Captive et bourreau/22

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La Gazette des campagnes (p. 155-162).

IV

UNE HAINE SAUVAGE.


Dieu suscitait-il Bison-des-Plaines comme l’exécuteur de sa justice ici-bas ? L’instrument était faible, à cette heure ; mais le temps allait venir avec l’âge centupler les forces du jeune sauvage, et le Hibou pouvait s’attendre à une lutte acharnée.

Bison-des-Plaines n’avait pas été sans remarquer le soin que prenait Mélas pour cacher le mystère qui recouvrait la venue de l’enfant blanc, au sein de la tribu. À peine avait-il quitté la cabane où Mélas avait jugé de la hardiesse du jeune sauvage, qu’il alla heurter la porte du wigwam où reposait la Chouette.

— Salut à toi, frère, dit Bison-des-Plaines. Le Hibou a amené au village une visage pâle qui ne sait pas encore parler.

— Oui.

— Où l’a t-il prise ?

— Là bas, de l’autre côté de la grande rivière. Elle est belle comme une rose sauvage épanouie au matin d’un beau jour.

— C’est vrai ; mais, frère, dans la forêt, le petit des oiseaux ne quitte pas son nid, tant qu’il n’a pas essayé ses ailes. Jusque là, il reste en sa petite demeure et il craint de s’aventurer.

— Tu parles comme un grand Sagamos.

— Écoute encore : Une tempête seule peut briser le nid ou déraciner même l’arbre qui abrite les amours d’un couple, et jeter le petit oisillon sur des rives étrangères

— C’est la vérité.

— Je comprends, la Chouette ; et tu ne me surprendrais pas en disant que cette enfant a été ravie, et qu’un malheureux l’a jetée au milieu de nous.

— Je ne sais rien, mon frère.

— Ton silence est d’argent, la Chouette, mais ta parole serait d’or, car je vois dans tout cela une action indigne d’un enfant des bois.

— Je ne sais rien, répondit la Chouette qui feignit dormir pour ne pas montrer que cette espèce d’interrogatoire le fatiguait affreusement.

— Oh ! je comprends tout, la Chouette. Le visage pâle a attaché ta langue à ton palais, mais j’en sais assez pour croire que… Il n’en dit pas plus long et sortit en disant le bonsoir à son compagnon, puis il alla se jeter sur son lit de sapin.

Le plan de Bison-des-Plaines était tout fait. Qui donc le portait à s’intéresser à cette enfant des Visages-pâles. Il ne le savait pas lui-même, tout comme Attila ignorait le bras qui le poussait. « J’aurai la patience d’attendre, » dit-il. Et l’on sait si un sauvage est patient. C’est dans sa nature, c’est inné cher lui.

Traversons une période de quinze années, et retrouvons nos sauvages au bord de la mer, revenus d’une chasse qui avait été longue et abondante. Tous sont contents et se réjouissent de leur succès. Plusieurs se promettent de faire bombance.

Le soleil s’est levé radieux ce matin du 24 juillet 1833. Une légère brise souffle du large ; le ciel est clairsemé de nuages qui voilent parfois les ardeurs du soleil. La mer a toujours sa grande voix, la mer se plaint toujours, et les bois ont des échos sonores.

Sur les hauteurs, à quelques perches du village, deux poteaux, à distance de deux ou trois arpents, sont fixés en terre vis-à-vis deux autres également solides, laissant entre eux un espace de quelques pieds.

C’est jour de réjouissance publique chez nos sauvages et les plus forts jouteurs, oubliant leurs fatigues, à peine reposés de leur chasse, vont s’en donner à cœur-joie. Il s’agit de jouer à la crosse, ce jeu tant aimé des sauvages et qui leur est propre.

De bonne heure, on voit les jeunes gens, moitié vêtus, les bras et les jambes huilés, s’avancer vers le lieu où doit se faire la lutte. Il y a des hommes dans l’âge mûr, aux cheveux grisonnants mêmes, qui ne craignent pas les ardeurs de la lutte et les rayons du soleil de plomb qui s’avance lentement dans le ciel, vers l’horizon.

Mélas est de la partie. Il n’est pas bon coureur, mais sa réputation est faite quant à l’habileté avec laquelle il défend l’espace resserré entre les deux poteaux. C’est un poste d’honneur qu’on peut quitter parfois pour renvoyer la balle avec adresse.

Bison-des-Plaines est maintenant un jeune homme de vingt cinq ans, aux membres d’Hercule, aux jarrets flexibles mais durs comme de l’acier, à la prise solide. Il a la légèreté de la gazelle et l’adresse du léopard.

Bison-des-Plaines, en se rendant au lieu de la joute, trouva moyen de s’approcher de Mélas.

— Fleur-du-mystère sera captive aujourd’hui, dit-il à Mélas ; pourtant les fleurs ont besoin de soleil ; elles meurent sans lumière. Elle ne viendra pas juger de la vaillance et de l’habileté de ceux avec qui elle est appelée à vivre ? Crains-tu qu’elle ne t’échappe ? La linotte ravie et élevée dans une famille étrangère, ne reconnaît par le chemin qui mène aux lieux où elle vit le jour.

— Que parles tu de ravissement ? (La Chouette aurait-il parlé ? se dit il tout bas.) L’enfant n’a pas voulu venir.

— Oh ! oh ! dit Bison-des-Plaines, je sais mieux que ça. La Chouette a pris de l’eau-de-feu, et son langage a été d’or pour moi.

Tu es un imposteur, et craignez tous deux le poids de mon poing ; et Mélas lança au jeune homme un regard foudroyant. Va, tu n’es qu’une vipère dont on peut écraser la tête. La Chouette n’a pu parler. Crains ma colère, audacieux qui me brave.

— Le jeune chêne plie et ne casse pas, mais le vieux casse et ne plie pas.

Vengeance ! malédiction ! se dit en lui-même Mélas tout bouleversé. C’est en vain que j’aurais voulu faire croire à Fleur-du-mystère que je suis son père. Où donc est ma vengeance d’autrefois ? Moi qui me promettais de la faire souffrir ? Je me suis trouvé sans forces devant la faiblesse. Mon cœur maudit s’est ému au souvenir du passé, et je ressentis une joie secrète envahir mon âme à la pensée que cette enfant pouvait venir à m’aimer comme son père. J’ai réussi jusqu’à ce jour, et le remords n’a pas été tellement actif chez moi, que la joie de me voir aimé et appelé son père, n’ait pas rempli mon âme d’une douce ivresse qui durait un instant. Mais tout m’échappe. Je le sens. La Chouette a parlé… Bison-des-Plaines sait tout… Que puis je faire pour retenir leur langue. Ils ne m’aiment pas, je le sais, Bison-des-Plaines saura tout dire à Fleur-du-mystère, et je me verrai de nouveau aux prises avec un amour sans espoir, un amour entretenu pendant quelque temps et qui me fera d’autant plus souffrir que ses racines ont poussé dans mon cœur, sous les premières caresses de cette enfant que j’aime parfois quand le passé n’est pas vivace. Irais je commettre de nouveaux crimes ? Le sort en est jeté. Je ne reculerai devant rien. Que tout s’aplanisse devant cette soif de me sentir aimé un peu dans cette vie maudite où je marche comme un pauvre paria, sans lendemain et sans but.

Le moment de la partie était déjà engagé. Mélas fut tiré de sa rêverie par la balle qui lui vient frapper la jambe. Il étouffa un cri de douleur. C’était Bison-des-Plaines qui lui avait donné cette direction avec une force prodigieuse. Mélas, tout en relançant la balle, eut le temps de voir la Chouette sourire d’une manière moqueuse à Bison des Plaines. Un voile lui passa devant les yeux, le sang afflua chaud et bouillant au cœur, et Mélas se sentit emporté par une fureur aveuglé, au sein de la lutte acharnée. Il y eut des bras contusionnés et des jambes bleuies, les sueurs ruisselaient sur les corps mi-nus des combattants ; aussi les spectateurs ne ménageaient pas leurs applaudissements.

Depuis assez longtemps Mélas suivait la Chouette des yeux contre qui toutes ses idées de vengeance étaient tournées. À un moment donné, à l’heure où l’excitation était à son comble, une crosse fend l’air et se rabat avec violence. Le manche ramené fortement en arrière a frappé la Chouette en pleine poitrine, qui roule sur le sol. Ce fut un cri général, et la balle élevée dans les airs, retomba sans qu’aucune crosse ne vint en disputer la possession.

Déjà on s’empresse auprès de la Chouette, pour le porter au village. Il est inanimé, les yeux à moitié fermés ; une écume rougeâtre ensanglante le bord de ses lèvres : Aurait-il quelque vaisseau rompu dans l’estomac ? Le coup avait dû être porté dans ce dessein.

Bison-des-Plaines fut un des premiers rendu auprès du blessé. Le Crochu, simple spectateur, avait vu le manège du Hibou, aussi avait-il tout conté à Bison-des-Plaines qui savait à quoi s’en tenir, car il connaissait dans cette lâche action la main du Visage-pâle ; et lors même que le Crochu n’aurait pas parlé il s’en serait douté.

Bison-des-Plaines avait dit : La Chouette a parlé ; c’était assez pour exciter la colère prompte du Hibou, colère qui le porterait à se venger sur le champ. Ce qu’il avait pensé était arrivé. Il était auprès du lit de la victime de la vengeance de Mélas.

La Chouette fut assez longtemps entre la vie et la mort. La nature robuste l’emporta et on le vit revenir graduellement à la santé. Ce n’était plus le même homme. Une lueur étrange s’allumait parfois dans son grand œil noir. L’enfant des bois méditait. Au coup de crosse datait une haine mortelle, une haine de sauvage, implacable et sans trêve ni merci.

Mélas l’avait compris, et l’orgueil le poussa à lutter ; il avait pour lui l’appui du Chef ; il croyait que cette protection le rendrait invulnérable. Et puis il n’était pas sans adresse, le Hibou ; il se croyait de taille à entreprendre le combat contre la Chouette et Bison-des-Plaines.

Ces deux derniers, dans une entrevue secrète, se jurèrent fidélité et l’un épousa les idées de l’autre.

Écoute, frère, avait dit Bison-des-Plaines, tu te fais vieux ; ce coup t’a abattu ; tes forces ont diminué ; eh ! bien : moi qui suis robuste comme le chêne de nos bois, laisse-moi la tâche de te venger et de punir ce maudit Visage-Pâle. Il saura expier par la main du Bison-des-Plaines, ce qu’il a fait souffrir.

Mélas attendait l’orage de pied ferme. Qu’importe deux hommes de la tribu tournés contre moi ? Réussiront-ils à enlever la confiance que le Chef a en moi ? Jamais. — Enlèveront-ils la Fleur-du-mystère ? Je suis là qui veille, et s’ils l’enlevaient de force, à mon ordre trente guerriers la poursuivront.

On aurait dit que Bison-des-Plaines comprenait la position de Mélas ; il le savait en grande faveur auprès du Chef. Il ne travaillerait donc pas de ce côté là. C’est vers Fleur-du-mystère qu’il allait tourner tous ses regards, et c’est vers Fleur-du-mystère qu’il essaierait de le faire souffrir. Il n’avait pas été sans s’apercevoir qu’il aimait l’enfant des blancs, ce serait le point de mire de ses opérations.

La Chouette retenu jusqu’alors, prit Bison-des-Plaines en conciliabule et lui avoua toute la vérité : L’enlèvement de Fleur-du-mystère dans un village des blancs, sa venue secrète et cachée, les souffrances et l’amour de Mélas à cette heure pour cette enfant qu’il avait amenée ici dans le dessein de la faire souffrir. J’ai fait fâcher un jour la vieille sauvagesse qui garde l’enfant, dit la Chouette, et elle m’a dit qu’il se faisait appeler son père par l’enfant, et que parfois il la maltraitait pour revenir bientôt après se faire caresser de l’enfant qui l’aime avec crainte.

Ainsi en possession de tout le secret, Bison-des-Plaines se mit à songer, et tout un plan sortit de son cerveau ; on en verra l’exécution plus tard. Esprit pénétrant, conduit par les idées de vengeance, Bison-des-Plaines, trouva la corde sensible pour infliger au Hibou la peine du talion.