Caleb Williams/01

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Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 1p. 13-25).


CALEB WILLIAMS




I


Ma vie est depuis plusieurs années un drame composé d’une succession de calamités. Je me suis vu en butte aux poursuites d’une tyrannie vigilante, et je n’ai pu lui échapper ; mes plus nobles espérances d’avenir ont été anéanties ; mon ennemi s’est montré inaccessible aux prières et infatigable dans la persécution. Il a immolé ma réputation et mon bonheur. Tous ceux qui ont connu mon histoire ont refusé de me secourir dans ma détresse et ont exécré mon nom. Je ne méritais pas ce traitement. J’en appelle au témoignage de ma conscience, quoique le monde repousse ma prétention de paraître innocent. Hélas ! il y a peu à espérer que j’échappe aux piéges qui m’environnent de toutes parts. Si j’ai été poussé à rédiger ces mémoires, ce n’est que par le désir de distraire mon esprit de ma situation déplorable, avec la timide pensée que la postérité pourra me rendre, en les lisant, la justice qui m’est déniée par mes contemporains. Dans mon histoire, du moins, on remarquera cette logique qui n’accompagne en général que la vérité.

Je suis né dans une des provinces éloignées de l’Angleterre, d’une famille pauvre et obscure. Mes parents, livrés aux travaux auxquels les paysans sont généralement destinés, ne pouvaient me donner de leur vivant qu’une éducation protégée contre les pièges ordinaires de la corruption, et après eux une honnête réputation pour héritage : héritage, hélas ! perdu depuis longtemps pour leur malheureux fils. On me fit apprendre, pour toute science, à lire et à écrire, avec les éléments de l’arithmétique ; mais j’avais l’esprit curieux, très-avide d’instruction, et je ne négligeai aucun des moyens que la conversation ou la lecture pouvaient me fournir pour acquérir des connaissances : aussi mes progrès allèrent-ils plus loin que ma situation ne semblait le permettre.

Quelques autres circonstances ne laissèrent pas dans la suite d’exercer leur influence sur l’histoire de ma vie. D’une taille un peu au-dessus de la moyenne, sans être en apparence d’une constitution athlétique, j’étais pourtant doué d’une vigueur et d’une agilité peu communes. J’avais les membres souples, et j’étais fait pour exceller dans tous les exercices de la jeunesse ; mais les habitudes de mon esprit ne me portaient guère à placer ma vanité dans ce genre de supériorité. La gaieté bruyante des jeunes galants du village ne m’inspirait que de l’aversion, et je préférai me faire remarquer à mon avantage en me montrant très-rarement à leurs amusements. Néanmoins mes méditations solitaires ne laissaient pas que de se ressentir de mes exercices. Je me plaisais à la lecture des tours d’adresse : rien ne m’intéressait autant que ces histoires dont les héros trouvaient dans leur force ou leur dextérité des moyens de surmonter tous les obstacles. Je m’appliquai surtout aux inventions mécaniques, et j’y donnai une grande partie de mon temps.

Le mobile qui peut-être plus que tout autre caractérisa ma vie entière fut la curiosité. C’est ce mobile qui fit de moi un esprit inventif et une sorte de savant par nature : j’étais désireux de remonter à la source de tout effet ou à la cause de tout résultat, et de me rendre compte de toutes les solutions imaginées pour les phénomènes de l’univers. De là encore mon amour invincible des livres romanesques. L’explication d’une aventure me faisait éprouver une anxiété presque égale à celle de l’homme dont le malheur ou le bonheur futur dépendait du dénouement. Je lisais, je dévorais ces sortes de récits. Ils prenaient possession de mon âme : leur influence se faisait ressentir souvent dans l’expression de mes traits et dans ma santé. Ma curiosité cependant n’était pas tout à fait vulgaire : les anecdotes et la médisance du village n’avaient aucun attrait pour moi. Mon imagination avait besoin d’être excitée, sinon ma curiosité s’éteignait bientôt.

La demeure de mes parents était située dans la seigneurie de Ferdinando Falkland, squire de province[1] extrêmement riche. L’intendant de ce gentilhomme, M. Collins, qui avait occasion de venir de temps en temps chez mon père, me distingua de fort bonne heure ; charmé des progrès qu’il me voyait faire, il parla à son maître de mon esprit et de mes dispositions naturelles dans les termes les plus favorables.

Dans l’été de l’année…. M. Falkland, après une absence de plusieurs mois, vint visiter la terre qu’il possédait dans notre province. Ce fut là pour moi une date funeste ; j’avais alors dix-huit ans, mon père venait de mourir ; j’avais perdu ma mère quelques années avant. C’est dans cet état de délaissement que je reçus, à mon grand étonnement, un message de la part du squire pour me rendre au château le lendemain de la mort de mon père.

J’avais étudié dans les livres, mais il me manquait la connaissance pratique des hommes ; jamais je n’avais eu occasion de me présenter devant une personne d’un rang aussi élevé, et je ne pus me défendre, en cette circonstance, d’un peu d’embarras mêlé de crainte. Je trouvai dans M. Falkland un homme d’une petite taille, avec les formes les plus délicates. Au lieu de ces visages rudes et sans flexibilité que j’avais l’habitude de voir, c’était une physionomie où il n’y avait pas un muscle et pas un trait qui ne fussent comme l’expression d’une pensée significative. Ses manières étaient douces, affables, pleines de bonté : ses yeux étaient vifs ; mais il régnait dans son maintien une sorte de réserve et de dignité, je ne sais quoi de solennel que mon peu d’expérience me fit regarder comme une prérogative attachée à sa haute naissance, un moyen donné aux grands pour maintenir la distance qui les sépare de leurs inférieurs. Ses regards, qui souvent erraient douloureusement et avec inquiétude de tous côtés, décelaient l’agitation et la mélancolie de son âme.

Il m’était impossible de désirer une réception plus gracieuse et plus propre à m’encourager que celle que je reçus. M. Falkland me fit quelques questions sur mes études et sur les idées que je m’étais formées des hommes et des choses ; il écouta mes réponses avec condescendance et approbation. Son affabilité m’enhardit, je me sentis beaucoup plus sûr de moi, quoique je fusse encore gêné par la dignité qu’il conservait toujours dans son maintien, quelques grâces qu’il y mît d’ailleurs. Quand la curiosité de M. Falkland fut satisfaite, il m’apprit qu’il avait besoin d’un secrétaire ; que je lui paraissais avoir toutes les qualités propres pour être le sien, et que, si dans le changement d’état où je me trouvais par la mort de mon père, un pareil emploi pouvait me convenir, il me prendrait volontiers dans sa maison.

Cette proposition me flatta beaucoup, et ma reconnaissance éclata dans les expressions de ma réponse. Aidé de M. Collins, je disposai bien vite du peu de bien qu’avait laissé mon père. Il ne me restait plus dans le monde un seul parent dont je pusse réclamer la tendresse et les bons offices ; mais, bien loin de me sentir effrayé de cet abandon, je me livrais aux visions les plus brillantes sur le poste que j’allais occuper. J’étais loin de soupçonner que cette gaieté et cette douce insouciance dont j’avais joui jusqu’alors allaient bientôt me déserter pour jamais, et que le reste de mes jours était dévoué à des alternatives continuelles d’alarmes et de douleur.

Mon emploi était facile et agréable. Il consistait en partie à transcrire et à mettre en ordre quelques papiers, en partie à écrire, sous la dictée de mon maître, des lettres d’affaires ou quelques morceaux de littérature. Ceux-ci étaient pour la plupart des extraits analytiques de compositions de différents auteurs avec des réflexions et des idées nouvelles sur la matière qu’ils traitaient, et qui avaient pour objet ou de réfuter leurs erreurs, ou de pousser plus loin leurs découvertes. Tous ces essais portaient l’empreinte d’un esprit profond et élégant, riche en connaissances littéraires, doué d’une activité et d’une finesse de discernement peu communes.

Chargé des fonctions de bibliothécaire, aussi bien que de celles de secrétaire, je logeais dans la partie de la maison destinée aux livres. Là, mes moments auraient pu s’écouler dans la plus douce tranquillité, si ma nouvelle situation ne m’eût pas placé dans des circonstances totalement différentes de celles où j’étais naguère sous l’humble toit de mon père. La lecture et la méditation avaient de très-bonne heure absorbé toutes les facultés de mon esprit ; je n’avais eu que très-peu de commerce avec les hommes ; mais, dans ma résidence actuelle, mille motifs d’intérêt et de curiosité m’excitaient à étudier le caractère de mon maître, et je trouvais là un vaste champ pour mes conjectures et mes réflexions.

Il était impossible de mener une vie plus retirée et plus solitaire que la sienne. Les lieux de divertissement, les amusements ordinaires du monde n’avaient aucun attrait pour lui ; il évitait les lieux de réunion, et ne paraissait pas chercher un dédommagement de cette privation de la société dans les épanchements de l’amitié. Il semblait absolument étranger à tout ce qu’on nomme communément les plaisirs. À peine le voyait-on quelquefois sourire, et cette teinte de mélancolie qui annonçait les pensées douloureuses de son âme, ne l’abandonnait pas un seul instant. Cependant le fond de son caractère ne paraissait pas porté à une morosité misanthropique. Il était compatissant et rempli d’égards pour les autres, sans jamais, sortir toutefois de son maintien froid et réservé. Son extérieur et sa conduite étaient faits pour intéresser vivement tout le monde en sa faveur ; mais les démonstrations affectueuses qu’on aurait été tenté de lui faire, semblaient repoussées par l’air froid de son abord et son impénétrable réserve.

Tel était en général M. Falkland ; mais son humeur était extrêmement inégale. Cette disposition maladive, qui lui donnait en tout temps une habitude de sombre méditation, avait ses paroxysmes de violence. Quelquefois il était emporté, quinteux et tyrannique ; mais c’était moins l’effet d’un penchant à la dureté que du tourment intérieur de son âme ; et, dès que le moment de réflexion était venu, on voyait qu’il cherchait à ne faire tomber que sur lui seul tout le poids de son malheur. Quelquefois il n’était plus maître de lui-même et paraissait comme dans un état de démence. Il se frappait la tête, il fronçait les sourcils, ses traits devenaient convulsifs et il grinçait des dents. Quand il sentait l’approche de ces symptômes, il se levait brusquement ; quelle que fût l’affaire qui l’occupât, il l’abandonnait précipitamment et courait s’enfermer chez lui, où personne n’osait le troubler.

Il ne faut pas croire que tout ce que je viens de dire pût être remarqué par les personnes qui l’entouraient ; moi-même je ne l’ai appris que successivement, et après beaucoup de temps. Quant aux domestiques en général, ils voyaient très-peu leur maître. Excepté moi, à cause de la nature de mes fonctions, et M. Collins, son plus ancien serviteur et le plus considéré de tous, aucun d’eux n’approchait M. Falkland qu’à des heures fixes et pour très-peu de moments. Ils ne le connaissaient que par sa bienfaisance et son inflexible intégrité, principes qui semblaient régler toutes ses actions ; encore qu’ils se permissent quelquefois des conjectures sur ses singularités, ils ne le regardaient pas moins avec une sorte de vénération et comme un être d’un ordre supérieur.

Il y avait déjà trois mois que j’étais au service de mon protecteur, lorsqu’un jour je m’avisai d’entrer dans un cabinet séparé de la bibliothèque par une galerie étroite qu’éclairait une simple lucarne. Je n’imaginais pas qu’il y eût quelqu’un dans cet endroit, et je n’y allais que pour y placer quelque chose afin d’être sûr de le retrouver. En ouvrant la porte, j’entends au moment même un long gémissement qui était comme l’expression d’une angoisse intolérable. Le bruit de la porte parut alarmer la personne qui était dans la pièce ; je distinguai comme le son du couvercle d’un coffre qu’on baissait avec précipitation et d’une serrure qu’on fermait. Je présumai alors que M. Falkland était là, et je me hâtais de me retirer, lorsqu’une voix, qui me parut singulièrement terrible, s’écria : « Qui est là ? » c’était la voix de M. Falkland. Ce cri me glaça d’effroi : je voulus répondre, mais la parole me manqua, et, dans l’impuissance de parler, je m’avançai machinalement dans la pièce en dedans de la porte. M. Falkland ne faisait que de se lever de dessus le parquet où il avait été assis ou agenouillé ; son maintien portait toutes les marques de l’embarras et de la confusion. Toutefois un effort violent dissipa bientôt ces premiers symptômes, qui firent place à un visage étincelant de fureur. « Misérable, me dit-il, que venez-vous faire ici ? » Je balbutiai quelques mots d’excuse. « Traître ! s’écria M. Falkland en m’interrompant avec une impatience qu’il ne pouvait contenir, vous vous attachez à mes pas comme un espion. Je vous ferai cruellement repentir de votre insolence. Croyez-vous que je souffrirai impunément que vous veniez guetter ainsi toutes mes actions ? » Je cherchai à me défendre. « Va-t’en, démon d’enfer ! s’écria-t-il : sors d’ici, ou je vais t’écraser sous mes pieds. »

En parlant ainsi, il s’avança sur moi ; mais j’étais déjà assez effrayé, et je disparus bien vite. J’entendis la porte se refermer avec violence. Ainsi finit cette scène extraordinaire.

Le soir je revis M. Falkland : il me parut assez bien remis ; ses manières, qui étaient toujours affables, furent alors beaucoup plus attentives et plus caressantes ; on aurait dit qu’il avait sur le cœur quelque chose dont il voulait se débarrasser, mais qu’il manquait de paroles pour l’exprimer. Je le regardai avec un air mêlé d’inquiétude et d’affection. Il fit plusieurs efforts pour parler, mais sans succès ; il secoua la tête, et puis me mettant cinq guinées dans la main, il me la pressa d’une manière qui me révélait que son âme était agitée d’émotions contradictoires, mais qu’il m’était impossible alors d’interpréter. Presque aussitôt d’ailleurs je le vis se recueillir en lui-même et se retrancher dans sa réserve et sa solennité habituelles.

Je compris bien que le secret était une des choses qu’il attendait de moi : en effet, j’avais l’esprit trop disposé à méditer sur ce que j’avais vu et entendu pour aller indiscrètement le communiquer à d’autres. Toutefois il se trouva que ce soir même je soupai avec M. Collins, ce qui arrivait rarement, parce que ses affaires le retenaient souvent dehors. Il ne put s’empêcher de remarquer dans mon air quelque chose d’étrange qui annonçait de l’inquiétude et du chagrin, et il m’en demanda affectueusement la cause. Je cherchai à éluder ses questions, mais ma jeunesse et mon peu d’expérience du monde ne pouvaient que me trahir. D’ailleurs, j’étais habitué à regarder M. Collins comme une personne digne de tout mon attachement et de toute ma confiance ; il me sembla que, vu la position où il était, il y avait peu d’inconvénient à le prendre pour mon confident. Je lui racontai dans le plus grand détail tout ce qui s’était passé, et je terminai par une ferme déclaration que, bien que j’eusse été la victime d’un véritable caprice, je n’étais nullement inquiet pour mon propre compte ; qu’aucun danger, aucune considération d’intérêt personnel ne me ferait jamais faiblir dans ma conduite ; mais que j’étais uniquement touché du sort de mon malheureux maître, qui, au milieu de tous les avantages faits pour conduire au bonheur et avec tout ce qui peut en rendre digne, me paraissait livré à un état de souffrance non mérité.

M. Collins, pour répondre à cette communication, m’apprit quelques autres incidents de même nature venus aussi à sa connaissance, et il me dit que de tout cela il ne pouvait guère s’empêcher de conclure que notre infortuné maître avait de temps en temps l’esprit un peu dérangé. « Hélas ! ajouta-t-il, il n’a pas toujours été de même. Ferdinando Falkland fut autrefois le plus gai des hommes ; non pas qu’il eût cette gaieté désordonnée qui n’inspire guère que du mépris et qui est plutôt l’indice d’une légèreté naturelle que du contentement de l’âme. Sa gaieté n’était jamais sans quelque dignité ; c’était la gaieté des nobles cœurs et des hautes intelligences comme voilée d’une nuance de raison et de sentiment, elle ne s’écartait jamais du goût ni de la décence. Telle qu’elle était cependant, cette gaieté annonçait une humeur naturellement enjouée, qui donnait un charme extraordinaire à sa conversation. Sa présence faisait les délices de tous les cercles. Croyez-moi, mon cher Williams, vous ne voyez plus qu’un fantôme de ce Falkland recherché par les hommes de mérite et adoré des femmes. Sa jeunesse, dont le début éclatant avait donné les plus hautes espérances, s’est flétrie soudain. Sa sensibilité a été paralysée par une suite d’événements de la nature la plus mortifiante et la plus cruelle pour une âme comme la sienne : après s’être nourri des rêves d’un honneur visionnaire, il prétend que la blessure reçue par son orgueil n’a plus laissé survivre que la partie la plus grossière, l’enveloppe purement matérielle Falkland. »

Ces réflexions de mon ami Collins ne servirent qu’à irriter ma curiosité, et je le pressai d’entrer dans une explication plus étendue. Il ne se fit pas beaucoup prier, pensant bien que, quelque réserve qu’il se fût imposée sur cet article, sa discrétion eût été déplacée à mon égard, et regardant comme assez probable que, sans l’état de trouble et d’agitation où il était, M. Falkland lui-même aurait été disposé à me faire la même confidence. Afin de donner à cette succession d’événements toute la clarté possible, je joindrai au récit que me fit alors M. Collins divers éclaircissements que j’ai reçus d’ailleurs dans la suite. Au premier coup d’œil, le lecteur pourra croire que ces détails de la vie passée de M. Falkland sont étrangers à mon histoire. Hélas ! une cruelle expérience me fait sentir le contraire : en retraçant ses infortunes, mon cœur saigne comme si elles étaient les miennes propres. Comment pourrait-il en être autrement ? ma destinée tout entière a été liée à son histoire : c’est parce qu’il fut malheureux que mon bonheur, mon nom, toute mon existence ont été à jamais flétris.



  1. Le squire est, en Angleterre, le propriétaire principal d’un domaine : ce mot correspond à celui de laird en Écosse.