Caleb Williams/04

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Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 1p. 49-63).
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IV


Ce n’est là qu’un exemple des petites mortifications sans nombre que M. Tyrrel était condamné à endurer de la part de M. Falkland, et qui semblaient se multiplier tous les jours. Dans chacune de ces occasions, M. Falkland se comportait avec une convenance si parfaite, et avec une douceur de caractère si franche et si naturelle, qu’il ajoutait toujours quelque chose à la réputation qu’il s’était acquise. Plus M. Tyrrel se débattait contre la destinée qui l’entraînait, plus elle se précipitait et devenait évidente. Il maudissait mille fois sa mauvaise étoile qui s’était plu, selon lui, à choisir ce Falkland pour l’instrument continuel de ses humiliations. Exaspéré par une suite d’incidents fâcheux qui tournaient tous à sa confusion, il ressentait de la manière la plus cruelle les moindres succès de son rival, même là où personnellement il n’avait pas lui-même la plus légère prétention. Il s’en présenta bientôt un exemple.

M. Clare, ce poëte célèbre, dont les ouvrages seront l’honneur immortel du pays qui lui a donné naissance, était venu depuis peu dans ce canton, pour y jouir de sa petite fortune et de sa gloire, après une longue vie consacrée aux plus sublimes productions du génie. Un homme d’un mérite aussi rare n’était vu qu’avec une sorte de vénération par tous les gentilshommes du pays. Le lecteur connaît les ouvrages de ce poëte illustre ; souvent sans doute il les a goûtés avec délices, et je n’ai pas besoin d’en vanter le mérite. Mais peut-être ne connaît-il pas de même les qualités personnelles de M. Clare ; peut-être ne sait-il pas que sa conversation était presque aussi digne d’admiration que les productions de sa plume. Dans la société, il paraissait le seul qui ne connût pas toute l’étendue de sa renommée. Ses écrits demeureront longtemps comme une preuve éclatante de la hauteur où l’esprit humain est capable d’atteindre ; mais personne n’a su apercevoir, avec autant de sagacité que lui, les défauts qui s’y trouvaient ou ce qui restait encore à y faire. Lui seul semblait porter sur ses ouvrages un regard de supériorité et d’indifférence. Un des traits qui le distinguaient le plus, c’était une douceur de mœurs inaltérable, une élévation d’âme qui lui faisait voir les fautes des autres sans le plus petit mélange de ressentiment, et qui rendait impossible pour qui que ce fût d’être son ennemi. Il indiquait aux hommes leurs erreurs franchement et sans réserve ; sa censure excitait la surprise et entraînait la conviction, mais sans affecter jamais péniblement la personne qui en était l’objet. Telles étaient les qualités morales qui le distinguaient dans la société habituelle ; les qualités intellectuelles qu’il y déployait, c’était principalement un enthousiasme doux et éloquent, qui s’exprimait dans son langage avec une verve si abondante, que la réflexion seule et la mémoire pouvaient vous faire apercevoir l’étonnante variété d’idées qu’il avait fait passer en un moment devant vous.

Dans ce canton retiré, M. Clare trouva sans doute peu de personnes en état de le comprendre et de partager ses goûts. Il n’est pas rare que de grands hommes aient aimé à se cacher dans la retraite, et à préférer la solitude des bois et des campagnes aux cercles brillants et spirituels dont ils avaient fait les délices. Du moment où M. Falkland arriva dans le pays, M. Clare le distingua bientôt d’une manière marquée. Il ne fallait pas beaucoup d’observation ni d’expérience à un génie aussi pénétrant, pour découvrir le mérite ou les défauts de ceux qui se présentaient à lui. Est-il surprenant qu’il se soit bien vite intéressé à une âme qui avait, à certains égards, tant de rapports avec la sienne ? Mais, pour l’imagination malade de M. Tyrrel, toute distinction accordée à son rival semblait une insulte dirigée contre lui-même. D’un autre côté, M. Clare, quoique plein de douceur et d’aménité dans sa censure, n’était pas aussi réservé dans ses éloges ; et, pour faire rendre justice aux gens de mérite, il ne se faisait pas scrupule de tirer parti de la déférence personnelle qu’on avait pour lui.

Dans une de ces assemblées publiques où se trouvaient présents M. Falkland et M. Tyrrel, la conversation d’un des groupes les plus nombreux de la compagnie vint à tourner sur le talent de M. Falkland pour la poésie. Une dame distinguée par la finesse de son esprit dit qu’elle avait eu le plaisir de voir une pièce de vers qu’il avait composée sous le titre d’Ode au génie de la Chevalerie, qui lui avait paru exquise. Il n’en fallut pas davantage pour exciter la curiosité, et la dame ayant ajouté qu’elle en avait une copie sur elle qui était bien au service de la société, si l’auteur ne le trouvait pas mauvais, tout le cercle se réunit pour prier M. Falkland de leur donner ce plaisir, et M. Clare, qui était là, joignit ses instances à celles des autres. Rien ne charmait plus celui-ci que de trouver l’occasion de rendre justice publiquement au talent. M. Falkland n’avait ni affectation ni fausse modestie : il ne résista pas longtemps aux instances qui lui furent faites.

Par hasard, M. Tyrrel était assis à l’extrémité de ce groupe : on croira bien qu’il n’avait pas vu avec plaisir le tour qu’avait pris la conversation. Il paraissait vouloir se retirer, mais il y avait comme un pouvoir inconnu qui le retenait, pour ainsi dire, par enchantement à sa place, et qui l’obligea à avaler jusqu’à la lie le breuvage amer que lui avait préparé l’envie.

La pièce fut lue à la compagnie par M. Clare, qui possédait à un degré supérieur le talent de bien lire. Son débit était plein de simplicité, d’intelligence et d’énergie, et on ne peut guère se faire une idée du plaisir qu’on trouvait à l’entendre. En conséquence, les beautés de l’ode de M. Falkland parurent avec tout l’avantage possible. Les passions successives qui avaient animé l’auteur passèrent dans l’âme du lecteur. Chaque mot fut rendu dans toute la vérité de son accent ; toutes les images évoquées par l’imagination créatrice du poëte, tantôt faisaient pénétrer jusqu’au fond de l’âme des auditeurs une religieuse solennité, tantôt les ravissaient de plaisir et d’admiration.

On connaît déjà le caractère de ceux qui composaient cet auditoire. C’était pour la plupart des gens simples, peu lettrés, et dont le goût n’était pas très-raffiné ; s’ils lisaient jamais de la poésie, c’était simplement par pure imitation et sans y trouver de grands charmes ; mais la pièce de M. Falkland était pleine d’inspiration et de verve. Peut-être même l’ode toute seule aurait-elle fait peu d’effet sur la plupart d’entre eux, mais la déclamation de M. Clare lui avait donné un nouveau relief. Il acheva la lecture ; et, quand il eut cessé, les auditeurs, dont la figure et le maintien avaient suivi successivement toutes les passions exprimées par le poëte, cherchèrent tous à la fois à marquer leur approbation. Ils venaient d’éprouver des sensations auxquelles ils étaient peu accoutumés. L’un parlait, l’autre suivait avec une sorte d’entraînement, et le ton bruyant et confus de leurs louanges les rendait encore plus frappantes et plus remarquables ; mais ce qui fut surtout le plus difficile à supporter pour M. Tyrrel, ce fut la conduite de M. Clare. Il remit le manuscrit à la dame qui le lui avait donné, et, se retournant vers M. Falkland avec un ton plein d’âme et d’enthousiasme : « Bien, bien, monsieur, voilà qui est frappé au bon coin ; ce n’est pas là un de ces essais laborieux et pédantesques qui attestent les sueurs et les veilles de l’auteur, ni de ces niaiseries pastorales qui ne présentent pas à l’esprit le moindre sens. Nous avons besoin d’hommes tels que vous ; mais souvenez-vous bien, jeune homme, que ce n’est pas pour enfanter des chimères oiseuses, c’est pour éclairer le monde que le ciel a fait aux hommes le don du génie. Élevez-vous à la hauteur de vos destinées. »

Un instant après, M. Clare, quittant son siége, se retira avec M. Falkland et deux ou trois autres personnes. Aussitôt qu’ils furent sortis, M. Tyrrel s’avança un peu plus en dedans du cercle. Il avait été si longtemps réduit au silence, qu’il semblait prêt à étouffer d’indignation : « Vraiment, dit-il, comme se parlant à lui-même, et sans adresser la parole à personne, c’est une belle chose que des vers. Dieu me damne, je voudrais un peu savoir ce qu’on ferait d’une cargaison entière d’une telle marchandise.

— Assurément, dit la dame qui avait la première parlé de l’ode de M. Falkland, vous ne disconviendrez pas que la poésie ne soit un amusement très-noble et très-agréable.

— Très-noble ! Parbleu, oui. Voyez un peu ce Falkland ! Voilà-t-il pas un beau petit homme ? Au nom du diable, madame, est-ce que vous croyez qu’il ferait des vers s’il était en état de mieux faire autre chose ? »

La conversation ne s’arrêta pas là. La dame répliqua. Quelques autres personnes encore, toutes remplies des émotions qu’elles venaient d’éprouver, se mirent de la partie. M. Tyrrel devint plus emporté dans ses invectives, et se soulagea en exhalant sa bile. Les personnes qui pouvaient, à certain point, contenir ses violences s’étaient retirées : soit timidité, soit faiblesse, les orateurs, l’un après l’autre, retombaient dans le silence. Tyrrel semblait, en apparence, avoir repris son ancien ascendant, mais il sentait bien le peu de solidité de ce triomphe passager, et la rage était au fond de son cœur.

En s’en retournant de l’assemblée il fut accompagné par un jeune homme qui, par une conformité de manières et d’inclinations, était devenu un de ses principaux confidents. On aurait pu croire que l’humeur de M. Tyrrel s’était suffisamment satisfaite dans la conversation qu’il venait d’avoir en quittant la société ; mais il lui était impossible de distraire ses idées du tourment qu’il endurait. « Damné soit ce Falkland ! dit-il : quel misérable drôle pour faire ici tant de fracas ! Mais les sots sont toujours des sots, et les femmes des sottes ; il n’y a pas moyen d’empêcher cela ! Les plus à blâmer, ce sont ceux qui les soutiennent, et M. Clare plus que tout autre. C’est un homme qui devrait un peu connaître le monde, et ne pas se laisser éblouir par du clinquant et des niaiseries. Il paraissait avoir du jugement : je ne l’aurais pas soupçonné d’avoir ainsi mis en train tout ce charivari contre la raison et la bienséance. Mais tout le monde est fait de même ; ceux qu’on croit valoir mieux sont seulement les plus adroits. S’ils prennent une autre route, c’est toujours pour aller au même but. Celui-ci m’a trompé pendant quelque temps, mais c’est bien fini. Tout le mal vient de là. Les sots se trompent ; mais ils ne persisteraient pas dans leur sottise, s’ils n’y étaient encouragés par ceux qui seraient faits pour les éclairer. »

Peu de jours après cette aventure, M. Tyrrel fut fort surpris de recevoir une visite de M. Falkland. Sans autre compliment, M. Falkland débuta par exposer le sujet de sa visite.

« Monsieur Tyrrel, dit-il, je suis venu pour avoir avec vous une explication amicale.

— Une explication ! Vous ai-je offensé ?

— Pas le moins du monde, monsieur, et c’est pour cela que je crois que c’est le moment de nous entendre.

— Que diable venez-vous me dire là, monsieur ? Êtes-vous bien sûr que votre explication ne soit pas plus propre à brouiller les choses qu’à les éclaircir ?

— Je crois en être sûr, monsieur ; je me fie beaucoup sur la pureté de mes intentions, et je ne doute pas que, quand vous les connaîtrez bien, vous ne vous prêtiez volontiers à y concourir.

— Mais, mais, monsieur Falkland, nous pourrions n’être pas d’accord là-dessus. Un homme pense d’une manière, un autre d’une autre. Et puis, ma foi, je ne crois pas avoir grand sujet de me louer de vous jusqu’à présent.

— Cela peut être. Avec cela, je ne crois pas non plus vous avoir donné quelque raison de vous en plaindre.

— Fort bien, monsieur, mais vous n’avez pas le droit de venir ici me vexer. Si votre projet a été de vous divertir à mes dépens et de savoir à quel homme vous aviez affaire, Dieu me damne si vous aurez sujet de vous en applaudir.

— Rien n’est plus aisé, monsieur, que de nous susciter une affaire. Si c’est là ce que vous voulez, n’ayez pas peur que les occasions vous manquent.

— Dieu me damne, je crois que vous êtes venu ici pour me braver.

— Monsieur Tyrrel ! monsieur… prenez garde !…

— Quoi, monsieur ? Entendez-vous me menacer ? De par tous les diables, que me voulez-vous ? qu’êtes-vous venu faire ici ? »

Les manières brutales de M. Tyrrel rendirent à M. Falkland tout son sang-froid.

« J’ai tort, reprit-il, je l’avoue. Je n’ai que des intentions pacifiques, et c’est ce qui m’a fait prendre la liberté de venir vous voir. Quel que puisse être mon ressentiment dans d’autres circonstances, je dois me vaincre en ce moment.

— Ah ah !… Eh bien, monsieur ! qu’avez-vous donc de plus à me dire ?

— Monsieur Tyrrel, poursuivit M. Falkland, vous vous imaginerez sûrement bien que le sujet qui m’a amené ici n’est pas une bagatelle. Je ne serais pas venu chez vous sans de très-fortes raisons. Ma démarche seule vous est un sûr garant que je suis profondément convaincu de l’importance de ce que j’ai à vous dire.

» Nous sommes à l’égard l’un de l’autre dans une situation des plus critiques : nous sommes tout près d’un tourbillon qui, s’il nous entraîne une fois, ne nous laissera plus le temps de la réflexion. Un malheureux esprit de jalousie semble s’être glissé entre nous deux ; je ne désire rien tant que de l’éloigner, et je viens réclamer votre aide. Nous sommes tous les deux d’humeur peu endurante ; nous avons tous les deux une propension à nous laisser emporter. Dans l’état où sont les choses, il n’y a rien de déshonorant ni pour vous ni pour moi à prendre des précautions contre l’avenir, il pourrait venir un temps où nous aurions à regretter de n’avoir pas usé de prudence, et où il serait trop tard pour y avoir recours. Pourquoi deviendrions-nous ennemis ? Si nos goûts sont différents, poursuivons chacun notre carrière sans chercher à nous traverser. Nous possédons l’un et l’autre assez abondamment tous les moyens de bonheur ; nous avons tout ce qu’il faut pour vivre longtemps tranquilles et heureux, respectés de tout ce qui nous environne. N’y aurait-il pas de la folie à abandonner une pareille perspective pour courir les chances d’une rivalité et d’une lutte pénibles ? Entre gens de notre humeur, une telle position entraîne des conséquences dont l’idée me fait frémir. Je tremble, monsieur, qu’il n’en résulte la mort au moins pour l’un de nous deux, et pour le survivant le remords et le malheur pendant le reste de ses jours.

— Sur mon âme, vous êtes un homme étrange ! Quel besoin avez-vous de m’importuner de vos prédictions et de vos pressentiments ?

— Parce que cela est nécessaire pour votre bonheur ; parce que je crois convenable de vous avertir maintenant du danger que nous courons, plutôt que d’attendre jusqu’au point où ce que je dois à mon caractère ne me permettra plus de rester aussi tranquille. En faisant de ceci une querelle, nous ne ferions qu’imiter le commun des hommes, qui, à notre place, vraisemblablement en viendrait bientôt là ; mais faisons mieux : montrons que nous avons assez d’élévation dans l’âme pour mépriser de petits sujets de mésintelligence. En nous rendant ainsi justice, nous en retirerons une gloire bien plus solide et plus vraie. En adoptant une conduite contraire nous en serons nous-mêmes les victimes, et nous nous donnerons en spectacle à nos connaissances.

— Vous croyez cela ? Peut-être y a-t-il là quelque chose de vrai ; mais, pour ma part, Dieu me damne, si je consens à être jamais le jouet d’aucun homme au monde.

— Vous avez raison, monsieur Tyrrel ; conduisons-nous donc chacun de la manière la plus propre à nous faire respecter. Ni vous ni moi n’avons envie de changer la carrière que nous nous sommes faite ; poursuivons donc notre route l’un et l’autre sans nous contrarier respectivement ; que ce soit là notre traité, et, par une condescendance réciproque, arrivons à nous donner mutuellement la paix. »

En disant ceci, M. Falkland lui tendit la main en signe de concorde ; mais ce geste était trop significatif : le farouche Tyrrel, qui semblait un peu ébranlé par ce qui avait précédé, se sentant alors pris comme par surprise, recula quelques pas. M. Falkland, à ce nouveau trait de rudesse, fut sur le point de prendre feu, mais il eut la force de se contenir.

« Je ne comprends rien à tout ceci ! s’écria M. Tyrrel ; pourquoi, diable, me pressez-vous comme cela ? Il faut, pardieu, que vous ayez là-dessous quelque intention de me faire donner dans le piége.

— Mon intention, répliqua M. Falkland, est franche et honnête. Pourquoi voudriez-vous vous refuser à une proposition dictée par la raison et conforme également à votre intérêt comme au mien ? »

M. Tyrrel avait eu le temps de se remettre, et il était revenu à son caractère habituel.

« Bien, bien, monsieur ; je dois convenir qu’il y a là quelque franchise. Et moi je vais de mon côté vous rendre la pareille : mon humeur est un peu rude, n’importe pourquoi ni comment ; je n’aime pas à être contrôlé. Peut-être trouverez-vous que c’est une faiblesse ; mais, certes, je ne me changerai pas, je vous en réponds. Avant que vous vinssiez dans ce pays, j’y vivais fort bien, j’aimais mes voisins, et j’étais bien vu d’eux. À présent, c’est tout autre chose, et c’est à vous que je m’en prends. Tant que je ne pourrai faire un pas hors de chez moi sans vous trouver sur mon chemin et sans endurer tous les jours quelque nouvelle mortification, où vous êtes toujours pour quelque chose de près ou de loin, je suis résolu à vous haïr. Ainsi, monsieur, si vous voulez vous en aller hors du pays, du royaume même, ou au diable, si cela vous fait plaisir, pourvu que je n’entende plus parler de vous, je vous donne ma parole de ne pas vous chercher la moindre querelle de ma vie. Alors on pourra prôner vos vers, vos rébus, vos couplets, vos balivernes, comme la chose la plus merveilleuse, sans que je m’en mette en peine le moins du monde.

— Monsieur Tyrrel, soyez raisonnable. Ne pourrais-je désirer votre éloignement comme vous le mien ? Je suis venu vous trouver comme mon égal et non comme mon supérieur. Dans la société des hommes, il y a des choses à supporter et des devoirs à remplir. Personne ne doit se figurer que le monde a été fait pour lui tout seul. Prenons donc les choses comme nous les trouvons, et accommodons-nous sagement aux inconvénients que nous ne pouvons éviter.

— En vérité, monsieur, voilà qui est parfaitement bien dit ; mais je reviens à mon texte : nous sommes comme Dieu nous a faits ; je ne suis, moi, ni philosophe ni poëte ; je ne saurais niaisement me façonner autrement que je ne suis. Quant aux conséquences, il en sera ce qui en sera ; nous ferons comme nous pourrons : il faut faire son pain selon sa farine. Ainsi, voyez-vous, je ne me creuserai pas la tête sur ce qui arrivera ; mais je me tiendrai, pardieu ! en bonne posture pour attendre tous les événements. Tout ce que je puis vous dire, c’est que, tant que je vous verrai vous jeter devant moi, toujours à la traverse, je vous haïrai comme une médecine noire ; et, Dieu me damne, si je ne crois pas que je vous hais encore plus pour être venu aujourd’hui avec vos diables de formes pragmatiques, quand personne ne songe à vous, pour me prouver seulement que vous êtes plus sage, que tout le monde ensemble.

— Monsieur Tyrrel, j’ai fini. Je prévoyais de fâcheuses conséquences, et je suis venu amicalement vous en avertir. Je me flattais qu’une explication franche n’aurait fait que ramener entre nous la bonne intelligence. Je vois que je me suis un peu trompé ; mais je crois encore pourtant que, quand vous réfléchirez de sang-froid à ce qui s’est passé entre nous vous finirez par rendre justice à la pureté de mes intentions, et par sentir que ma proposition n’était pas déraisonnable. »

M. Falkland se retira. Dans tout le cours de cet entretien, il s’était conduit, sans doute, de façon à inspirer une véritable confiance dans ses paroles. Avec cela, son caractère bouillant n’avait pas été sans effet dans cette scène, et, dans les moments mêmes où il avait fait voir le plus de retenue, il y avait dans sa manière une sorte de hauteur qui ne pouvait manquer d’irriter son adversaire ; l’élévation qu’il déployait, en se montrant maître de lui, était une espèce de reproche indirect. Les plus nobles sentiments lui avaient dicté sa démarche ; mais, sans contredit, elle n’eut d’autre effet que d’envenimer la plaie qu’il s’agissait de guérir.

Quant à M. Tyrrel, il recourut à sa ressource ordinaire, et alla se débarrasser dans le sein de son confident des idées tumultueuses qui le tourmentaient. « Voilà encore, disait-il, une nouvelle ruse de cet homme pour prouver sa prétendue supériorité. Nous savons fort bien qu’il a le talent de babiller. À coup sûr, si l’on gouvernait le monde avec des paroles, il aurait beau jeu. Oh ! certes, oui, il peut bavarder tout à son aise. Mais qu’est-ce que c’est que du caquet ? Ce n’est pas avec cela qu’on vide une affaire ; au bout du compte, je ne sais quel diable me retenait pour ne l’avoir pas jeté à la porte ; mais tout cela trouvera sa place : c’est un article de plus au compte que nous avons à régler ensemble et qu’il me payera tout au long. Ce Falkland est un vrai démon à ma poursuite. Il ne me laisse pas respirer un moment : le jour, je le trouve partout ; la nuit, je le vois en rêve : il empoisonne toute ma vie. Je voudrais le voir déchirer pièce à pièce avec des tenailles et lui manger le cœur. Je n’aurai pas un moment de repos qu’il ne soit à tous les diables. Je ne sais ce qu’il peut avoir de bon ; mais, pour moi, c’est un instrument de torture continuelle. Y penser seulement pèse sur mon cœur comme un cauchemar ; c’est trop longtemps le supporter. Croit-il qu’il me fera souffrir impunément tout ce que j’endure ? »

Malgré toute l’exaspération de M. Tyrrel, il est probable cependant qu’il rendit quelque justice à son rival. De ce moment il le vit avec encore plus d’aversion, mais ne le regarda plus comme un ennemi méprisable. Il évita davantage sa rencontre, il ne se mit plus à tout propos en attitude hostile contre lui. Il semblait guetter sa victime dans le silence et recueillir tout son venin pour lui porter le coup mortel.