Captive et bourreau/25

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La Gazette des campagnes (p. 180-185).

VII

OMBRES ET LUEURS.


Revenons sur nos pas, pour retrouver nos premiers personnages laissés en arrière.

On a vu arriver George à son foyer où l’attendait la ruine, la désolation, presque la mort. Alexandrine ne le reconnaissait plus, et non-seulement il avait à pleurer sur cette intelligence éteinte, mais encore sur la perte de son enfant dont la joie de le revoir dans les bras de sa mère, à son retour, l’avait si souventes fois consolé dans ses courses lointaines. En chrétien, fortifié par les paroles et les encouragements du pasteur, il accepta la triste tâche que le ciel lui réservait, bien décidé à continuer ainsi le chemin de la vie. Sans murmurer, se dévouant pour celle qu’il aimait toujours d’un amour si fort, je serai pour elle ce que j’ai été, disait il : un cœur aimant, sincère et empressé. Je lui ferai la vie la plus douce possible, sans me laisser vaincre par les difficultés. Ma tâche est rude et pénible, je le sais ; mais elle sera adoucie par la conscience que j’aurai de faire mon devoir. N’éprouverais-je pas une indicible satisfaction en me disant : J’agis ainsi parce que j’aime, et l’amour est tout de dévouement. Et d’ailleurs, quelle joie ne ressent on pas lorsqu’on a fait un sacrifice à ceux que l’on aime.

C’est avec ces dispositions que George entreprit sa nouvelle charge. Il abandonna le rude métier de Capitaine au long cours, et avec ses épargnes qu’il mit à profit sur une bonne terre, il put espérer vivre à l’aise, tout en veillant avec soin sur sa pauvre Alexandrine. Ainsi donc il pouvait consacrer une grande partie de son temps à la pauvre folle qui semblait se plaire auprès de George qu’elle reconnaissait à certaines heures, pour le méconnaître quelques instants après et retomber dans la nuit profonde de l’oubli.

À ces heures de lucidité, c’était toujours une douce ivresse pour ce pauvre George, quand Alexandrine entourait son cou, pressait ses lèvres décolorées sur le front pâle de son mari, en lui disant : Nous souffrons, mon George, mais nous nous aimons, et Dieu nous rendra Armande ; puis la nuit se faisant dans son âme, elle se prenait à divaguer. C’était toujours les mêmes caresses, les mêmes paroles, le même regard : et c’était fugitif et passager comme l’éclair qui fend la nue.

Revenue à son état de folie douce et pleine de quiétude, quand elle ne divaguait pas, elle berçait en chantant le « Vallon, » et toujours George voyait sa figure se couvrir de grosses larmes.

George, au milieu de cet atmosphère si lourd de tristesse et de deuil, vit les années lui peser sur le dos. Il maigrissait à vue d’œil, en même temps que toute sa personne prenait une apparence de lassitude et de mélancolie très accentuée.

Dans le village, on n’était pas sans le remarquer. On entendait dire de toute part : George a dans le cœur une tombe qui lui pèse lourdement. À moins d’un miracle, c’est un homme fini qui use sa vie dans un dévouement sans borne. Dieu ne laissera pas tant de bonté de cœur sans récompense, disait un particulier ; il lui rendra Armande, et avec elle la santé, et qui sait, le bonheur aussi. Ainsi parlait le monde à l’égard de George qui dépérissait, privé des saintes joies de la famille, comme ces arbres longtemps arrosés par un ruisseau qui s’est desséché.

Un événement nouveau allait amener un changement dans la vie de ces deux êtres dont la douleur navrait l’âme.

Un jour, pendant que la pauvre folle chantait auprès du berceau vide d’Armande, un faible coup fut frappé à la porte. George s’empressa d’aller ouvrir. Une personne masquée se présenta à ses regards.

N’ayez pas peur, dit la voix, je viens à vous au nom de Dieu, vous offrir cet enfant privée de ses parents, vous que le ciel a privé du plus charmant des anges.

— Quel est son nom ?

— Elle n’en a pas. Enfant trouvée, on l’élève en secret en l’appelant Zirma. Aujourd’hui que la misère a frappé à ma porte, j’ai marché tout le jour, et vers le soir je suis entré au village pour vous offrir de prendre cette pauvre innocente qui n’est pas coupable, elle ; et l’homme avait des larmes dans la voix.

George eut une inspiration. — Oui, dit il, je l’accepte comme venant de Dieu, pour égayer un peu mon intérieur.

— Oh ! merci, dit l’homme, Dieu vous bénira ; et se penchant vers Zirma, il l’embrassa.

— N’êtes-vous pas son père ? dit George ; l’inconnu s’éloigna sans répondre.

Qu’importe, mon enfant, dit George. Tu resteras avec moi et nous tâcherons que tu ne regrettes pas ceux d’avec qui tu pars. Tu as l’âge qu’aurait notre Armande ; viens, et tâche de la remplacer. Le ciel m’envoie une âme, se disait à lui-même George en amenant la petite Zirma ; c’est une charité à faire, et je le fais avec l’espérance que Dieu me rendra mon Armande disparue, mon Armande enlevée.

Restait Alexandrine ; comment recevrait elle cette enfant ? George s’attendait à une scène. Un soir, c’était au souper. La porte de la chambre s’ouvre et Alexandrine, en longue robe noire, les cheveux bouclées, les joues parcheminées, des rides partout et des fils d’argent aux tempes, entre lentement. Ses yeux, naguère si vifs, ont perdu de leur expression. Ils tournent, sans rayons pour ainsi dire, dans leurs orbites qui semblent trop étroit pour les contenir ; flambeaux éteints qu’on n’a plus l’espoir de rallumer, si ce n’est par un prodige, par un de ces grands coups portés par l’auteur du monde, et qui sont un effet de sa bonté. À la vue de l’enfant, elle s’arrête et une légère teinte rosée donne à sa joue un peu de vie.

Le cœur a donc battu plus fortement, les fibres du cœur se sont émus en présence de cette enfant hâve, vrai portrait de la misère rendue à l’extrême nudité.

Elle s’approche avec une démarche automatique. Pas un mot ne remue ses lèvres blêmes et entr’ouvertes. — Est-ce toi, Armande, qui me regarde ainsi et ne vient pas dans mes bras ? Pauvre enfant, comme tu as été longtemps absente. C’est plus long qu’un rêve que cet long espace écoulé entre ton enlèvement et ta venue. Viens, mon ange, dans mes bras privés de toi. Je te porterai contre mon sein avec tant de force, qu’ils ne pourront plus t’enlever de là qu’avec ma vie. Viens. — Et l’enfant se laissait presser par cette mère de douleur, sans crainte, sans parler.

Alexandrine avait été calme, sans cris, sans larmes et sans explosions de douleur. Oh ! il fallait si peu pour ramener cette raison à laquelle il ne manquait qu’une corde. Dans ses moments de lucidité, la petite Zirma se voyait repousser des bras d’Alexandrine qui lui disait : Va, tu n’es pas mon Armande, car autrement mon sang serait plus chaud et mon cœur aurait moins froid. Elle parlait et sa main amaigrie pressait son front avec force, comme si elle eût voulu en faire jaillir une pensée nette, claire, et non pas une envolée d’ombres épaisses.

La nuit, à l’heure où tout chagrin dans un rêve s’endort, elle s’éveillait en sursaut. Des rêves pénibles hantaient son imagination en délire ; ne pouvant alors rester en repos, elle se dirigeait vers le lit où dormait Zirma. Elle y est encore, se disait-elle tout haut, en même temps qu’un long soupir semblait soulager sa poitrine. Pourtant il m’a semblé qu’on l’enlevait et que c’était des bandits à figures rouges qui me la ravissaient ainsi. Je me serai trompée ; et alors, chantant tristement, elle caressait la pauvre orpheline.

George, ne pouvant s’accoutumer à ce navrant spectacle d’Alexandrine caressant cette pauvre Armande qui la faisait vivre, voyait les larmes inonder sa figure. Il se levait, et la pressant dans ses bras, il lui parlait tout doucement. Elle l’écoutait sans parler et finissait par tomber endormie dans ses bras. La soulevant comme une enfant, il la déposait doucement dans son lit.

C’était ainsi que se passait les nuits, quand chez Alexandrine, l’imagination surexcitée travaillait d’un travail pénible, ayant à lutter contre un souvenir demeuré vivace, à l’exclusion de tout autre : le souvenir de l’enlèvement d’Armande par les sauvages.

Ainsi se passèrent les quinze années écoulées depuis la disparition d’Armande, sans amener de changement dans l’état d’Alexandrine, si ce n’est un peu plus de calme dans les nerfs et partant des moments plus longs de lucidité ; il y avait plus de sang aux joues : signe d’une vitalité qui pouvait faire espérer, sinon un changement radical, du moins un mieux sensible. George ne perdait pas espoir. Dieu devait-il écouter la voix de celui qui pouvait dire :


Une heure est plus qu’un siècle au sablier du temps.
Quand la borne douleur en compte les instants.


Laissons faire les événements. Tout vient à point à qui sait attendre ; et George, plein d’espérance chrétienne, savait attendre, se confiant en Dieu.