Cœur de sceptique/7

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Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 264-296).


VII


Le matin où, quelques jours à peine après son départ de Vevey, Lilian était, selon son désir, arrivée à Ballaigues, elle s’était sentie prise tout de suite de sympathie pour cet humble village de montagne ; d’abord parce que Robert Noris l’avait aimé, s’était plu à y venir travailler, lui en avait parlé plusieurs fois ; puis parce que le pays lui-même l’avait conquise au premier regard.

Une telle sensation de calme puissant se dégageait de cette solitude abritée, non encaissée, par les cimes du Jura, noires de sapins dont l’odeur parfumait l’air vivifiant !… Elle avait l’impression bizarre de se sentir protégée par ces montagnes mêmes qui semblaient faire bonne garde autour d’elle, la séparer du monde cruel, empêcher qu’une parole méchante ne vînt l’atteindre, la délivrant de sa crainte obsédante : voir connu de tous, autour d’elle, le pénible secret qui la concernait.

Certes, la colonie anglaise était relativement assez nombreuse à Ballaigues ; mais ceux qui la composaient lui étaient étrangers. Tous lui faisaient bon accueil, voyant son charme, sa simplicité exquise et aussi la jugeant une riche héritière. Elle le savait et un pauvre petit sourire amer errait sur ses lèvres quand un mot ou un détail trahissait cette opinion flatteuse que l’on avait d’elle.

— S’ils connaissaient la vérité, ils se détourneraient de moi, pensait-elle avec un sombre découragement.

Elle, si spontanée, si franche, si accueillante, était devenue d’humeur sauvage. Cette nombreuse société qu’elle trouvait autour d’elle lui était pénible ; et si elle avait écouté son seul sentiment, elle se fût invariablement dérobée à toutes les invitations de promenade, à toutes les réunions du soir qui la rapprochaient des autres habitants de l’hôtel.

Pourtant, afin de rassurer lady Evans, inquiète à son sujet, par fierté aussi, parce qu’elle ne voulait point trahir le regret poignant et constant qui lui déchirait le cœur au souvenir de Robert, elle ne repoussait pas toutes les avances qui venaient à elle. Seulement elle avait bien perdu sa belle gaieté juvénile, son rire joyeux et sonore ; et sa vivacité originale de pensée et d’expressions l’avait abandonnée.

Elle causait bien encore quelquefois avec une animation presque fiévreuse ; mais un observateur eût vite remarqué combien les paroles qu’elle prononçait paraissaient lui être indifférentes. Dès qu’elle se trouvait livrée à elle-même, son visage prenait une expression d’indicible mélancolie ; et les yeux devenaient profonds et sombres avec un regard désolé qui bouleversait lady Evans quand elle le surprenait dans ses larges prunelles.

Jamais Lilian ne prononçait le nom de Robert dont elle ne savait rien… Pas un mot n’était venu de lui ! De Vevey, plusieurs lettres avaient été renvoyées à lady Evans ; mais celle qu’il devait lui adresser de Genève ne s’y trouvait point mêlée.

Ah ! elle avait bien réussi à établir entre eux une séparation irrévocable ! Sa volonté ne chancelait pas ; elle demeurait ferme dans sa résolution de ne point le revoir, puisqu’une fatalité impitoyable les éloignait l’un de l’autre.

Mais, obscurément, quelquefois, au fond de son cœur, une révolte grondait qu’il eût accepté sa décision sans protester, sans lutter pour la vaincre, qu’il n’eût pas deviné qu’elle lui avait donné seulement un prétexte, et tenté de la rejoindre pour lui arracher la véritable raison de son départ…

Pourtant, même s’il avait souhaité la revoir, comment eût-il eu la pensée qu’elle pouvait être dans ce village solitaire ? N’avait-elle pas tout fait pour qu’il ignorât où elle se trouvait, pour le détacher d’elle ?… Ne lui avait-elle pas surtout adressé une lettre ?… Ah ! cette lettre !

« Vous avez eu grand tort de l’écrire, Lilian, puisqu’elle ne contenait point la vérité », avait dit gravement lady Evans.

« Vous avez eu grand tort ! » Que de fois les mots lui étaient revenus, durs implacables, lui broyant le cœur… Certes ! si elle avait commis une faute alors, elle en était cruellement punie… Mais savait-elle seulement ce qu’elle faisait, le jour où, dans une fièvre de désespoir, elle avait tracé ces malheureuses lignes !… Combien aussi elle se répéta cela dans ses promenades solitaires !…

Il y avait, dans la montagne, un sommet voisin du village qu’on appelait le Signal de Ballaigues. Dès son arrivée, elle se l’était fait indiquer, se souvenant que Robert y était venu souvent… Et, chaque jour, à l’heure où le soleil allait mourir, elle s’y rendait toute seule ; elle s’asseyait sur une roche d’où la vue s’étendait très loin ; et les mains tombées sur ses genoux, la pensée reprise par le souvenir des heureux jours, elle restait les yeux perdus vers l’horizon admirable des Alpes, toutes de neige, qui, sous le reflet pourpre du couchant, se rosaient, devenaient insensiblement mauves, puis violettes, et disparaissaient enfin dans une brume d’un gris de perle. Surtout, elle aimait à regarder vers le lointain bleu où frémissaient les eaux du Léman, au pied de Vevey. Elle les contemplait jusqu’à la dernière minute où il lui était possible de les apercevoir, jusqu’au moment où tout se voilait sous l’ombre sans cesse grandissante qui enveloppait étrangement vite les villages épars au loin dans la vallée. Alors, un peu frissonnante sous l’humidité du soir tout proche, elle redescendait vers le village par les sentiers déserts ; à peine, parfois, elle rencontrait quelque montagnard allant vers le pâturage trempé de rosée, visiter son troupeau dont les clochettes tintaient avec une harmonie mélancolique dans la paix silencieuse du crépuscule.

Elle se plaisait surtout aux longues courses qui, la fatiguant, parvenaient à l’endormir d’un sommeil sans rêves ; car elle redoutait ses réveils subits dans la nuit, alors qu’une vision bienheureuse lui avait donné l’illusion de la présence de Robert. Alors, parfois, tandis qu’elle était là, immobile, la tête abandonnée sur l’oreiller, les paupières grandes ouvertes dans l’ombre, quand rien ne la distrayait de son chagrin, il lui venait le désir fou d’écrire à Robert que jamais elle n’avait douté de lui, de l’appeler par un mot pour lui tout expliquer !… Oh ! comment lui, si perspicace, avait-il pu croire aux caractères glacés et froids de sa lettre, plus qu’aux paroles tombées de ses lèvres frémissantes quand elle lui répondait dans la paisible allée du parc…

Mais si, par hasard, il venait, se rendant à sa prière, quand il serait là, devant elle, que lui dire ?… La vérité ?… Rien qu’à cette pensée, dans la nuit, son visage devenait brûlant… S’il se fût agi d’elle seulement, elle eût maintenant fait bon marché de son orgueil et accepté sans hésiter, pour obtenir le droit d’être réunie à lui, la souffrance de le voir instruit, même de l’instruire elle-même du douloureux secret. Mais c’était à lui surtout qu’elle songeait désormais, et, impitoyablement, elle se disait qu’elle n’avait pas le droit de lui demander une pareille preuve d’amour. En vain, lady Evans, effrayée de la voir ainsi, tentait de l’encourager, de lui rendre confiance dans l’avenir ; elle n’avait plus foi.

— Tante, que voulez-vous que j’espère ?… Rien ne peut changer ma position… Vous ne pouvez pas empêcher que le passé n’existe et qu’il ne soit impossible de m’épouser à un homme qui tient à sa réputation…

La voix jeune avait un accent de désespoir calme, en prononçant ces mots. Lilian énonçait simplement des faits indiscutables sur lesquels, pendant de longues heures, elle avait dû réfléchir… Le chagrin l’avait atteinte en plein bonheur, au plus profond du cœur ; et il se trouvait des moments où sa pauvre âme ne savait plus où se prendre, des moments où, contemplant le mélancolique portrait de sa mère, elle se prenait à murmurer, avec un désir ardent d’être exaucée :

— Ô maman, maman, prenez-moi avec vous, c’est trop dur et trop difficile de vivre !

Elle avait si soigneusement fait le vide autour d’elle, dans son fiévreux désir de fuir tous ceux qui pourraient connaître son origine, qu’aucunes nouvelles d’amis ne lui parvenaient plus.

— Lilian, une lettre pour vous ! dit cependant un soir lady Evans, comme elle rentrait d’une courte promenade dans le village, en compagnie de plusieurs jeunes femmes de l’hôtel.

— Pour moi ? tante Katie.

Elle prIt l’enveloppe que lui tendait lady Evans venue à sa rencontre dans le jardin. Soudain, son cœur avait des battements éperdus. Il faisait trop sombre pour qu’elle pût reconnaître l’écriture, et elle dut rassembler toute sa volonté pour ne point gravir en courant les marches du perron afin de gagner le vestibule éclairé. Mais elle arriva cependant bien vite, et la faible rougeur qui avait un instant coloré son blanc visage s’effaça. Non, ce n’était point Robert qui lui écrivait ! Sa raison le lui avait crié tout de suite. La lettre que tenaient ses petites mains tremblantes venait d’Enid. Elle allait l’emporter, indifférente, pour la lire ; mais elle aperçut, à ses côtés, lady Evans qui l’avait suivie et attendait, anxieuse. Elle devina que sa tante avait eu, durant une seconde fugitive, la même pensée qu’elle au sujet de la lettre, et, s’efforçant de parler, la voix indifférente, elle dit :

— Ce sont des nouvelles d’Enid, tante. Je vais les lire tranquillement, puis je me coucherai ; je suis un peu lasse. Bonsoir, chère tante.

Oui, elle était bien lasse ! L’émotion qui l’avait ébranlée dans une espérance folle la laissait sans force. Elle s’assit épuisée, et sans faire un mouvement, elle regarda, de ses yeux tristes, bien loin dans la nuit. Un souffle léger, parfumé de senteurs balsamiques, arrivait jusqu’à elle par la fenêtre restée ouverte, soulevant le rideau de mousseline, faisant vaciller un peu la flamme de la lampe, autour de laquelle voletait éperdument un frêle papillon. De même que jadis, à Vevey, le soir où elle avait, pour la première fois, parlé de Robert avec Enid, un admirable croissant de lune illuminait les profondeurs bleues de l’espace assombri ; et la cime découpée des montagnes se dentelait merveilleusement sur l’horizon plus clair.

Elle demeurait immobile, et, sans qu’elle en eût conscience, une à une, de grosses larmes ruisselaient sur son visage. La saveur amère lui imprégnant les lèvres la rappela à elle-même. Alors elle se redressa, aperçut la lettre jetée sur la table près d’elle, la prit lentement et commença à lire :

« Ma Lilian chérie, pourquoi restes-tu ainsi sans m’écrire, sans répondre à la lettre que je t’ai adressée il y a plus de trois longues semaines ?… Tu étais plus confiante à Vevey, quand, la veille de mon départ, nous parlions d’une personne qui t’intéressait tant… Te souviens-tu ?… »

Si elle se souvenait !… Le papier lui échappa et glissa à terre.

— Pourquoi Enid me parle-t-elle de tout cela ? murmura-t-elle d’un accent douloureux et bas. Je voudrais tant oublier !

La lettre lui semblait poignante à lire ; pourtant elle la reprit et continua :

« Tu m’avais écrit, chérie, que je ne devais plus jamais te parler de lui, que tu m’en faisais l’ardente prière, et je t’ai obéi… Je t’obéirais même encore, si je ne croyais aujourd’hui, pour ton bonheur même, devoir aller contre ton désir. Entends-moi bien, ma Liban ; Robert Noris est ici, à Lugano, depuis trois jours. En ce moment, tandis que je t’écris, je le vois de ma chambre, qui arpente avec mon père une allée sous ma fenêtre, et souvent il lève la tête de mon côté… Je devine bien pourquoi ; il sait à qui va être adressée la lettre que je griffonne à cette heure.

« Ma bien chérie, j’ai tenu la promesse que je t’avais faite de ne point dire où tu étais…, mais je me demande si je fais bien en t’obéissant. Je suis sûre maintenant que M. Noris est venu à Lugano, sachant que nous y étions, afin d’obtenir de tes nouvelles. Le premier jour, simplement, comme pour s’acquitter d’un devoir de politesse, il s’est informé de lady Evans et de toi ; et je lui ai répondu par quelques mots brefs, car, je ne sais pourquoi, je m’imaginais qu’il avait mal agi à ton égard, ma Lilian. Puis, hier, sa présence me rappelait tant de choses qu’avec les enfants je me suis mise à parler de toi, à me souvenir de notre cher séjour à Vevey ; et malgré moi, pensant que tu étais triste, mon aimée, je t’appelais « ma pauvre Lilian », quand j’avais à prononcer ton nom.

« Je ne croyais pas que M. Noris, arrêté à quelque distance, m’entendît ; mais je me trompais… Un peu plus tard, comme je me trouvais à l’écart dans le salon, il est venu s’asseoir près de moi et m’a dit de sa manière grave, avec ce regard qui oblige toujours à lui donner une franche réponse :

« — Sans le vouloir, j’ai été indiscret tantôt et j’ai surpris l’une de vos paroles dont je voudrais bien avoir l’explication… ; seriez-vous assez bonne pour me la donner ? En parlant de Mlle Evans, vous paraissiez la plaindre ; lui est-il arrivé un malheur ?

« — Je ne sais, ai-je dit ; Lilian, depuis son départ de Vevey, ne m’a écrit que quelques lignes ; mais elles étaient si courtes et si brèves ! Autrefois, quand nous étions séparées, elle m’envoyait des volumes ! Il y a tant d’années que nous sommes amies ! Nous étions encore des bébés quand nous nous sommes connues, et, jamais, avant ces derniers jours, nous n’avions eu de secret l’une pour l’autre… » Il a insisté avec un singulier accent : « Jamais ? » J’ai répété :

« Jamais ! » Et j’en avais le droit, n’est-ce pas ? ma Lilian.

« Alors il s’est mis à me parler de notre enfance, à m’interroger, non pas curieusement, mais avec quelque chose de si vibrant et de si triste dans la voix, que moi, qui le matin même eusse été charmée de lui être désagréable, je me suis efforcée de lui donner sur toi tous les détails dont je me souvenais… Ils avaient l’air de lui paraître si bons à entendre ! et je voyais bien qu’il s’intéressait à toi, Lilian, comme à Vevey… Aussi je ne comprenais plus, je ne comprends plus ce qui se passe entre vous… De même que toi, il semble changé ! Chérie, ne veux-tu plus m’accorder ta confiance ? Dis-moi ce que tu souhaites que je fasse… Tu sais bien que je te suis dévouée du fond du cœur. »

La lettre retomba sur les genoux de Lilian. En elle, venait de se réveiller plus ardent que jamais l’irrésistible désir de ne plus soutenir son rôle d’indifférence aux yeux de Robert, de lui révéler qu’elle s’était éloignée seulement pour un motif grave, si grave que ses lèvres n’avaient pu se résoudre à le prononcer.

Et la tentation d’agir ainsi était si forte en elle, était tellement le cri de tout son être, que, machinalement, elle se leva pour aller écrire les mots qui se pressaient dans sa pensée. Mais son mouvement même l’arrêta. À quoi bon cette lettre ! Ne regrettait-elle pas déjà bien amèrement celle qu’elle lui avait adressée ainsi, emportée par une folle et première impulsion… Si cette fois encore elle allait se tromper !… Attendre, elle devait attendre ; et puis quand elle serait plus calme, elle s’efforcerait de faire ce qui lui paraîtrait juste et bien, elle demanderait conseil à lady Evans.

N’était-ce pas déjà une douceur inespérée et suprême de savoir que Robert ne l’avait point rejetée tout à fait de sa pensée…, même plus, semblait encore aimer à parler d’elle ?…

Était-ce l’influence de la lettre d’Enid ? le lendemain elle désira avec une sorte d’impatience fébrile le moment du courrier de midi. Mais l’heure passa, n’apportant rien pour elle. Il lui fallait maintenant attendre jusqu’au soir ; et, sans qu’elle se le fût avoué, elle sentit bien que, durant plusieurs jours, ces apparitions quotidiennes du facteur seraient le seul intérêt de sa vie… Pourtant, que pouvait-elle espérer ?

Vers la fin de l’après-midi, elle sortit pour sa chère promenade de chaque jour dans la montagne ; et quand elle fut assise à sa place accoutumée, elle prit la lettre d’Enid pour la lire, la relire, bien qu’elle la sût désormais par cœur…

Mais soudain, brusquement, elle releva la tête, croyant avoir entendu prononcer son nom tout près d’elle ; et ses mains s’ouvrirent et la lettre d’Enid glissa sur le sol… Debout devant elle, la regardant avec cette expression qu’elle n’aurait plus jamais espéré revoir, était Robert Noris… Elle se leva toute droite, incapable de dire un mot, de faire un geste, presque effrayée de cette réalisation d’un rêve cru impossible ; mais son regard bleu avait un indicible rayonnement.

— Vous n’avez pas même une pauvre parole d’accueil pour moi, Lilian ?… Êtes-vous donc si irritée que je sois venu sans votre consentement ? dit-il d’un ton bas et vibrant, sans cesser de la contempler, comme s’il eût eu peur qu’elle ne lui échappât encore. D’un seul coup d’œil, il avait lu l’affreuse tristesse des jours écoulés sur le jeune visage effilé et pâli, dans lequel les yeux paraissaient immenses.

Avant qu’il eût fini même de parler, d’un geste irréfléchi, elle avait mis ses deux petites mains dans celle qu’il lui tendait, ainsi que le matin où il l’avait quittée à Vevey.

— Irritée ? répéta-t-elle doucement avec une voix de rêve. Oh ! non, il me paraît si bon de vous voir !… Et pourtant… pourquoi, oh ! pourquoi êtes-vous venu ?… Qui vous a dit que j’étais ici ?…

— Votre amie, à Lugano… Elle n’a pas été sans pitié, comme vous ! Elle a compris que, pour notre bonheur à tous deux, je devais vous parler, et elle m’a révélé où vous étiez cachée, Lilian, afin que je pusse venir vous demander pourquoi vous m’avez si durement repoussé.

— Mon Dieu, mon Dieu ! fit-elle remuée jusqu’au fond de l’âme par cet accent dont il parlait et qui résonnait plein d’une douceur grave dans ce grand silence de la montagne. Ils étaient aussi seuls qu’ils l’avaient été à Vevey la dernière fois qu’ils s’étaient vus.

— Lilian, continua-t-il du même ton ; — il était debout devant elle, assise à sa même place, blanche comme sa robe, — Lilian, vous souvenez-vous qu’un matin vous m’avez promis d’être ma femme « dans la joie et dans la peine »… ? Et pourtant, vous vous êtes reprise tout de suite !…

— Parce qu’il le fallait, dit-elle faiblement ; et le flot des pensées torturantes monta soudain dans son âme avec une irrésistible force, dissipant la joie infinie et fugitive qui l’avait envahie à la vue de Robert. Le jour où je vous ai fait la promesse dont vous parlez, je croyais en avoir le droit ; mais, le soir même, quand vous avez été là-bas, à Genève, j’ai appris que je ne pouvais devenir votre femme…, qu’une raison très grave me le défendait.

— Et vous n’avez pas voulu même me faire connaître cette raison !… Pourquoi, Lilian, ne m’avoir pas demandé ce que je pensais de l’obstacle auquel vous faites allusion ?

— C’était impossible ! fit-elle passionnément.

— Et voilà pourquoi vous m’avez écrit des choses si cruelles, vous avez voulu me faire douter de vous ! Pourquoi vous vous êtes calomniée :

Elle l’interrompit :

— Oh ! pardonnez-moi… j’ai eu tort… mais je souffrais tant, je ne réfléchissais plus ! Je savais seulement que je ne pouvais plus vous revoir, que je devais tout faire pour vous détacher de moi, pour que vous m’oubliiez, car, cela, il le fallait absolument ?…

Il gardait toujours les mains tremblantes serrées dans les siennes.

— Lilian, répondez-moi, je vous en supplie… Aviez-vous donc pour moi si peu d’affection que vous acceptiez ainsi sans hésitation l’idée que nous ne nous retrouverions peut-être jamais ?

Elle avait une telle soif de sincérité que l’aveu jaillit de son cœur tout frémissant.

— Parce que votre bonheur m’était mille fois plus cher que le mien, je me suis résignée à être séparée de vous… Du moins, j’ai essayé de me résigner !

Une sorte de sourire étrangement lumineux passa sur la physionomie grave de Robert et détendit ses traits.

— Alors écoutez-moi, Lilian. Vous m’avez demandé tout à l’heure pourquoi j’étais revenu ? C’est que je ne vous avais pas rendu votre parole, moi, que je vous considérais toujours comme mienne et voulais retrouver mon trésor… Seulement…

Il s’arrêta, se pencha vers elle, et sa voix devint basse et tendre comme s’il eût eu peur de l’effrayer.

— Seulement, ce n’est plus Lilian Evans que je désire pour femme, mais Lilian Vincey…

Elle se rejeta en arrière avec un cri d’indicible souffrance et cacha son visage dans ses mains.

— Mon Dieu, vous savez !!! Oh ! qui vous a dit ?…

— Alors vous pensez que je vous aurais ainsi laissée disparaître sans chercher à connaître le motif qui entraînait ma Lilian à se dérober à sa promesse ?

— Mais maintenant, vous le connaissez !… Pourquoi êtes-vous ici ?… Pourquoi n’avez-vous pas eu pitié de moi et me rappelez-vous mon pauvre rêve fini ?… J’ai trop souffert, je n’en puis plus !…

Les mêmes mots lui venaient aux lèvres que sa mère avait prononcés des années auparavant. Il l’enveloppa d’un regard de suprême tendresse :

— Ma pauvre petite enfant, murmura-t-il.

Et il écarta les doigts minces qui voilaient le visage pâli.

— Lilian, mon enfant chérie, regardez-moi. Vous me demandez pourquoi je suis venu vous trouver ? Est-ce que vous ne le savez pas ?… Est-ce que depuis longtemps vous n’avez pas compris à quel point je vous aimais… Et maintenant que je vous ai près de moi, aurez-vous le courage de me repousser ?

Elle eut la tentation poignante de répondre à cet amour qui s’offrait généreusement à elle en dépit de tout, d’oublier auprès de cet homme, prêt pour elle à tous les sacrifices, la douloureuse épreuve qu’elle venait de traverser, de s’abriter sous sa protection mâle et dévouée. Mais elle l’aimait trop pour ne pas songer à lui seul, malgré l’élan éperdu de sa jeune âme qui l’emportait vers le bonheur possible.

— Oui, je dois vous repousser, reprit-elle, raidie contre son ardent désir. Je ne puis être votre femme ! Je ne puis vous apporter un nom déshonoré… Je ne veux pas que vous puissiez être insulté peut-être à cause de moi. Dans Paris, tout le monde connaîtrait bien vite cette cruelle histoire…

Il passa la main sur son visage. Ce qu’elle disait là, durant des nuits entières, il y avait réfléchi depuis le jour où Isabelle de Vianne lui avait fait sa terrible révélation, depuis qu’en Angleterre, il avait appris tous les détails du procès de Charles Vincey. L’âme déchirée et irrésolue, il était arrivé à Lugano sachant y trouver encore la famille Lyrton, altéré d’entendre parler de Lilian. Était-elle responsable, elle, l’enfant adorée, du crime de son père, le seul qui eût failli dans les deux vieilles et respectables familles dont elle descendait, et que lady Evans représentait aujourd’hui, toute la première, avec tant de dignité ?

Et cependant il avait hésité. Elle le connaissait bien, Lilian, sévère, inflexible par nature sur les questions d’honneur, jaloux que pas une ombre ne passât sur sa réputation d’homme. Il avait hésité malgré la révolte de son amour, jusqu’au jour où les naïves confidences d’Enid lui avaient révélé que Lilian souffrait, lui prouvant en même temps que la jeune fille avait toujours ignoré la malheureuse destinée de son père. Alors, soudain, les scrupules hautains qui l’arrêtaient avaient été emportés comme des feuilles mortes par un tourbillon de tempête…

Et maintenant qu’il l’avait revue, qu’il la retrouvait toujours la même, délicate jusqu’au scrupule, qu’il subissait de nouveau le charme de sa jeunesse franche, passionnée et fière, il comprenait qu’aucune insulte ne serait capable de l’atteindre quand elle, l’aimée, serait auprès de lui… N’avait-il pas, un jour, au château des Crêtes, souhaité, dans l’absolue sincérité de son âme, de lui faire un avenir heureux et béni, autant qu’une puissance humaine pouvait le permettre…

— Lilian, reprit-il avec la même tendresse absolue et grave, il ne faut plus songer au passé, ni à un malheureux homme qui a expié durement ses folies, mais à tous ceux de votre famille qui ont été des gentils-hommes, à votre mère, dont le nom est sans tache… Il faut oublier, comme je le fais, cette triste histoire dont bientôt personne ne se souviendra plus… Il faut avoir confiance en moi surtout, ma Lilian… Je vous jure que jamais un mot offensant ne pourra monter jusqu’à vous…

Il vit qu’elle allait parler… mais il l’arrêta d’un geste. Il ne voulait plus entendre une parole de refus tomber des lèvres chères… Autour d’eux, c’était toujours ce grand silence qui permet aux âmes de se parler ; à peine, au loin, une faible sonnerie de clochettes. La lumière se faisait plus douce et l’horizon se voilait sous l’approche du crépuscule. Dans cette brève minute de silence entre eux, Robert Noris eut la vision rapide de son existence passée dont le vide l’avait si souvent accablé ; ce but, cet aliment suprême de la vie qu’il avait tant désiré rencontrer, il le possédait enfin ; il lui était donné de se dévouer, jusqu’au sacrifice de son légitime orgueil d’homme, au bonheur d’un être cher…

— Lilian, acheva-t-il, et sa voix résonnait suppliante, j’ai vécu longtemps isolé, même au milieu de la foule, triste jusqu’au plus profond de mon âme, avec la conviction désolante que je dépensais inutilement mes heures ;… aujourd’hui, tout ce que je n’avais pas, tout ce dont le manque m’a si souvent fait souffrir, vous pouvez me le donner… Vous êtes toute ma joie, tout mon espoir ; par vous seule, je puis être heureux… Ma chère aimée, n’écoutez plus votre orgueil. Ayez pitié de moi, et, comme à Vevey, dites que vous serez ma femme…

Elle avait courageusement lutté, mais elle était vaincue. Elle le regarda de ses yeux pleins de lumière ; et alors, sans un mot, elle vint s’abattre palpitante et brisée sur ce cœur de sceptique qu’elle avait rendu capable d’aimer et de croire, et qui lui appartenait désormais tout entier…


FIN