Captive et bourreau/11

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La Gazette des campagnes (p. 72-80).

VIII

CALME ET TEMPÊTE.


Que la journée a été longue pour moi, chère enfant, s’écrie Madame Boildieu, en voyant arriver Alexandrine. J’ai cru mourir d’ennui. J’ai suivi des yeux la voile, et je vous ai vus revenir.

Elle n’achevait pas de parler que déjà son enfant, ivre de joie, le cœur débordant d’une sainte allégresse, sautait au cou de sa sainte mère et ne cessait de l’embrasser.

Oui, maman, quelle belle promenade nous avons faite ! Elle aurait été trop belle si tu fusses venue ; mais tu n’as pas voulu, tu as perdu beaucoup. Jamais encore je n’ai goûté pareil bonheur.

Tant mieux, Alexandrine ; ton bonheur compense mon ennui, car tes joies sont les miennes.

Chère maman ! et elle la baisait au front. Tout était pour nous : beau ciel, belle mer, bonne table, gracieux oasis, gais amis ; en un mot de l’entrain sur toute la ligne. Monsieur Mélas a paru sombre un peu, mais enfin j’ai fait de mon mieux, et il s’est amusé comme les autres.

— Et George ? dit la mère moitié sérieuse et moitié badine (car rien n’échappe à l’œil d’une mère).

— Monsieur George ? il s’est amusé comme pas un avec nos amies et moi-même, dit Alexandrine qui vint rouge à se cacher derrière l’épaule de sa mère qui comprit et se tut.

— Mais où est ton père ?

— Tiens ! il monte dans le champ avec Monsieur George. Nous avons pris le devant, nous qu’avait brûlées le soleil, lorsqu’ils se mirent à parler de choses et d’autres. Et n’ai-je pas rencontré cet être cynique de sauvage qui reste au pied de la montagne. Ça été la seule ombre de ma journée. Je ne sais pourquoi cet effroi, à la vue de ce sauvage ? Mon Dieu ! on dirait que les sauvages doivent avoir une influence funeste sur ma vie.

Allons ! Alexandrine, n’insulte pas au bon Dieu ! Il est le seul maître de la vie, et tu le sais : pas un cheveu de notre tête ne tombe sans sa permission. Que peux-tu craindre d’ailleurs d’un pauvre idiot ? Il passe en tendant la main ; on lui donne, et ne vois tu pas qu’il grimace un sourire de satisfaction.

— Allons, maman, je te laisse. Il me faut aller faire un brin de toilette et sortir en voiture.

La chère enfant, comme elle est souriante et gaie ; l’oiseau des bois n’a pas la souplesse de ses membres ; le ciel sans nuage n’a pas la sérénité de son âme nageant au sein d’une ivresse sans pareille.

La voilà partie pour faire un tour de voiture avant souper. Conduisant elle-même un superbe cheval canadien pur sang, cette race tant recherchée et qu’on a perdue par notre faute, elle laisse les guides au hazard, n’écoutant plus que les longs et réguliers battements de son cœur si content d’avoir échangé sous les gros pins, au bord du lac, ces confidences mutuelles dont le souvenir la tenait sous ses charmes.

Marche, jeune fille ; souris à la vie, à la joie, au bonheur ; ton cœur plein d’illusions et de rêves peut chanter, car la joie est comme l’ombre du soir, et le bonheur ressemble au roseau fragile. Vois le ciel sans ride ; entends la voix pure des oiseaux peuplant le bocage, qui chantent leur dernière hymne, au Créateur et saluent l’astre étincelant qui semble fondre à l’horizon dans une fournaise embrasée ; écoute le bourdonnement des insectes dans l’air et sous l’herbe soyeuse et fine ; les rumeurs de la brise sous la feuillée, le clapotement du ruisseau et la grande voix du fleuve ; dis-moi, ne trouves tu pas tout cela dans ton âme ? Il y a eu en toi un concert dont l’harmonie inconnue enveloppe ton cœur d’un réseau de notes suaves et limpides qui te porte à rire à tout et à tous. Marche, jeune fille, dans la campagne, dont les champs verdoyants annoncent la jeunesse. Tout cela aura un lendemain, comme toutes les choses d’ici-bas. Le vent du malheur soufflera, et il y aura des larmes versées sur des ruines à jamais irréparables. Prends garde, jeune fille ; défie toi de l’ombre. Qui sait si le couteau qui brillera un instant aux rayons de la lune argentée, ne frappera pas ton cœur pour l’envelopper dans un long deuil ? Prends garde au sang et à l’assassin.

Pendant qu’Alexandrine jouit dans la campagne, au milieu de ses chers souvenirs, pendant qu’elle se dit tout bas : « Oui, mon Dieu, je l’aime ! plutôt mourir que d’être à jamais séparée de lui, » pénétrons un instant chez Mélas Vincent.

Dans une petite chambre bleue, bien meublée, qui regarde le fleuve et en même temps sur le chemin du roi, où l’on voit un bureau et des livres en désordre, un jeune homme se promène lentement ; il s’arrête parfois, et la main sur son cœur, il semble vouloir comprimer les battements précipités. Sa figure est rouge, violacée ; il y a une veine gonflée au centre du front qui se ride souvent : c’est le signe de la tempête, dans cette âme sans énergie ; ses lèvres ont un frémissement nerveux comme tous ses membres.

Où est donc ma volonté, mon énergie ? se dit il. Quoi, mon âme n’a pas d’empire sur ces nerfs trop faibles ? Je tremble rien qu’à la pensée qu’ils s’aiment. Allons ! plus de résignation, plus d’indépendance, moins de faiblesse, Mélas ! Et il se prend à arpenter la chambre. Non ! non ! reprend-il, je me brise à un rocher, je ressemble au nageur qui ne peut refouler le courant qui l’emmène. Le sang qui bouillonne dans mes veines afflue au cœur et du cœur jusqu’au cerveau. Je suis troublé, inquiet, avec le remords du coupable, et cette excitation me pousse malgré moi à maudire le jour où j’entendis tomber de ses lèvres, ces mots : « Je t’aime ! » Oh ! pourquoi n’est-il pas sorti, à cette heure, de la terre un jet de flamme pour me consumer tout entier ! Je n’aurais pas à souffrir maintenant ce que j’endure. Je sens en moi un feu dévorant ; on dirait que les furies de l’enfer se sont donné rendez-vous en moi pour me tourmenter sans cesse, m’aveugler par la douleur, pour me jeter dans des voies funestes, à jamais mauvaises. George, George, mon ami ! c’est indigne de moi, qui t’ai juré fidélité, de parler ainsi ! Me reconnaîtras-tu ? La raison devrait l’emporter sur la passion qui est toujours mauvaise conseillère ; c’est vrai, mais voyez le malheureux qui se suicide, raisonne-t-il ? Moi, non plus ; le cœur parle trop haut ! Oh ! pourquoi cette maudite passion a-t-elle envahie mon âme comme une mer montante ? pourquoi l’a-t-elle entourée de ses mailles de fer que je ne puis briser ? Pourquoi suis-je encore à cette heure de ténèbres pour mon cœur, le jouet de cette jalousie sauvage, comme le fétu de paille à la merci des flots qui l’emportent ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Tout est sombre dans mon cœur ! Je ne vois plus qu’à travers l’ombre, et c’est son image que j’entrevois au milieu des ténèbres épaisses qui m’environnent de toutes parts. Elle lui sourit, à lui George mon ami, mon camarade ; non, non, mon ennemi, mon rival heureux, le préféré de celle qui me repousse et que j’adore. Je vous maudis tous deux… À ces derniers mots il se tut, surpris et consterné.

Il était déjà bien avancé dans le chemin de la jalousie immonde et basse. Il en fut surpris lui-même. Déjà le démon de la jalousie l’empoignait dans ses serres profondes, et il se prit à trembler en voyant l’abîme ouvert sous ses pieds et qu’il côtoyait sans crainte. Il y eut un moment de suspension dans le flux de paroles incohérentes qui se pressait sur ses lèvres depuis assez longtemps. Ce fut comme l’arrêt momentané de César revenant des Gaules, au bord du Rubicon ; comme lui aussi, il s’écria : « Le sort en est jeté, qu’il soit maudit puisqu’il est mon rival. » À peine achevait-il de prononcer ces paroles, qu’un coup discret fut frappé à sa porte. En une seconde il revêtit son masque de la tranquillité. Il n’avait pas encore dit le mot traditionnel : Entrez ! que déjà son front s’était déridé, et que ses traits avaient repris leur état normal ; il lui restait bien le sang au visage, mais la fatigue de la journée pouvait bien en être regardée comme la cause par le visiteur inattendu, qui n’était autre que notre ami George. Fatalité ! se dit il en lui même.

Bonjour, Mélas ! j’ai pris le temps de souper, et me voilà auprès de toi ! Tu es mon meilleur ami, par conséquent je viens à toi. Mais ta mère me dit que tu n’as pas soupé.

— Oui, c’est vrai : une indisposition…

Allons ! vas tu te laisser aller à ces idées de maladie ?

— J’ai tant mangé sur l’île, au pique-nique.

— Tu le dis pour rire. Il me semble que tu n’as pas mangé. Mais, dis donc, n’est ce pas un beau commencement ? Tout le monde nous choie, toi surtout ; car le Notaire m’a parlé de toi en termes qui me disent qu’il te tient en grande estime. Tu es bien heureux, Mélas, de rester ici, au village ; moi, il va me falloir partir.

— Tu as également de la chance d’avoir le goût des aventures. Tu reviendras riche de connaissances, avec un titre honorable qui te permettra de gagner honorablement ta vie. À vaincre sans périls, on triomphe sans gloire, dit Mélas.

— C’est vrai, tout cela ; mais quand on reste au village et que l’on peut y gagner sa vie, soit en cultivant la terre, soit en travaillant autrement, on voit ses parents, ses amis, on jouit du printemps comme des beautés sauvages de l’automne ; on peut aimer, jouir auprès de ceux qu’on aime et qui nous paient de retour ; et si l’enfant de notre choix nous aime profondément, on connaît le bonheur.

— Dans ce dernier cas, plutôt que tout autre, tu prêches pour toi ; car alors tu devrais rester pour goûter le bonheur auprès de l’enfant de ton cœur.

George comprit et se surprit à songer comme une petite fille de quinze ans prise en faute.

— Allons ! Mélas. Viens faire une marche dans les champs ! Viens, cela te fera du bien ; l’air est frais et plein de senteurs douces, les oiseaux chantent partout ; nous chanterons avec eux ; notre chant sera une prière, car nous célébrerons Dieu dans la beauté de ses œuvres.

— Merci, George ; je ne me sens pas la force d’aller avec toi. La tête veut me fendre ; c’est le repos qu’il me faut. J’en suis fâché, mon cher, car j’aurais été heureux d’aller avec toi admirer un peu les beaux sites et de jouir, comme il faut, de la liberté qui nous est accordée.

— Je vais y aller seul, et j’arrêterai te voir en revenant.

Un merci involontaire s’échappa de la bouche de Mélas et George sortit.

Le flot un instant contenu de Mélas déborda. Je suis son ami, dit-il. Oh ! comme il est meilleur que moi ! Il me montre de l’intérêt, il me dit qu’il vient à moi ! Oh ! mon Dieu, ayez pitié de moi, car je souffre une douleur qui n’a pas de nom. Pourquoi avez vous mis dans mon cœur cet amour qui ne devait pas être payé de retour ? Pourquoi avoir allumé dans mon cœur cette flamme que je ne puis espérer voir éteindre, et qui me fait croire en la présence réelle de satan en moi ? Ce n’était pas assez de me voir torturé par ce démon cent fois maudit de la jalousie, il fallait ce remord pour augmenter ma souffrance. Je suis donc condamné à vivre au sein de la douleur, comme le paria au milieu de la misère ? Pauvre esclave ! me voilà, avec un boulet au pied ; d’un bond je pourrais briser mes chaînes, mais je ne sais quelle puissance infernale me retient :

C’est bien le cas de dire avec le poète :

« Tant de fiel entre t-il dans l’âme des dévots ? »

Mélas, ce cœur d’or avant ce jour néfaste ; ce jeune homme craignant Dieu, comment se fait-il qu’il accusa la Providence, quand toutes ses souffrances ne sont que l’effet de sa liberté. Comment peut il nourrir dans son cœur des idées pareilles, fomenter dans son esprit des projets aussi infernaux ?

Oui, se dit il, je saurai me venger de cet affront. Elle sait que je l’aime ; je lui ai avoué cet amour qui fait mon tourment ; elle m’a fui ; et plus tard, sous l’ombre des grands pins, au bord du lac maudit qui entendit ses serments, elle avoua qu’elle aimait George. Comment ! j’ai entendu, sans perdre la tête, cet aveu qui brisait mes rêves d’un jour. Oui j’ai tout entendu, et depuis ce moment le cœur me saigne ; je maudis ce jour néfaste, et je n’aurai pas de repos que je n’aie… mais il va partir ?… qui sait si tout n’est pas à refaire ? Je flatterai le père, et la fille me reviendra, car « les grands espaces peuvent parfois amoindrir l’amour. » Allons ! courage, se dit il.

Un rayon d’espoir encourageait ce pauvre dévoyé. Il s’y cramponna comme le naufragé à l’épave qui doit le conduire au port. Aussi quand George revint le voir après sa promenade, il le trouva calme. Il se décida même à accompagner George jusque chez lui.