si bien « la petite mer », le Morbihan, était une grande plaine sillonnée par les trois rivières d’Auray, de Vannes et de Noyalo, et habitée par une population ayant une certaine culture, régulièrement organisée, et dont nous avons sous les yeux toute une série de monumens.

III

Vannes, l’ancien Darioritum ou Dariorigum des géographes classiques[7], n’était très vraisemblablement pas accessible aux bateaux à l’époque romaine ; tout au plus, quelques barques plates pouvaient-elles remonter sa rivière. L’ancien port des Vénètes dont Dariorigum était la civitas paraît avoir été Locmariaker. Tout le monde a entendu parler des nombreux monumens mégalithiques qui font de cette partie de la côte de Bretagne un véritable lieu de pèlerinage pour les archéologues et même pour les simples touristes. Le littoral du Morbihan est en réalité un immense musée préhistorique en plein air. Les plus remarquables de ces monumens sont à Locmariaker même, à l’entrée de la rivière d’Auray[8]. Tout autour de la petite ville et en face de la mer se dressent, — pour ne parler que de ceux qui dépassent tous les autres que l’on peut compter par centaines, — le dolmen de « la Gendre, » Mané-Lud, de dimensions colossales et dont les faces intérieures portent des sculptures et des sigles jusqu’à présent à peu près inexpliqués ou d’une interprétation contestable ; le dolmen de Mané-Rutuel, dit la « Table brisée, » d’un volume encore supérieur ; la magnifique « Table des Marchands, » qu’on appelle aussi la « Table de la Fée, » Dol-er-Marc’hadourien ou Dol-er-H’roech, autre dolmen criblé comme le précédent de moulures inexpliquées ; le haut tumulus qui porte aussi le nom de la Fée, la « montagne de la Fée », Mané-er-H’roech, traversé par une galerie couverte de menhirs conduisant à une chambre sépulcrale ; enfin le prodigieux menhir qui mérite peut-être plus que tous les autres de porter le nom de « Pierre de la Fée, » Men-er-H’roech, l’un des plus gros monolithes du monde, que la foudre a renversé et qui gît, honteusement abandonné, brisé en trois morceaux dont l’un n’a pas moins de 12 mètres de longueur. Les dimensions primitives de ce colosse aujourd’hui couché, alors qu’il dressait fièrement sa tête vers le ciel, étaient de 25 mètres de hauteur et de 4 mètres d’épaisseur, accusant un poids de 250 000 à 300 000 kilogrammes, soit près de 300 tonnes, ce qui représente la masse de deux ou trois de nos plus grosses locomotives modernes avec leurs tenders.

On ne sait au juste ni à quel peuple ni à quelle époque il faut attribuer l’érection de ces gigantesques monumens. Doit-on y voir l’œuvre d’une population que les Celtes auraient anéantie ou subjuguée en s’amalgamant avec elle, ou celle d’une race primitive qui aurait précédé sur notre sol l’arrivée de la grande famille aryenne ? Convient-il d’en faire honneur aux druides ? Sont-ils bien antérieurs à la conquête ? Les archéologues se partagent à ce sujet et ont là de quoi discuter longtemps. Les armes, les menus objets et les ossemens, souvent retrouvés à l’intérieur, à l’extérieur ou tout autour, semblent indiquer en général une destination sacrée et presque toujours funéraire ; mais rien n’est encore absolument sûr et définitivement établi. Ce qui nous échappe tout à fait, et reste encore à l’état de problème stupéfiant, c’est la nature de l’outillage qui a dû être mis en œuvre pour transporter et soulever de pareilles masses.

Des engins de manœuvre et des dispositions mécaniques analogues à ceux qui ont servi à l’érection des obélisques ont dû très certainement être employés. Quand on considère que c’est par milliers que ces monolithes cyclopéens existent encore intacts ou brisés, debout ou renversés, sur tout le sol breton, on demeure véritablement confondu de l’effort accompli ; et, si on n’avait la certitude, en présence des ossemens et des débris presque contemporains recueillis sur place, qu’ils sont l’œuvre de nos ancêtres, on serait tenté de croire que ce travail a été exécuté par une race de géans, d’une puissance dynamique supérieure à la nôtre et dont nous ne serions que des rejetons très affaiblis.

Tout autour de ces colosses de pierre, le sol de Locmariaker est aussi jonché de débris d’origine très nettement gallo-romaine, petites pierres cubiques, briques, poteries. On y a même découvert les vestiges d’un cirque ; et on croit que les deux grossières jetées en pierres sèches, qui protègent le petit port actuel et sont construites avec de vieux lests de navires, sont fondées sur des blocs perdus échoués à l’époque celtique ou romaine. On a retrouvé en outre aux abords de Locmariaker le tracé de l’une des huit grandes routes militaires ou consulaires qui traversaient la Bretagne, celle qui rejoignait directement Rennes, Condate, à Vannes, Dariorigum, et à la mer[9]. La grande lagune du Morbihan n’existait donc pas encore. Presque partout, le sol était à peu près émergé. Tout au plus, était-il frangé de quelques marécages épars.

Vannes, l’ancienne capitale des Vénètes, n’était pas comme aujourd’hui sur un canal navigable au fond d’un cul-de-sac. Des terres, des champs et des prairies l’entouraient au contraire de tous côtés. Locmariaker était en réalité le vrai port du pays ; et c’est lui très probablement que Ptolémée appelle Vindana portus, désignation un peu altérée qu’il faut probablement corriger par Veneda ou Veneta portus, la même que nous avons vu donner à l’un des petits ports situés à l’embouchure de la Loire et qui appartenait aussi à la tribu des Vénètes[10]. Le port actuel de Locmariaker n’est plus maintenant qu’un très modeste petit havre déchu, dont le commerce est très peu important ; mais il demeure une excellente relâche et un très bon mouillage présentant toujours une certaine activité pour la pêche côtière et surtout pour le dragage des huîtres. C’est la porte d’entrée du Morbihan, et l’avant-port de Vannes et d’Auray.

Le port d’Auray est un fort joli décor qui se développe harmonieusement sur les deux rives du Loc et à 15 kilomètres seulement de son embouchure. Le petit fleuve est bordé des deux côtés par de charmantes collines boisées. Les navires de plus de 200 tonneaux peuvent aisément le remonter et accoster deux quais très bien disposés et d’un effet très pittoresque ; mais le mouvement commercial est très faible, tout à fait local ; et c’est avec Belle-Isle seulement qu’il entretient des relations un peu suivies.

Vannes lui-même n’a pas une importance beaucoup plus considérable. Son grand bassin de la Rabine n’est qu’un long cul-de-sac, de 800 mètres de longueur sur 50 mètres à peine de largeur, qui ne peut recevoir que des navires de 100 tonneaux et en reçoit même très peu. Ceux d’un plus fort tonnage sont obligés de s’alléger ou de jeter l’ancre à la sortie même du canal de la Rabine dans le petit bassin qui précède l’île de Conlau, la première de l’archipel du Morbihan, reliée artificiellement à Vannes par une chaussée carrossable et qui est devenue en quelque sorte le faubourg maritime et la banlieue de plaisance de la vieille capitale des Vénètes.

Une série de petits abris existent encore dans les nombreuses découpures du Morbihan, dans presque tous les chenaux navigables qui séparent ses nombreuses îles ; ils ne sont guère fréquentés que par des bateaux de pêche et quelques rares caboteurs, dont le trafic est tout local. Seul, Port-Navalo qui fait presque face à Locmariaker de l’autre côté de l’embouchure de la rivière de Vannes, présente un certain intérêt. Port-Navalo paraît avoir existé de toute antiquité. On y a retrouvé des vestiges de la route romaine qui le reliait autrefois à Vannes. Le mouvement commercial est sans doute assez modeste ; mais la rade est précieuse pour la relâche des bateaux surpris à l’entrée du Morbihan par des coups de mer imprévus.

La presqu’île de Quiberon ferme à l’Est la baie du Morbihan. C’est un grand môle naturel en granit, de 15 kilomètres de longueur, implanté normalement à la côte, à laquelle il est rattaché par un mince pédoncule de sable et une chaussée artificielle qui ont à peine une dizaine de mètres de largeur près du fort Penthièvre. Les vagues de tempête auraient depuis longtemps brisé cette frêle soudure et Quiberon serait bien alors redevenu le petit îlot d’autrefois tout à fait détaché de la terre, comme l’indique son nom breton « Ker-be-ron, » terre rompue[11], si on ne le maintenait pas avec le plus grand soin par des travaux réguliers de défense. Au milieu de la rade ainsi protégée, s’ouvre une large échancrure dans laquelle le flot remonte à plus de dix kilomètres. C’est le fiord du Crach, sur la rive duquel est le petit port de la Trinité-sur-Mer, qui présente une entrée facile et un excellent mouillage. Les navires n’y échouent pas à basse mer et le ressac ne s’y fait pas trop sentir. La Trinité n’a d’ailleurs presque pas de mouvement commercial ; mais l’industrie ostréicole y a pris depuis un certain nombre d’années un assez grand développement, et on drague surtout dans les parages tout à fait voisins de petites huîtres ou naissains qu’on expédie immédiatement, pour les engraisser, sur d’autres points de la côte où se trouvent des parcs aménagés à cet effet.

La presqu’île et le golfe de Quiberon présentent encore d’autres bons abris. C’est d’abord le petit port du Pô, blotti dans une crique très tranquille à deux pas du célèbre village de Carnac visité par des milliers de pèlerins de la science et de l’art pour ses magnifiques dolmens et ses innombrables pierres plantées ; et, à la pointe même de la presqu’île, au milieu des rochers et des dunes, les deux petits havres de Port-Haliguen et de Port-Maria, très vivans comme ports de pêche et dont l’activité est en outre entretenue par des relations continues avec Belle-Isle qui leur fait face.

Quiberon, Carnac, Auray, — ces trois noms réveillent de grands souvenirs. Le premier résonne encore comme un glas funèbre et rappelle le désastreux débarquement des émigrés en 1795, et le naufrage d’une grande et généreuse illusion. C’est sur cette mince côte de dunes entourées de tous côtés par la mer et qu’il était si facile de cerner qu’eut lieu le suprême effort de l’armée royaliste, dont la dernière étape fut, près d’Auray, la silencieuse pelouse ombragée de beaux arbres et qui garde le nom de « Champ des Martyrs. » Auray est la terre des vieilles croyances. La Gaule y a laissé ses menhirs, la Bretagne fervente y a construit sa basilique, la légitimité vaincue y conserve pieusement son ossuaire. C’est bien le cœur de la vieille province et tout y rappelle la vertu traditionnelle du peuple breton, qui a pu se transformer sans doute avec le temps et les mœurs, mais qui est toujours la même : la foi. Carnac est le pays classique de l’archéologie préhistorique. Indépendamment des dolmens, cromlechs et tumtili semés un peu partout dans la campagne déserte et que l’on peut évaluer à plusieurs centaines, Carnac possède ce que l’on ne voit peut-être nulle part, trois groupes imposans de menhirs parfaitement alignés en prolongement l’un de l’autre et présentant un développement de plus de 3 kilomètres de longueur.

Le premier, le groupe de Ménec, comprend 11 lignes et 874 menhirs. Le groupe de Kermario lui fait suite : 10 lignes et 855 menhirs. Vient enfin le groupe de Karlescan : 13 lignes et 262 menhirs. Toutes ces grandes avenues ont à peu près la même largeur, tous ces blocs sont alignés avec une précision parfaite, également espacés. Leur hauteur maximum est de 3 à 4 mètres au-dessus du sol, et elle décroît peu à peu des extrémités au centre de chaque ligne. Ces dispositions indiquent évidemment la conception d’un plan d’ensemble et ce sont les grandes lignes de monumens spéciaux construits en vue d’un objet déterminé ; mais nous en ignorons malheureusement encore l’ordonnance et la destination. Les rochers de ces centaines de piliers ont été pris presque toujours et autant que possible sur place ; mais on sait qu’en d’autres points de la côte bretonne, notamment à Locmariaker, à Talmont, à Belle-Isle et dans tout le pays d’Olonne, des blocs colossaux ont été transportés d’assez loin. A Belle-Isle notamment, qui est un massif exclusivement composé de roches schisteuses, on rencontre des menhirs de granit ; et le dolmen de la Trébouchère, près de Talmont dans le Poitou, en plein pays calcaire, est recouvert par une dalle de granit dont le poids est de 60 tonnes.

Le nombre des pierres plantées de Carnac que l’on peut repérer aujourd’hui encore est de plusieurs milliers, et il était certainement bien supérieur autrefois. Presque tous ces blocs sont d’ailleurs entamés, ruinés, déplacés depuis longtemps. Déjà, à l’époque gallo-romaine, on exploitait les menhirs comme carrières et on se servait de leurs fragmens comme de grosses pierres pour clôturer les champs. Cette œuvre de destruction méthodique a été presque continue jusqu’à ces derniers temps. Un grand nombre d’églises du pays breton sont construites avec des débris de dolmens et de pierres plantées. Le porche d’ordre dorique de l’église Saint-Cornély de Carnac est composé d’énormes blocs de granit choisis parmi les plus beaux menhirs du pays.

Non moins intéressans sont les grands tunnels et les cryptes funéraires que l’on rencontre un peu partout sur cette côte bretonne. L’un des plus remarquables est celui de l’île de Gav’rinis, dans le Morbihan, dont nous avons déjà décrit le cromlech à demi noyé. Le tumulus de Gav’rinis, le « Galgal » pour employer le terme breton, est un monticule artificiel de pierrailles, dans l’intérieur duquel une galerie de 13 mètres de longueur donne accès à une crypte formée d’une quarantaine de menhirs de granit revêtus de peintures décoratives.

Le « Galgal » de Carnac est encore supérieur ; prodigieux remblai de 45 mètres de hauteur, formant une montagne circulaire de près de 100 mètres de circonférence composée de couches superposées, étagées en larges assises alternées de pierres sèches et de terre battue. A l’intérieur, une allée couverte de 60 mètres conduisait à une crypte de 8 mètres de longueur sur 2 mètres de largeur et d’un mètre de hauteur, dans laquelle on a trouvé des ossemens calcinés, des cendres, des armes en silex et en jadéite, des ornemens. Le petit temple romain qui surmontait autrefois la plate-forme a été remplacé par une chapelle dédiée à saint Michel. A côté, une grande croix de pierre sculptée qui étend ses bras protecteurs et près de laquelle les femmes bretonnes viennent prier pour les absens et les disparus. De ce tertre, comme d’un observatoire, on domine tout le pays, le golfe et l’archipel du Morbihan, la longue falaise de Belle-Isle battue par les vagues, la presqu’île de Quiberon, les îles d’Houat et d’Hoëdic ; les centaines d’îlots égrenés entre elles et tout autour la grande plaine couverte d’ajoncs et de bruyères, coupée de distance en distance de petits bois de chênes et de pins. De tous côtés, et à perte de vue, se dressent des milliers de pierres solennelles, dolmens, cromlechs, menhirs, mutilés par l’homme, corrodés et usés par le temps, fendus et décapités par la foudre, vaste nécropole des âges mégalithiques où tout rappelle la foi et le sang des sacrifices, à ces époques incertaines de l’espèce humaine, vaguant à demi sauvage dans la grande lande inculte, presque parente des aurochs et des élans disparus.

IV

De la pointe de Quiberon à celle de Penmarc’h, 150 kilomètres environ de côtes dentelées, le triple au moins si l’on pénètre dans tous les petits fiords de la côte. Au large, quelques écueils alignés, l’île de Groix et l’archipel de Glénan, dont les neuf îlots, entourés d’une multitude de petits récifs, formaient autrefois une seule grand île que les flots ont disloquée et en quelque sorte émiettée. Ce sont les débris très reconnaissables de l’ancienne rive boisée qui existait très certainement à l’origine des temps historiques. La mer a brisé cette vieille barrière dont les cimes les plus élevées, les neuf îlots de Glénan et l’île de Groix, sont restées seules au-dessus des eaux ; mais tous les pêcheurs de la côte en draguant leurs huîtres ramènent fréquemment des fragmens de chênes et de bouleaux engloutis ; et l’éternelle travailleuse a façonné à nouveau son rivage en y creusant des golfes profonds. La rivière d’Etel, l’embouchure commune du Blavet et du Scorff, l’anse de Bénodet, la baie de Concarneau sont des fiords tout à fait récens. Cette dernière même porte le nom significatif de « baie de la Forêt » qui rappelle la forêt primitive noyée et disparue.

Une vingtaine de ports jalonnent la côte. Tous sont très animés en été par le séjour des baigneurs, en tout temps par le va-et-vient des bateaux de pêche. Mais Lorient et les petits havres qui l’entourent et composent en quelque sorte sa banlieue maritime présentent seuls de l’importance.

L’île de Groix, qui commande la rade de Lorient, n’a que deux petits havres très rudimentaires : Port-Lay et Port-Tudy. Groix est comme Belle-Isle un grand plateau de roche schisteuse, débris de l’ancienne côte rasée ou effondrée ; et son mur de falaises, qui fait face au large et reçoit directement le choc des vagues, est criblé de grottes, de trous et de gouffres de l’effet le plus pittoresque. L’île est à peu près inabordable de ce côté. Ses deux petits ports, très voisins l’un de l’autre, sont au Nord, sur la face opposée qui regarde la terre, et ne présentent que d’assez médiocres abris. Mais les marins de l’île, au nombre de près de 1 500, sont intrépides. A Groix, comme presque partout sur les côtes de Bretagne, les femmes font tous les travaux de la terre ; les hommes pêchent par tous les temps, aux bords de l’île pendant la saison de la sardine, au loin pendant le reste de l’année. Peu ou point de mouvement commercial, si ce n’est l’échange de quelques produits agricoles et l’expédition du poisson frais ou conservé. Le nom breton de l’île de Groix, Enez-er-Groac’h, l’île des Sorcières, semble indiquer qu’elle était jadis habitée, comme certaines îles à l’embouchure de la Loire, par des femmes, et lui donne un certain caractère sacré. Elle n’est pas cependant mentionnée par les géographes classiques ; mais ses nombreux mégalithes ne permettent pas de douter qu’elle n’ait été connue et fréquentée dès la plus haute antiquité, probablement même à l’époque où elle était encore rattachée au continent.

Lorient est au contraire tout à fait moderne. Sa fondation ne date que de la fin du XVIIe siècle. Ce fut, en effet, en 1066 seulement que quelques terrains en nature de prés vaseux et de landes situés à l’embouchure du Scorff, furent concédés à la célèbre Compagnie des Indes orientales. Ces terrains occupaient à peu près les bords de la petite anse de Roshellec où se trouve aujourd’hui la tour des signaux de l’arsenal et longeaient l’étang de Faouëdic, qui est devenu le bassin à flot du commerce. On devait y armer des frégates et des galiotes pour Madagascar et surtout pour l’Extrême-Orient. L’emplacement en prit le nom ; on l’appela d’abord le « lieu d’Orient. » Il était, à vrai dire, très bien choisi. Le Scorff et le Blavet y mêlent leurs eaux dans un vaste estuaire dont la profondeur permet l’entrée à toute marée des plus forts navires. Le Scorff n’est pas cependant navigable un peu en amont de Lorient ; mais toute la partie du fleuve qui longe l’arsenal moderne, sur près de deux kilomètres de longueur et 200 mètres de largeur moyenne, constitue un magnifique bassin naturel, dans lequel la riche Compagnie put à son aise développer ses installations et qui fut un moment le grand entrepôt de notre commerce avec les Indes. Lorient, au XVIIe siècle, fut réellement pendant quelques années le port de France qui entretenait le plus de relations avec les pays d’outre-mer.

Les empiétemens de la marine militaire devaient nécessairement causer de sérieuses entraves aux opérations de la Compagnie des Indes. Colbert, qui était à la fois son président et ministre de la Marine, n’hésita pas à s’établir en maître « au lieu d’Orient, » et y fit construire presque tous ses navires de guerre dans l’espoir de rivaliser avec les flottes de la Hollande et de l’Angleterre. l’eu à peu, la Compagnie fut gênée dans ses opérations, expulsée de ses emplacemens et dépouillée de ses approvisionnemens. Obligée de quitter l’excellent mouillage du Scorff, elle fut reléguée dans la rade et jusque dans les eaux de l’île de Groix. Les conquêtes des Anglais dans les presqu’îles du Gange et la perte de nos colonies complétèrent sa ruine. Tout son matériel, ses chantiers, ses navires, ses magasins, devinrent la propriété de l’Etat, et c’est ainsi que le « lieu d’Orient » s’est transformé et est devenu presque exclusivement l’un des cinq arsenaux militaires de la France[12].

Lorient a aujourd’hui deux ports distincts : le port militaire qui comprend la rade et surtout le Scorff, dont les rives sont garnies de magnifiques bassins, bordées de larges quais, de formes de radoub, de magasins, ancien domaine de la Compagnie des Indes pour ainsi dire expropriée ; et le port de commerce de construction toute récente dans l’anse de Faouëdic. Celui-ci est aussi très heureusement aménagé. On y accède par un long havre d’échouage de 160 mètres de longueur qui constitue un avant-port de près d’un hectare et demi, débouche dans le Scorff, et dont l’entrée est protégée par une digue de 600 mètres de longueur. Il présente lui-même une surface utile de près de 3 hectares ; il est entouré de larges quais couverts de rails, et son mouvement commercial, indépendamment de la pêche, toujours très active dans ces parages, est de plus de 80 000 tonnes. Port-Louis et Locmalo sont en quelque sorte deux annexes de Lorient. Tous deux sont à l’entrée de la rade, dans la grande embouchure où se mêlent les eaux du Scorff et du Blavet. Port-Louis portait même autrefois ce dernier nom ; on y a retrouvé quelques débris de l’époque romaine et les vestiges de l’ancienne route qui allait s’embrancher sur la voie consulaire de Vannes, Dariorigum, à Quimper, civitas Coriosopitum[13]. C’est la Blabia de la Notice des provinces du IVe siècle, dont le nom, comme on le voit, rappelle assez celui de la rivière du Blavet. Le port est situé en rade, enfoncé dans l’intérieur de l’anse de Diasquer, derrière une vieille citadelle implantée dans un massif de rochers dont la saillie dans le canal constitue un éperon protecteur. Locmalo est au contraire tout à fait à l’extérieur de la rade ; c’est le faubourg maritime de Port-Louis directement ouvert sur l’Océan. Port-Louis reçoit les produits ordinaires de commerce ; à Locmalo, se concentre le mouvement de la pêche. Le voisinage de Lorient, avec lequel ils sont tous deux en communication permanente par le va-et-vient continu des nombreux bateaux à vapeur, leur donne un très grand mouvement de voyageurs ; mais le trafic commercial est à peine de 3 000 à 4 000 tonnes.

A l’inverse du Scorff, le Blavet présente en amont de Lorient d’excellentes conditions de navigabilité. Les bateaux de mer peuvent remonter à pleines voiles sur 8 kilomètres jusqu’à Hennebont où ils prennent le contact avec les chalands de rivière. Au-dessus d’Hennebont, le Blavet est canalisé jusqu’à Pontivy où il rejoint le canal de Nantes à Brest. Le port d’Hennebont, admirablement placé pour desservir les vallées supérieures arrosées par le Blavet, a toujours été très fréquenté. Les bateaux de 200 à 300 tonneaux peuvent facilement se ranger le long de ses quais très bien installés sur les deux rives du Blavet, au pied de deux coteaux élégamment boisés. Sur leurs pentes se développent les trois quartiers d’Hennebont : la ville neuve, la nouvelle ville et la ville close, cette dernière présentant un dédale de rues étroites et tortueuses, bordées de maisons moyen-âge et renaissance, surmontées de curieux pignons à corniches et modillons qui surplombent, et conservant encore quelques restes de ses anciens remparts et une belle porte en ogive flanquée de tours et de mâchicoulis. Toute l’animation de la ville est sur les quais du Blavet ; elle se traduit par un mouvement commercial de plus de 60 000 tonnes.

Les autres petits ports voisins de Lorient ne sont guère que des havres de pêche.

Presque au milieu de la côte doucement infléchie qui, de la presqu’île de Quiberon à la rade de Lorient, présente une alternance continue de dunes et de rochers, débouche l’Étel. Le petit fleuve est presque barré à son entrée en mer par un banc de sable, et les bateaux ne peuvent y pénétrer que par deux passes situées à ses deux extrémités et assez bien entretenues naturellement par les courans de flot et de jusant. Ces courans sont d’autant plus rapides que la rivière s’élargit d’une manière notable immédiatement en amont de son embouchure et forme un véritable lac aux contours dentelés, dans lequel s’emmagasine une grande quantité des eaux de marée, et qui fonctionne un peu comme un réservoir de retenue. Le petit port d’Etel est situé sur la rivière même à 2 kilomètres à peine de la mer ; c’est un modeste havre d’échouage avec quai, cale de débarquement et même chantier pour la construction et la réparation des bateaux, ayant un mouvement commercial de près de 5 000 tonnes ; mais c’est surtout un port de pêche très prospère, et on n’y compte pas moins d’une vingtaine de grandes usines de conserves de poisson.

Les ports situés à l’Ouest de Lorient jusqu’à la pointe de Penmarc’h ont tous le même caractère : très faible mouvement commercial et très grande activité pour la pêche de la sardine. Le plus rapproché est Lomener, situé presque vis-à-vis de l’île de Groix, à 6 kilomètres de l’embouchure du Blavet. Ce n’est guère qu’une petite anse qui assèche à basse mer et dont le fond rocheux se prête assez mal à l’échouage. Un petit môle récemment construit y a produit un certain calme bien nécessaire. Grâce à lui un assez grand nombre de bateaux pêcheurs l’ont adopté comme port d’attache ; et il s’y fait un assez grand commerce de poissons frais, de crevettes, de langoustes et de homards qu’on expédie naturellement à Lorient, qui est un gros centre de consommation.

Un peu plus loin débouche l’Ellé, appelé aussi la Laita, qui est navigable sur 14 kilomètres jusqu’à Quimperlé, où elle reçoit les eaux d’une autre petite rivière à peine flottable, l’Isole. Ce confluent a donné son nom à la gracieuse petite ville, Kimper-Ellé, confluent de l’Ellé, Kimperlé. Ce n’est guère qu’un port en cul-de-sac, ne pouvant recevoir que de très faibles bateaux de 20 à 30 tonneaux, débarquant ou embarquant un tonnage insignifiant de produits locaux agricoles, et trop éloigné de la mer pour être fréquenté par les bateaux de pêche. C’est au petit havre de Pouldu, à l’embouchure même de l’Ellé, que s’arrêtent les pêcheurs et que viennent aussi quelquefois s’abriter quelques caboteurs surpris par les coups de vent. Mais le Pouldu et Quimperlé sont en somme des ports tout à fait secondaires.

A 6 kilomètres à peine du Pouldu, Douëlan, enfoncé dans un petit fiord de 1 200 mètres de profondeur et de 70 mètres seulement de largeur, n’est aussi fréquenté que par quelques bateaux sardiniers qui apportent leur poisson aux confiseries voisines. A 10 kilomètres plus à l’Ouest et bien qu’éloigné de la mer de plus de 5 kilomètres, Pont-Aven a une plus sérieuse importance. Un assez grand nombre de caboteurs s’engagent dans l’étroit couloir de l’Aven entre deux rangées de collines élevées, à la fois boisées et semées de rochers pittoresques. D’énormes blocs arrondis ont roulé dans la rivière au milieu de la petite ; ville et y ont formé des barrages dont on a utilisé la force motrice pour installer quelques moulins : mais, en aval, le chenal est libre jusqu’à la mer. Contrairement à presque tous les ports français, Pont-Aven, bien qu’assez modeste, fait surtout un commerce d’exportation. Sur ses quais très animés on expédie plus de 5 000 tonnes de produits agricoles et un tonnage plus que triple de poisson de toute nature péché dans la petite baie d’Aven et tout autour des nombreux îlots rocheux dont elle est semée.

V

Le grand bras de mer qui s’étend de l’île Verte, située à l’embouchure de l’Aven, à la pointe de Penmarc’h et qui est limité au large par l’archipel de Glénan, peut être considéré comme une conquête de l’Océan à l’origine de notre époque géologique. Les neuf îlots de Glénan et la centaine d’écueils qui les entourent ont été jadis une seule grande île. Très probablement cette île a été dans le principe rattachée du côté de l’Ouest à la pointe de Penmarc’h, du côté de l’Est à l’île de Groix qui était elle-même soudée à la terre. L’ancienne rive a presque tout entière disparu. L’affaissement général du sol et la morsure des vagues ont ruiné la côte primitive et façonné la côte moderne, qui présente aujourd’hui un double golfe : l’anse de Bénodet et l’anse de la Forêt, cette dernière conservant ainsi le nom de la forêt disparue qui a été engloutie et dont, nous l’avons déjà vu, les dragueurs d’huîtres ramènent tous les jours des débris, troncs d’arbres et branches entières entourés de tourbe, produit des matières végétales décomposées. La mer continue à battre furieusement contre le promontoire de Penmarc’h. La fameuse « tête de Cheval » a beau résister à ces terribles assauts, elle est sans cesse usée et minée, et disparaîtra nécessairement un jour. Ce sera l’œuvre du temps, lente et lointaine sans doute, mais fatale, et que rien ne peut conjurer. C’est ce même travail séculaire de la mer, combiné avec l’affaissement général de toute la côte, qui a creusé les deux baies de la Forêt et de Bénodet, séparées par la pointe de Mousterlin. Ce petit cap qui fait face directement à l’archipel de Glénan est comme la culée d’un seuil sous-marin qui relie l’archipel au continent, et de distance en distance des écueils et des bancs de rochers émergent au-dessus de l’eau ou affleurent jusqu’à la surface, preuve incontestable de l’ancienne soudure aujourd’hui rompue.

La baie de la Forêt est surtout appréciée comme abri par les navires surpris par les coups de mer dans les parages de Glénan. Le petit port de la Forêt, situé au fond de la baie, n’est qu’un très modeste havre de pêche, mais il présente un excellent mouillage et constitue une sorte de station avancée et de relâche qui permet d’accéder facilement au port et à la ville de Concarneau. Concarneau offre au touriste un intérêt tout particulier. C’est en effet une ville double. La ville nouvelle est établie sur un petit promontoire entouré de tous côtés par les eaux. La ville ancienne, qu’on appelle aussi la ville close, est une véritable île de 400 mètres de longueur, enfermée dans une enceinte de vieux remparts flanqués de grosses tours en granit d’un très beau caractère, et qui communique avec la ville neuve par une chaussée et un pont-levis. La rade de Concarneau, qui n’a pas moins de 200 hectares, présente aux navires un assez bon mouillage de 9 à 10 mètres en basse mer ; mais la houle du large s’y fait sentir, et les navires préfèrent venir jeter l’ancre dans l’avant-port où ils peuvent se maintenir presque toujours à flot. A côté de cet avant-port, un bassin d’échouage de 200 mètres de longueur. L’arrière-port, qui n’a pas moins de 25 hectares, est masqué par la ville close et communique avec l’avant-port par le large chenal de Lauriec. Il sert utilement de refuge aux barques de pêche. L’ensemble de ces bassins de mouillage entourés de collines verdoyantes serait tout à fait satisfaisant si malheureusement la marée basse ne découvrait un peu partout de grandes vasières encombrées d’algues marines, qui n’ont pas seulement un aspect assez désagréable et cette odeur caractéristique de vidange qui caractérise la plupart des ports de l’Océan, mais qui sont quelquefois une cause d’insalubrité. Concarneau est surtout un port de pêcheurs. Toute l’activité industrielle et commerciale du pays est concentrée sur l’exploitation de la sardine, pêche, salaison et confiserie. Près de 600 bateaux sardiniers y sont immatriculés et le tonnage de poisson exporté ou importé, frais ou confit, dépasse 10 000 tonnes.

L’anse de Bénodet, voisine de celle de la Forêt, reçoit deux petits fleuves qui ont tous deux à leur embouchure l’aspect de fiords très pittoresques, et dans lesquels la marée permet aux bateaux d’un certain tonnage de remonter la rivière de l’Odet et la rivière de Pont-l’Abbé.

La première est navigable sur près de 20 kilomètres jusqu’à Quimper. Quimper est à la rencontre de deux cours d’eau assez importans, l’Odet et le Stein ; d’où son nom de confluent, en breton Kimper, correspondant à celui de Condate dans le langage gallo-romain. Dans le principe même on l’appelait Kimper-Odet pour le distinguer de Quimperlé, situé dans le voisinage et au confluent, nous l’avons vu, de la rivière de l’Ellé et de l’Isole, Kimper-Ellé. Quimper est l’ancien Coriosopitum de l’Empire ; et on retrouve en aval de la ville actuelle des substructions et des débris du second et du troisième siècle. Comme Vannes, Quimper ne peut être qu’un port en rivière. L’Odet traverse ou plutôt longe la ville dans toute sa longueur, et les bateaux de 50 à 150 tonneaux peuvent venir accoster dans le faubourg maritime de Locmaria où le mouvement commercial annuel est à peu près de 10 000 tonnes.

A l’embouchure de l’Odet deux petits havres de pêche, Bénodet et Sainte-Marine, se font face des deux côtés de la rivière. Le premier doit à sa belle plage de sable et aux coteaux verdoyans qui l’entourent d’être assez fréquenté pendant la saison des bains de mer.

A l’extrémité Ouest de l’anse de Bénodet débouche la rivière de Pont-l’Abbé : Loc-Tudy et l’Ile-Tudy marquent son entrée, le premier sur la rive droite, le second sur une presqu’île rattachée à la rive gauche par une étroite dune de sable. Tous deux sont de très bons petits ports assez bien aménagés. L’Ile-Tudy est surtout un port de pêche, Loc-Tudy au contraire est presque exclusivement affecté à l’embarquement des produits agricoles qu’on vend un peu partout sur les côtes voisines et qui traversent même la Manche à destination de l’Angleterre ; ces expéditions atteignent et dépassent quelquefois 7 000 tonnes.

Un peu plus loin enfin, en remontant un peu la rivière, les caboteurs peuvent venir accoster les trois quais de Pont-l’Abbé dont le nom rappelle l’établissement monastique fondé au VIe siècle par les religieux de l’Ile-Tudy. Le chenal de Pont-l’Abbé n’assèche pas à mer basse et peut être utilisé comme port de relâche. C’est surtout le débouché d’une région agricole très productive, et le mouvement commercial atteint près de 15 000 tonnes dont les deux tiers au moins sont à l’exportation. C’est encore un des rares ports français qui expédient plus qu’ils ne reçoivent.

Deux derniers ports enfin avant d’arriver au promontoire de Penmarc’h : Guilvinec et Kérity, tous deux fort recherchés par les pêcheurs. Guilvinec est dans une anse profonde, ouverte aux plus mauvais vents ; mais la houle brisée par tous les écueils du large n’y est jamais très forte, et les nombreux bateaux qui pèchent le maquereau, très abondant dans cette mer rocheuse, le considèrent à bon droit comme un précieux secours. Kérity se trouve un peu plus loin, presque à l’extrémité du promontoire. C’est l’ancien faubourg et un débris de la grande ville de Penmarc’h qui paraît avoir été en pleine prospérité au XVe siècle. Par ses deux ports de Kérity et de Saint-Gwenolé, l’un au Sud, l’autre à l’Ouest, Penmarc’h entretenait à cette époque des relations suivies avec les principaux ports du Midi de la France et de l’Espagne et était presque l’égal de Nantes par le nombre et l’importance de ses arméniens. Le pays était alors beaucoup plus fertile, la mer même plus généreuse. De grands bancs de morues étaient souvent signalés au large de la pointe et une importante pêcherie abritée par une jetée dont on voit encore les blocs épars y était exploitée par les ducs de Bretagne. L’affaissement général du sol, un terrible raz de marée qui détruisit une partie de la ville et presque tout le port au XVIe siècle, la découverte des bancs de morue de Terre-Neuve, les pillages en règle opérés par le célèbre brigand gentilhomme Eden de Fontenelle pendant les guerres de la Ligue, les attaques incessantes de la mer contre laquelle on n’a pas essayé de lutter, ont fait peu à peu de la riche Penmarc’h une ruine et un désert. On ne rencontre que des débris un peu partout sur le plateau dévasté, maisons isolées dont les vieux murs sont encore couronnés de mâchicoulis et portent même des tourelles de guet, chemins défoncés, mais encore pavés, qui ont conservé leurs anciens noms de rues.

L’un d’eux même, dans ce pays de misère, s’appelle encore — on dirait une dérision — la « rue des Argentiers, » et une lamentable petite chapelle à demi éventrée dans laquelle hurle presque toujours le vent de la tempête est restée « Notre-Dame de la joie » pour ces excellens marins bretons, toujours fidèles à leurs vieux souvenirs. De tous côtés, à perte de vue, des milliers de blocs noirâtres sur la grande lande pelée du plateau, au pied de la côte disloquée et à plusieurs kilomètres au large. Même pendant les plus beaux temps, les vagues brisent toujours contre tous les écueils ; et lorsque dans ses heures de colère l’Océan se déchaîne avec fureur, il couvre tout le pays de son écume. A quelques mètres au-dessus de la lande, s’étendent de longues traînées de véritables nuages chargés d’eau. Le ciel et la mer semblent se confondre. Dans le mugissement continu de la tempête, les coups de bélier détonent comme des roulemens de tonnerre dont on entend le grondement jusqu’à Quimper, à près de 30 kilomètres. C’est un magnifique spectacle de désolation.

Les pêcheurs de Penmarc’h sont des vaillans ; ils ont réellement une âme de fer et, malgré les dangers de tous les jours, Kérity et Guilvinec sont deux petits ports de pêche très animés. On y fait même le commerce de la soude de varech, en recueillant les algues que les vagues jettent à la côte, ou en les arrachant sur les écueils qu’ils découvrent à basse mer. Ce serait réellement un acte d’humanité et de justice que de créer un abri sérieux sur cette côte inhospitalière, et de reprendre le projet de port de relâche et de secours dont il avait été question il y a déjà plus d’un demi-siècle, et qui aurait depuis rempli bien souvent son œuvre de salut.

Jusqu’à ces derniers temps, la pointe de Penmarc’h, à laquelle une longue série de drames a valu un si triste renom, était signalée par un phare de premier ordre qui projetait sa lumière à une vingtaine de milles environ lorsque le temps n’était pas brumeux, ce qui malheureusement se produit dans ces parages pendant les deux tiers de l’année. C’était une de ces nombreuses étoiles de la magnifique constellation que les ingénieurs allument tous les soirs sur nos côtes, et qui est, pour les navires, comme un second firmament descendu pour eux du ciel. L’ancienne étoile a été remplacée depuis par un éblouissant soleil, dont les scintillemens électriques ont une portée de 100 kilomètres par les temps clairs, et de 40 par les temps de brouillard, une puissance lumineuse de 30 millions de bougies ou de 3 millions de becs Carcel. La tour de granit qui supporte ce merveilleux fanal, le premier aujourd’hui du monde entier, a 60 mètres de hauteur ; elle peut ainsi servir d’amer pendant le jour. Jour et nuit en temps de brume, le signal visible ou la lumière sont remplacés par des signaux acoustiques d’une pénétrante intensité. Trophée grandiose qui porte un nom glorieux, le phare d’Eckmühl a été construit sur l’initiative et en exécution des dernières volontés de l’héritière de l’illustre maréchal de l’Empire. « Les vies sauvées par la tempête rachètent ainsi, pour employer les expressions mêmes de la généreuse donatrice, les larmes versées par la fatalité de la guerre. » Au point de vue de l’art, c’est un des plus hardis monumens de notre époque ; mais il est surtout touchant par le cœur qui l’a inspiré. Le phare d’Eckmühl est une véritable œuvre de la providence humaine. Un sérieux port de refuge dans les mêmes parages doit nécessairement te compléter un jour, et ce serait un aussi grand bienfait.

VI

A Penmarc’h la côte bretonne change brusquement de direction ; elle court droit au Nord. Du phare d’Eckmühl au phare du Four qui se dresse sur un petit îlot, avancé dans les redoutables parages de l’archipel d’Ouessant, on ne compte guère plus de 70 kilomètres à vol d’oiseau ; 300 au moins, si l’on suivait toutes les indentations de la côte. Le large golfe de l’Iroise, qui commande la rade de Brest et la baie de Douarnenez, pénètre profondément dans le massif de granit, se ramifiant en échancrures nombreuses, du dessin le plus varié, flanqué de deux magnifiques promontoires, la pointe du Raz et le cap Saint-Mathieu, dont les deux énormes saillies sont aperçues de très loin par les bateaux venant du large. La péninsule armoricaine s’avance ainsi en mer au-devant de l’Océan, comme la proue d’un gigantesque navire armé d’une double paire de cornes menaçantes. Les vagues bouillonnent au pied des falaises qui les entourent et qu’elles attaquent avec toute la force accumulée dans leur course de mille lieues à travers l’Atlantique. Mais la lutte est inégale entre les deux élémens, et les débris de rochers entassés, les milliers d’écueils, de récifs, de bancs sous-marins, d’îlots de toute forme et de toute dimension disséminés au large, témoignent de la puissance destructive de l’Océan, supérieure à tous les moyens de défense que l’homme a vainement tentés.

Nulle part peut-être sur toutes les côtes de l’Europe, cette puissance ne se manifeste d’une manière plus grandiose qu’aux deux pointes extrêmes du Raz et de Saint-Mathieu. La première est prolongée en mer par l’île de Sein, les écueils de Pont-de-Sein et d’Ar-men, la seconde par la chaussée des Pierres-Noires et l’archipel d’Ouessant. Le premier groupe peut s’appeler la chaussée de Sein, le second la chaussée d’Ouessant. Tous les deux sont des fragmens détachés du continent, et lui étaient soudés à une époque indéterminée, très lointaine sans doute, peut-être antérieure aux temps historiques les plus reculés, mais postérieure bien certainement aux dernières transformations géologiques de notre écorce. Pour le géologue, et même pour l’historien préhistorique, Ouessant et Sein ont fait réellement partie de l’Armorique primitive, et constituaient les deux musoirs, aujourd’hui ruinés, rompus, et en grande partie noyés, de l’ancienne mer de l’Iroise, beaucoup plus vaste et plus ouverte que le golfe de nos jours.

La petite île de Sein, l’Enez-Sigun des Bretons, n’a plus aujourd’hui que 1 800 mètres de l’Est à l’Ouest, à peine 800 mètres dans sa plus grande largeur du Nord au Sud, une centaine d’hectares au plus. Elle est isolée du Bec du Raz par un détroit de 8 kilomètres qu’on appelle le Raz de Sein ; on sait que le mot breton raz signifie courant violent, — raz de marée ; et jamais nom ne fut mieux donné. Le bras de mer qui sépare l’île du continent est en effet toujours traversé par des courans très complexes et souvent presque subits qu’on a bien essayé quelquefois d’expliquer, ce qui n’avance pas à grand’chose, puisqu’on ne peut ni les modifier, ni les éviter, ni les prévoir. En mortes eaux et par des temps relativement calmes, ces courans sont encore de 3 à 4 nœuds à l’heure ; ils atteignent quelquefois 8 à 10 nœuds, et les bateaux ne gouvernant plus peuvent à chaque instant être violemment projetés sur les rochers de droite ou de gauche du détroit. En somme, le passage est souvent absolument impossible, toujours difficile et dangereux. « Nul n’a traversé le raz sans avoir peur ou mal, » dit un vieux proverbe breton ; et les marins exercés, seuls, peuvent s’y risquer à coup sûr.

L’île de Sein est un plateau de pur granit, très bas, — 1m,50 à peine au-dessus des plus hautes mers, à l’exception de quelques blocs isolés. Les saillies les plus élevées de la roche ne dépassent pas 6 mètres. Dans ces conditions de relief, elle est naturellement inondée et balayée par tous les coups de mer un peu violens, et dépourvue complètement de sources. Pas un arbre, d’assez médiocres bruyères seulement, et quelques pauvres champs entourés de pierres sèches qui produisent de l’orge, des pommes de terre, un peu de légumes à peine suffisans pour une population très dense de près de 800 habitans, groupés dans de misérables maisons, que la mer, dans ses mauvais jours, a plusieurs fois emportées. Pour empêcher la destruction complète de ces tristes demeures, il a fallu entourer une partie de l’île d’une digue qui n’arrête pas sans doute toutes les inondations, mais qui brise les vagues, et est en somme une garantie assez sérieuse. Les hommes sont tous pêcheurs, et la pêche principale est celle des crustacés, des langoustes et des homards, qui abondent tout autour dans les anfractuosités de tous les îlots rocheux. Il n’y a dans l’île aucun ouvrier pratiquant un métier quelconque. Les femmes vaquent aux menus travaux agricoles ou ramassent du goémon, que l’on expédie sur le continent pour en extraire de la soude ou de l’iode. L’île est complètement ceinturée par quelques rochers isolés, apparens ou cachés, tous inhabitables, presque tous tout à fait inabordables. Tous ces écueils faisaient certainement corps jadis avec elle, et constituaient l’ancienne insida Sena de l’Itinéraire d’Antonin, beaucoup plus vaste que l’île actuelle. On y trouve encore quelques restes de vieux menhirs et plusieurs dolmens ; et, si l’on en croit le géographe Mela, elle était renommée par son oracle gaulois, dont les neuf prêtresses vierges appelées « gallicènes » avaient le pouvoir de déchaîner les vents et les tempêtes et de prédire l’avenir[14]. Elle était, donc connue et habitée de toute antiquité, et on peut même croire qu’elle avait autrefois plus d’importance que de nos jours. L’archipel d’écueils rocheux qui la prolonge à l’Ouest sur près de 15 kilomètres et qu’on appelle la « chaussée de Sein » est incontestablement un des passages les plus dangereux de l’Océan ; et tout navire engagé dans ce dédale d’îlots, dont un grand nombre ne découvrent jamais, ne sont reconnaissables qu’au bouillonnement des vagues, et même ne sont pas tous exactement connus et repérés, est perdu ou en voie de perdition.

L’un des derniers de ces écueils est le rocher d’Ar-men, qui ne présente à mi-marée qu’une longueur de 13 mètres, et une largeur de 7 mètres. Sur ce socle étroit et souvent inondé, on est parvenu au prix de mille efforts à sceller une tour de près de 30 mètres de hauteur, surmontée d’un phare muni de tous ses aménagemens, comprenant, avec des approvisionnemens pour plusieurs mois, le logement des paisibles veilleurs qui acceptent stoïquement un isolement auquel il est quelquefois difficile d’assigner une limite, et dont la vie d’obscur dévouement est coupée quelquefois d’épisodes tragiques. L’extrême violence de la mer et des courans autour de la roche d’Ar-men, dans le Raz et à tous les abords de Sein, avait même, pendant un certain temps, fait considérer cette entreprise comme une généreuse folie ; et nulle part les ingénieurs n’ont eu à déployer plus d’audace, de prudence et de fermeté. L’abordage de l’écueil présente, en effet, même par les plus beaux temps, de très sérieuses difficultés, pour ne pas dire quelques dangers. La période de construction a duré quinze ans et le travail des premières années a exigé une énergie véritablement surhumaine. Au début, dans une période de deux ans, on n’avait pu réussir sur le terrible écueil que 23 accostages ; et les ouvriers couchés à plat ventre sur la roche glissante, à chaque instant balayés par l’écume des vagues, se cramponnant d’une main à quelques faibles saillies et perçant de l’autre des trous de fleuret destinés à recevoir les scellemens en fer qui devaient retenir les premières assises de la construction et les fixer solidement dans le granit, n’ont pu fournir que vingt-six heures de travail effectif.

Même encore aujourd’hui que les travaux sont complètement achevés et que des intérêts de la plus haute gravité commandent d’assurer à tout prix la continuité de ce feu de premier ordre, l’approvisionnement du phare, auquel on ne peut jamais aborder directement, à jour et à heure fixe, est une opération très délicate, quelquefois incertaine, et ne peut avoir lieu que par un va-et-vient aérien, au moyen d’une ligne de loch que l’on lance de la tour sur le petit bateau à vapeur qui vient mouiller à quelques encablures. L’entretien régulier d’un pareil édifice est réellement, comme l’a été sa construction, une œuvre héroïque ; et sur la côte bretonne ce n’est pas le seul qui ait présenté, qui présente toujours la même difficulté d’exécution et dont la marche continue exige les mêmes sacrifices et les mêmes dévouemens. On ne saura jamais les immenses services qu’ils ont déjà rendus et qu’ils continuent à rendre dans les jours de brume et dans les nuits de tempête, le nombre de cœurs qu’ils ont rassurés, de vies qu’ils ont sauvées. Ce sont réellement des monumens sacrés et lorsque aucune clarté ne paraît au ciel, le marin perdu qui aperçoit tout à coup l’éclat sauveur sent qu’il a retrouvé son étoile. C’en est bien une en effet, et on l’a très bien appelée l’étoile de la Fraternité.

La chaussée d’Ouessant qui peut être considérée comme le prolongement sous-marin de la pointe Saint-Mathieu présente exactement les mêmes caractères que celle de Sein. « Qui voit Ouessant voit son sang, » dit un vieux dicton de marin. Les Bretons l’appellent l’Henez-Herssen, l’île de l’Epouvante, et elle mérite bien son nom. La chaussée d’Ouessant forme une saillie en mer de plus de 25 kilomètres. On peut la considérer comme l’extrémité occidentale de la côte de France, la vraie « fin des terres » ; et c’est ainsi qu’on désigne le département dont elle est l’écueil avancé. Tous les navires venant de l’Atlantique qui s’approchent des parages de Nantes ou de Brest doivent s’en méfier pour peu qu’ils dérivent. Ils sont quelquefois conduits à la traverser ou à la doubler, et c’est toujours une opération délicate. Les abords de la chaussée d’Ouessant sont en effet bordés d’écueils, et tous les passages balayés par des courans d’une extrême violence. L’archipel se compose d’une vingtaine d’îles au moins dont les principales sont Béniguet, Quéménec, Triélen, Molène, Balanec, Bannec et Ouessant, entourées toutes d’un très grand nombre d’îlots, de rochers et d’écueils, pointes émergentes d’un long plateau de granit sous-marin de 5 milles au moins de largeur, de 15 milles de longueur, et dont la direction générale va du Sud-Est au Nord-Ouest. La plus considérable de beaucoup est l’île extrême, Ouessant, l’Uxantis de l’Itinéraire maritime, l’Œxantus ou l’Uxisama de Pline et de Strabon[15]. Les Celtes l’ont appelée plus tard Heussa ou Ushan qui rappellerait un peu, d’après quelques traditions confuses admises par les archéologues, une des quatre grandes divinités du culte druidique de Heuz ou Eus. Ce dieu topique aurait eu à Ouessant un temple desservi par un collège de femmes, comme nous en avons vu dans d’autres îles bretonnes, à Batz et à Sein notamment. On en montrait, paraît-il, encore au siècle dernier, quelques vestiges et il est très regrettable qu’ils aient complètement disparu.

Comme Sein, Ouessant est un plateau de granit, mais d’un relief beaucoup plus élevé. Son altitude varie de 20 à 60 mètres ; son contour est formé de falaises abruptes entrecoupées de petites plages de galets et de sables, déchiquetées par les vagues d’une manière très pittoresque et presque toutes inabordables. La grande île a près de 3 500 mètres de largeur moyenne du Nord au Sud et 8 kilomètres de longueur de l’Est à l’Ouest. Au Nord-Est deux fortes saillies de la côte dessinent la baie du Stiff où se trouve le petit port d’échouage de Ligoudou. Tout à côté un autre petit enfoncement, la baie de Beninou, offre quelques facilités pour l’ancrage ; mais la tenue y est mauvaise à cause de la force des courans. Au Sud les mouillages de Penanroch et d’Arland présentent aussi d’assez médiocres abris contre les vents du Nord et servent quelquefois de refuge aux barques de pêche engagées dans le redoutable courant de Fromweur. La seule grande baie de l’île est celle de Lampaul, au Sud-Ouest, profonde de 2 milles, large d’un demi-mille seulement, placée dans une position exactement symétrique à celle du Stiff. Les deux petits golfes paraissent tout d’abord pouvoir se suppléer et se compléter suivant la direction des vents ; mais la grosse mer, les courans et les tourbillons rendent bien difficile le passage d’une anse à l’autre, et le périple autour de l’île bordée de falaises à pic, hérissée de pointes et d’écueils contre lesquels un bateau peut être à chaque instant poussé, est une manœuvre qui demande beaucoup de prudence et que ne doivent entreprendre que des marins du pays très exercés.

A Ouessant comme à Sein, ni arbres, ni arbustes. Très peu de terre végétale qui ne produit pas de blé, mais seulement de l’orge et des pommes de terre ; une assez pauvre lande, pâtis sauvage où quelques vaches maigres et quelques moutons broutent une herbe noire au milieu des ajoncs rabougris. C’est essentiellement un pays de pêcheurs.

Les autres îles de l’archipel ont le même aspect dénudé et sauvage et ne sont que des diminutifs d’Ouessant. La plus importante, Molène, située presque au centre du groupe, est la seule qui ait un petit port régulier protégé par un môle et dont l’activité, un peu supérieure même à celle des ports de l’île mère, est dû au trafic du goémon que l’on incinère et qui devient l’engrais connu sous le nom de terre de Molène, ou que l’on exporte brut aux usines du continent pour en extraire la soude et l’iode. A l’exception de Molène et de Beniguet qui possède aussi une petite cale où les caboteurs peuvent à la rigueur s’abriter, les autres îles ne sont guère que de grands écueils à peu près déserts et dont l’approche est toujours imprudente. Nul doute cependant qu’elles n’aient présenté toutes autrefois une beaucoup plus grande surface et que tout l’archipel, y compris le plateau sous-marin de la Helle qui le prolonge au Nord et la longue chaussée des Pierres-Noires contre laquelle viennent briser les vagues du Sud, ne fût, avec Ouessant, à l’origine de notre période géologique, une grande presqu’île très probablement soudée à la pointe Saint-Mathieu. L’affaissement général de la côte bretonne et la morsure séculaire des vagues l’ont complètement disloquée et effondrée, et il n’en reste plus aujourd’hui que des débris que les courans minent et rongent sans cesse. Ces courans sont aussi violens, aussi mobiles que le Raz de Sein et ont quelquefois comme lui une vitesse de 8 à 10 nœuds, 15 à 20 kilomètres à l’heure. Au Nord-Ouest même d’Ouessant et contournant la magnifique falaise rocheuse qui fait face directement à l’Atlantique, c’est le redoutable courant du Florus, semblable à un large torrent marin ; au Sud-Est et non moins impétueux le courant de Fromweur ou du « Grand-Effroi ; » entre les îles, dans des défilés souvent très étroits, des remous terribles et très complexes ; tout le long de la côte bretonne, c’est le grand courant du chenal de la Helle ; enfin sur la route même que prennent la plupart des navires venant du Nord pour entrer dans la rade de Brest, l’on est obligé de lutter sans cesse, tantôt entraîné, tantôt arrêté, par le grand courant du Four qui rase la pointe Saint-Mathieu.

VII

D’après ce que nous venons de voir, l’accès de notre grand port militaire sur l’Océan présente par le Nord et par le Sud de très grandes difficultés. Il est au contraire tout à fait normal et très aisé pour les navires — et ce sont les plus nombreux — qui viennent directement du large. L’Iroise, qui constitue la petite mer d’accès dans la rade de Brest est en effet directement orientée de l’Est à l’Ouest. La largeur de son entrée, du phare d’Ar-men à celui d’Ouessant, est de 40 kilomètres et son enfoncement est à peu près égal. Des flottes entières peuvent s’y présenter en tout temps. Le magnifique golfe est divisé au fond en deux grands compartimens par la large presqu’île de Crozon ou de Camaret, qui se ramifie elle-même en presqu’îles secondaires et présente la forme d’un gros tronc d’arbre duquel se détachent plusieurs rameaux. Ces deux grands bassins sont la baie de Brest et la baie de Douarnenez, dont les contours, découpés et ébréchés en nombreuses dentelures, sont une merveille d’architecture naturelle qui enthousiasme le poète, enchante le voyageur, et charme le marin. Le premier se subdivise à son tour en deux : la rade de Brest et la baie de Châteaulin, séparées par la pointe de l’Armorique. Dans le premier de ces bassins débouche la Penfeld qui traverse tout l’arsenal de Brest, et l’Elorn qui conduit à Landerneau ; dans le second les rivières de Daoulas, de l’Hôpital, du Faou et de l’Aulne, cette dernière remontant à Châteaulin. Chacune de ces embouchures constitue un mouillage et un port excellens.

Le grand port militaire de Brest est l’estuaire même de la Penfeld ; tous les autres servent d’abri, de relâche, de mouillage à tous les bateaux de la rade et sont fréquentés par les barques de pêche et les caboteurs. Le fond du tableau se développe suivant un grand hémicycle de collines boisées, verdoyantes, d’un effet très pittoresque, qui manque peut-être un peu de lumière et de soleil, mais qui, somme toute, corrige l’impression sinistre produite par le couloir tortueux de la Penfeld, gorge resserrée, à peine large d’une centaine de mètres, profonde de 2 kilomètres, bordée de chantiers et de cales de construction, d’ateliers, de magasins, de casernes, écrasée entre des coteaux aux pentes raides, hérissées de hautes cheminées, couvertes de maisons industrielles noires, grondante comme une immense forge, noyée dans la fumée des usines et la vapeur épaisse d’une atmosphère presque toujours souillée.

La pointe de Saint-Mathieu au Nord et la pointe du Toulinguet au Sud commandent l’entrée de la rade de Brest, et ces deux caps paraissent avoir résisté depuis bien des siècles à toutes les attaques de la mer. Les monumens celtiques, les débris de poterie, les briques romaines que l’on retrouve à Portz-Liogan, tout à fait au Nord de la pointe Saint-Mathieu, permettent d’y placer l’ancien Staliocanus portas de Ptolémée, qui a occupé probablement une partie de la presqu’île de Kermorvan entre le port du Conquet et la petite anse des Blancs-Sablons[16]. L’avant-rade de Brest, très élargie par les deux anses de Bertheaume et de Camaret qui se font face, se rétrécit très brusquement ; et on pénètre dans la rade intérieure par un goulet de 5 kilomètres de longueur sur 2 kilomètres de largeur, formidablement défendu contre toutes les attaques du dehors.

Il existe peu de positions présentant de meilleures conditions naturelles pour un grand établissement à la fois maritime et militaire, et très certainement l’origine de Brest comme port et comme centre de population remonte aux origines mêmes de la civilisation. Certains archéologues y voient l’ancien Gesocribate de la carte de Peutinger. L’assimilation est un peu douteuse. On peut cependant regarder comme tout à fait certain que le port était connu et fréquenté par les flottes romaines. Les ruines d’un ancien castellum ont été trouvées dans le sous-sol de l’enceinte murale du château du moyen âge qui a subi depuis bien des transformations, mais dont les tours massives dominent toujours la Penfeld et la rade. Depuis lors, et presque, sans discontinuité, Brest a joué un rôle important dans toutes les expéditions maritimes, soit comme point de débarquement, soit comme point de défense ; mais le port proprement dit et l’arsenal ne datent guère que du XVe siècle, et les premiers grands travaux d’aménagement sur les deux rives de la Penfeld sont l’œuvre de Colbert et de Vauban.

Tout était et est resté naturellement soumis à la suprématie de la marine militaire ; et jusqu’à ces derniers temps les navires de commerce ne pouvaient accoster qu’à l’entrée de la rivière où ils ne disposaient que d’un quai d’une centaine de mètres à peine, obligés de tenir le chenal libre au moindre passage d’un bateau quelconque de l’Etat, grevés de toutes les servitudes et de toutes les sujétions résultant du contact permanent avec un voisin tout-puissant. Cette situation était intolérable ; et dès la fin du XVIIIe siècle, on résolut de s’en affranchir et de créer tout d’une pièce un port de commerce indépendant, en dehors des eaux de la Penfeld. C’est le port actuel de Porstrein, qui comprend un grand port à marée de 41 hectares et doit être complété par un bassin à flot à la suite, disposé pour recevoir les Transatlantiques. Très bien situé au Sud de la ville et à l’Est du château, limité au Nord par de vastes terre-pleins entièrement conquis sur la rade, protégé contre les vents et les vagues du large par un brise-lames de près d’un kilomètre de longueur, présentant un développement de près de 2 500 mètres de quais disposés en éperons saillans et couverts de rails, communiquant d’ailleurs par un tunnel creusé au-dessous de la place du Château avec l’arsenal, il présente les meilleures conditions d’installation. Les trois premiers bassins sont affectés à la navigation ordinaire et au commerce local, le quatrième aux longs courriers ; le bassin à flot sera destiné spécialement aux Transatlantiques. L’effort du commerce a été grand et tout a été fait et très bien fait pour faciliter le stationnement et les opérations des plus grands navires. Les résultats ne sont pas encore malheureusement, il faut le dire, en rapport avec les sacrifices. La situation se modifiera peut-être un jour ; mais pour le moment le tonnage annuel ne dépasse pas 200 000 tonnes. C’est peu pour une dépense de premier établissement de plus de 20 millions.

Le grand mouvement de la rade de Brest est dû surtout à l’arsenal et à toutes les manutentions qu’entraînent le séjour, le passage et les transformations incessantes du matériel flottant de notre marine militaire. Mais les découpures variées de la grande rade, les estuaires nombreux des cours d’eau qui y débouchent, présentent aussi presque tous d’excellentes conditions pour l’aménagement de postes secondaires ; et, en fait, on n’en compte pas moins d’une dizaine, dont deux, les plus importans, Landerneau et Châteaulin, sont assez loin dans l’intérieur des terres, les autres n’étant que des relâches et, en quelque sorte, des stations de la banlieue maritime du grand port de la Penfeld.

A 1 500 mètres environ de l’embouchure de l’Elorn, se trouve un bac très fréquenté connu sous le nom de Passage de Plougastel. Plougastel constitue un excellent mouillage en rivière dans lequel les bateaux trouvent des fonds de 12 mètres. Ce n’est d’ailleurs qu’une simple cale d’attente, un lieu de passage comme son nom l’indique, sans mouvement commercial. Mais en remontant l’Elorn à 13 kilomètres, les caboteurs accostent à Landernau où ils ont à leur disposition sept cales, près de 1 000 kilomètres de quais et tous les avantages d’une petite ville industrielle très animée. Landernau ne date pas d’hier. C’était une des plus importantes stations de la voie consulaire qui conduisait de Nantes à Vorganium sur la rive droite de l’Aber-Wrac’h, et pendant tout le moyen âge, il a fait un commerce assez important avec Bordeaux et Bayonne. Il continue à être très actif, près de 30 000 tonnes. Au Sud de la pointe de l’Armorique, les rives de la petite anse de Lamberlach sont spécialement aménagées pour la culture des produits maraîchers, de la fraise surtout, dont le développement et les expéditions ont pris depuis un certain temps une grande importance. Tout à côté, la baie se ramifie encore en trois petits estuaires qui servent d’abri aux caboteurs. L’un d’eux est occupé par le petit port de Daoulas, qui, d’après la chronique d’Albert le Grand, aurait été aussi prospère que Brest et dont le nom Daou-glas, double deuil, rappelle des souvenirs tragiques. Daoulas est réduit aujourd’hui à un quai et à une estacade assez modestes ; mais il est encore très fréquenté, et son trafic est de près de 6 000 tonnes.

La rivière du Faou se jette dans la baie un peu au-dessous de celle de Daoulas ; et, à 6 kilomètres environ de son embouchure, se trouve un excellent mouillage qui porte son nom, où les caboteurs trouvent près de 500 mètres de quais très bien installés et font un trafic de plus de 10 000 tonnes. L’embouchure du Faou est commune avec celle de l’Aulne, qui est navigable sur 30 kilomètres environ, jusqu’à Châteaulin. A l’entrée de l’estuaire de l’Aulne, une petite cale est disposée sur la grève de Port-Maria. C’est Landévennec, dont l’abbaye, qui ne nous a laissé que ses ruines, a été l’un des plus riches établissemens monastiques du moyen âge. Ce n’est plus aujourd’hui qu’un havre d’échouage presque sans mouvement commercial.

A l’exception de quelques barques de pêche, tous les bateaux remontent l’Aulne jusqu’à Port-Launay et Châteaulin, qui, bien qu’étant distans de 4 kilomètres, ne font en réalité qu’un seul grand port en rivière, tête de ligne du canal de Nantes à Brest. De Châteaulin à Port-Launay, l’Aulne décrit une grande boucle où stationnent tous les chalands de la navigation intérieure. A Port-Launay un bassin à flot établit la communication entre cette navigation et la navigation maritime. Le mouvement commercial y est assez considérable surtout à l’exportation, près de 20 000 tonnes, et ne paraît pas devoir s’affaiblir.

Lanvéoc, le Fret et Roscanvel sont aussi trois petits ports intéressans situés sur la rive Sud de la baie de Châteaulin : le premier un peu en saillie vis-à-vis de l’anse de Lamberlach, les deux autres dans deux petites baies circulaires portant le même nom qu’eux et abritées l’une par la pointe qu’on appelle l’île Longue et qui s’avance dans la rade comme un éperon, l’autre par les hautes falaises de la presqu’île de Quélern, terminée par la pointe des Espagnols qui commande le goulet de Brest. Tous les trois sont munis de cales à débarcadères, en général facilement accostables et accessibles aux embarcations à toutes heures de marée. Les établissemens de toute nature appartenant à la marine militaire dans les îles voisines qui forment le petit archipel de Treberon, l’entretien des forts nombreux qui jalonnent la côte, l’exportation de quelques produits agricoles et d’engrais marins et surtout le voisinage de Brest et le va-et-vient incessant qui en résulte pour l’approvisionnement de la flotte et les usages continuels de la vie de la grande ville dont l’activité est quelquefois fiévreuse, donnent à ces deux ports un mouvement de près de 10 000 tonnes.

A l’extrémité de la rade, le port de Camaret situé dans une petite anse directement ouverte sur le large est surtout apprécié comme refuge pour les bateaux de toute provenance et de tout tonnage que les courans empêchent momentanément de franchir le goulet de Brest ou qui sont surpris par un coup de mer. Un grand nombre y stationnent alors pendant plusieurs jours dans l’attente d’une embellie qui leur permette de reprendre leur route. Le port de Camaret est d’ailleurs assez bien abrité par une jetée naturelle de 600 mètres, qu’on appelle le Sillon, qui est consolidée par un mur de défense et terminée par une batterie demi-circulaire d’un relief assez pittoresque. Indépendamment de son petit mouvement commercial, — 4 000 tonnes environ, — il est précieux comme station de pilotage et de sauvetage, et est aussi très fréquenté par les bateaux sardiniers.

Le Conquet enfin est le dernier port avancé de la rade foraine de Brest. Il commande le terrible chenal du Four qui sépare le massif continental de l’archipel d’Ouessant, route très fréquentée et souvent obligatoire pour les navires venant du Nord qui se rendent à Brest et redoutent de doubler l’île extrême et la chaussée des Pierres-Noires. Cette situation semblait désigner le Conquet pour l’établissement d’un grand port de refuge. On s’est contenté d’y installer un petit abri qui ne peut rendre de réels services qu’aux barques de pêche et aux caboteurs d’un tonnage moyen. Ce modeste port de secours est enfoncé dans l’intérieur d’un petit nord rocheux, protégé du côté du Nord seulement, d’où viennent les plus grosses lames, par la presqu’île de Kermorvan. C’est très probablement là, nous l’avons vu, que devait se trouver l’ancien port celtique de Portz-Liogan et le Staliocanus portus de Ptolémée. Tout le trafic du Conquet, — 4000 tonnes environ, — est dû aux usines de produits chimiques qui traitent le varech ramassé sur les côtes et dans les îles voisines.

VIII

La grande baie de Douarnenez est séparée de la rade de Brest par une langue de terre et de rochers de près de 25 kilomètres qui s’étale, s’avance, et se ramifie en plusieurs branches, semblable à un long dard muni de pointes ou à une immense croix gammée. C’est la péninsule de Crozon dont les trois saillies extrêmes sont : au Nord, la pointe des Espagnols, qui ferme le goulet de Brest ; à l’Ouest, la pointe de Toulinguet un peu en amont de Camaret ; au Sud, le cap de la Chèvre, qui fait face à la terrible pointe du Raz de Sein située de l’autre côté de la baie. Ce magnifique golfe de Douarnenez dessine presque les trois quarts d’une circonférence. Sa profondeur est de 21 kilomètres ; son ouverture, orientée directement à l’Ouest, n’est que de 8 kilomètres, très suffisante encore pour permettre l’entrée des grandes vagues du large. La baie est souvent très houleuse. Seul le petit havre de Morgat situé sur la rive Nord est assez bien abrité ; mais Morgat ne peut être qu’une relâche temporaire et n’est en fait qu’une station de pêche secondaire.

Douarnenez, au contraire, est peut-être notre premier port sardinier de l’Océan. Il paraît avoir existé de toute antiquité, et quelques archéologues assurent y avoir reconnu des vestiges d’une cité bien antérieure à l’occupation romaine. C’est peut-être un peu risqué ; mais l’emplacement au fond du golfe a bien pu de tout temps être recherché pour l’établissement d’un port d’une certaine importance, et on est assez fondé à y placer la station de Keris sur l’ancienne voie qui conduisait de Vergium (Carhaix) à la pointe du Raz[17]. Peut-être est-ce là aussi que se trouvait la ville légendaire d’Is, Ker-Is, où siégeait le roi Grâlon et sur laquelle sa fille Dahut attira par ses désordres la vengeance du ciel sous la forme d’un raz de marée ou d’un terrible écroulement.

Ce serait, d’après quelques recherches intéressantes mais dans lesquelles l’imagination tient une certaine place, à peu près à 500 mètres à l’Est de Douarnenez, sur la grève déserte aujourd’hui de Plomarck que la ville d’Is aurait jadis dressé ses remparts et son château. On a bien cru y apercevoir, par certains temps clairs et une mer très calme, quelques substructions noyées qu’on peut à la rigueur faire remonter même à l’époque romaine. Mais avec quelque bonne volonté, la ville légendaire se retrouve un peu partout sur cette côte bretonne rongée par les vagues, en partie effondrée, qui a éprouvé une série de bouleversemens et d’oscillations, et qui paraît surtout avoir été très déprimée par un affaissement général ; et les archéologues ont pu très consciencieusement la placer tour à tour, tantôt au Nord de Brest, tantôt à Penmarc’h, le plus souvent à la baie des Trépassés et dans bien d’autres lieux encore, où l’on trouve sous l’eau des ruines de constructions importantes, disséminées sur une assez grande étendue.

Le port actuel de Douarnenez est triple et commandé par un petit îlot rocheux : l’île Tristan, qui fut, pendant le moyen âge et surtout pendant les guerres du XVIIe siècle, un port militaire de premier ordre, et bien souvent un repaire de brigands. Douarnenez dépendait alors de son îlot, comme son nom breton l’indique, (Douar Henez, terre de l’île). Au Sud-Ouest de l’île Tristan, la petite anse de Tréboul est en quelque sorte son faubourg maritime exclusivement fréquenté par les pêcheurs. La ville occupe un plateau qui descend par des pentes très rapides, au Nord et à l’Est sur la mer à la plage de Rosmeur, à l’Ouest sur le large estuaire du Pouldavid qu’on appelle Port-Rhu. Rosmeur est le port de pêche, Port-Rhu le port marchand. Ce dernier présente une série de quais et de cales, de près d’un kilomètre, et son mouvement est d’autant plus actif que la pêche de la sardine est plus abondante. Les œufs de morue, la pâte de sauterelle, la rogue artificielle de graines oléagineuses qui constituent les amorces employées pour attirer le poisson, sont en effet les principaux élémens de son importation. Comme partout sur toute notre côte de l’Océan, il faut y ajouter la houille anglaise. L’exportation consiste presque exclusivement en poissons conservés. Toute l’activité industrielle du pays se porte en effet sur la préparation de la sardine, qui abonde dans la baie dans des proportions quelquefois invraisemblables ; et cette préparation a donné à la ville et à sa banlieue le caractère d’une immense usine de confiserie dont les émanations se répandent de tous côtés.

Le port de Rosmeur, qui se compose de trois jetées enracinées perpendiculairement à la côte, entre lesquelles sont installés des quais bien desservis, arme près d’un millier de bateaux de pêche, montés par près de 6 000 marins. Pendant six mois de l’année, de juin à novembre, il présente une animation fébrile. C’est par centaines de millions qu’on peut évaluer le chiffre de poissons que l’on manutentionne précipitamment sur les quais ; et le départ bruyant des équipages est un spectacle d’une originalité spéciale et qu’il est impossible d’oublier. Grâce à cet élément de trafic, qui ne paraît pas devoir se ralentir malgré la concurrence sardinière qui se développe tous les jours dans les plus modestes havres de la côte bretonne, le port de Douarnenez jouit d’un mouvement très régulier, et qui approche de près de 20 000 tonnes.

Au Sud de Douarnenez, et séparé de lui par la longue péninsule que termine la terrible pointe du Raz et que prolonge la chaussée de Soin, se développe la monotone plage d’Audierne. De la pointe du Raz à celle de Penmarc’h, la côte dessine un arc de cercle très régulier, de près de 40 kilomètres de corde et de 10 kilomètres seulement de flèche. D’Audierne à la pointe du Raz, une succession ininterrompue de falaises inaccessibles, d’Audierne à Penmarc’h une plage sablonneuse, interrompue seulement de distance en distance par quelques pointes de rochers. Pas un arbre sur la côte. Une lande rase, pelée, toujours battue par les vents de mer. Quelques rares maisons assez misérables. Presque partout la solitude et le désert.

Audierne, comme Douarnenez, est presque exclusivement un port sardinier, moins actif peut-être, mais d’un aspect plus sévère. Le port est à un kilomètre de l’embouchure du Goyen, que le flot remonte sur 6 kilomètres jusqu’à Pont-Croix où les petits caboteurs trouvent un quai, le long duquel ils manutentionnent seulement un millier de tonnes environ. Tout le mouvement est à Audierne, qui arme une centaine de bateaux, montés par près de 800 pêcheurs. Le port n’est que l’épanouissement du Goyen, et présente un grand quai de près de 500 mètres, prolongé par une estacade et une jetée, le long desquelles on hale les bateaux au départ et au retour. L’animation y est grande, et le mouvement commercial dépasse 10 000 tonnes. Très évasée, regardant droit vers l’Ouest, c’est-à-dire vers le large, la baie d’Audierne est extrêmement houleuse par certains vents ; elle est célèbre par ses naufrages, et tout navire qui y est affalé y court de sérieux dangers et doit, s’il le peut, chercher promptement un abri dans l’estuaire du Goyen. Audierne n’est donc pas seulement un port de pêche ; c’est un vrai port de refuge et de salut.

Nulle part, sur toute l’étendue des côtes de la vieille Armorique, la nature ne présente un aspect plus désolé, un caractère plus tragique, que dans cette région s’étendant le long et au-dessus de la puissante muraille de granit qui dessine la baie de Douarnenez et la grève d’Audierne jusqu’au promontoire de Penmarc’h. Presque au milieu de cette côte, le continent s’amincit de plus en plus et projette en mer une longue péninsule rocheuse, dont les deux extrémités sont armées de véritables cornes, la pointe du Van et la pointe du Raz. Cette dernière est très certainement le Goboeum promontorium de Ptolémée[18] et de Strabon[19]. Entre ces deux cornes, s’enfonce la sinistre baie des Trépassés, au fond de laquelle le terrible Raz de Sein rejette comme dans une immense morgue les épaves des navires perdus, et dépose les corps des naufragés. Dans ce pays de traditions et de croyances, où le mystère touche toujours à la réalité, et qui vit quelquefois plus de rêve que de raison, les marins croient toujours entendre les plaintes de leurs compagnons disparus, mêlées aux sifflemens aigus des vents d’orage, et au grincement des galets qui roulent sur la grève ou sont projetés contre les falaises. Le fracas de la mer y est quelquefois effroyable ; et dans certains gouffres, comme celui qui est si bien désigné sous le nom de « l’enfer de Plogolf », elle bouillonne ainsi qu’un métal fondu dans une brasière gigantesque. Les coups de bélier des vagues se répercutent alors comme des roulemens de tonnerre ou des décharges d’artillerie. Glauque et miroitante à l’infini, traînant au large ses moires grises lamées d’argent, mais presque toujours veuve de soleil et déshéritée de joie, coupée çà et là d’îlots rugueux et noirâtres, tour à tour noyés ou émergés, à chaque instant couverts d’écume, et contre lesquels heurtent sans cesse les vagues mugissantes, éternellement hostile et destructive, la mer de ces parages est bien réellement une mer funèbre. Même dans ses beaux jours, elle semble garder une menace et fait entendre un sourd grondement d’orgue comme si l’abîme insondable était un immense vaisseau d’église retentissant de l’hymne de ses morts ; et tout le long de la côte, elle roule éternellement des blocs mutilés, des galets et du sable, dernier degré de trituration de la roche et de l’émiettement séculaire de tous les organismes vivans qu’elle a tués, broyés et pulvérisés.

Au-dessus des falaises s’étend à perte de vue la lande rase, nue, presque déserte, tapissée seulement d’ajoncs, de genêts épineux, et d’une flore spéciale assez pauvre, presque toujours mauve et violette, les couleurs du deuil. Point ou très peu d’arbres prospères. A l’approche de la mer, ils sont tous rabougris, brûlés, se couchent ou meurent. Quelques arbustes seulement dans l’air humide, salé, et presque toujours tiède sous un ciel gris, terne, roulant, des nuages couleur de suie qui flottent lourdement chargés d’eau. De loin en loin dans le brouillard, les clochers pointus des vieilles églises apparaissent comme des fantômes. A tous les carrefours se dressent des calvaires de pierre rongés par le salin où les divins crucifiés, semblables à des ombres, étendent dans la brume leurs grands bras miséricordieux.

Il y a encore sur cette côte des coins de terre et même de grands espaces qui sont tout à fait intacts depuis des siècles, et ceux qui l’habitent semblent avoir conservé quelque chose de cette immobilité hiératique. Sur toutes les hauteurs, partout où il n’y a pas d’église, d’oratoire ou de croix, on trouve un dolmen, un menhir ou une pierre plantée ; et toute la lande est découpée en échiquier, morcelée en une infinité de compartimens, dont les clôtures sont des débris d’anciennes pierres de sacrifice. Les idées et les croyances se sont transformées sans doute, mais elles ont toujours subsisté. N’était l’alcool, dont l’usage a dégénéré en déplorable abus chez presque tous les hommes, et même chez les femmes, et qui joue un si triste rôle dans toutes les assemblées publiques, dans les fêtes de famille, les adieux du départ, les joies du retour, et jusque dans les réunions de deuil, cette race serait d’une noblesse et d’une pureté parfaites ; car elle a gardé dans ses traits et dans ses mœurs le souvenir et le respect de ses vieilles croyances, un fond de tradition et de foi qui resteront longtemps pour elle une précieuse sauvegarde.

Tous les hommes jeunes, forts, sains, qui vont à la mer et qui n’en reviennent pas toujours, ont un caractère grave et sont d’une rigoureuse probité ; et le vétéran retiré, le vieux marin breton, avec sa barbe en collier, ses yeux ombragés de sourcils drus et grisonnans, son nez busqué comme le bec d’un oiseau de mer, qui conte aux jeunes gens l’épopée des grandes pêches et des terribles ouragans, est un type spécial qu’on, ne saurait oublier.

Quant aux femmes, l’impression qu’elles produisent presque toutes est celle du respect. Elles ont en général conservé leur costume national. Les vieilles, les mères, les épouses, les nombreuses veuves surtout ont la simplicité et la démarche reposée des religieuses. A l’église, au pied des calvaires, elles s’agenouillent lentement, lèvent les yeux comme en extase ; et leurs vêtemens noirs à longs plis droits rappellent les robes de bure des Filles de la Charité ou des Petites Sœurs des Pauvres. Leurs mouvemens tranquilles ont quelque chose de monacal ; l’expression de leur visage est un peu celle des madones ; et, quand elles tournent la tête du côté du grand horizon qui leur rappelle tant de souvenirs, elles ont presque toutes ce regard marin, fixe, rêveur, tendu en quelque sorte au-delà de, notre cercle visible, interrogeant avec anxiété l’immense Océan, et qui semble flotter entre les joies du prochain retour et le deuil de la séparation éternelle.

Les jeunes filles et les enfans même ont autant de gravité que le comporte leur âge. Leur voix est douce, bien timbrée, leur teint clair, leurs cheveux blonds, leurs dents très blanches, leurs attaches assez fines, leur sourire un peu triste, leurs yeux bleus modestes et baissés tout de suite. Elles gardent même dans leurs ébats un air pudique, un fond de réserve, une pureté charmante, une véritable candeur de vierges ; et rien n’est plus gracieux que leur modeste coiffure avec ses deux petites ailes blanches, qui leur donne quelque air de ces jolies mouettes qui volent par milliers autour d’elles sur la lande, et se perdent ensuite dans les embruns de la mer. Toutes, jeunes, vieilles, heureuses ou meurtries, sont des âmes croyantes, toujours bercées entre la légende et le rêve, et ont peut-être la vague intuition de tout ce qu’il y a de fragile et d’incertain dans notre pauvre vie si courte, si insaisissable, dans laquelle le présent n’existe pour ainsi dire pas, puisqu’il nous échappe et s’évanouit sans cesse, et qu’elle n’est, à tout prendre, qu’un trésor de souvenirs et une vision d’espérances.

CHARLES LENTHÉRIC.
  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1899, des 1er et 15 janvier et du 1er février 1900
  2. J. Girard, les Soulèvemens et les dépressions du sol sur les côtes de France op., cit.
  3. Ῥρίου ποταμοῦ ἐϰϐολαί (Priou potamou ekbolai). Ptol., II, VIII (VII), 1.
  4. Voies romaines de la Bretagne. Bull, monum., 1843. — Cf. René Kerviler, Réseau des voies romaines de la presqu’île armoricaine. Études archéologiques, op. cit.
  5. De Closmadeuc, l’Ile de Gav’rinis et son monument, 1832.
  6. J. Girard, op. cit.
  7. Table de Peutinger, Segra., I. A, 1.
  8. Cayot-Délandre, le Morbihan, son histoire et ses monumens, 1847.
  9. Bizeul, Mémoire sur les voies romaines de la Bretagne. Bull, monum., 1843. — R. Kerviler. Voies romaines en Armorique. 1893.
  10. Οὐινδάνα λιμήν (Ouindana limên), 16° 30’ – 49° 40’. Ptol., II, VIII (VII), 1.
  11. J. Girard, op., cit.
  12. Jégou, Hist. de la fondation de la ville de Lorient, 1870.
  13. Longnon, Les cités gallo-romaines de la Bretagne. Mém. du Congrès scientifique de France, XXXVIIIe sess. Saint-Brieuc, 1872.
  14. Pomp. Mela, III, VI, 6.
  15. Uxantis. Sina. Itin. marit. Parthey et Pinder, 509, 3. Οὐξισάμην (Ouxisamên) ou Οὐϰεξισάμην (Oukexisamên). Strab., l. IV, 5. Infra vero Sambis et Axanthos. Plin., IV, XXX (XVI), 2.
  16. Σταλιόϰανος λιμὴν (Staliokanos limên) 16°30’50". Ptol., II, VIII, 2. — Le Men, Bull. de la Société Archéologique du Finistère, juillet 1874.

    R. Kerviler, Mém. de l’Associat. bretonne, 1873.

  17. R. Kerviler, Voies romaines en Armorique, op. cit.
  18. Γόϐαιον ἄϰρον (Gobaion akron), 15°15, 19°45. Ptol., II, VII (VIII), 1.
  19. Κάϐαιον ἄϰρον (Kabaion akron). Strab., Géog, IV. — Γάϐαιον ἄϰρον (Gabaion akron), Marc. d’Héraclée, Peripl. II, 25.