Rutebeuf - Œuvres complètes, 1839/C’est li testament de l’âne

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Œuvres complètes de Rutebeuf, Texte établi par Achille JubinalChez Édouard Pannier1 (p. 273-279).


C’est li Testament de l’Ane[1].


Ms. 7633.
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Qui vuet au siècle à honeur vivre
Et la vie de seux ensuyvre
Qui béent à avoir chevance,
Mout treuve au siècle de nuisance,
Qu’il at mesdizans davantage
Qui de ligier li font damage,
Et si est touz plains d’envieux.
Jà n’iert tant biaux ne gracieux,
Se dix en sont chiez lui assis,
Des mesdizans i aura six
Et d’envieux i aura nuef.
Par derrier ne prisent .i. oés,
Et par devant li font teil feste

Chascuns l’encline de la teste.
Coument n’auront de lui envie
Cil qui n’amandent de sa vie,
Quant cil l’ont qui sont de sa table,
Qui ne li sont ferm ne metable ?
Ce ne puet estre, c’est la voire.
Je le vos di por .i. prouvoire
Qui avoit une bone esglise ;
Si ot toute s’entente mise
A lui chevir et faire avoir :
A ce ot tornei son savoir.
Asseiz ot robes et deniers,
Et de bleif toz plains ces greniers,
Que li prestres savoit bien vendre,
Et pour la vendue atendre
De Pasques à la Saint-Remi ;
Et si n’éust si boen ami
Qui en péust riens née traire,
S’om ne li fait à force faire.

Un asne avoit en sa maison,
Mais teil asne ne vit mès hom
Qui vint ans entiers le servi ;
Mais ne sai s’onques teil serf vi.
Li asne morut de viellesce
Qui mult aida à la richesce.
Tant tint li prestre son cors chier
C’onques non laissast acorchier
Et l’enfoy ou semetière ;
Ici lairai ceste matière.

L’evesques ert d’autre manière

Que covoiteux ne eschars n’iere,
Mais cortois et bien afaitiez
Que cil fust jà bien deshaitiez
Et véist preudome venir
N’uns ne l’ péust el list tenir,
Compeignie de boens crestiens
Estoit ses droiz fisiciens ;
Toujours estoit plainne sa sale :
Sa maignie n’estoit pas male ;
Mais quanque li sires voloit
N’uns de ces sers ne s’en doloit :
C’il ot mueble, ce fut de dete ;
Car qui trop despent il s’endete.
Un jour grant compaignie avoit
Li preudons qui toz biens savoit.
Si parla l’en de ces clers riches,
Et des prestres avers et chiches
Qui ne font bontei ne honour
A evesque ne à seignour.
Cil prestres i fut emputeiz,
Qui tant fut riches et monteiz :
Ausi bien fut sa vie dite
Com ci la véissent escrite,
Et li dona l’en plus d’avoir
Que troi n’em péussent avoir ;
Car hom dit trop plus de la choze
Que hom n’i trueve à la parcloze.

« Ancor a-t-il teil choze faite,
Dont granz monoie seroit traite,
S’estoit qu’il la méist avant,
Fait cil qui vuet servir devant,

Et c’en devroit grant guerredon. »
— « Et qu’a-il fait ? » dit li preudon.
— « Il a pis fait c’un Béduyn,
Qu’il at son asne Bauduyn
Mis en la terre bénéoite. »
— « Sa vie soit la maléoite,
Fait l’evesques ; se ce est voirs,
Honiz soit-il, et ces avoirs.
Gautier, faites-le-nous semondre :
Si orrons le prestres respondre
A ce que Robers li mest seure ;
Et je di, se Dex me secoure,
Se c’est voirs, j’en aurai l’amende.[2] »
— « Je vous otroi que l’en me pande,
Se ce n’est voirs que j’ai contei,
Si ne vous fist onques bontei. »

Il fut semons ; li prestres vient :
Venuz est respondre convient
A son évesque de cest quas
Dont li prestres doit estre quas.
— « Faux, desléaux, Deu anemis,
Où aveiz-vos vostre asne mis ?
Dist l’evesques. Mout aveiz fait
A sainte Église grant mesfait ;

Onques mais n’uns si grant n’oy,
Qui aveiz votre asne enfoy
Là où on met gent crestienne !…
Par Marie l’Egyptienne !
C’il puet estre choze provée,
Ne par la bone gent trovée,
Je vos ferai metre en prison,
C’onques n’oy teil mesprison. »
Dit li prestres : « Biax très dolz sire,
Toute parole se lait dire ;
Mais je demant jor de conseil,
Qu’il est droiz que je me conseil
De ceste choze, c’il vos plait,
Non pas que je i bée en plait. »
— « Je vuel bien le conseil aiez,
Mais ne me tieng pas apaiez
De ceste choze, c’ele est voire. »
— « Sire, ce ne fait pas à croire. »

Lors se part li vesques dou prestre,
Qui ne tient pas le fait à feste.
Li prestres ne s’esmaie mie,
Qu’il seit bien qu’il at bone amie :
C’est sa borce, qui ne li faut
Por amende ne por défaut.

Queque foz dort et termes vient.
Li terme vint, et cil revient :
Xx. livres en une corroie
Touz sés[3] et de bonne monoie

Aporta li prestres o soi ;
N’a garde qu’il ait fain ne soi.
Quant l’esvesques le voit venir,
De parler ne se pot tenir :
« Prestres, consoil aveiz éu,
Qui aveiz vostre sens béu ? »
— « Sires, consoil oi-ge, cens faille ;
Mais à consoil n’afiert bataille.
Ne vos en devez mervillier,
Qu’à consoil doit-on concillier.
Dire vos vueul ma conscience ;
Et c’il i afiert pénitance,
Ou soit d’avoirs, ou soit de cors,
Adons si me corrigiez lors. »

L’evesques si de li s’aprouche
Que parleir i pout bouche à bouche,
Et li prestres liève la chière,
Qui lors n’out pas monoie chière.
Desoz sa chape tint l’argent :
Ne l’ozat montreir por la gent.
En concillant conta son conte :
« Sire, ci n’afiert plus lonc conte :
Mes asnes at lonc tans vescu ;
Mout avoie en li boen escu,
Il m’at servi, et volontiers,
Moult loiaument .xx. ans entiers,
Se je soie de Dieu assoux.
Chacun an gaaingnoit .xx. sols,
Tant qu’il ot espargnié .xx. livres.
Pour ce qu’il soit d’enfer délivres
Les vos laisse en son testament. »

Et dist l’esvesques : « Diex l’ament,
Et si li pardoint ces mesfais
Et toz les péchiez qu’il at fais[4] ! »
Ensi com vos aveiz oy,
Dou riche prestre s’esjoy
L’evesques ; por ce qu’il mesprit
A bontei faire li aprist.
Rutebues nos dist et enseigne
Qui deniers porte à sa besoingne
Ne doit douteir mauvais lyens.
Li asnes remest crestiens :
Atant la rime vos en lais,
Qu’il paiat bien et bel son lais.


Explicit.

  1. Cette pièce, dont Legrand d’Aussy a donné une traduction avec de fort longs commentaires tout à fait en dehors du texte (voyez t. III de ses Fabliaux, pag. 105 et suivantes, édit. de M. Renouard), a été imprimée par Barbazan. (Voyez t. III de Méon, pag. 70.) On en retrouve le sujet dans les Facéties et mots subtils en françois et en italien, fol. 17 ; dans les Novelle di Malespini, t. II, nov. 59 ; dans les Mille et une nuits (histoire du cadi qui veut faire punir un Musulman pour avoir fait des funérailles à son chien) ; dans le Dictionnaire d’anecdotes, t. II, pag. 451 ; dans les Fables d’Abstemius ; dans les Contes de Sedaine ; dans les Facetiœ Pogii ; dans les Facetiœ Frischlini, pag. 270 ; dans l’Arcadia in Brenta, pag. 325 ; et dans les Convivales sermones, t. 1, pag. 154 ; enfin M. Imbert l’a mise en vers français, t. I, pag. 264 de son Recueil de Fabliaux (Paris, 1795).
  2. L’usage permettait en effet à un évêque de condamner un prêtre à l’amende et de le faire mettre en prison pour un délit ecclésiastique. On aura une idée de la police de ces temps-là quand on saura que ces amendes formaient en grande partie, avec les confiscations, le produit de la justice des seigneurs, et que ce produit était un de leurs revenus les plus considérables. Philippe-Auguste comptait au nombre de ses différents droits les forfaits et les crimes : Nostra jura et nostram justitiam, et fore-facta quæ propriè nostra sunt. (Legrand d’Aussy, t. III, édit. Renouard.)
  3. Tout secs.
  4. Dans les Fables d’Abstémius le dénouement est encore plus spirituel : le prêtre vient apporter à l’évêque une grosse somme en écus dont l’empreinte représente un roi qui a des armes en main, et l’évêque répond qu’il ne peut résister à tant d’hommes armés. — La pièce de Rutebeuf est une charmante satire des donations aux églises faites par testament.