Caleb Williams/18

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Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 1p. 243-256).
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XVIII


L’époque à laquelle cette histoire est maintenant arrivée paraît être vraiment l’instant critique qui décida du sort de M. Falkland. Les incidents se pressèrent les uns sur les autres. Le lendemain matin, sur les neuf heures, le bruit se répand que le feu était à l’une des cheminées de la maison. Rien de plus commun en apparence qu’un tel accident ; cependant l’incendie se manifestait avec tant de violence, qu’il paraissait évident que les flammes avaient gagné quelque poutre, imprudemment placée dans le bâtiment lors de sa construction. On craignit du danger pour la totalité de l’édifice. Ce qui rendait encore la confusion plus grande, était l’absence du maître, ainsi que celle de M. Collins, l’intendant. Tandis qu’une partie des gens de la maison était occupée à essayer d’éteindre le feu, il parut à propos que les autres se missent à transporter les meubles les plus précieux sur une pièce de gazon, dans le jardin. Je pris sur moi de donner quelques ordres dans cette circonstance, comme, dans le fait, mon emploi dans la maison semblait m’y autoriser, et comme on m’en jugeait d’ailleurs assez capable par mon intelligence et les ressources de mon esprit.

Après avoir indiqué quelques mesures générales, je pensai que ce n’était pas assez faire que de rester là pour surveiller et ordonner, mais que je devais contribuer de ma personne au travail qu’exigeait la conjoncture présente. Je sortis donc pour cela ; et par je ne sais quelle secrète fatalité, mes pas se portèrent vers cette pièce particulière qui était à l’extrémité de la bibliothèque. Arrivé là, comme je regardais autour de moi, mes yeux tombèrent tout à coup sur ce coffre dont j’ai parlé dans le premier chapitre de cette histoire.

Mon esprit était exalté au dernier degré. Il y avait dans l’appui de l’une des croisées de la chambre un ciseau et quelques autres outils de charpentier. Je ne sais quel moment de délire s’empara de moi tout à coup. C’était une impulsion trop forte pour pouvoir y résister. J’oubliai l’affaire pour laquelle j’étais venu, j’oubliai les gens de la maison et l’urgence du danger général. La chambre où j’étais aurait été tout enveloppée de flammes que j’en aurais fait de même. Je m’emparai d’un outil propre à mon dessein, je me mis à terre, et tentai bien vite l’ouverture de ce qui renfermait l’objet de mon ardente curiosité. Après deux ou trois efforts où toute l’énergie d’une passion indomptable se joignit à ma force physique, la garniture céda, le coffre s’ouvrit, et tout ce que je brûlais de voir et d’apprendre se trouvait déjà en ma puissance.

J’en étais à lever le couvercle, quand entra M. Falkland essoufflé, l’œil farouche et hagard. Il avait été ramené chez lui par la vue des flammes qu’il avait aperçues de fort loin. À l’instant le couvercle m’échappe des mains et retombe. Il ne me voit pas plutôt que la rage étincelle dans ses regards. Il court à une paire de pistolets chargés qui étaient sur une table, en saisit un, et me le présente à la tête. Je vis son dessein, et m’esquivai pour l’éviter ; mais, abandonnant sa résolution aussi rapidement qu’il l’avait formée, il court à la fenêtre et décharge le pistolet dans la cour. Il m’ordonne de sortir avec cet accent énergique et irrésistible qui lui était ordinaire ; et moi, confondu déjà par la honte d’avoir été surpris dans une telle action, j’obéis sur-le-champ.

L’instant d’après, une partie considérable de la cheminée vint à s’écrouler avec fracas dans la cour, et une voix s’écria que le feu était plus violent que jamais. Ces circonstances eurent l’air de produire sur mon maître un effet machinal ; après avoir fermé le cabinet, il paraît aussitôt en dehors de la maison, monte sur le toit et en un moment se montre partout où sa présence peut sembler nécessaire. Bientôt le feu fut totalement éteint.

Il serait difficile au lecteur de se former une idée de l’état où je me trouvais alors réduit. Ce que j’avais fait était en quelque sorte un acte de démence ; mais quand j’y reportais ma pensée, quel sentiment inexprimable que celui que j’éprouvais ! c’était un premier mouvement, une impulsion du moment, une aliénation d’esprit passagère ; mais que penserait M. Falkland de cette aliénation d’esprit ? Pour tout le monde, quelqu’un qui s’est une fois montré capable de se laisser aller à un pareil écart, doit paraître un homme dangereux ; combien devrait-il donc le paraître aux yeux d’une personne dans la situation où était M. Falkland ! Tout à l’heure j’avais eu un pistolet appuyé sur mon front par une main décidée à terminer mon existence. À la vérité le moment était passé ; mais qui savait ce que l’avenir me réservait encore ? ne sentais-je pas sur ma tête la vengeance, l’insatiable vengeance d’un Falkland, d’un homme que mon imagination me représentait avec des mains teintes de sang, et avec un cœur familiarisé au meurtre et à la cruauté ? Quelles ressources n’avait-il pas dans son esprit si inventif et si entreprenant, ressources dorénavant conjurées pour ma ruine ! Tel était pourtant le terme de cette fatale et indomptable curiosité, de cette impulsion que je m’étais représentée comme si simple et si excusable.

Dans l’effervescence de la passion, je n’avais pas songé aux conséquences. J’étais comme au sortir d’un rêve. Est-il donc dans la nature de l’homme de se précipiter de lui-même au fond des abîmes, ou de s’élancer sans hésiter au milieu des flammes ? Comment était-il possible que j’eusse oublié un seul instant l’air si imposant, si menaçant, si terrible de Falkland, et la fureur implacable que j’allais exciter dans son âme ? Il ne m’était pas entré dans l’esprit une seule idée sur ma sécurité à venir. J’avais agi sans le moindre plan. Je ne m’étais nullement occupé des moyens de cacher mon entreprise après qu’elle aurait été effectuée. Mais il n’était plus temps, une minute avait changé ma situation avec une promptitude dont les événements humains n’offrent presque pas d’exemple.

J’ai toujours été embarrassé de me rendre raison du mouvement qui m’entraîna ainsi à une action aussi monstrueuse. C’était une sorte de puissance secrète et sympathique. Par les lois de la nature, un sentiment se perd dans un autre du même caractère. C’était la première fois que j’étais témoin des dangers d’un incendie. Tout était confusion autour de moi, et tout contribuait à jeter le désordre dans ma tête. Mon peu d’expérience me faisait regarder la situation générale comme tenant du désespoir, et, par contagion, le désespoir s’était aussi emparé de moi. D’abord j’avais paru, jusqu’à un certain point, calme et recueilli ; mais c’était encore de ma part un effort de désespoir ; et, quand il fut épuisé, une sorte de démence instantanée lui avait succédé.

J’avais maintenant tout à craindre, et pourtant quel était mon crime ? Il ne provenait d’aucun de ces mobiles qui excitent à juste titre l’aversion des hommes ; ce n’était ni la soif des richesses, ni celle du pouvoir, ni la satisfaction des sens qui m’avaient fait agir. Mon cœur ne renfermait pas la moindre étincelle de malignité. J’avais toujours eu de la vénération pour l’âme sublime de M. Falkland ; j’en avais encore. Une soif inconsidérée d’apprendre constituait toute mon offense. Cette offense toutefois était de nature à n’admettre ni rémission ni grâce. Cette cruelle époque a été la crise de ma destinée ; c’est elle qui sépare ce que je pourrais appeler la partie offensive de ma vie d’avec cette défensive continuelle qui est ensuite devenue l’unique affaire du reste de mes jours. Mon offense fut courte, hélas ! aucune intention sinistre ne l’aggrava ; mais que les terribles représailles qu’elle me coûte sont longues ! Elles ne peuvent se terminer qu’avec ma vie.

L’état dans lequel je me trouvai, quand le souvenir de ce que j’avais fait revint se présenter à moi, ne me permettait de rien résoudre. Tout était chaos et incertitude au dedans de moi. L’effroi qui enveloppait toutes mes pensées ne leur laissait aucune activité. Je sentis que mes facultés intellectuelles m’avaient abandonné, que les ressorts de mon âme étaient paralysés, et que j’étais réduit à attendre en silence l’orage d’infortunes qui m’était réservé. J’étais comme un homme qui, frappé de la foudre et privé pour jamais de la force de se mouvoir, aurait encore néanmoins conservé le sentiment de son immobilité. Un désespoir mortel était la seule idée dont je fusse capable.

Tel était encore la situation de mon âme, quand M. Falkland m’envoya chercher. Ce message me tira de mon angoisse ; en revenant à moi, j’éprouvai ces sensations de malaise et de dégoût qu’on pourrait supposer dans un homme qui reviendrait du sommeil de la mort. Je recouvrai par degrés la faculté de recueillir mes idées et de diriger mes pas. J’appris que M. Falkland s’était retiré dans sa chambre aussitôt que le feu avait cessé. La soirée était déjà avancée quand il me fit appeler.

Je le trouvai avec tous les signes du dernier abattement, si ce n’est qu’un air de dignité calme et triste régnait dans tout son maintien. Pour le moment on n’y découvrait rien de sombre, d’altier ni de sévère. Lorsque j’entrai, il leva les yeux, et, voyant que c’était moi, il m’ordonna de fermer la porte en dedans. J’obéis ; lui-même il fit le tour de la chambre et examina avec soin toutes les autres issues. Je tremblais de tout mon corps : je me disais en moi-même : « Quelle scène sanglante Roscius se prépare-t-il à jouer ? »

« Williams, me dit-il d’un ton qui annonçait plutôt la douleur que le ressentiment, j’ai attenté à votre vie ! je suis un misérable voué au mépris et à l’exécration des hommes ! »

Il s’arrêta un moment avant de poursuivre en ces termes :

« S’il y a sur toute la terre un être capable de sentir plus vivement qu’un autre le mépris et l’exécration qui me sont dus, c’est moi-même. J’ai été longtemps dans un état de torture continuelle et livré à la plus affreuse démence. Mais je puis mettre un terme à cet état et à ses conséquences ; au moins en ce qui regarde mes relations avec vous, je suis déterminé à le faire. Je connais tout le prix qu’il y faut mettre et… et mon parti est pris.

« Je veux votre serment, ajouta-t-il, il faut vous engager par tout ce qu’il y a de plus sacré au ciel et sur la terre, de ne jamais dévoiler ce que j’ai à vous dire… » Il dicta la formule du serment, et je la répétai à contre-cœur. Je n’avais pas la force d’objecter un mot.

« Cette confidence, dit-il, c’est vous qui l’avez cherchée et non pas moi ; elle m’est aussi odieuse qu’elle est dangereuse pour vous. »

Après ce préambule, il fit une pause. Il eut l’air de se recueillir comme pour un grand effort de courage. Il s’essuya le visage avec son mouchoir qui me parut baigné non pas de larmes, mais de sueur.

« Regardez-moi, observez-moi bien. N’est-il pas étrange qu’un être tel que moi conserve encore les traits d’une créature humaine ? Je suis le dernier des scélérats. Je suis le meurtrier de Tyrrel, je suis l’assassin des Hawkins. »

Je tressaillis d’effroi, mais je gardai le silence.

« Quelle histoire que la mienne ! insulté, déshonoré, couvert d’opprobre à la face d’une assemblée, je devins capable de tout acte de désespoir ; J’épiai le moment, je suivis M. Tyrrel hors de la salle, et, muni d’un couteau très-aigu qui se trouva sous ma main, j’allai derrière lui et le frappai au cœur. Le corps gigantesque de mon ennemi roula à mes pieds.

» Ce ne sont que les anneaux d’une même chaîne. Un outrage ! un meurtre ! Il fallut ensuite me défendre, il fallut débiter un mensonge assez bien ourdi pour qu’il pût en imposer à tous les hommes. Fut-il jamais de tâche plus pénible et plus insupportable ?

» Jusque-là, la fortune me secondait. Elle me favorisa par delà mes désirs : le soupçon fut écarté bien loin de moi ; il fut rejeté sur un autre ; mais c’était encore ce qu’il m’était réservé de souffrir. D’où provinrent contre tel autre ces indices accidentels, ces traces de sang, ce couteau brisé, c’est ce que je ne saurais vous dire. Je suppose que, par quelque hasard qui tient du prodige, il lui arriva de passer par là, et qu’il chercha à assister son persécuteur expirant. On vous a raconté l’histoire de Hawkins, vous avez lu une de ses lettres ; mais vous ne connaissez pas la millième partie des preuves que j’ai eues de la simple et inaltérable droiture de son cœur. Son fils périt avec lui, ce fils dont il avait voulu conserver le bonheur et la vertu, au prix de tout ce qu’il possédait, ce fils pour qui il avait affronté la misère, et pour qui il aurait donné cent fois sa vie… Non, jamais je ne saurais décrire les tourments que j’ai éprouvés.

» Et voilà donc ce que c’est qu’un gentilhomme !… un homme d’honneur ! J’étais l’adorateur aveugle de la considération. Ma vertu, ma probité, la paix de mon âme, j’ai pu tout sacrifier à cette insatiable idole ; mais ce qu’il y a de plus cruel, c’est que rien de ce qui est arrivé n’a contribué le moins du monde à me guérir. Cet amour frénétique de l’honneur et de la considération, je le porte encore plus que jamais dans mon cœur ; j’y tiendrai jusqu’au dernier souffle de ma vie. Quoique le plus noir des scélérats, je veux laisser après moi un nom sans tache et partout honoré. Il n’y a pas de forfait si atroce, pas de scène de sang si horrible, que la poursuite de cet objet ne puisse me faire entreprendre. Il n’importe que ces choses vues de loin excitent mon aversion… Je suis sûr de ce que je dis ; qu’on me mette à l’épreuve, je céderai. Je me méprise, je me déteste moi-même ; mais c’est ainsi que je suis ; les choses ont été trop loin pour que je recule.

» Qu’est-ce qui me force à cette confidence ? Le soin de mon honneur. La vue d’un pistolet dans mes mains, d’un instrument de mort quelconque à ma disposition, me fait frémir ; peut-être que le premier meurtre que j’aurai à commettre n’aura pas le succès des autres. Je n’avais plus d’autre alternative que de vous prendre pour confident ou pour victime. Il valait mieux vous confier la vérité tout entière, sous le sceau du secret, que de vivre dans une crainte continuelle de votre pénétration ou de votre témérité.

» Savez-vous ce que vous avez fait ? Pour satisfaire une vaine fantaisie de curiosité, vous vous êtes vendu vous-même. Vous resterez à mon service, mais vous n’aurez jamais de part à mon affection. Je vous ferai du bien sous le rapport de la fortune, mais vous serez toujours l’objet de ma haine. Si jamais un mot inconsidéré vient à sortir de votre bouche, si jamais vous donnez lieu à mes soupçons ou à ma défiance, attendez-vous à l’expier par votre mort ou peut-être plus cher encore. Vous venez de conclure un marché terrible ; mais il est trop tard pour reculer. Par tout ce qu’il y a de plus sacré et de plus épouvantable au monde, songez à garder votre foi.

» Pour la première fois depuis plusieurs années, ma bouche vient de parler aujourd’hui d’après mon cœur et dès ce moment tout commerce entre mon cœur et ma bouche est fermé pour jamais. Je n’ai pas besoin de pitié, je ne désire pas de consolation : environné d’horreurs comme je le suis, je saurai conserver jusqu’au bout la force de l’âme. Si j’eusse été réservé à d’autres destinées, j’avais des qualités faites pour soutenir une meilleure cause. Je puis être insensé, misérable, frénétique ; mais même au milieu de mon délire je sais conserver ma présence d’esprit et ma prudence. »

Tel était le fond de cette histoire que j’avais tant désiré connaître ; quoique pendant des mois entiers ce mystère eût été l’objet de toutes mes méditations, il n’y avait pas ici une syllabe qui ne fût venue à mon oreille avec toute la force de la nouveauté. « M. Falkland est un assassin ! me disais-je en sortant de cette conférence. (Cet effroyable nom d’assassin me glaçait le sang dans les veines.) Il a tué M. Tyrrel parce qu’il n’a pu se rendre maître de son ressentiment et de sa colère ; il a sacrifié les deux Hawkins, le père et le fils, parce qu’il n’a pu supporter, à quelque prix que ce fût, de perdre publiquement l’honneur ; comment me serait-il possible d’espérer de n’être pas tôt ou tard la victime d’un homme aussi emporté et aussi inexorable dans ses passions ? »

Mais, malgré cette conclusion effrayante (conclusion qui contribue peut-être, de près ou de loin, pour les neuf dixièmes, à l’horreur que le vice inspire aux hommes), je ne pouvais m’empêcher de revenir de temps en temps à des réflexions d’une nature tout opposée. « M. Falkland est un assassin ! reprenais-je. Il pourrait pourtant encore être le plus excellent des hommes, s’il voulait seulement se regarder comme tel. Suffit-il donc de nous juger nous-mêmes vicieux pour nous rendre vicieux ? »

Au milieu du désordre d’idées que me causait cette conviction affreuse, à laquelle, au milieu de tous mes soupçons, je n’avais jamais osé m’arrêter jusqu’alors, je trouvais encore de nouveaux motifs d’admirer mon maître. À la vérité, ses menaces étaient terribles ; mais quand je réfléchissais sur mon procédé si offensant, si contraire à tous les principes de la société, si insolent et si dur, si insupportable pour un homme du rang de M. Falkland et dans une situation comme la sienne, j’étais encore surpris de sa patience. Il y avait bien, il est vrai, des raisons assez sensibles de ce qu’il n’avait pas voulu prendre un parti extrême contre moi ; mais, après tout, que sa conduite était calme et mesurée, que son langage était plein de modération, en comparaison des craintes sinistres que mon imagination avait conçues ! À cet égard, je me crus quitte pour un moment de tous les maux dont l’attente m’avait fait trembler, et je m’imaginai qu’ayant affaire à un homme aussi noble et aussi généreux que M. Falkland, je n’avais rien de rigoureux à craindre.

« C’est, me disais-je, une perspective effrayante qu’il veut tenir sans cesse devant mes yeux. Il croit que je ne suis retenu par aucun principe, que je suis insensible à l’excellence de ses qualités personnelles ; mais je veux qu’il reconnaisse qu’il s’est mépris sur mon compte. Jamais je ne ferai rien contre mon maître ; ainsi je ne l’aurai pas pour ennemi. Au milieu de toutes ses infortunes et de toutes ses fautes, je sens que je ne soupire qu’après son bien-être. S’il a été criminel, il faut l’imputer aux événements ; dans d’autres circonstances, les mêmes qualités l’auraient appelé, ou plutôt l’ont appelé de fait, aux actes de la plus sublime bienfaisance. »

Sans doute que mes raisonnements étaient infiniment plus favorables à mon maître que ceux qu’on a coutume de faire en pareil cas sur les hommes désignés sous le nom de grands criminels. Il n’y a pas de quoi s’en étonner, si l’on considère que moi-même je venais de fouler aux pieds les limites du devoir, telles qu’elles sont établies dans la société, et que par conséquent je pouvais éprouver pour les autres coupables une commisération de sympathie. Ajoutez à cela que dans le principe M. Falkland m’était apparu comme une divinité bienfaisante. J’avais observé à loisir, et avec une attention minutieuse qui ne pouvait me tromper, les excellentes qualités de son cœur, et je trouvais en lui l’homme le plus accompli, sans nulle comparaison, que j’eusse jamais rencontré.

Mais, quoique la première impression de terreur qui m’avait frappé fût considérablement adoucie, ma situation ne laissait pas d’être encore fort misérable. Le contentement, la sécurité, la douce insouciance de la jeunesse, m’avaient abandonné pour jamais. Une voix inexorable répétait sans cesse à mon oreille, comme à celle de Macbeth : Plus de sommeil pour toi. J’étais tourmenté par le poids d’un secret qui devait à jamais peser sur mon âme, et ce sentiment était pour moi la source d’une mélancolie continuelle. Je m’étais rendu prisonnier, dans le sens le plus intolérable de ce mot, et cela pour des années, pour le reste de ma vie peut-être. En supposant même ma prudence et ma discrétion infaillibles, j’étais condamné à sentir constamment à mes côtés un surveillant vigilant, infatigable, sans cesse éveillé par le cri de sa conscience coupable, sans cesse animé par le ressentiment des moyens inexcusables par lesquels j’avais arraché son affreux secret, et disposé au moindre caprice à prononcer en maître absolu sur tout ce que j’avais de plus cher. Ce n’est rien que la vigilance d’un despotisme public et organisé, comparée à celle qu’aiguillonnent ainsi les passions les plus actives d’une âme inquiète et jalouse. Je ne savais quel refuge implorer contre un pareil genre de persécution. Je n’osais ni fuir l’œil de mon observateur, ni rester exposé à sa sinistre vigilance. À la vérité, je fus bercé d’abord jusqu’à un certain point par des idées de sécurité jusqu’au bord du précipice. Mais il ne se passa guère de temps sans que je fusse, à toute heure, averti de ma véritable position par mille circonstances. Parmi les plus mémorables sont celles que je vais rapporter.