L’homme abandonné

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CARACTÈRES ET RÉCITS.

L’HOMME ABANDONNÉ.



I.

« On nous annonce que lord Tevelham et la marquise d’Éponne étaient au nombre des passagers qui ont péri dans le dernier accident arrivé sur le Mississipi. » Voilà ce que j’ai lu récemment dans un journal américain que je n’ai trouvé ni dans un salon, ni dans un club, ni dans un café, — mais dans un gourbi au pied du Jurjura. Il y a long-temps qu’un poète s’est étonné de la bizarre destinée des choses écrites. Qui avait apporté là, dans cette demeure perdue, au milieu de ce désert, cette page volante des fébriles mémoires où se peint l’ame des nations civilisées ? Mes songeries, du reste, ne furent point pour ce mystère : elles furent pour les souvenirs qu’éveillaient chez moi deux noms connus. Ainsi donc, pensais-je, de ces trois existences qu’une fatale aventure a mêlées, il n’en est plus une maintenant qui appartienne à cette terre. Une des excellentes qualités de la mort, c’est qu’elle attire la vérité, au lieu de la repousser, de la honnir, de la conspuer, ainsi que le fera éternellement la vie. Qui empêchera aujourd’hui, pensais-je encore, un témoin de ce drame, dont les acteurs sont à présent derrière le rideau destiné à se baisser sur nous tous, de raconter ce qu’il a vu ? Et je profitai des loisirs que me donnait un séjour forcé dans un pays où n’abondent pas les distractions pour écrire ce que l’on va lire. Je me sers sans crainte aucune de cette formule, car cette histoire, qui m’est revenue jusqu’en ses moindres détails si loin des lieux où elle s’est passée, est de celles qui éveillent toutes les curiosités humaines. C’est un aliment offert aux deux instincts dominans de notre nature sociale : à la compassion et à la malignité.

On s’entretint pendant huit jours à Paris, il y a une dizaine d’années, de la disparition subite du comte Ladislas Oleski et de la marquise d’Éponne. Cet événement occupa tellement les esprits, qu’il prolongea, en mettant à néant je ne sais quelle grande question politique, l’existence d’un ministère. L’opinion qui faisait retentir sa voix autour des tables de thé pouvait à peu près se traduire ainsi : « La pauvre femme ! entre quelles mains elle est tombée ! Dans un mois, il l’aura remplacée par une danseuse. C’est un de ces hommes qu’on devrait reléguer dans les clubs. Sa présence était un vrai scandale dans le monde. L’année dernière n’a-t-il pas été aux courses avec un essaim de ces créatures qu’on ne saurait trop éloigner de tout ce qui se passe et tenir étrangères à tout ce qui se dit ? On affirme que tous les soirs, à l’Opéra, il était ivre. Mais c’est qu’il la battra, il la battra pour sûr ; il lui donnera des coups ; ce sont là les souffrances de cœur qu’elle trouvera auprès de lui. » Quelqu’un qui a entendu tous ces propos, et bien d’autres encore, pensait tout autrement. Voici ce qu’il pensait.

Oleski aurait pour la femme qu’il avait enlevée un amour qui deviendrait le but suprême de sa vie. Les personnes, du reste, qui, en ce moment, jugeaient ce pauvre comte avec le plus de sévérité, n’avaient pas toujours été aussi malveillantes à son endroit. Quand Oleski parut à Paris, il y a de cela déjà un assez bon nombre d’années, il jouit, pendant tout un hiver, de l’un de ces capricieux engouemens qui sont une des charmantes et funestes manies de notre pays. Il avait été exilé, non point pour une affaire politique, — la politique en aucun temps n’avait été la maîtresse de son cœur, — mais pour une mystérieuse aventure fort sérieusement appréciée par l’empereur de toutes les Russies. C’était un polonais dans ce que les polonais ont de séduisant. Il avait une nature mobile et d’une caressante expansion qui faisait épanouir chaque jour de nouvelles affections autour de lui. On ne peut point dire assurément que son intelligence eut une grande étendue ; mais toutefois il avait le secret des nobles et délicates jouissances. Ami, par exemple, il aimait la musique comme ce tendre et fantasque héros de la plus spirituelle et de la plus sentimentale comédie de Shakspeare, comme l’amant de la capricieuse Olivia, le duc d’Illyrie. Il aimait aussi la peinture ; on a de lui une tête de Vénitienne, il est vrai que c’est son œuvre unique, qui fait songer de Véronèse. Malheureusement ou heureusement, suivant la manière dont on juge la vie, ce qu’il préférait à la musique, à la peinture, à tous les plaisirs du monde idéal, c’étaient les plus réels plaisirs de cette terre. Il était l’un des chefs de cette jeunesse bruyante qui essaya, pendant quelques hivers, d’élever à un faîte inconnu de splendeur le carnaval de Paris. Il était même devenu une sorte de personnage légendaire pour cette immense partie du public parisien qui côtoie, à chaque heure du jour, tout un monde dont il est aussi éloigné que de Tombouctou. Quand, par une matinée de mardi-gras, une voiture à quatre chevaux passait sur le boulevard portant quelques masques qui jetaient des dragées, nombre d’honnêtes promeneurs se disaient entre eux : « Voici la voiture du comte Oleski. »

Il est un fait certain, c’est que les femmes ont toujours eu une tendresse particulière de cœur pour ceux d’entre nous qui traitent la vie avec le plus d’audace et de légèreté. Lord Byron et M. Scribe sont d’accord sur cette vérité incontestable. Les folies d’Oleski étaient pour lui un titre à maintes bienveillances, qui s’exprimaient souvent avec une extrême vivacité ; mais pendant long-temps le beau polonais repoussa toute espèce d’amour, comme certains célibataires repoussent le mariage. C’était un amant de la vraie liberté, c’est-à-dire de cette bonne déesse ennemie des trophées sanglans, qui n’a jamais élevé de barricades contre aucun trône, mais s’est fait souvent contre de sentimentales tyrannies un rempart de joyeuses bouteilles et de vierges folles. Tantôt il s’indignait, tantôt il riait, tantôt il s’étonnait quand on lui racontait quelque histoire toute pleine de romanesque passion. — Werther, disait-il souvent, m’a toujours fait horreur ; c’est du reste une infamie de Goethe, qui eût trouvé, lui, un antidote contre les yeux noirs de toutes les Charlottes dans une bouteille de vieux vin du Rhin. — Ainsi pensait et parlait le comte Oleski, lorsqu’il rencontra la marquise d’Éponne. Tout danger alors semblait bien définitivement conjuré pour lui. Si je ne me trompe, à cette heure fatale de sa vie, il atteignait un âge qui le rendait plus propre à jouer le rôle du commandeur que celui de don Juan ; mais il était encore d’une merveilleuse beauté : on eût dit qu’au lieu de le flétrir, les années lui avaient gardé sa jeunesse. Son regard, où aucune grande passion ne s’était jamais allumée, avait conservé quelque chose de frais et de limpide ; il exprimait cette sorte d’innocence que quelques libertins doivent à l’état de tranquillité parfaite où ils ont laissé leur cœur.

Cette situation n’était guère celle de la marquise d’Éponne. Jamais créature humaine ne fit plus qu’elle abus de tous les exercices du cœur ; elle avait exécuté sur ce malheureux instrument tous les graves motifs de la passion, toutes les fantaisies brillantes de la coquetterie : aussi l’instrument même était-il un peu fatigué. Telle corde était brisée, toile autre ne résonnait plus ; mais le talent de l’artiste était dans sa toute-puissance. Quelles éblouissantes variations elle savait improviser sur les thèmes les plus connus ! Quel âge avait-elle alors ? je me le rappelle assez mal, et ne chercherai point à me le rappeler mieux. Les Arabes ont bien raison de proscrire l’odieux et triste calcul auquel nous nous livrons sur nos années. Je dirai seulement qu’elle était infiniment plus jeune qu’Oleski. Sa mère l’avait appelée Valérie par enthousiasme pour l’héroïne de Mme de Krüdner : c’est dire déjà quelle première direction elle avait reçue. Valérie donc était une de ces femmes dont la race ne disparaîtra que le jour où l’on brûlera le dernier roman, où l’on brisera le dernier piano, et où l’on renversera la dernière tasse de thé ; c’était une des plus gracieuses naturelles de ce pays en révolte contre la nature, où le mouvement, le bruit et la lumière se produisent dans toute leur vivacité à minuit, où rien n’est comme Dieu la fait, depuis l’air qu’altèrent les parfums et les fleurs qu’emprisonnent les vases jusqu’à la beauté que travestit la mode, et l’esprit que déforme l’afféterie. Je la vois encore telle qu’elle se montra un soir, au milieu de ce monde qu’elle allait quitter, la veille du jour où elle disparut avec Oleski : elle était un peu trop grande peut-être, mais elle avait une de ces tailles qui, souples et ondoyantes comme les écharpes, peuvent braver les règles ordinaires des proportions ; son pied était merveilleusement petit ; ses cheveux, quoique d’un noir irréprochable, ne nuisaient en rien au caractère rêveur répandu dans toute sa personne ; ses yeux, d’un bleu sombre, avaient le charme profond et l’attrait voilé d’une belle nuit. Elle était, ce soir-là, tout de blanc vêtue, comme la fiancée d’un opéra à l’acte de la folie. Elle eut un immense succès. De l’aveu de tous, jamais elle n’avait été si belle, jamais non plus elle n’avait semblé jouir autant de sa beauté. J’ai compris depuis ce qui se passait en elle : c’étaient des adieux qu’elle faisait à sa gloire sur son dernier champ de bataille. La figure d’Oleski était aussi pensive que celle de la marquise était enjouée : il y avait sur le visage de ce confiant amoureux le recueillement d’un homme qui se prépare à une immense félicité. Tandis que sa Valérie donnait au monde une passionnée et suprême étreinte, il appartenait, lui, déjà tout entier à l’immortelle région des grandes tendresses. Comment ces deux êtres, destinés à partir ensemble pour ce divin pays, s’étaient-ils rencontrés dans l’exil des salons, aimés dans la vallée de la galanterie ? C’est une histoire que je raconterai en peu de mots. Plus d’une mémoire assurément pourra compléter mes souvenirs.

Mme d’Eponne imagina d’aller passer un automne dans un château où s’était réunie toute une bande de chasseurs. Elle n’avait point d’habitude le goût des plaisirs bruyans ; l’espèce d’hommes qu’elle avait préférée jusqu’alors n’était point précisément celle qui brille dans les chasses à courre et dans les steeple-chase, mais elle venait de rompre avec un des derniers coryphées de la causerie française, et elle avait juré, disait-elle, une haine éternelle à tous les plaisirs de l’esprit. Elle affirmait que, si elle honorait encore une créature mortelle de son amour, ce serait un de ces êtres énergiques et bornés qui sentent fortement et n’analysent rien de ce qu’ils sentent. Parmi les femmes qui ont mené la vie de Mme d’Éponne, il n’en est point du reste à qui cette phase ne soit connue. Cette condition de certaines existences a fait formuler par quelqu’un cet axiome : « Il y a fatalement un jour où la belle se met à la recherche de la bête. »

Mme d’Éponne crut sa recherche finie, quand elle rencontra le comte Oleski. Elle vit pour la première fois Ladislas à cheval, dans un costume qui faisait merveilleusement ressortir des formes dignes d’être reproduites par un sculpteur. Ladislas était un intrépide cavalier ; il s’élançait à travers l’espace avec la fougue d’un Arabe, et franchissait sans nécessité les plus périlleux obstacles avec l’impassibilité dédaigneuse d’un Anglais. Elle s’exalta pour lui autant qu’elle pouvait encore s’exalter. Je n’ose point dire avec quelle rapidité Oleski réussit auprès d’une femme qui avait coûté quelquefois de longs et infructueux efforts aux plus habiles stratégistes en matière de galanterie.

Aussi il arriva ce qui devait nécessairement arriver. Ladislas ne fut que très médiocrement ébloui de son triomphe. Il ne vit, dans ce qui devait être le grand événement de toute sa vie, qu’un incident semblable à nombre d’autres dont il avait perdu le souvenir. Les chasses finies, on se dispersa. Oleski se rendit à Florence, où il s’éprit à son habituelle manière, c’est-à-dire en n’engageant pas son cœur dans la partie, d’une danseuse qui avait déjà mis à mal un archiduc et deux princes régnans. Il se rappelait à peine qu’il existait une marquise d’Éponne, quand, vers le mois de janvier, il revint à Paris. Valérie, au contraire, se souvenait du beau chasseur avec un sentiment très prononcé de tendresse. La conduite de Ladislas avait vivement agi sur un caractère tel que le sien, car il est inutile de dire qu’elle était de ces malheureuses natures qui prennent feu à l’indifférence et se glacent à l’affection. Elle se mit donc à poursuivre un amour qui fuyait devant elle avec la plus ostensible ardeur. Ladislas fit une de ces coupables et douloureuses sottises que plus d’une conscience, à coup sûr, s’est déjà reprochées. Avec cette légèreté insouciante d’un autre siècle qui, chez quelques hommes, en définitive est fort loin encore d’avoir disparu, il se laissa plaisanter et plaisanta lui-même sur la poursuite dont il était l’objet. Il faisait de continuelles allusions aux nombreuses fantaisies qui avaient tyrannisé déjà Mme d’Éponne, à tous les tendres secrets qu’elle avait complaisamment jetés dans l’oreille du public. Un beau jour cependant un de ses amis, en l’abordant, voulut traiter avec lui ce sujet à la manière accoutumée. Oleski rougit, puis pâlît, et répondit par un mot qui se traduisait le lendemain, pour cet ami malencontreux, en une côte cassée par une balle. Tout Paris sut que la comte Oleski aimait passionnément la marquise d’Éponne : Valérie avait vaincu.

C’était à l’Opéra, dans une nuit de carnaval, que son succès s’était déclaré. Oleski fut abordé par un domino devant l’horloge du foyer, cette triste horloge qui fait entendre, au milieu de toutes nos folies, le bruit des mâchoires du vieux Saturne dévorant le genre humain avec son régulier et perpétuel appétit. Par un grand hasard, le beau Polonais était ce soir-là dans une disposition mélancolique. Le langage de Valérie, qu’il ne reconnut pas, lui remua doucement le cœur. Il alla s’asseoir avec elle au fond d’une loge, et, pensant qu’il avait pour compagne une inconnue à laquelle il n’aurait jamais à rendre compte d’un élan de sensibilité, il se mit à parler slave, tout en se servant de mots français. « Il se passe, dit-il, en ce moment quelque chose d’étrange dans mon ame. Cette nature invisible qui existe chez chacun de nous est, chez moi, cette nuit, toute bouleversée. Un souffle orageux, et qui me plaît pourtant, règne dans ce monde mystérieux ; il y ride des eaux limpides et y soulève un feuillage endormi. Vous avez vu quelquefois la lune se lever au-dessus d’un lac agité ; ainsi un astre nouveau pour moi se lève dans cette tempête et y jette un long rayon de tendre clarté… » Puis il s’interrompit en disant : « Je suis endormi à coup sûr, et je répète en rêvant quelque ballade polonaise. — Non, répondit une voix qu’alors il reconnut, vous ne rêvez pas ; un astre en effet s’est levé en vous : j’ai triomphé, vous m’aimez. » Et Valérie souleva son masque.

En faisant ce mouvement, elle s’était mise debout, et elle avait appuyé sur l’épaule de Ladislas, qui était resté assis, une petite main que semblait animer sous son gant blanc une puissance nerveuse et magnétique. Ses grands yeux avaient quelque chose de fixe et de profond ; c’étaient ces fleurs noires dont parle Henri Heine, ces fleurs enchantées qui vous regardent. Tout cela se passait la nuit et au bal masqué. Demandez à Mozart dans sa tombe si le bal masqué et la nuit ne seront pas toujours des forces magiques ! Oleski se sentit entraîné. Il se pencha vers elle : — Oui, tu as raison, lui dit-il, je t’aime ; c’est toi que mon ame tout entière vient de saluer.

Et il se mit en effet à l’aimer. Ne soyons pas injustes envers Valérie. Après sa victoire, elle eut pour celui qu’elle avait conquis tout ce que sa nature pouvait éprouver d’enthousiasme. Ce fut bien là ce qui perdit Ladislas ; il aimait, lui, l’honnête garçon, avec toute la sublime furie d’un premier amour. Rien de formidable comme ces passions inattendues et tardives qu’on éprouve tout à coup pour des femmes dont on croyait depuis long-temps n’avoir plus rien à redouter. Un jour, il lui déclara qu’il voulait aller vivre avec elle loin du monde, de ses bruits et de ses pompes. Il était mordu au cœur de cette vraie tendresse qui nous rend affamés d’isolement. Valérie n’avait jamais été enlevée ; elle sourit au projet de son amant. Elle se dit que, dans une condition toute nouvelle, un bonheur nouveau lui serait peut-être révélé. Puis peut-être aussi pensait-elle que le moment était venu d’en finir avec toute une partie de sa vie, que le dénoûment proposé par Ladislas clorait à merveille son roman. Enfin il est certain qu’elle accepta de bonne grâce l’offre passionnée du polonais, et le lendemain donc de ce soir dont j’ai parlé, un grand scandale était donné au monde, car le monde se scandalise fort des enlèvemens : il pardonne tout aux amoureux, excepté cet acte qui l’atteint dans sa propre existence ; il leur crie par ses mille voix : — N’aviez-vous pas, grand Dieu, assez d’heures pour vous lasser l’un de l’autre ? Vous vous ennuierez, vous vous haïrez, et vous finirez par vous quitter pleins de colère et de honte. Le malheur veut que ces voix-là aient presque toujours raison. Ladislas ne fut que trop puni d’un des plus grands crimes qu’il y ait dans la vie mondaine, d’avoir répudié la galanterie pour se livrer tout entier à l’amour.


II.

Quand ils furent partis tous deux, ce fut une immense clameur qui allait de salon en salon. J’ai déjà dit comment on traitait le pauvre Oleski. Valérie inspirait quelque compassion, quoique les railleries toutefois ne lui fussent pas épargnées ; mais ce qui était jugé plus sévèrement encore que les criminels, c’était le crime même. Cette morale que vous savez s’évertuait en théories sur l’enlèvement. Quand le cercle était restreint, quand la conversation prenait un tour intime, les vieillards anecdotiers profitaient de la circonstance pour raconter leur belle conduite en semblable occasion. — Vous regretteriez, mon amie, d’avoir cédé à un entraînement auquel mon amour même me donne la force de résister. Il est des lois que personne n’a encore bravées impunément. Un jour… — Si le vieux marquis de Sénilhon est encore de ce monde, il vous dira le reste de ce discours que plusieurs fois je l’ai entendu placer. À l’endroit où je me suis arrêté, il prend une prise de tabac.

En ce temps-là vivait un Anglais qui n’avait guère d’anglais que le nom. Le comte Êdric de Tevolhara avait passé en France une jeunesse qui n’était pas encore terminée, mais qui touchait à sa fin. Aussi beau qu’Oleski, il avait entendu la vie tout autrement que notre Polonais. Il avait mis à éviter les faciles amours tout le soin que Ladislas mettait à les rechercher. Ce qu’il aimait de la galanterie, c’en était par-dessus tout le jeu. On connaît ces chasseurs qui disent : « Je n’aime pas le gibier. » Ainsi aurait pu dire Tevelham. L’objet de ses poursuites, une fois qu’il l’avait atteint, lui devenait indifférent ; mais tout le temps qu’il était en chasse, que de pièges, que de ruses il employait ! Pas de coquette qui parvînt à le dépister. Aucune fuite ne le rebutait, aucun détour ne l’égarait. Comme on se lasse de tout cependant, le métier pour lequel il se sentait créé avait fini par le lasser. Nous aurons beau nous débattre contre la tristesse, notre siècle est celui de Werther, de Manfred et de René. On ne fera jamais de nous des gens qui souriront sans arrière-pensée. Qui dira le contraire mentira. Pas de cœur qui, depuis tantôt soixante ans, ne naisse avec cette mystérieuse maladie qu’on appelle l’ennui, l’inquiétude, le spleen. Lord Tevelham avait cette maladie-là. Il lui arrivait sans cesse de songer à se mettre dans la cervelle ce plomb que les troupiers appellent avec un sens profond l’ami de l’homme. « Ce qui me retient, disait-il à quelqu’un qui fut à une certaine époque le confident de ses plus secrètes pensées, c’est une certaine curiosité. En dépit de l’expérience et de mon bon sens, j’ai peine à croire qu’il n’y ait dans ce monde rien qui mérite de nous arrêter. Ce mot de bonheur en définitive doit répondre à quelque chose. Si j’avais pu seulement voir comment cette chose est faite ! » Celui à qui il parlait ainsi lui répondait par une série de lieux communs philosophiques ; mais Tevelham s’entêtait dans sa pensée, et, comme son suicide après tout pouvait être sans inconvénient affaire remise, il laissait de côté ses pistolets.

Un soir, il était à l’Opéra aux derniers jours de septembre ou au commencement d’octobre, si je ne me trompe, enfin à cette époque où Paris a la mélancolie d’un palais abandonné par ses hôtes. Il était seul au fond d’une loge avec l’ami dont nous venons de parler à l’instant. On jouait la Lucie. Pendant que cette tendre et désolée musique, livrée à des doublures de doublures, triomphait par sa seule vertu, et, en dépit de ses malencontreux interprètes, exerçait une secrète action sur les plus distraites pensées. Tevelham se pencha vers son compagnon et lui dit : — J’ai reçu aujourd’hui une lettre d’Oleski ; il est toujours sur les bords du lac de Genève, et il se prétend plus amoureux que jamais. Il m’engage à aller passer quelques jours auprès de lui, j’ai envie d’accepter son invitation et de partir demain. Vous savez ce que je vous ai souvent répété : je veux, avant de mourir, avoir eu le spectacle du bonheur. Si je trouvais ce pauvre garçon heureux, ce serait pour moi une profonde joie. Cet honnête Ladislas, du reste, mérite bien d’être aimé. Je le crois capable d’éprouver encore des sentimens dont, pour ma part, j’ai gardé tout au plus l’intelligence. — Là-dessus Tevelham poussa un soupir ; en ce moment, une bouffée de musique arriva du théâtre, en même temps suave et ardente comme ces souffles d’un ciel printanier qui nous parviennent après avoir traversé une feuillée tout humide d’une pluie d’orage. — Ces accords, reprit Tevelham, ont l’air de répondre à ce qui se passe en moi. L’amour et le lac de Genève m’attirent. Mon cher, je vous écrirai mes impressions. Si mes lettres me survivent, ce que j’espère, pour peu que vous n’en fassiez pas sur-le-champ des cendres, elles seront pour vous un monument qui vous rappellera deux souvenirs : ma mémoire et l’amour d’Oleski.

Ces lettres, en effet, ont été gardées religieusement, et ont servi à composer ce récit. On y a fait quelques suppressions et quelques liaisons qui les transforment en sorte de mémoires ; mais on a respecté le tour personnel. On y a laissé ce je tout plein de vie qui s’applique maintenant à un corps disparu au fond d’un fleuve et à une ame terriblement aventurée dans les champs inconnus de l’autre monde. C’est donc à présent lord Tevelham qui va parler.


III.

« Jamais, depuis que j’existe, je ne suis resté, dans aucune de mes excursions à travers tous les pays, aussi étranger à la nature que dans ce dernier voyage. Je ne crois pas être possédé par aucune manie d’imitation, et d’ailleurs, depuis long-temps, la mode n’est plus de l’esprit blasé. C’est bien réellement que je me sens fatigué, fatigué incurablement dans toutes les parties de mon ame ; je n’ai échangé quelques regards avec les objets extérieurs qu’auprès de la demeure d’Oleski. Un peu avant d’arriver à cette maison d’où l’on domine tout le lac de Genève, j’ai penché la tête à la portière de ma voiture ; il était près de minuit. Le ciel était sombre, un peu orageux, mais cependant éclairé çà et là par une lime invisible. Ce paysage, tout empreint de mystère et de deuil dans ses parures nocturnes, a failli m’émouvoir. J’ai cru que quelque écho endormi, quelque note lointaine, comme une voix de pâtre au fond d’une vallée, allait s’éveiller dans mon cœur. Je me suis trompé ; rien n’a troublé le silence accablant dont j’étais rempli. nature ! me suis-je dit, tu es donc aussi une maîtresse dont on peut se lasser ! C’est sur cette triste pensée que je suis entré dans la maison de notre ami. Je ne vous dirai rien de ce séjour, vous savez que j’exècre les descriptions ; c’est un de ces nids destinés à la poésie et à l’amour, presque toujours veufs des hôtes pour lesquels on les a construits.

« Tout le monde était couché ; mais on a réveillé Oleski. Il est venu me surprendre dans une grande chambre où l’on m’avait installé déjà, et, après m’avoir embrassé, il s’est assis sur le pied de mon lit. J’avoue que je l’ai trouvé un peu vieilli. Son visage n’a plus cette pureté de lignes que les sculpteurs admiraient tant en lui. Plus d’un cheveu blanc serpente dans cette chevelure de Bacchus. Il s’est aperçu de ce qui se passait en moi, et il m’a dit : « Le temps où l’on voulait me foire poser pour Endymion est passé. La lune me voit tous les soirs sans devenir amoureuse de moi… » Puis il a ajouté sur-le-champ en riant : « Du reste, je ne me soucierais pas d’elle, car j’ai trouvé le seul amour pour lequel je veuille vivre. » C’était là que je l’attendais, et je me suis sur-le-champ écrié :

« — Ainsi, tu es heureux !

« Alors il s’est recueilli un instant, et une pensée pénible a évidemment glissé sous son front. Tu sais qu’aucun mensonge ne pourrait sortir de sa bouche. Il a toujours eu avec un ami la parole franche, généreuse et chaude comme du bon vin. Nous étions d’ailleurs dans une de ces situations où la vérité est un besoin et un plaisir. Seuls au milieu de la nuit, au sortir d’une longue séparation, nous ne pouvions pas refuser au culte de notre amitié la libation de quelques mots expansifs et sincères.

« — Non, me dit-il, je ne puis vraiment pas m’appeler heureux, parce que j’ai l’éternelle inquiétude de tous ceux qui ne portent pas en eux-mêmes leur bonheur. Tu comprends de qui dépendent la tristesse et la joie de toutes mes heures. Quand je vois un nuage sur ses traits, je suis plus désolé qu’un enfant qui aperçoit de grosses nuées son ciel du dimanche. Je cherche à la distraire, et je sens les près de me suffoquer.

« Ce qui prouve qu’un cœur d’homme blasé est encore moins dur qu’un cœur de coquette, je me sentis pris d’un élan d’attendrissement.

« — Tu l’aimes donc bien ?

« — Je l’aime jusqu’à la folie.

« — Et elle n’est point reconnaissante jusqu’à l’adoration. S’il en est ainsi, je m’indigne et je pars.

« — Ah ! mon ami. quoi d’étonnant à ce que par instans elle souffre ? Songe donc qu’elle a tout quitté pour moi !

« Pauvre Ladislas ! j’avais prévu le cri banal de ce cœur honnête. Qu’avait-elle quitté pour lui, sa Valérie ? La marquise d’Éponne avait perdu depuis long-temps un mari dont elle gardait un souvenir abhorré. Elle n’avait jamais eu d’enfans. Ce tout qu’elle avait abandonné, c’étaient donc les visites entre quatre et six heures, ces soirées où l’on s’amuse si rarement, ces grands bals où il est convenu qu’on s’ennuie toujours, enfin cette série de plaisirs dont on se plaint du matin au soir les uns aux autres. Il faut avouer qu’à ce compte-là Oleski avait tout quitté bien plus qu’elle. Il avait dit adieu, lui, à cette vie pour qui nombre de gens condamnent leurs vieux jours à la solitude, et leur race à l’extinction. Il avait répudié la vie de garçon ; mais ni vous ni moi n’y changerons rien : il sera toujours convenu que les femmes, en s’abandonnant à nous, atteignent à l’héroïsme du sacrifice, tandis qu’en nous livrant à elles, nous n’immolons ni un devoir ni un plaisir, nous n’apportons ni une inquiétude ni un trouble dans notre existence. Je n’essayai pas de détruire cette conviction chez Ladislas ; d’ailleurs j’ai toujours soigneusement évité de m’attaquer aux lieux communs. Ce sont d’énormes faix que l’on soulève un instant, mais qui retombent sur vous et vous écrasent. Je le laissai donc continuer.

« — Je veux être juste, fit-il en prenant une voix grave et une physionomie pleine d’une mélancolique équité ; j’apprécie toute l’étendue de ses sacrifices, et, si je m’afflige souvent, je ne m’irrite jamais. Du reste, elle me fait oublier en quelques minutes des heures de souffrance. C’est toujours cet adorable esprit que tu as connu, ce charme que je n’ai senti qu’en elle. Hier soir, en me tendant une tasse de thé, elle avait une si ravissante attitude, que je me suis mis à ses genoux. Malheureusement je lui ai dit : « Vous êtes pour moi en ce moment, dans notre amoureuse solitude, une apparition de la grâce mondaine. » À ce mot, elle est devenue toute rêveuse, et j’ai compris ma cruelle gaucherie.

« Je comprenais, moi, cet intérieur, je n’avais plus besoin d’interroger Oleski.

« Le lendemain de mon arrivée, j’ai déjeuné en tête-à-tête avec Ladislas. Mme d’Éponne était souffrante, et m’a fait dire qu’elle ne paraîtrait qu’au dîner. Je me suis fort bien accommodé de son absence. Notre repas a été animé. Après le lierre et la vigne, point de choses qui s’accordent mieux que le vin et l’amitié. Nous avons oublié un instant, Ladislas, qu’il était le plus amoureux, et moi, que j’étais le plus ennuyé des hommes. Quand, appuyés sur la table en face l’un de l’autre, nous nous sommes mis à fumer, tout le régiment de nos souvenirs, musique en tête, a défilé devant nous. Je retrouvais notre Oleski tel que nous l’avons tous aimé. Rien de fugitif malheureusement et de triste en dernier résultat comme ces apparitions que nous sommes de nous-mêmes à de certaines heures. Tout d’un coup le fantôme s’évanouit, et nous découvre l’homme réel avec les infirmités d’ame et de corps dont l’a affligé le temps. Entraîné par cette vérité qui sort de la cave bien plus souvent que des puits, je dis brusquement à Ladislas je ne sais quoi de très tendre pour lui, mais d’assez dur pour ses amours. Sur-le-champ son front pâlit, ses yeux prirent une expression sombre, et j’eus de nouveau devant moi Ladislas l’amoureux, le fatal Ladislas, le Ladislas que l’on nous a pris et que l’on nous a changé.

« Je la vis enfin, la femme aux funestes sortilèges. Valérie n’a point vieilli. Son visage n’a pas pris une ride, sa taille a toute son élégance, et cependant, est-ce un jeu bizarre de mon esprit ? je n’ai plus retrouvé la marquise d’Éponne telle que j’étais habitué à la rencontrer chaque soir autrefois. Il m’a semblé qu’il s’était fait en elle une mystérieuse altération. D’abord sa toilette m’a paru beaucoup trop recherchée pour une réunion de trois personnes au fond d’une villa de la Suisse. Il y avait dans sa chevelure une rose, et autour de ses épaules des dentelles qui m’ont semblé d’un caractère fâcheusement andaloux. En cherchant à débrouiller mes impressions, je me suis aperçu que je lui trouvais quelque chose de l’actrice. Quand on s’éloigne du monde, on tourne à une simplicité primitive ou à une affectation théâtrale. Je vis sur-le-champ que la solitude avait produit les effets les plus opposés sur le héros et sur l’héroïne du roman ouvert devant moi.

« C’est un quart d’heure seulement avant le dîner que Valérie est descendue au salon. Notre abord a été tout simplement des plus gênés. Elle avait l’air d’un banquier que l’on revoit après une faillite. Comme en définitive elle ne m’a rien emporté, pas même une distraction, car ni son esprit ni sa beauté ne m’ont jamais été sympathiques, j’aurais voulu pouvoir lui dire : — Mais je ne vous en veux pas, je ne vous en ai pas voulu un instant ; ce n’est pas à moi que vous avez fait banqueroute. — Malheureusement j’ai été obligé de le prendre d’abord sur un ton fort cérémonieux. Elle m’a interrogé sur mon voyage. Je n’appartiens pas aux deux seules classes de voyageurs que j’aie encore rencontrées ; je ne recueille ni les aventures de mes malles ni les impressions de mon cœur. Je n’avais donc à lui faire qu’une réponse fort concise. Je ne voulais point parler de Paris, puisque c’était là le douloureux souvenir qu’il fallait avant tout conjurer sur les bords du lac de Genève. Nous étions pris par un de ces silences qui sont froids à vous enrhumer, quand nous nous sommes mis à table.

« le dîner a été moins lugubre que je ne le redoutais. Par une heureuse inspiration, j’avais mis dans ma voiture, au nombre des romans destinés à charmer mon voyage, Delphine et Corinne ; j’ai fait une tirade sur Mme de Staël, et Valérie s’est un peu animée. Mme de Staël est une sorte de Byron féminin qui exercera toujours, comme l’auteur de Childe-Harold, une puissance mystérieuse sur certains esprits. Elle aussi aura éternellement une école où l’on copiera avec plus ou moins de bonheur les traits saillans et originaux de sa vie. Ladislas, par une bizarrerie qu’on retrouve chez plus d’une nature, aime tout ce qui tient aux arts et déteste tout ce qui, de près ou de loin, touche à la littérature. Il ne se mêlait pas à notre conversation, mais il jouissait de voir le sourire sur les lèvres de Valérie. Après le dîner, la glace était rompue, comme on dit, et ces mille incidens qui naissent d’une conversation une fois engagée nous ont occupés toute la soirée. Mme d’Éponne m’a dit en se retirant : — Il y a long-temps que je n’avais fait de tels excès de causerie ; je croyais qu’il y avait des choses dont je ne devais plus parler. — J’ai regardé Oleski avec inquiétude. Je crois qu’il n’avait pas entendu cette phrase fort peu obligeante pour lui. Il semblait heureux. Mon intimité avec Valérie a l’air de lui faire plaisir. Il pense avec grande raison que je suis à coup sûr de tous les hommes celui dont il pourrait le moins être jaloux. Cette histoire de Chàteauneuf et de Ninon, qui, dans leur quatre-vingtième année, imaginèrent un beau soir de se parler d’amour, serait, auprès d’une liaison entre Mme d’Éponne et moi, la moins bizarre des aventures. C’est plus d’un siècle que nous avons l’un pour l’autre. Nous sommes Philémon et Baucis devenus arbres après s’être connus de tout temps et ne s’être jamais aimés. »


IV.

« Imaginez que je lui ai dit à elle-même cette sottise qui terminait ma dernière lettre. Voici comment la chose est advenue. Ladislas est entré hier matin dans ma chambre. — Mon cher Tevelham, s’est-il écrié en riant, je vais te donner une preuve de confiance dont, je l’espère, ton amitié sera flattée, et ton amour-propre ne souffrira pas. Je vais passer vingt-quatre heures à Genève, où m’appellent des conférences avec un homme d’affaires. Je te laisse seul avec Valérie. — Il y a donc quelque chose de fatal, fis-je en regardant Ladislas, dans l’habitation régulière et continue d’un homme avec une femme, quelle qu’elle soit. L’amant qui vit conjugalement avec sa maîtresse tournera toujours au mari. Enfin tu te trouves avoir raison cette fois. Je respecterai ton bonheur… — Qui ne serait pas le mien, allais-je ajouter ; mais je jugeai prudent de m’arrêter dans le sentier glissant de la plaisanterie. Je serre la main à Ladislas ; il s’en va, et me voici maître du logis.

« On m’a laissé déjeuner tout seul avec un vieux vin qui m’a tenu fidèle compagnie. J’ai dormi dans la journée ; à quatre heures, en passant près du salon pour aller faire une promenade dans le parc, j’ai entendu des accords de piano ; c’était Valérie jouant une valse. J’ai marché jusqu’à elle sur la pointe des pieds ; elle était placée de manière à me tourner le dos, mais il y avait une glace devant elle. À un imperceptible mouvement de sa tête, j’ai compris qu’elle m’avait vu et qu’elle allait feindre la surprise. En effet, son jeu s’est ralenti et a pris quelque chose de plaintif, quand tout à coup elle s’est retournée avec un léger cri ; elle avait dans les yeux des larmes qu’elle a rendues encore plus visibles en les essuyant brusquement. — Ah ! fit-elle, pourquoi êtes-vous entré ainsi ? Vous devez bien comprendre qu’il y a des momens où je souffre ; mais je ne veux point qu’on me voie dans un de ces momens-là. — Ce disant, elle se leva prestement et alla s’asseoir sur un petit canapé où je pris place auprès d’elle. J’avais déjà jugé la situation. Je m’étais trompé en pensant que Valérie rejetterait la pensée de toute coquetterie avec moi. À Paris, nous nous étions toujours évités par cette excellente raison, que nous n’avions rien à nous apprendre, que les analogies mêmes de nos deux natures étaient pour nous une source d’ennui. Un soir seulement, où il était question de proverbe, Mme d’Éponne m’avait interpellé. — Nous pourrions, m’avait-elle dit, jouer un proverbe à nous deux qui s’appellerait à corsaire corsaire et demi. — Je lui avais répondu fort gravement : — Je serais le corsaire et demi, madame. — Sur quoi, elle m’avait répliqué d’assez méchante humeur : — Ce mot-là ne me le ferait point croire. Il sent furieusement la vieille méthode de ces roués qui débutent dans leurs attaques par l’aplomb, la superbe, l’abus étourdissant de la confiance. — J’aurais pu contre-répliquer à mon tour ; mais je m’étais éloigné silencieusement. Telle avait été notre unique escarmouche. Aujourd’hui, dans le désœuvrement de la solitude, elle s’attaquait franchement à moi. Dès le lendemain de mon arrivée, les hostilités commençaient et commençaient vivement. Je résolus de les faire cesser.

« — Écoutez, lui dis-je : Ladislas est parti ce matin ; nous voilà condamnés à un tête-à-tête que vous ne savez comment remplir. Vous avez envie de jouer avec moi le proverbe dont vous m’avez parlé un soir. Vous rappelez-vous ce souvenir ? Je ne sais pas lequel des deux corsaires serait vainqueur, si le combat que vous m’offrez avait lieu ; mais le bonheur de notre pauvre Oleski pourrait bien périr dans l’action. Ce brave garçon, quoiqu’il soit de nous trois le plus avancé dans la vie, croit encore à maintes choses dont nous avons depuis long-temps reconnu le néant. S’il pouvait un instant seulement se défier de moi, se plaindre de vous, il éprouverait un désespoir dont la seule pensée m’effraie. Les deux fantômes que lui présentent ses heureuses visions, l’amitié et l’amour, lui sembleraient envolés de ce monde. Il se trouverait dans de plus épaisses ténèbres que celles qu’a chantées Byron. Et pourquoi lui donnerions-nous ce chagrin ? Ah ! s’il nous était possible d’acheter, en oubliant notre ami, une nouveauté, même une nouveauté fatale comme celle dont Eve a fait la conquête, ma foi, je dirais avec ivresse : Oublions-le, ce digne Oleski ! Oui, vous savez que je le dirais. Malheureusement la nouveauté n’a rien à démêler avec nous. Nous nous connaissons tellement que nous en avons eu pendant long-temps de l’humeur l’un contre l’autre. Si je pleurais, vous me diriez à quel procédé sont dues mes larmes, et je pourrais vous dire, moi, où vous ferez tel geste, où vous aurez tel sourire, où votre voix prendra telle inflexion. Tenez, je ne sais même pas depuis quelle époque je vous connais, tant notre connaissance est ancienne et profonde, et je finis par ce que je vous ai écrit déjà. » J’avais soulagé mon cœur et rendu toute ma pensée.

« Valérie était décidée à ne pas laisser échapper l’occasion de se retrouver pendant quelques heures en pleine coquetterie, et ma tirade fut perdue ; elle aurait pu ou rire ou se fâcher, ce qui peut-être bien, du reste, n’eût rien changé à la marche qu’au bout d’un certain temps devait suivre notre entretien. Elle ne se donna pas la peine de modifier son premier plan. Quand j’eus fini de parler, elle leva deux grands yeux tristes et distraits qu’elle avait tenu baissés pendant mon discours, me jeta un long regard, et me dit comme au sortir d’une rêverie où ma parole n’eût point pénétré :

« — En vérité, je vous demande pardon de ma maussaderie ; ne venez-vous pas de dire que nous nous connaissons depuis long-temps ? Oui, notre connaissance est ancienne, vous avez raison, et je devrais avoir un visage plus souriant pour fêter un ami. Que voulez-vous ? quand je tombe dans un de ces cruels accès d’humeur noire, je ne sais plus comment en sortir.

« — Allons, pensai-je, le rôle de confident et de consolateur m’est décidément imposé. Je ne me résignai pas sur-le-champ toutefois. Je songeai encore à une lutte ; mais je devais bientôt succomber.

« Le dîner fut court. Valérie appartenait à l’ancienne école des femmes qui ne mangent pas, c’est-à-dire qui mangent avec distraction et rapidité. Elle faisait disparaître ce qu’on lui servait par une véritable prestidigitation, et se trouvait ensuite devant vous, le regard éthéré, l’assiette vide, comme Ariel obligé d’assister au repas de Caliban. Ce n’est pas du reste assurément que je veuille blâmer sa méthode. J’aime encore mieux cette manière que le procédé plus moderne des femmes qui se livrent avec ostentation au gros appétit, sous prétexte de haine contre les héroïnes de roman. Le dîner fini, nous voici tous deux pour de longues heures dans un grand salon, seuls avec un piano, des vases de fleurs et toutes les pensées qui naissaient naturellement du lieu et de la situation.

« Je vous fais en ce moment-ci la plus complète des confessions. Ce n’était pas assurément le désir d’ajouter à ma vie un chapitre à la Crébillon qui me tourmentait en regardant Mme d’Éponne. Si ce mouvement s’était passé en moi, je vous le dirais bien franchement. Le fait est qu’en rendant justice aux grâces de Valérie, je ne me sentais attiré vers elle par aucun de ces ardens et rapides entraînemens chers à la galanterie du siècle dernier. Si vous voulez comprendre ce que j’éprouvais, imaginez-vous un braconnier qui s’est fait sur son hasardeux passe-temps les plus persuasives homélies, qui s’est juré de traverser les bois sans regarder le tracé des lièvres, ni écouter le chant des perdrix, et qui se trouve à l’écart, avec son fusil, devant une pièce de gibier. Je me sentis saisi par la toute-puissance de l’habitude, par la fatalité du métier : je m’assis à côté de Valérie, qui s’était replacée sur le sofa où nous étions avant le dîner.

« — Tenez, lui dis-je, pourquoi essaierais-je de lutter et mettrais-je ma pauvre cervelle à la torture pour vous entretenir de tout ce qui ne m’intéresse pas, quand je sens toutes mes pensées se transformer en mots brûlans sur mes lèvres pour vous parler de ce qui a toujours été l’unique intérêt de ma vie ? Je n’étais pas assurément plus sot que bien d’autres. Je suis d’un pays où l’on s’enivre des triomphes de la parole, et où j’avais le droit, par ma naissance, de transformer en harangue chacune de mes pensées sur la chose publique, je n’ai jamais prononcé deux phrases de suite devant vingt hommes réunis. On m’offrirait demain la gloire de Pitt, que je la repousserais. Mon ambition a été uniquement ceci, de trouver un jour chez une femme un cœur qui renfermerait le secret que les savans cherchent dans l’étude et les saints dans la foi…

« Elle m’interrompit en riant. — Nous le jouons donc enfin, notre proverbe. Vous êtes Faust, n’est-ce pas ? eh bien ! je suis Fausta. Ce que vous cherchez, c’est une pierre philosophale à laquelle vous donnez le nom de l’amour ; c’est là ce que moi je cherche aussi. Seulement, pour arriver à l’or qu’ils rêvaient, savez-vous ce que les alchimistes jetaient dans leurs fourneaux ?

— Précisément. Eh bien ! pour arriver à l’amour que nous rêvons, nous aurions besoin d’avoir à dépenser de l’amour. Or ce qui nous a manqué à tous deux, c’est de pouvoir aimer.

« Je me mis à rire à mon tour : c’est sur ce mot si vrai que nous aurions dû nous arrêter. Malheureusement on ne s’arrête pas dans le chemin où nous étions. Mme d’Éponne avait eu, comme moi, son élan de franchise. Cette franchise même devint un instrument de sa coquetterie. Ce n’est pas vous que j’ai besoin d’initier à toutes les contradictions, à tous les caprices, aux longs détours et aux brusques transitions, à la série d’accidens, en même temps fatale et imprévue, de ces entretiens où les filles d’Eve luttent d’agilité et de souplesse avec le serpent. Le déplorable résultat de tout ce qui fut dit entre Valérie et moi, le voici : c’est qu’au bout de quelques heures deux êtres incapables d’aimer qui que ce soit et surtout de s’aimer entre eux, deux êtres que ne poussaient l’un vers l’autre ni la mystérieuse inspiration du cœur ni l’irrésistible transport des sens, deux êtres qui se jugeaient avec sagacité en se jugeant sévèrement, s’unissaient sur les débris d’un bonheur qu’ils auraient dû tenir pour sacré. Quand je me retirai chez moi, j’eus une douloureuse vision d’Oleski. Je songeai à la noble et vraie passion dont le matin encore j’étais le confident. À quoi était sacrifiée la sincère affection de cette ame droite ? Aux factices habitudes de deux esprits pervertis. Ainsi va ce monde depuis long-temps. La félicité d’Oleski sera une ruine de plus parmi ces innombrables ruines de joie, d’illusion, de confiance où des cœurs cruels et désenchantés abritent de froides amours. »


V.

« Je vous écris avec précipitation, avec colère, avec désespoir. Tout cela tient à un même motif que je veux sur-le-champ vous dire. Je serai soulagé quand je vous aurai fait cet aveu. Dans quelques heures, j’aurai enlevé Mme d’Éponne. Je vous vois d’ici un air qui m’irrite. Eh bien ! oui, je l’aurai enlevée. J’aurai mis dans la vie d’Oleski la plus brûlante des douleurs et dans ma vie le plus écrasant des ennuis. La fatalité l’aura voulu, cette fatalité que nous créent en devenant une puissance invincible les forces combinées de nos sottises et de nos passions. Je vous raconterai ce qui est arrivé, autant que me le permettront les souvenirs ardens et confus dont je suis assailli en ce moment.

« Depuis quelques jours, je ne songeais plus qu’à quitter la maudite villa d’Oleski ; mais, toutes les fois que j’annonçais mon départ, c’étaient chez Valérie des emportemens devant lesquels je reculais. Elle en était venue à tout me dire sur la lassitude désespérée qu’elle avait de notre pauvre ami. — Non, s’écriait-elle, je ne puis pas supporter la pensée que vous me laissiez ici enchaînée à cet homme dont un caprice insensé m’a fait la compagne. Vous me dites qu’il m’aime : eh bien ! je lui en veux de m’aimer ; son fatigant, son oppressif amour, c’est une chasuble de plomb qu’il m’a jetée. Je ne suis pas encore damnée pour endurer un pareil supplice. Ses expressions, ses paroles, son silence, en lui tout me fait mal. Il est bon, me répétez-vous sans cesse ; que sa bonté lui inspire donc le désir de me voir heureuse, c’est-à-dire loin de lui ! Édric, c’est avec vous que je veux vivre. Vous n’êtes pas bon, vous, à ce que vous dites ; au moins vous êtes intelligent, ce qui vaut mieux. Si, ce qui est bien invraisemblable, je souffrais parce que vous m’aimeriez trop, parce que vous m’auriez trop aimée, vous ne viendriez pas m’offrir pour remède de m’aimer encore davantage ! Tenez, je ne puis le comparer qu’à ce paysan de l’autre jour à qui je disais : « Je suis lasse de votre affreux laitage, il m’a rendue malade, » et qui me répliquait : « Prenez-en tous les matins, madame, vous vous y accoutumerez. »

« Je lui répondais que sa liaison avec Oleski était assurément un malheur, mais que c’était un malheur irréparable ; que le monde, dont elle avait déjà tellement blessé tous les instincts, irrité toutes les passions, ne lui pardonnerait jamais un second scandale. « Le monde, me disait-elle avec raison, n’en suis-je pas à jamais séparée ? Les voies où je suis engagée ne sont pas les siennes, il ne peut pas avoir la prétention de m’y guider. Mon Dieu ! Édric, vous pensez sur ce point comme moi, seulement vous voudriez me laisser me débattre avec ma destinée. Vous craignez que je ne devienne votre Ladislas. Vous vous trompez ; je ne vous tourmenterai jamais comme il me tourmente. Si un jour vous souffrez trop auprès de moi, quoiqu’en vérité je me croie destinée à vous aimer, oui, vous avez beau sourire, quoique je vous aime, je vous saurai gré de ne pas me cacher votre souffrance ; je ne tomberai pas à vos genoux en criant : « Je veux ton amour ! » je vous dirai : « J’y consens, avise au salut de ta liberté ! »

« Tandis qu’elle me tenait ces discours, Oleski me rendait fou de son côté. Chaque jour, il me faisait des confidences déchirantes. Il me racontait toutes les froideurs, tous les caprices qu’il était obligé d’essuyer, et me demandait ce qu’il devait faire pour rendre un peu de bonheur à sa vie. Je restais muet. Lorsqu’il pleurait, j’aurais presque pleuré avec lui. Je n’ai jamais eu un cœur vraiment égoïste après tout, quoique j’aie depuis bien long-temps un esprit désabusé. J’aurais voulu pouvoir remédier aux souffrances de ces deux êtres entre lesquels j’étais venu me placer. Je comprenais Valérie et je plaignais Ladislas. Quant à moi, je m’accusais. Un beau jour, j’éprouvai une nouvelle espèce de chagrin à laquelle je devais m’attendre. Je m’aperçus qu’Oleski était jaloux, et rien n’était plus douloureux que la manière dont il exprimait sa jalousie. Il avait l’air d’implorer ma pitié, de me demander grâce pour la seule joie qu’il pût avoir encore dans ce monde. Je me rappelle surtout qu’une fois, il y a de cela bien peu de temps, j’éprouvai, en jetant les yeux sur lui, un véritable serrement de cœur. Après un mot de Mme d’Éponne dont il avait été justement alarmé, son regard s’attacha sur moi avec une expression suppliante. Il semblait me dire : « Ne te mets pas devant mon dernier rayon de soleil. »

« Or vous connaissez comme moi l’impatiente et vaillante nature d’Oleski ; mais cette humilité, cette douceur tiraient leur source, chez cette ame vaincue par la passion, du besoin de garder à tout prix sa tendresse ; puis en cela peut-être il y avait aussi un peu d’affection pour moi. J’étais résolu de céder à cette prière quand est survenue la catastrophe qui a décidé de notre sort à tous. Ce matin, Ladislas nous a proposé une promenade sur le lac. Les plaisirs champêtres n’ont jamais été trop de mon goût ; je crois que Valérie ne les apprécie pas beaucoup plus que moi. Puis le temps n’avait rien d’engageant : le ciel était sombre, l’air froid. Toutefois Ladislas insista avec tant d’énergie, que je fus obligé d’accepter cette promenade à la Saint-Preux. À peine fûmes-nous éloignés du rivage, que le ciel devint tout-à-fait orageux. Les tempêtes sur le lac de Genève sont souvent aussi dangereuses que sur la mer. Mme d’Éponne voulait regagner la terre ; Oleski voulut continuer la promenade. Je le regardai, et, je dois l’avouer, je lui trouvai une sorte d’expression sinistre. Il avait le visage très pâle, et dans le regard quelque chose de résolu. Il me sembla que Valérie avait peur, et il me vint de singulières pensées. Je n’eus point du reste le temps de faire de longues réflexions. Oleski tenait le gouvernail ; notre rameur était un domestique qui lui était tout dévoué.

« Soudain un brusque mouvement, dont je ne me suis pas encore rendu compte, fut imprimé à notre bateau, et nous voilà tous les trois dans le lac. Malheureusement notre roman ne devait pas avoir encore son dénoûment. Au bout de quelques instans, nous étions tous hors de péril. Une embarcation qui passait près de la nôtre avait vu notre naufrage. J’y déposai Valérie, que j’étais parvenu à saisir. Chose étrange, Ladislas, si célèbre entre tous les nageurs par son agilité, sa force et son audace, fut celui de nous qui resta le plus long-temps sous l’eau. Son domestique et un marinier du lac le retirèrent évanoui. Il dit, quand il put parler, qu’il avait été pris par une crampe. On le porta dans sa maison, où, depuis cette après-midi, il est en proie à une fièvre ardente. Pendant qu’il lutte contre le mal, voici ce qui se passe chez lui.

« Il y a quelques heures, Valérie est entrée dans ma chambre d’un air et d’un pas de fantôme. Elle m’a pris le bras tout comme la statue du commandeur, et elle m’a dit : « Édric, il faut que nous partions cette nuit ! » Je me suis exclamé comme vous pouvez l’imaginer, je lui ai représenté qu’il y avait quelque chose de monstrueux à quitter en ce moment Ladislas, que ce serait lui porter un coup dont infailliblement il mourrait. « Le coup, a-t-elle répondu, est porté ; Ladislas sait que je vous aime et que j’ai été à vous. Il le sait depuis ce matin, et c’est pour cela qu’aujourd’hui il nous a proposé cette funeste promenade, où il voulait mourir et se venger. En me repoussant de son chevet, il m’a tout dit. »

« Vous comprenez maintenant comment cette femme a triomphé. Mon devoir m’est impérieusement tracé, puisque le malheur veut qu’il y ait devoir pour moi en cette aventure. Ce n’est pas moi qui enlève, je suis enlevé. J’aurais pu si paisiblement me brûler la cervelle, il y a de cela un mois à peine ! Et Oleski !… S’il se tue, lui, ce sera avec un affreux désespoir. Quand on souffre d’un amour comme le sien, il semble que dans la mort elle-même on ne trouvera point d’asile, qu’on y sera toujours poursuivi d’un même regard, contre lequel il n’y a pas de ténèbres. Comme il méritait de ne pas avoir Valérie pour maîtresse et moi pour ami ! »

VI.

Je ne crois pas que, depuis cette dernière lettre, Tevelham ait écrit à personne. Mme d’Éponne et lui allèrent chercher en Amérique la distraction, ce pâle fantôme que poursuivent souvent, même sans espoir de le rencontrer, ceux qui ont renoncé à l’éblouissante vision du bonheur. On sait comment ce couple a fini. Oleski est mort dans un couvent d’Italie. Malgré ce qu’il y eut d’énergique dans son amour, je ne suis pas sûr qu’il eût jamais voulu se noyer avec Tevelham et Valérie. J’ai entendu dire, je ne sais trop comment, que l’accident du lac était bien un véritable accident. Mme d’Éponne aurait donné à cette aventure la sombre explication qui détermina Tevelham à l’enlever. La scène entre elle et Ladislas l’éloignant de son chevet serait une scène de son invention. Oleski n’aurait appris la mort de toutes ses illusions qu’après le départ des deux fugitifs. Je donne ces conjectures pour ce qu’elles sont. Tout l’intérêt de ce récit, c’est, suivant moi, la réalité. J’ai recueilli une mélodie de ce mystérieux instrument qu’on appelle le cœur humain. L’air est exactement noté : que chacun en apprécie à son gré le sens et l’harmonie.


Paul de Molènes.