Captive et bourreau/14

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La Gazette des campagnes (p. 93-100).

XI

LA VIEILLE MAGICIENNE.


Les nouvelles de George se faisaient de plus en plus rares. Tout à coup elles cessèrent subitement.

C’était le moment où George tombait entre les mains des Français et qu’il passait par toutes les tracasseries de l’identification.

Peut-on s’imaginer les souffrances morales de cette pauvre Alexandrine ; combien de larmes muettes viennent mouiller ses joues que décolorait une souffrance cachée, mais non moins poignante. La pauvre enfant n’avait que la prière ardente et les baisers de sa bonne mère pour consolation ; pourtant ses rares amies faisaient bien tout leur possible pour lui relever le moral en lui donnant l’espérance.

Pour surcroît de douleur, Mélas ! Elle se voyait continuellement en butte aux empressements et aux assiduités de Mélas. Déjà il avait fait comprendre à la jeune fille qu’il voulait à tout prix unir sa vie à la sienne, que l’amour qu’il avait pour elle était trop enraciné dans son cœur ombrageux pour espérer le voir s’enfuir ainsi devant une réalité trop marquée.

Alexandrine atterrée par ces brûlants aveux, ne savait que répondre ; pourtant un bon jour, consultant son cœur et croyant faire injure à l’image de l’absent, en écoutant plus longuement les protestations d’amour de Mélas, elle finit par lui dire que son cœur ne lui appartenait plus, que George en était le maître. Ils s’étaient juré fidélité inviolable pour la vie.

Mélas comprit qu’il allait avoir à lutter contre un mur solide. Il connaissait à Alexandrine une volonté de fer, une énergie à toute épreuve.

La lutte devait donc être terrible. Les projets de haine et de vengeance qui dormaient sous la cendre d’un espion plus ou moins fort, s’éveillèrent fortement dans le cœur de Mélas, quand il comprit que tout espoir était perdu ! Cet homme si bon était devenu méconnaissable. L’agneau s’était fait loup. Hélas ! il avait trop écouté cette voix maudite qui le portait à se débarrasser secrètement d’un rival qui était son meilleur ami. Étrange aberration du cœur humain ! Il avait aimé ce jeune homme cet ami ; aujourd’hui même il avait à lutter contre cette voix du cœur qui lui rappelait le serment de fidélité juré sur les bancs du Collège. Mais la passion l’emportait sur la raison ; les bonnes inspirations qui naissaient parfois dans son âme plus qu’à moitié gangrenée, ne naissaient pour mourir de suite comme des fleurs tardives et privées de soleil et de lumière. Une fois engagé dans cette voie terrible du mal, la pente est facile et l’on y marche rapidement.

Cinq années se sont écoulées depuis le départ de George pour les Indes. Nous sommes au mois de mai de l’année 1815. Le ciel nuageux a des teintes gris-plomb ; la terre, dépouillée de son manteau de neige pourrie et de glace, montre çà et là des espaces de verdure avancée qui repose agréablement les yeux ; quelques notes éparses, aux heures si calmes du soir, égaient la campagne : c’est le chant des rossignols, ces gais messagers de la belle saison.

Par un soir du mois de mai 1815, on apercevait au pied de la montagne, en arrière de chez M. le Notaire Boildieu, un panache de fumée montant lentement dans l’air pour se répandre comme un voile transparent sur la cime des grands arbres. C’était signe de feu, lieu habité. En effet, comme on le sait déjà, c’était le lieu où vivait la vieille sauvagesse, cette créature laide et difforme, dont le fils unique était le type de la débauche la plus éhontée. Une pauvre cabane est là, debout au milieu d’un éclairci ; une porte d’écorce de bouleau laisse entrevoir par son entrebâillement un grabat fétide ; au centre de la pièce le foyer dont la fumée se répand par toute la pièce, ne pouvant pas passer toute entière par l’ouverture béante percée dans le pignon de la cabane. Un chat étique, au poil roux, à la démarche nonchalante, ronfle près de l’âtre où brûle une bûche de cèdre vert. Dans un coin obscur, les jambes pliées sous elle, un brûle gueule tout noirci entre ses dents d’une blancheur éclatante, une vieille sauvagesse semble plongée dans une rêverie profonde. Ses joues sont caves, et ses petits yeux ronds et jaunes ont des éclairs éblouissants. Un nuage de fumée l’enveloppe de ses spirales multiples ; on dirait qu’elle cherche un sens dans les mille et une configurations que prend la fumée disséminée dans l’appartement nauséabond.

— Il va venir !

— Qui ça ? répond du dehors une voix gutturale qui ressemblait à un éclat d’obus.

— Viens ici, Plume d’aigle, dit la sauvagesse.

— Quoi, femme ?

— Tu sais dans la prairie, là bas ? ban, va me chercher les herbages que tu sais. Les herbages de la destinée ?

— Oui. C’est fait. Attends tu quelque gibier !

— Attendre ?

— C’est tout fait, le voilà ; pourtant on entend rien au dehors.

En effet, à peine achevait-elle ces paroles qu’un étranger entra dans le taudis, avec une familiarité marquée. Il ne devait pas en être à sa première visite.

Pauvre Mélas, et c’était lui, à quel degré d’abaissement n’était-il pas rendu ! Après avoir essayé vainement son pouvoir auprès d’Alexandrine, après avoir trahi son serment de fidélité juré un jour solennel, il fréquentait les maudits, les parias, cette sauvagesse et son fils, deux suppôts de satan. Son cœur, blessé de se voir éconduit, n’ayant plus d’espoir, ne pouvait pardonner à Alexandrine son indifférence pour lui et sa passion pour George. Aussi promit-il de se venger. Nourrissant cette pensée dans son âme de boue, il se l’assimila pour ainsi dire et en fit le but constant de son occupation.

Un jour funeste allait sonner dans sa vie ; et chez la sauvagesse allait commencer le triste chemin qui devait en si peu de temps le conduire au crime, ce moyen des lâches.

— C’est encore moi, femme, dit Mêlas en rentrant.

— Encore ! c’est en reproche ; et tu sais que j’aime à te voir.

— Femme, c’est une heure décisive que celle qui m’amène ici. Je ne puis lui pardonner mon amour refusé, méconnu et dédaigné. Il me faut la vengeance ; oui, une vengeance d’enfer, moi qui ai l’enfer dans le cœur ; oui, une vengeance qui lui saigne l’âme.

Mélas ne put en dire davantage ; suffoqué, il tomba sur le grabat infecte et hideux. Là, la tête dans les mains, il se mit à rêver. De rauques sanglots soulevaient sa vaste poitrine.

Pendant ce temps, la vieille sauvagesse prenait un jeu de cartes tout graisseux, et se prit à faire des signes cabalistiques.

Écoute, l’homme, lui dit-elle.

Mélas releva son front pâle, et la sauvagesse continua :

Le ramier revient au lit où l’attend sa compagne fidèle qui n’a pas voulu partager le nid de l’aigle qui la convoitait. Le voilà qui fend la mer immense, touche la terre ferme et rentre au colombier. Quelle joie ! quels roucoulements ! quelles becquées ! Et l’aigle, lui, se couvre de ses ailes, pour ne pas voir ce bonheur. Il a la force, lui qui plane dans les airs, mais il ne voit quel charme protecteur les couvre, ces jolis tourtereaux qui s’aiment. Mais je vois un éclair dans son œil ; ses larges serres se détendent subitement et…

Créature vénale et maudite, s’écrie Mélas exaspéré, tourneras-tu longtemps le fer dans la blessure que m’a faite son indifférence, par ton langage métaphorique ?

La vieille indienne tendit le bras vers Mélas, et de l’index elle lui fit signe de se taire.

Ce fut comme une fascination, Mélas retomba sur le lit sordide. Puis la sauvagesse continua :

Mais les voilà au sein de la réjouissance. L’heure de la couvée va arriver. Les voilà unis et prêts à bâtir le nouveau nid soyeux où bientôt naîtra un bel oisillon rose et adoré. — Mais que vois-je ? L’aigle planant au-dessus de cette réunion prête à célébrer la noce. Soudain un cri part de la foule assemblée… Du sang et des cris… et voilà l’aigle qui fend l’air ; il fuit là-bas, au-dessus de la mer immense et va s’abattre sur les côtes Nord qui seront son refuge.

La vieille sauvagesse venait de cesser de parler. Elle avait des sueurs aux tempes, et ses membres disloqués reprirent leur position normale en faisant entendre des grincements d’os et des nerfs en contact. Sa tête s’était levée et son œil lançait des gerbes d’étincelles ; ses cheveux grisonnants s’étaient déroulés et tombaient sur ses épaules nues et décharnées.

— Écoute, l’homme, dit-elle.

— Oui, femme.

— Écoute bien et grave ces paroles dans ton cœur, si tu en as un. Tu as entendu mes paroles prophétiques : elles sont vraies et inspirées ; j’ajouterai : tu as la force de l’aigle ce roi des airs, et la férocité du lion, ce roi du désert ; mais parfois, en face d’une enfant, tu as la timidité du paon. Va ! ne touche à rien ; je vois du sang dans ta vie. Qu’il ne retombe pas sur ta tête. Va, visage pâle, tu nourris dans ton cœur des projets de haine, il y a en toi une mer de fiel ; cependant tu as du bon ; va, suis tes inclinations, comme le ruisseau suit son cours vers la mer ; mais souffrance pour souffrance, œil pour œil, dent pour dent, selon les expressions des hommes du désert : ce sont mes dernières paroles.

— Satan a parlé par ta bouche, femme. Je te remercie de tes paroles prophétiques. Et il lui jeta une pièce d’or. Tu as dit vrai, sans le savoir. George est au village où tout est en joie. Je n’ai pu supporter la vue de son bonheur, et en m’enfonçant dans les bois j’étais à maudire le jour qui vit naître en moi cet amour maudit, mon tourment, mon enfer, quand je heurtai du pied ton sale taudis. Tu as parlé ; j’ai compris. Malgré tout, le sort en est jeté. Je veux de la vengeance ! Qu’importe la peine du talion. Je veux une torture égale à celle que j’endure depuis si longtemps. Il y a une fatalité dans ma vie ! Qu’importe ! L’enfer aidant, je réussirai ; et il sortit en trébuchant comme un homme ivre. Rencontrant Plume d’aigle, il lui enjoignit de le suivre.

La nuit était venue couvrir de son manteau noir la forêt épaisse ; le fleuve, au loin, avait les grondements du géant furieux qui se débarrasse de ses chaînes ; sa grande voix allait troubler les oiseaux dans les mystérieuses profondeurs des bois. Le hibou, cet oiseau des nuits, criait perché sur un vieux hêtre mort, et la lune à l’horizon laissait filtrer de temps en temps un rayon de sa blanche lumière entre les saillies des nuages flottant dans l’espace.

Mélas et son compagnon marchèrent longtemps sous le couvert, le premier se tenait coi et le dernier se gardait bien de troubler le silence de son maître. Oui, c’était son maître. Depuis longtemps Mélas s’était fait de Plume-d’aigle un esclave assujetti à ses volontés. Arrivés dans un bosquet touffu, ils s’assirent silencieusement au pied d’un chêne aux larges branches. La terre était encore humide, et çà et là on voyait encore un reste de neige attendant un baiser du soleil pour se fondre et retourner se condenser en nuages dans les hauteurs du ciel. Ils ressemblaient à des conspirateurs cherchant l’ombre et le silence pour méditer et préparer leurs complots.

Enfin Mélas, le premier, rompit le lugubre silence de ces lieux. Longtemps ils parlèrent tous deux ; longtemps Mélas expliqua à son compagnon ce qu’il voulait lui enseigner. Il sortit un couteau dont la lame fine brilla sous un regard de la lune qui se voila aussitôt ; il entoura le cou de Plume-d’aigle de la main gauche, et de la droite il lui menaça le cœur. L’indien eut un frisson par tout le corps ; néanmoins il fit signe qu’il comprenait.

Quand ils s’éloignèrent, l’indien pour regagner sa cabane et Mélas le village, le coq chantait à la ferme voisine son refrain matinal. L’aube apparaissait au ciel libre de tous nuages qui s’étaient fondus comme par enchantement.

Rendu chez lui, Mélas, rompu et brisé par toutes sortes de fatigues, se coucha tout habillé et dormit d’un sommeil fiévreux jusqu’après le lever du soleil. C’en était assez pour réparer ses forces et le rendre frais et dispos.