Caleb Williams/05

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Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 1p. 64-74).
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V


Peu de temps après, il se déclara dans le pays une maladie contagieuse, dont les ravages furent extrêmement rapides, et qui attaqua un grand nombre d’habitants. Une des premières personnes qui en éprouvèrent les atteintes fut M. Clare. On peut se figurer quel chagrin et quelles alarmes cet accident causa dans tous les environs. M. Clare y jouissait d’une considération presque au-dessus de celle d’un simple mortel. L’égalité de son humeur, la douceur de son commerce, l’extrême bonté de son cœur, jointes à ses talents, à l’aimable gaieté de sa conversation et aux richesses de son esprit, en avaient fait l’idole de tous ceux qui le connaissaient. Au moins n’avait-il pas un seul ennemi dans tout ce qui l’entourait. Son danger fut le sujet d’un deuil universel ; il semblait promettre une longue vie, et avoir à parcourir encore une belle carrière d’années et de gloire. Peut-être n’était-ce qu’une apparence trompeuse ; peut-être les efforts de son intelligence, plus violents et plus continus que ne l’aurait permis un juste ménagement pour sa santé, avaient-ils déjà jeté en lui les germes d’une maladie. Mais un observateur plus confiant aurait hardiment prédit que ses habitudes de tempérance, l’activité de son esprit et son enjouement inaltérable suffiraient pour tromper longtemps la mort, à moins qu’elle ne vînt à le prendre par surprise ; et cette circonstance redoublait encore l’affliction générale.

Mais personne n’en fut aussi affecté que M. Falkland. Peut-être n’y avait-il pas un homme capable d’apprécier aussi bien que lui la vie qui était alors menacée. Il se hâta de se rendre près du malade : mais il éprouva quelque difficulté à se faire introduire. M. Clare, qui n’ignorait pas la nature contagieuse de son mal, avait donné ordre qu’on laissât approcher de lui le moins de monde possible : M. Falkland se fit nommer et on lui fit réponse qu’il était compris dans l’ordre général. Mais il n’était pas d’humeur à se rebuter aisément, il insista avec opiniâtreté, et à la fin il l’emporta ; on se contenta de lui recommander de prendre toutes les précautions d’usage pour se garantir de la contagion.

Il trouva M. Clare dans sa chambre à coucher, mais levé : il était en robe de chambre, assis à un bureau, près de la fenêtre. Il avait l’air serein et tranquille, mais il portait l’empreinte de la mort. « J’avais grande envie, M. Falkland, dit-il, qu’on ne vous laissât pas entrer jusqu’ici, quoiqu’il n’y ait personne au monde que j’aie plus de plaisir à voir ; mais en y pensant mieux, je crois qu’il y a peu de gens qui puissent s’exposer à ce danger-ci avec plus d’espoir de lui échapper. Au moins chez vous, si la garnison était prise, ce ne serait pas par la trahison du commandant de la place. Je ne saurais vous dire comment moi, qui vous prêche ici la prudence, j’ai été imprudent moi-même ; mais que mon exemple ne vous décourage pas ; je ne connaissais pas tout le danger, sans quoi je me serais conduit avec plus de circonspection. »

M. Falkland, une fois établi dans l’appartement de son ami, ne voulut plus absolument en désemparer. M. Clare pensa qu’il y avait peut-être moins de risque dans ce parti que dans un changement continuel d’air, et il n’insista plus. « M. Falkland, dit-il, quand vous êtes entré, j’achevais mon testament. Ce que j’avais écrit autrefois sur mes dernières volontés ne me convenait pas, et je ne me souciais guère, dans ma situation, de faire appeler un légiste. Dans le fait, il serait bien étrange qu’un homme de sens, avec des intentions pures et droites, ne fût pas en état de remplir cette fonction par lui-même. »

M. Clare continua à agir avec autant d’aisance et de liberté que s’il eût été dans la plus parfaite santé. À voir son maintien assuré et son ton calme et enjoué, on n’aurait jamais imaginé qu’il touchât à son dernier moment. Il marchait, il raisonnait, il badinait d’une manière qui annonçait un homme parfaitement maître de soi ; mais de quart d’heure en quart d’heure sa figure s’altérait d’une manière sensible. M. Falkland ne le perdait pas un instant de vue, et le contemplait avec une inquiétude mêlée d’admiration.

« Falkland, dit le malade après avoir paru, quelques minutes absorbé dans ses pensées, je sens que je vais mourir ; c’est un étrange mal que le mien. Hier je paraissais être en parfaite santé, et demain je serai un corps insensible. Que la ligne qui sépare la vie et la mort des misérables humains est curieuse à étudier ! Être tout à l’heure actif, gai, pénétrant, riche, par la mémoire, d’une foule de connaissances, capable d’amuser les hommes, de les instruire et de les exalter, puis, le moment d’après, n’être plus qu’une matière dépourvue de vie et de mouvement, un poids inutile sur la surface de la terre : voilà l’histoire de bien des hommes, et ce sera bientôt la mienne.

» Il me semblait que j’avais encore beaucoup de choses à faire en ce monde ; mais cela ne sera pas. Il faut se contenter de ce qui est fait : c’est vainement que je rappelle toute mon énergie morale, l’ennemi est trop fort et trop acharné contre moi : il ne veut pas me donner le temps de respirer ; ces choses-là sont hors de mon pouvoir, elles tiennent à un enchaînement de circonstances qui se succèdent continuellement sans s’arrêter. Le bien-être général, la grande affaire de l’univers ira toujours son train, quoiqu’il ne me soit plus donné d’y travailler pour ma part. Cette tâche est réservée à des mains plus fortes et plus jeunes, à vous, Falkland, et à ceux qui vous ressemblent. Nous serions bien méprisables vraiment, si l’espoir du perfectionnement de l’espèce humaine ne nous faisait pas goûter un plaisir pur et parfait, sans cependant que nous sachions si nous existerons pour en partager les fruits. Les hommes auraient bien peu à envier à l’avenir, s’ils avaient tous joui de la paix du cœur aussi complétement que je l’ai fait. »

M. Clare demeura levé toute la journée, se livrant à quelques légères distractions et exerçant agréablement ses facultés morales, ce qui était peut-être plus propre à rafraîchir et fortifier ses organes, que s’il eût cherché à prendre du repos. Par intervalles, il survenait une crise ; mais il ne l’avait pas plus tôt sentie, qu’il avait l’air de se mettre au-dessus du mal et de sourire de l’impuissance de ses attaques. Trois ou quatre fois il fut baigné de sueurs abondantes auxquelles succédaient une extrême sécheresse de la peau et une chaleur brûlante. Bientôt il fut couvert de petites taches livides ; puis il parut quelques symptômes de frisson, mais il les soutint avec un grand courage. Ensuite il devint calme ; et, après quelques moments, comme il était déjà nuit, il se détermina à se mettre au lit.

« Falkland, dit-il en lui serrant la main, mourir n’est pas une tâche aussi difficile que bien des gens se le figurent. Quand on contemple de près la mort, on est tout étonné qu’une subversion aussi totale puisse s’opérer si facilement. »

Il y avait déjà quelques moments qu’il était au lit, et comme tout paraissait tranquille, M. Falkland pensa qu’il dormait, mais c’était une erreur. M. Clare à l’instant ouvrit le rideau et jeta les yeux sur son ami. « Je ne puis dormir, dit-il. Non ; si je pouvais dormir, je me regarderais comme hors d’affaire ; mais il est décidé que j’aurai le dessous dans cette lutte contre la maladie.

» Falkland, c’était à vous que je pensais. Je ne connais personne à qui l’avenir semble offrir de plus belles espérances ; mais veillez sur vous. Que le monde ne soit pas frustré des avantages que lui promettent vos vertus. Je connais vos faiblesses aussi bien que votre force ; vous avez une humeur bouillante chatouilleuse à l’excès sur le point d’honneur ; si cette humeur une fois vous entraîne dans un faux pas, vous pouvez devenir aussi funeste à vos semblables que vous auriez pu leur être utile. Travaillez sérieusement à vous délivrer de cette susceptibilité.

» Mais si, dans la courte explication que me permet ma situation actuelle, il ne m’est pas possible de songer à opérer en vous une réforme aussi désirable, il y a au moins une chose que je puis faire : je puis vous prévenir de vous mettre sur vos gardes contre un danger que je vois très-imminent. Prenez garde à M. Tyrrel. Ne faites pas la faute de le mépriser comme un adversaire indigne de vous. De petites causes peuvent amener de grands maux. M. Tyrrel est arrogant, dur et grossier ; et vous, vous êtes trop passionné, trop sensible à la moindre offense. Ne serait-il pas bien déplorable qu’un homme qui vous est si inférieur et si peu fait pour vous être comparé sous aucun rapport, fût dans le cas de changer une vie comme la vôtre en une suite de crimes et d’infortunes ? Pensez-y bien. Je n’exige pas de promesse de vous. Je ne chercherai pas à vous enchaîner par des liens superstitieux ; je veux que ce soit la raison et la justice seules qui vous commandent. »

Cette explication affecta profondément M. Falkland. Une attention aussi généreuse de la part de M. Clare, dans un moment semblable, le pénétra d’un si vif sentiment de reconnaissance, qu’il fut presque hors d’état de trouver une réponse. Il ne prononça que quelques phrases fort courtes et exprimées avec effort. « Je me conduirai mieux… Ne craignez rien de ma part… Vos excellents avis ne sortiront pas un seul moment de ma mémoire. »

M. Clare passa à un autre sujet. « Je vous ai nommé mon exécuteur testamentaire : vous ne me refuserez pas ce dernier service de l’amitié. Il n’y a que peu de temps que j’ai le bonheur de vous connaître ; mais dans ce peu de temps je vous ai bien observé, et j’ai lu jusqu’au fond de votre âme. Ne trompez donc pas les glorieuses espérances que j’ai conçues de vous !

» J’ai fait quelques legs. Mes anciennes connaissances, du temps où je vivais dans le monde, au moins celles avec lesquelles je vivais dans l’intimité, sont encore toutes chères à mon cœur. Je n’ai pas eu le temps de les appeler auprès de moi dans la circonstance présente ; je ne l’ai même pas désiré ; mais j’espère qu’elles se rappelleront ma mémoire avec plus d’utilité qu’il n’arrive ordinairement dans de semblables occasions. »

M. Clare, ayant ainsi soulagé son cœur, demeura plusieurs heures sans parler. Vers le matin, M. Falkland entrouvrit doucement les rideaux, et contempla le sage à son lit de mort. Les yeux de M. Clare étaient ouverts, et ils se tournèrent aussitôt vers son jeune ami. Son visage était défait et marqué du sceau fatal. « J’espère que vous vous trouvez mieux, » dit Falkland à demi-voix, comme craignant de le troubler. M. Clare sortit sa main hors du lit et la lui tendit ; M. Falkland s’avança et la pressa dans la sienne. « Beaucoup mieux, dit M. Clare d’une voix sourde et à peine articulée ; c’en est fait ; ma tâche est finie… Adieu ;… souvenez-vous… » Ce furent là ses derniers mots. Il vécut encore quelques heures ; ses lèvres semblaient quelquefois se mouvoir ; il expira sans faire entendre une seule plainte.

Toute cette scène avait extrêmement agité M. Falkland. L’espérance qu’il conservait d’une crise favorable et la crainte de troubler les derniers moments de son ami l’avaient rendu muet. Pendant la dernière demi-heure, il était resté, immobile, les yeux fixés sur M. Clare ; il épiait la moindre soupir, le plus léger mouvement du malade. Il resta encore dans la même attitude ; il croyait quelquefois voir la vie reparaître sur ces traits insensibles. À la fin, renonçant à se tromper lui-même, il s’écria douloureusement : « C’en est donc fait !… »

Il voulait se précipiter sur le corps de son ami ; les assistants le retinrent et cherchèrent à l’entraîner dans une autre chambre ; mais il se débattait entre leurs bras, et se penchait violemment vers ce lit de douleur :

« Voilà donc ce qui reste de tant de génie, de tant de vertus, de l’assemblage des plus belles qualités ! La lumière du monde est disparue pour jamais ! oh ! hier, hier !….. Clare, pourquoi ne suis-je pas mort à votre place ! moment terrible ! perte irréparable ! enlevé ainsi dans toute la maturité de son génie, dans la vigueur de son âme ! ses jours tranchés au moment où ils étaient mille fois plus utiles au monde qu’ils ne l’avaient encore jamais été ! Ah ! il était né pour l’instruction des sages, pour servir de guide aux hommes ! Et voilà tout ce qui nous reste de lui ! Ces lèvres éloquentes seront à jamais fermées ! ce cœur si actif et si ardent est pour toujours froid et immobile ! Le meilleur, le plus sage des hommes n’est plus, et le monde paraît insensible à sa perte. »

M. Tyrrel n’apprit pas sans émotion la mort de M. Clare ; mais son émotion était d’une nature bien différente. Il avouait qu’il ne pouvait lui pardonner sa partialité envers Falkland, et qu’ainsi il ne pouvait porter de grands regrets à sa mémoire ; mais que, quand même il aurait oublié les injustices passées de M. Clare, on n’avait rien négligé pour entretenir jusqu’au bout son ressentiment : Falkland n’avait pas un instant quitté le chevet de son lit, comme si personne autre n’eût été digne de recevoir ses confidences et ses dernières pensées. Mais ce qui était pis encore, c’était cette confiance testamentaire. « En tout, dit-il, absolument, ce pédant misérable veut me supplanter, lui qui n’a rien de ce qui constitue un homme ! toujours ainsi l’emporter sur ceux qui valent mieux que lui ! Est-ce que tout le monde est devenu fou ? ou n’y a-t-il plus de mesure pour apprécier le mérite ? Et ce M. Clare qui va aussi se laisser prendre à ses grimaces ! qui préfère le frivole et le clinquant au solide ! et à son lit de mort encore !… »

M. Tyrrel, avec sa brutalité sauvage et le peu de culture de son esprit, avait, comme cela est fort ordinaire, certaines idées religieuses assez grossières. Il disait encore :

« À coup sûr il en aurait eu quelque honte s’il eût mieux connu son état. Ah ! son âme a un compte à rendre ; il a cruellement aidé à troubler mon repos ; et, quelles qu’en puissent être les conséquences, c’est à lui que nous en aurons l’obligation. »

La mort de M. Clare enleva la personne qui pouvait modérer le plus efficacement l’animosité des deux rivaux et détruisit le frein qui prévenait les derniers excès de M. Tyrrel. L’ascendant moral de son illustre voisin avait toujours tenu le tyran rustique sous un joug involontaire ; et, malgré la férocité habituelle de son caractère, il n’avait pas paru, avant ces derniers instants, porter de la haine à M. Falkland. Dans le peu de temps qui s’était écoulé depuis l’époque où M. Clare avait fixé sa résidence dans le canton, jusqu’au retour de M. Falkland du continent, la conduite de M. Tyrrel semblait même avoir gagné quelque chose en mieux. Car, tel était l’avantage des manières séduisantes de Clare, qu’il se conciliait ceux mêmes qu’il contenait, et que ceux dont les actions étaient les plus contraintes par la crainte de lui déplaire n’en éprouvaient pas de sentiment pénible contre lui. Ce n’est pas que M. Tyrrel n’eût préféré de ne pas voir un homme aussi distingué prendre son rang dans un cercle où depuis longtemps il régnait en maître. Mais avec une personne telle que M. Clare, il ne pouvait y avoir lieu à rivalité ; M. Tyrrel se soumettait au respect qu’inspirait une si haute réputation, et la jalousie tracassière et pointilleuse du faux honneur ne pouvait que se taire devant un homme si supérieur aux autres.

L’esprit d’animosité qu’on observait entre les deux rivaux avait suspendu, jusqu’à un certain point, les bons effets que la présence et les vertus de M. Clare avaient commencé à opérer sur M. Tyrrel. Mais, dès que cette influence vint à cesser tout à fait, l’humeur violente de celui-ci, ne connaissant plus de frein, se manifesta par des excès plus coupables encore qu’auparavant. Le voisinage d’un rival odieux le rendit plus sombre et plus farouche ; tous ceux qui l’entouraient n’en sentirent que plus durement le poids de la tyrannie. Chaque jour on voyait naître de nouveaux incidents, qui réagissaient encore sur cette haine fatale et l’envenimaient de plus en plus.