Capital et travail/Introduction

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Introduction du traducteur à Capital et travail ; ou M. Bastiat-Schulze (1864)
Traduction par Benoît Malon.
Librairie du progrès (p. 1-18).


INTRODUCTION


I

LE DÉVELOPPEMENT DU SOCIALISME THÉORIQUE EN FRANCE ET EN ALLEMAGNE


Si l’on fait abstraction des idées de réforme et de transformation sociale, qui se sont manifestées dans le cours de l’histoire, sous des formes diverses, tantôt théoriquement et tantôt par les tentatives de réalisation ; si, conformément à l’opinion courante, on fait dater le mouvement socialiste proprement dit de la Révolution française, on doit considérer la France comme la grande initiatrice du Socialisme. C’est, en effet, la France qui a produit, sauf quelques exceptions[1], tous les chefs d’écoles qui ont passionné l’opinion pendant le demi-siècle qui a suivi la grande Révolution. Il nous suffira de citer, comme preuve de ce fait, Morelly, Diderot, Babœuf, Saint-Simon, Fourier, Vidal, Auguste Comte, Pecqueur, Cabet, Pierre Leroux, Proudhon, Louis Blanc, Dezamy, Raspail, Buchez, de Toureil, Blanqui, et leurs écoles[2].

Sans doute, dès cette époque (c’est-à-dire avant 1845), d’autres nations avaient produit des penseurs socialistes éminents, mais presque tous étaient des disciples plus ou moins orthodoxes des socialistes français ; nous n’en exceptons pas les précurseurs belges du collectivisme[3] dont les données, originales au premier abord, étaient surtout une synthèse subjective faite de communisme, de saint-simonisme, de fouriérisme et de libéralisme.

Après la défaite de la Révolution de 1848, on pouvait déjà constater que l’élaboration socialiste avait cessé d’être l’œuvre principale de la France, et déjà, malgré les ténèbres de réaction qui enveloppaient l’Europe, on pouvait entrevoir qu’avant de devenir l’œuvre collective de penseurs et de prolétaires européens de toutes nationalités (congrès de l’Association internationale des Travailleurs), cette élaboration socialiste allait être principalement continuée par des penseurs allemands, ou que plutôt elle l’était déjà.

C’est, en effet, peu après 1840, qu’une pléiade de jeunes philosophes révolutionnaires, qui avaient d’abord suivi les enseignements d’Hégel, firent leur entrée dans le Socialisme. Ces hégéliens de la gauche, comme on les appela, n’avaient conservé du père du fatalisme historique[4] et des antinomies[5] que la dialectique puissante dont ils renversaient la base en faisant précéder l’exposé méthodique (qui, chez Hegel, s’appuyait sur l’idée pure) d’une rigoureuse investigation et en subordonnant ainsi leur rationalisme à l’expérience.

Ces hommes éminents parmi lesquels il faut citer Karl Marx[6], Engels[7], Grün[8], Freiligrath, Becker, Rodbertus[9], Lange[10], Hess[11], Ruge[12], Feuerbach[13], Wolff, Rittinghausen, etc. (Lassalle ne devait venir que plus tard), apportèrent dans le socialisme une préparation philosophique sérieuse, de fortes études économiques et une sûreté de pensée peu commune ; la plupart d’entre eux sont justement célèbres, et Karl Marx a écrit l’œuvre la plus puissante qu’ait produite le socialisme critique contemporain (le Capital).

Ces penseurs ne pouvaient manquer d’ouvrir des voies nouvelles au Socialisme ; ils lui apportaient d’abord la méthode qu’on a depuis appelée historico-critique.

Toutefois, leur action ne se fit pas immédiatement sentir ; ils arrivaient avant l’heure : le socialisme utopique, ou pour mieux dire subjectif, était encore dans tout son éclat en France, malgré les premières attaques de Proudhon. En Allemagne même, un prolétaire de talent et de cœur, Weitling[14] venait de créer une école socialiste (communiste fouriériste) qui agitait déjà le prolétariat allemand et qui n’était pas prête à céder le pas à d’autres conceptions socialistes. Il paraît même que le prolétaire Weitling ne vit pas, sans quelque appréhension, cette invasion de philosophes et de savants dans le socialisme ; il craignit que ces fils de privilégiés ne diminuassent chez les ouvriers l’instinct de classe. Il se trompait toutefois, car ces hommes apportaient au prolétariat une conscience plus sûre de ses intérêts de classe (confondus avec les intérêts de l’humanité) et de sa mission historique.

Les nouveaux socialistes allemands apportaient non seulement une méthode scientifique nouvelle, mais un point de vue nouveau qui les distinguait des socialistes français.

Les premiers socialistes français partent en général de l’idée de justice subjectivement prise, et tous leurs efforts tendent à la réalisation d’un idéal de société parfaite telle qu’ils la conçoivent. Ils ont fait de la société actuelle une critique incomparable ; ils ont organisé des sociétés idéales où se reflète la générosité de leurs sentiments et leur immense amour pour l’humanité. Dans leurs recherches psychologiques, politiques, rationalistes et sociales, ils ont fait souvent des découvertes importantes, aperceptions de génie, qui restent acquises au socialisme expérimental[15]. Enfin, ils ont eu le très grand honneur de poser la question sociale devant le dix-neuvième siècle, et de passionner l’opinion publique pour elle.

Les socialistes allemands cherchent le fondement du socialisme dans les développements historiques : Jusqu’ici toutes les sociétés qui se sont succédé ont un caractère commun : la lutte des classes ; les révolutions ont changé les conditions de cette lutte, mais ne l’ont pas supprimée. Depuis que la bourgeoisie a remplacé le seigneur féodal, qui avait remplacé le patricien antique, depuis qu’à l’esclavage antique et au servage du moyen âge a succédé le prolétariat moderne, la situation a conservé ces deux caractères distinctifs : l’oppression et l’exploitation sans merci de la classe infériorisée par la classe dominante, lutte ouverte ou cachée, mais acharnée et constante des classes en présence. La bourgeoisie, pour arriver au pouvoir, a dû invoquer la liberté politique et la liberté économique. Les progrès scientifiques et industriels aidant, elle a révolutionné la production.

A la production naturelle des valeurs d’utilité déterminée et réglée par la demande des besoins réels ou jugés tels, qui a été en honneur jusqu’au dix-huitième siècle, elle a substitué la production marchande des valeurs d’échange, la production sans règle ni mesure, qui court après l’acheteur, et qui ne s’arrête dans son action vertigineuse que lorsque le marché universel regorge. Alors des millions parmi les centaines de millions de prolétaires que cette production a enrégimentés sont en proie au chômage et décimés par la faim, et cela par suite de la surabondance créée par une production déréglée !

Les nouvelles forces économiques que la bourgeoisie s’est appropriée ne sont pas au bout de leurs développements, et déjà l’enveloppe bourgeoise de la production capitaliste ne peut plus les contenir. Comme autrefois la petite industrie, parce qu’elle faisait obstacle à la production, fut brisée violemment, de même les privilèges capitalistes, devenus des obstacles à la production qu’eux-mêmes ont développée, seront brisés à leur tour, car la concentration des moyens de production et la socialisation du travail atteignent un degré qui les rend incompatibles avec leur enveloppe capitaliste. C’est ici qu’intervient nécessairement le prolétariat ou quatrième état. Il prendra passagèrement la dictature pour abolir les classes, pour socialiser les capitaux, exproprier au nom du peuple les expropriateurs du peuple, pour assurer à chacun le développement intégral de toutes ses facultés, pour garantir à chaque travailleur le produit intégral de son travail, les charges sociales étant remplies, et, en un mot, pour mettre l’humanité dans une voie de justice et de bonheur.

En attendant son prochain et inévitable avènement, comme facteur de rénovation sociale, le quatrième état doit organiser internationalement la lutte contre le capitalisme et marcher à la conquête pacifique ou violente, légale ou révolutionnaire du pouvoir politique.

Ce programme, formulé dans ses lignes principales en 1847, dans le manifeste des communistes, par Marx et Engels, a reçu depuis cette époque des développements importants ; mais il n’a pas été modifié et il est devenu le credo du grand parti socialiste allemand.

Mais il lui fallait d’abord des apôtres à la voix puissante, à l’intelligence vive, à l’activité infatigable, pour pouvoir pénétrer les masses profondes du prolétariat allemand ; les apôtres sont venus, et le plus éminent d’entre eux est ce Ferdinand Lassalle dont nous allons parler.

II

NOTICE SUR FERDINAND LASSALLE

Ferdinand Lassalle naquit à Breslaw, en 1825, d’une famille israélite. Telle était la promptitude de son esprit qu’à treize ans il avait déjà terminé ses études secondaires et pouvait entrer à l’école commerciale de Leipzig. Le commerce ne lui allait pas et, malgré ses parents, il quitta l’école commerciale pour s’adonner à l’étude de la philosophie.

À 17 ans, il s’était déjà distingué aux universités de Breslaw et de Berlin, comme étudiant de philosophie et de philologie.

À 19 ans, il avait terminé une œuvre philosophique de valeur : Philosophie d’Héraclite le Ténébreux, qu’il devait ne publier qu’en 1857.

En 1846, il alla à Paris. C’est probablement la fréquentation des proscrits de toutes les monarchies de l’Europe, réfugiés dans la capitale morale et révolutionnaire de l’Occident, qui le rendit socialiste. Il fréquenta à Paris son célèbre compatriote et coreligionnaire Henri Heine. Ce dernier l’annonçait déjà comme devant être un prodige.

À son retour à Berlin, Lassalle se jeta dans une aventure, toute à son honneur d’ailleurs, qui tient plus du roman que de l’histoire.

On parlait beaucoup en Prusse du comte et de la comtesse de Hatzfeld. Le comte, immensément riche et appartenant à la plus haute aristocratie, avait épousé sa cousine qu’il n’avait pas tardé à maltraiter au point d’être un objet de scandale pour l’opinion publique. Déjà, depuis 1843, le prince de Hatzfeld, frère de la comtesse, avait obtenu une lettre du roi de Prusse enjoignant au comte de cesser de maltraiter sa femme ; mais cette lettre n’eut aucun effet. Il ne restait plus à la comtesse qu’à recourir aux tribunaux pour obtenir une séparation. Mais la famille s’y opposait pour éviter un scandale et la comtesse ne savait à qui s’adresser. C’est dans ces circonstances que, dépouillée par son mari et plongée dans la plus vive douleur, elle connut Lassalle.

Ce jeune homme de 21 ans, emporté par l’indignation contre les abominations qui lui furent , et ému de pitié pour celle qui en était victime, jura de se consacrer à sa juste cause et de la faire triompher.

« Républicain ardent, dit-il, dans sa Confession[16], je vis personnifiées dans le comte toutes les iniquités du régime monarchique, toutes les oppressions du pouvoir, de la force et de la richesse contre le faible ; et moi, jeune Israélite impuissant, je me levai contre les personnages les plus importants de l’État, contre l’autorité héréditaire, contre l’aristocratie, contre les intrigues de la grande richesse, contre le gouvernement, contre tous les administrateurs possibles et enfin contre toutes sortes de préjugés. . .

« Et là commença une lutte atroce, pleine de souffrances journalières pour la comtesse et pour moi, une lutte impossible qui dura neuf ans. Mais je ne reculai pas d’un pas et je finis par le triomphe le plus complet. »

Ce qu’il avait fallu dépenser de courage, d’activité, d’intelligence, de dévouement et de constance dans cette lutte légale contre tout un clan aristocratique, est en effet inimaginable, et il fallait bien une intelligence hors ligne et une irrésistible éloquence pour amener le tribunal de Berlin à se prononcer contre le comte, aux applaudissements d’un public enthousiaste.

La comtesse de Hatzteld ne fut pas ingrate ; elle 80 fit pour toujours l’amie et l’admiratrice de son jeune sauveur.

Lassalle n’avait pas attendu la fin de ce long procès pour se jeter activement dans la démocratie sociale. En 1848, il était déjà le chef du parti socialiste de Düsseldorf, ce qui lui valut 6 mois de prison. Il prit part à la rédaction de la Nouvelle gazette rhénane avec Marx, Wolff, Engels, Freiligrath, etc. ; toutefois il ne partagea pas l’exil de ses coreligionnaires, quand le prince royal (l’impérial Guillaume actuel) eut bien vaincu par le fer et par le feu tous les ferments libéraux et démocratiques qui agitaient l’Allemagne et remis la Prusse à l’unisson de la réaction européenne.

Lassalle laissa l’agitation pour l’étude. En 1857 il publia son Héraclite qui fut favorablement accueilli par le public philosophique. Deux ans après, à propos de la guerre d’Italie, il publia : La guerre italienne et la tâche incombant à la Prusse, où il proposait à la Prusse de s’allier à la France pour réaliser d’un coup l’unité italienne et l’unité allemande. Mais il ne s’arrêta pas longtemps à la politique pure. Nous l’avons déjà vu socialiste en 1848 ; mais plus philosophe qu’économiste, il n’avait pas encore abordé de front l’économie sociale.

Marx venait de publier (Hambourg 1859) sa Critique de l’économie politique, ou le célèbre socialiste passait pour la première fois la pensée de la société bourgeoise au crible de sa terrible et savante critique. Ce livre fut, paraît-il, comme une révélation pour Lassalle, il lui donna la clef des choses économiques, le jeune philosophe allait faire le reste.

En 1861 il publia les Droits acquis, œuvre, importante dans laquelle il se prononça pour l’abolition de l’héritage et la propriété collective. Peu après, il publiait un programme des Travailleurs qui est un chef-d’œuvre de clarté, d’éloquence et de compréhension historique[17]. Ge petit livre aurait pu fonder la réputation de l’auteur parmi les travailleurs, mais il n’en fut rien, car le succès vient au nom plus qu’à l’œuvre même.

Cependant l’heure de Lassalle était venue ; un événement fortuit allait fixer sa destinée et faire du philosophe socialiste, relativement obscur, l’agitateur le plus puissant, le plus brillant et le plus populaire de notre génération.

L’ère dite libérale avait commencé en Prusse, vers 1858. Dans toutes les villes d’Allemagne, des sociétés patriotiques bourgeoises s’étaient formées, ayant pour programme l’unité allemande et de légères réformes politiques. En même temps, s’était formée à Leipzig une société ouvrière à tendances plus radicales et qui réclamait, avant tout, le suffrage universel. Cette société envoya des délégués à M. Schulze-Delitsch qui les reçut assez froidement, n’étant pas partisan du suffrage universel.

La délégation allait quitter Berlin assez mécontente, quand un jeune progressiste, M. Lôwe, lui conseilla de voir un docteur en philosophie nommé Lassalle qui avait publié un programme des Travailleurs où les droits du peuple étaient éloquemment revendiqués.

Les délégués se rendirent chez Lassalle, ne le trouvèrent pas, mais lui écrivirent, et bientôt il fut convenu que Lassalle répondrait publiquement à leurs questions. Lassalle publia dans ce but la Lettre ouverte. Dans ce livre la loi de fer des salaires était exposée avec une précision mathématique, et Lassalle disait aux travailleurs comment ils devaient agir pour cesser d’être de simples forces de travail à vendre, de simples marchandises à la disposition de la Bourgeoisie.

« À la lecture de cette brochure, la bourgeoisie se leva violemment contre lui ; mais le jeune philosophe, épris de gloire et de la passion du bien public, fit face à tout et se jeta dans la propagande la plus active. Les brochures et les livres se succédèrent[18]. Mais Lassalle n’était pas seulement un brillant écrivain, il était aussi un puissant orateur, un agitateur infatigable et un organisateur de premier ordre. Il parcourut les principales villes d’Allemagne, et notamment Berlin, Leipzig, Dûsseldorf, Cologne, Francfort...

Partout il donna des meetings et prêcha le socialisme en paroles enflammées. Les masses ouvrières se portaient avec enthousiasme devant cet apôtre de la parole nouvelle et les premiers succès furent foudroyants. Mais la bourgeoisie s’irrita contre le Luther de la réforme sociale ; on voulut d’abord le tuer par le ridicule. Seulement Lassalle avait des griffes et il les appliqua avec tant de vivacité sur la figure des railleurs que ceux-ci ne recommencèrent plus. Alors on vit, les progressistes surtout, le combattre dans ses meetings, et on le chassa pour ainsi dire de Berlin, en rendant impossibles, par le tapage qu’on y faisait, les réunions qu’il y avait organisées. Mais c’est à Francfort qu’eut lieu la grande bataille entre les progressistes (Sonnemann et Büchner) et Lassalle.

Ce dernier parla, à deux reprises et en deux jours, plus de huit heures ; il fut digne de lui-même et de sa cause : les 9/10 des auditeurs se prononcèrent pour lui. Lassalle comprenait que l’agitation doit être complétée par l’organisation, et, après une année d’une activité de toutes les heures, en ce sens, la Société générale des ouvriers allemands fut fondée (23 mai 1863). Il la dirigea lui-même et son activité sembla s’accroître avec la grandeur de la tâche.

Les progressistes, vaincus par l’orateur et l’agitateur socialiste, s’attaquèrent à l’écrivain. C’est le prudhommesque Schulze-Delitsch qui commença l’attaque. Dans sa Lettre ouverte Lassalle avait rendu hommage à ses bonnes intentions, mais Schulze osa, dans son Catéchisme des travailleurs, opposer aux théories socialistes de Lassalle ses rengaines coopératives.

La réponse fut rapide et foudroyante. Le coopératisme trompeur de l’économiste fut pulvérisé avec une maestria philosophique, une sûreté de pensée, une immensité d’érudition, une profondeur de vue et un éclat de style dont on a peu d’exemples ; le lourd juge de paix fut acculé à ce dilemme de devoir souscrire ou à sa mauvaise foi ou à sa profonde ignorance. On n’a pas d’exemple dans l’histoire de la littérature moderne d’une si complète exécution ; Schulze et ses partisans en restèrent comme atterrés.

Après ce succès décisif, on pouvait penser que le socialisme, ayant vaincu par la voix de son chef, allait absorber tout ce qu’il y avait de sincèrement démocratique parmi les partisans du coopératisme convaincu d’impuissance. Mais, hélas ! le philosophe socialiste devait mourir jeune ! Il retourna sur les bords du Rhin, il visita de nouveau ce château de Mme de Hatzfeld, à Düsseldorf, où il avait passé les plus calmes années de sa vie, et il voulut donner une dernière conférence près de là, à Rondsdorf ; les prolétaires de cette petite ville accueillirent la nouvelle avec enthousiasme, des arcs de triomphe furent dressés aux portes de la ville et sur les banderoles multicolores qui pavoisaient la ville étaient écrits le nom du défenseur du peuple et des louanges à son honneur.

Lassalle, très ému par ce touchant accueil, commença son dernier discours politique ; il refit la théorie historique qu’il avait tant de fois formulée après Marx et par laquelle il est démontré que le règne delà bourgeoisie est épuisé, que l’avenir du prolétariat ou Quatrième État est inévitable, et que c’est par lui que l’humanité va être régénérée.

Dans ce qui suivit, on put trouver de la fatigue et du découragement chez l’homme politique. Son succès, si grand qu’il fût, n’avait pas répondu à ses ambitieuses espérances. L’opposition haineuse qu’il avait toujours rencontrée dans la bourgeoisie l’avait aigri ; les tendances socialistes autoritaires de quelques conservateurs et, disons-le aussi, la fascination de Bismarck, alors démocrate par nécessité, avaient agi sur lui. Lassalle fut donc plus violent que jamais contre la bourgeoisie, mais il rappela que le roi de Prusse venait de recevoir les délégués silésiens et qu’il leur avait promis des lois favorables ; il rappela aussi que l’archevêque de Mayence, Ketteler, dans un mandement à ses diocésains, s’était rallié à quelques-unes des théories socialistes.

« Vous le voyez, s’écria le grand agitateur, nous rallions à notre cause les rois et les archevêques ! Courage, et nous vaincrons malgré la bourgeoisie »…

Lassalle continua d’une voix émue : « Vos ennemis et les miens me briseront peut-être et peut-être que ma fin est proche, mais lorsque je ne serai plus, que mon souvenir vous serve encore de drapeau, et mes ennemis mêmes me rendront hommage. Prolétaires, l’avenir est à vous ; ne faillissez point.

« Restez fidèles au socialisme, aimez et respectez toujours vos amis, ceux qui avec moi vous défendent par la plume ou par la parole. Il dépend de vous que l’humanité soit bientôt régénérée ».

Ces paroles dites d’une voix émue impressionnèrent l’auditoire, et le dernier triomphe de Lassalle ne fut pas le moins complet.

Ses tristes pressentiments ne devaient que trop tôt être justifiés. Dans sa vie d’agitateur, Lassaile avait conservé toutes ses habitudes mondaines ; il était resté un viveur à la mode et la chronique galante avait parlé de lui.

Au printemps de 1864, il alla à Genève avec la comtesse de Hatzfeld…

Entraîné dans une affaire d’amour avec une jeune Bavaroise, il se fit provocateur dans un duel… Le duel eut lieu à Carouge, le 28 août 1864. Lassalle fut tué raide au premier coup de pistolet tiré par son adversaire. Il n’avait que 39 ans !

Ainsi, pour un prétexte futile, tomba, à l’apogée de sa gloire, le grand réformateur. La comtesse de Hatzfeld transporta pieusement le corps de son ami en Allemagne, et sur tout le parcours des provinces rhénanes les ouvriers accouraient par milliers, donnant libre cours à l’explosion de leur douleur, et le cortège funèbre fut un triomphe pour Lassalle. Les prolétaires allemands ne pouvaient croire à la mort si inopinée de leur jeune et puissant chef et surtout ils n’attribuaient pas cette mort à une cause si futile. « On nous l’a assassiné ! » disait le plus grand nombre.

Il ressuscitera, répondaient les plus fanatiques. Vivant, on l’avait admiré ; mort, on lui vouait une espèce de culte.

« Ferdinand Lassalle, dit Laveleye, est considéré par ses adhérents comme le messie du socialisme. Pendant sa vie, ils l’ont écouté comme un oracle ; après sa mort, ils l’ont vénéré comme un demi-dieu. Ils lui ont voué un véritable culte : en 1874, ils ont célébré le dixième anniversaire du jour où il leur fut enlevé, par des cérémonies qui semblaient les rites d’une religion nouvelle. Ils n’hésitent même pas à le comparer au Christ et ils croient que ses doctrines transformeront la société actuelle, comme le christianisme a renouvelé la société antique. En réalité, Lassalle n’a révélé aucune vérité nouvelle ; il n’a fait que vulgariser des idées empruntées à Louis Blanc, à Proudhon, à Rodbertus et surtout à Karl Marx ; mais il est incontestable que c’est la verve de son style, la vigueur de sa polémique et plus encore son éloquence et son influence personnelle, qui ont fait sortir le socialisme (allemand) de la région des rêves et de l’ombre des livres peu lus et incompris, pour le jeter, comme un brandon de discussion et de luttes, sur les place ces publiques et dans les ateliers[19]. »

Tel fut Lassalle. Son œuvre lui survécut ; son parti se maintint en Allemagne jusqu’au moment (1875) où les deux grandes fractions de la démocratie sociale se réunirent pour former ce grand parti socialiste qui avait 600.000 électeurs, 60 journaux, 12 députés et les hommes de talent par centaines, quand M. de Bismarck lui déclara la guerre, sans pouvoir espérer de le vaincre.

Parmi les œuvres de propagande de Lassalle, le Monsieur Bastiat Schulze, dont nous avons parlé plus haut, est certainement la plus importante. Jamais tant d’idées n’ont été remuées en si peu de pages et avec tant de vigueur. En France, où la stérile école coopérative ne veut pas encore souscrire à son impuissance radicale et où le baroque Bastiat a encore tant d’adeptes, la puissante réfutation lassallienne est d’une grande actualité.

Pour qui a lu ce livre avec attention, l’économie bourgeoise n’a plus de mystères, toutes ses iniquités sont dévoilées. Or, une injustice que l’opinion publique a jugée telle ne saurait durer longtemps. Prolétaires qui voulez travailler à votre émancipation, prenez et lisez.

B. M.
  1. Tels sont Robert Owen et Bray en Angleterre. Leur prédécesseur Spence relevait de Rousseau, comme leur contemporain F. R. O’Brien était un disciple de la Révolution française.
      Notons ici, à titre de simple renseignement, que le grand socialiste russe Tchernychewsky (1856-1863) procède surtout d’Owen et de Fourier ; il donna leurs idées générales pour couronnement aux constatations scientifiques des fondateurs de l’économie politique.
      Les socialistes russes Herzen et Ogareff, qui écrivirent avant 1848 méritent d’être mentionnés parmi les précurseurs du socialisme scientifique, au même titre que les socialistes allemands dont il va être parlé. Bakounine n’écrivit qu’après 1860 et n’eut théoriquement aucune part à ce mouvement.
  2. Vidal, Pecqueur et Dezamy ont une place à part parmi les socialistes français ; les deux premiers furent plutôt des économistes-socialistes ; le troisième, dans son Code de la communauté, rompit avec le spiritualisme régnant ; son communisme anarchiste et athée avait une allure toute scientifique. Ces trois publicistes doivent aussi être comptés parmi les précurseurs du socialisme scientifique, ce qui explique leur insuccès dans un temps où l’utopie et le sentimentalisme régnaient en maîtres.
  3. Jottrand, Bartels et Kats. — De Keyser ne vint que plus tard (1854), quand la période socialiste française était déjà épuisée. Même observation pour l’école (collectiviste) franco-belge de Colins et de Polter, qui ne commença à se faire connaître que vers 1850. Il faut pourtant noter que vers 1835 Colins avait préconisé le collectivisme dans un livre, sans nom d’auteur, intitulé le Pacte social.
  4. Introduit en France par les saint-simoniens, les éclectiques et les positivistes, qui lui ont conservé sa signification réaclionnaire en ne voulant y voir, comme Hegel, que la justification quand même des vainqueurs du passé.
  5. Employées longtemps par Proudhon, qui avait été initié à la dialectique hégélienne par Grün et Bakounine.
  6. Annales de France et d’Allemagne, avec Ruge (1845) ; le Salon, avec Henry Heine (1840) ; la Misère de la Philosophie, réponse à Proudhon (1846) ; Manifeste des Communistes, avec Engels (1847) ; le 18 Brumaire de L. Bonaparte (1852) ; Critique de l’Économie politique (1859) ; Appel aux classes ouvrières de l’Europe (1864) ; le Capital (1867) (Traduction française (1874). M. Lachâtre, éditeur), etc.
  7. La situation des classes ouvrières en Angleterre. — Aperçu pour une critique de l’économie politique (1845) ; le Manifeste des communistes, avec Marx, critique de Dühring (1878).
  8. Le Mouvement social en France et en Belgique (1845) ; Histoire de la Philosophie (1868)
  9. Poésies socialistes (1848) de Freiligrath ; publications diverses de Becker, Rodbertus, Wolff et Rittinghausen…
  10. Histoire du Matérialisme ; la Question ouvrière (1868).
  11. Publications diverses.
  12. Les Annales de France et d’Allemagne, avec Marx.
  13. Essence de la religion et divers ouvrages de critique religieuse. — Presque tous ces hommes se sont en outre distingués dans le journalisme.
  14. Weitling, ouvrier tailleur de Leipzig, avait travaillé à Paris et était un disciple direct du socialisme français, sans que cela l’ait empêché d’apporter plusieurs idées originales, comme, par exemple, la distinction entre le travail nécessaire et le travail facultatifs qui donne à son communisme harmonien une physionomie toute particulière (V. sur Weitling l’Histoire du socialisme, p. 403-408). Le seul socialiste important d’Allemagne qui ait précédé Weitling, le philosophe Fichte, relevait également de l’idée française par Rousseau et les Montagnards. Le socialisme de Fichte a bien des points de contact avec celui de Saint-Just.
  15. Les organisateurs pratiques du socialisme ont toujours beaucoup emprunté à Morelly et à Fourier. Après eux, comme fournisseur du matériaux, vient Owen.
  16. V. L’amore nella vita di Ferdinando Lassalle, trad. dal russo di E. Z. Florence, 1878.
  17. L’Arbeiterprogramm a été résumé dans l’Histoire du socialisme par B. Malon (p. 434-442).
  18. En voici les titres : Ueber Verfassungswesen. (Sur les modes d’organisation.) Was nun ? (Que faire maintenant ?) Die Wissenschaft und die Arbeiter. (La science et les travailleurs.) Die indirekten Steurn und die Lage der Arbeitenden Klasse. (Les impôts indirects et la condition de la classe ouvrière.) Offenes Antwortschreiben. (Lettre ouverte.) Macht und Recht. (Force et droit.) Zur Arheilerfrage. (Sur la question ouvrière.) Arbeiterlesebuch. (Manuel des travailleurs.) An die Arbeiter Berlin’s. (Aux travailleurs de Berlin.) Der Lassallesche Criminalprocess. (Le procès criminel de Lassalle.) Der Hochverraths Process wider Lassalle. (Le procès de haute trahison contre Lassalle.) Die Agitation des Allgemeinen deutschen Arbeitervereins. (L’agitation de l’association générale des ouvriers allemands.) Herr Bastiat Schulze von Delitsch, der okonomische Julian. (Monsieur Bastiat Schulze von Delitsch, le Julien économique, etc.)
  19. Histoire du socialisme, par B. Malon, p. 428 et suivantes.