Carmen (opéra)/Texte entier
CARMEN
OPÉRA-COMIQUE EN QUATRE ACTES
TIRÉ DE LA NOUVELLE DE PROSPER MÉRIMÉE
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Opéra-Comique, le 3 mars 1875.
JOSÉ | MM. | Lhérie. |
ESCAMILLO | Boury. | |
LE DANCAÏRE | Potel. | |
LE REMENDADO | Barnolt. | |
MORALÈS, brigadier | DUVERNOY. | |
ZUNIGA, lieutenant | Dufriche. | |
LILLAS PASTIA | Nathan. | |
UN GUIDE | Teste. | |
CARMEN | Mmes | Galli-Marié. |
MICAËLA | Chapuy. | |
FRASQUITA | Ducasse. | |
MERCÉDÈS | Chevalier. |
ACTE PREMIER
Une place, à Séville. — À droite, la porte de la manufacture de tabac. Au fond, face au public, pont praticable traversant la scène dans toute son étendue. — De la scène on arrive à ce pont par un escalier tournant qui fait sa révolution à droite, après la porte de la manufacture de tabac. — Le dessous du pont est praticable. — À gauche, au premier plan, le corps de garde. — Devant le corps de garde, une petite galerie couverte, exhaussée de deux ou trois marches. — Près du corps de garde, dans un râtelier, les lances des dragons avec leurs banderoles jaunes et rouges.
Scène PREMIÈRE
Au lever du rideau, une quinzaine de soldats (Dragons du régiment d’Alcala) sont groupés devant le corps de garde, les uns assis et fumant, les autres accoudés sur la balustrade de la galerie. — Mouvement de passants sur la place : des gens pressés, affairés, vont, viennent, se rencontrent, se saluent, se bousculent, etc.
Chacun passe,
Chacun vient, chacun va ;
Drôles de gens que ces gens-là !
Pour tuer le temps,
On fume, on jase, l’on regarde
Passer les passants.
Etc.
Depuis quelques minutes, Micaëla est entrée : — jupe bleue, nattes tombant sur les épaules ; — hésitante, embarrassée, elle regarde les soldats avance, recule.
Qui semble vouloir nous parler…
Voyez, elle tourne, elle hésite…
Voilà !
Don José… le connaissez-vous ?
Mais tout à l’heure il y sera…
Il y sera, quand la garde montante
Remplacera la garde descendante.
Remplacera la garde descendante.
Voulez-vous, la belle enfant,
Voulez-vous prendre la peine
D’entrer chez nous un instant ?
Grand merci, messieurs les soldats !
Je vous promets qu’on aura
Pour votre chère personne
Tous les égards qu’il faudra.
Je reviendrai, c’est plus prudent.
Je reviendrai quand la garde montante
Remplacera la garde descendante.
Au revoir, messieurs les soldats.
On s’en console…
Reprenons notre passe-temps,
Et regardons passer les gens.
Chacun passe,
Etc.
Attention ! chut ! taisons-nous !
Voici venir un vieil époux ;
Œil soupçonneux, mine jalouse,
Il tient au bras sa jeune épouse ;
L’amant, sans doute, n’est pas loin ;
Il va sortir de quelque coin…
À ce moment, un jeune homme entre rapidement sur la place.
Ha ! ha ! ha ! ha !
Le voilà !
Voyons comment ça tournera…
Le deuxième couplet suit fidèlement à la scène mimée par les trois personnages : — le jeune homme s’approche du vieux monsieur et de la jeune dame, salue, échange quelques mots à voix basse, etc…
« Vous trouver ici, quel bonheur !… »
« Je suis bien votre serviteur… »
Il salue, il parle avec grâce…
Le vieux mari fait la grimace…
Mais, d’un air fort encourageant,
La dame accueille le galant.
Ha ! ha ! ha ! ha !
L’y voilà !
Voyons comment ça tournera…
Ils font ensemble quelques pas ;
Notre amoureux, levant le bras,
Fait voir au mari quelque chose,
Et le mari, toujours morose,
Regarde en l’air… Le tour est fait,
Car la dame a pris le billet.
Ha ! ha ! ha ! ha !
Et voilà !
On voit comment ça tournera !
On voit comment ça tournera !
Scène II
Avec la garde montante
Nous arrivons, nous voilà !
Sonne, trompette éclatante !
Ta ra ta ta, ta ra ta ta !…
Nous marchons, la tête haute,
Comme de petits soldats,
Marquant, sans faire de faute,
Une !… deux !… marquant le pas ;
Les épaules en arrière
Et la poitrine en dehors,
Les bras de cette manière
Tombant tout le long du corps…
Avec la garde montante
nous arrivons, nous voilà !
Sonne, trompette éclatante !
Ta ra ta ta, ta ra ta ta !
Il y a une jolie fille qui est venue te demander. Elle a dit qu’elle reviendrait…
Une jolie fille ?…
Oui, et gentiment habillée : une jupe bleue, des nattes tombant sur les épaules…
C’est Micaëla… Ce ne peut être que Micaëla…
Elle n’a pas dit son nom.
Et la garde descendante
Rentre chez elle et s’en va.
Sonne, trompette éclatante !
Ta ra ta ta, ta ra ta ta !…
Nous partons, la tête haute,
Comme de petits soldats,
Marquant, sans faire de faute,
Une !… deux !… marquant le pas ;
Les épaules en arrière
Et la poitrine en dehors,
Les bras de cette manière
Tombant tout le long du corps…
Et la garde descendante
Rentre chez elle et s’en va.
Sonne, trompette éclatante !
Ta ra ta ta, ta ra ta ta !
Scène III
Dites-moi, brigadier…
Mon lieutenant ?…
Je ne suis dans le régiment que depuis deux jours et jamais je n’étais venu à Séville… Qu’est-ce que c’est que ce grand bâtiment ?
C’est la manufacture de tabacs.
Ce sont des femmes qui travaillent là ?…
Oui, mon lieutenant. Elles n’y sont pas maintenant ; tout à l’heure, après leur dîner, elles vont revenir… Et je vous réponds qu’alors il y aura du monde pour les voir passer !
Elles sont beaucoup ?
Ma foi, elles sont bien quatre ou cinq cents qui roulent des cigares dans une grande salle…
Ce doit être curieux.
Oui, mais les hommes ne peuvent pas entrer dans cette salle sans une permission…
Ah !
Parce que, lorsqu’il fait chaud, ces ouvrières se mettent à leur aise, surtout les jeunes.
Il y en a de jeunes ?
Mais oui, mon lieutenant !
Et de jolies ?
Je le suppose… Mais à vous dire vrai, et, bien que j’aie été de garde ici plusieurs fois déjà, je n’en suis pas bien sûr, car je ne les ai jamais beaucoup regardées.
Allons donc !…
Que voulez-vous ?… ces Andalouses me font peur. Je ne suis pas fait à leurs manières… toujours à railler… jamais un mot de raison…
Et puis nous avons un faible pour les jupes bleues et pour les nattes tombant sur les épaules…
Ah ! mon lieutenant a entendu ce que me disait Moralès ?…
Oui.
Je ne le nierai pas… la jupe bleue, les nattes… c’est le costume de la Navarre… ça me rappelle le pays…
Vous êtes Navarrais ?
Et vieux chrétien. Don José Lizzarabengoa… c’est mon nom… On voulait que je fusse d’église, et l’on m’a fait étudier. Mais je ne profitais guère : j’aimais trop jouer à la paume… Un jour que j’avais gagné, un gars de l’Alava me chercha querelle ; j’eus encore l’avantage… mais cela m’obligea de quitter le pays. Je me fis soldat !… Je n’avais plus mon père ; ma mère me suivit et vint s’établir à dix lieues de Séville… avec la petite Micaëla… C’est une orpheline que ma mère a recueillie, et qui n’a pas voulu se séparer d’elle…
Et quel âge a-t-elle, la petite Micaëla ?
Dix-sept ans…
Il fallait dire cela tout de suite !… Je comprends maintenant pourquoi vous ne pouvez pas me dire si les ouvrières de la manufacture sont jolies ou laides…
Voici la cloche qui sonne, mon lieutenant, et vous allez pouvoir juger par vous-même… Quant à moi, je vais faire une chaîne pour attacher mon épinglette.
Scène IV
La cloche a sonné ; nous, des ouvrières
Nous venons ici guetter le retour ;
Et nous vous suivrons, brunes cigarières,
En vous murmurant des propos d’amour.
Mine coquette,
Fumant toutes du bout des dents
La cigarette !
La fumée,
Qui vers les cieux
Monte, monte parfumée ;
Dans l’air nous suivons des yeux
La fumée,
La fumée,
La fumée,
La fumée…
Cela monte doucement
À la tête ;
Cela vous met gentiment
L’âme en fête,…
Dans l’air nous suivons des yeux
La fumée,
Etc.
Le doux parler des amants
C’est fumée ;
Leurs transports et leurs serments,
C’est fumée…
Dans l’air nous suivons des yeux
La fumée,
Etc.
Écoutez-nous, les belles,
Vous que nous adorons,
Que nous idolâtrons !
C’est fumée ;
Dans l’air nous suivons des yeux
La fumée,
Etc.
Scène V
Nous ne voyons pas la Carmencita…
La voilà !
Voilà la Carmencita !
Carmen, sur tes pas nous nous pressons tous ;
Carmen, sois gentille : au moins réponds-nous
Et dis-nous quel jour tu nous aimeras.
Peut-être jamais, peut-être demain ;
Mais pas aujourd’hui, c’est certain !
L’amour est un oiseau rebelle
Que nul ne peut apprivoiser,
Et c’est bien en vain qu’on l’appelle,
S’il lui convient de refuser.
Rien n’y fait, menace ou prière ;
L’un parle bien, l’autre se tait,
Et c’est l’autre que je préfère ;
Il n’a rien dit, mais il me plaît.
L’amour est enfant de Bohême,
Il n’a jamais, jamais connu de loi ;
Si tu ne m’aimes pas, je t’aime ;
Si je t’aime, prends garde à toi !…
L’oiseau que tu croyais surprendre
Battit de l’aile et s’envola…
L’amour est loin, tu peux l’attendre ;
Tu ne l’attends plus, il est là…
Tout autour de toi, vite, vite,
Il vient, s’en va, puis il revient…
Tu crois le tenir, il t’évite ;
Tu crois l’éviter, il te tient !
L’amour est enfant de Bohême,
Il n’a jamais connu de loi ;
Si tu ne m’aimes pas, je t’aime ;
Si je t’aime, prends garde à toi !
Carmen, sois gentille ; au moins réponds-nous.
Hé ! compère, qu’est-ce que tu fais là ?
Je fais une chaîne du fil de laiton, une chaîne pour attacher mon épinglette.
Ton épinglette, vraiment ! ton épinglette… épinglier de mon âme !…
L’amour est enfant de Bohême,
Etc.
Scène VI
Qu’est-ce que cela veut dire, ces façons-là ?… Quelle effronterie !… (En souriant.) Tout ça, parce que je ne faisais pas attention à elle !… Alors, suivant l’usage des femmes et des chats, qui ne viennent pas quand on les appelle et qui viennent quand on ne les appelle pas, elle est venue… (Il regarde la fleur de cassie qui est par terre, à ses pieds ; il la ramasse.) Avec quelle adresse elle me l’a lancée, cette fleur !… là, juste entre les deux yeux !… ça m’a fait l’effet d’une balle qui m’arrivait… (Il respire le parfum de la fleur.) Comme c’est fort !… Certainement s’il y a des sorcières, cette fille-là en est une.
Scène VII
Monsieur le brigadier ?
Quoi ?… qu’est-ce que c’est ?… Micaëla !… c’est toi…
C’est moi !…
Et tu viens de là-bas ?…
Et je viens de là-bas… C’est votre mère qui m’envoie…
Ma mère…
Eh bien, parle… ma mère ?…
J’apporte de sa part, fidèle messagère,
Cette lettre.
Et puis…
Et puis… encore une autre chose,
Qui vaut mieux que l’argent, et qui, pour un bon fils,
Aura sans doute plus de prix.
Parle donc !
Ce que l’on m’a donné, je vous le donnerai…
Votre mère avec moi sortait de la chapelle,
Et c’est alors qu’en m’embrassant :
« Tu vas, m’a-t-elle dit, t’en aller à la ville ;
La route n’est pas longue ; une fois à Séville,
Tu chercheras mon fils, mon José, mon enfant…
Et tu lui diras que sa mère
Songe, nuit et jour, à l’absent…
Qu’elle regrette et qu’elle espère,
Qu’elle pardonne et qu’elle attend…
Tout cela, n’est-ce pas ? mignonne,
De ma part tu le lui diras,
Et ce baiser que je te donne,
De ma part tu le lui rendras. »
José, je vous le rends, comme je l’ai promis.
Ma mère, je la vois… je revois mon village…
Souvenirs d’autrefois, souvenirs du pays !
Vous remplissez mon cœur de force et de courage,
Ô souvenirs chéris !
Souvenirs d’autrefois ! souvenirs du pays !
JOSÉ.
Ma mère, je la vois, etc. |
MICAËLA.
Sa mère, il la revoit, etc. |
Qui sait de quel démon j’allais être la proie !…
Même de loin, ma mère me défend,
Et ce baiser qu’elle m’envoie
Écarte le péril et sauve son enfant.
Que veut dire cela ?
Parlons de toi, la messagère ;
Tu vas retourner au pays…
Que son fils l’aime et la vénère,
Et qu’il se conduit aujourd’hui
En bon sujet que pour sa mère
Là-bas soit contente de lui.
Tout cela, n’est-ce pas ? mignonne,
De ma part, tu le lui diras ;
Et ce baiser que je te donne,
De ma part tu le lui rendras.
Oui, je vous le promets… de la part de son fils,
José, je le rendrai, comme je l’ai promis.
JOSÉ.
Ma mère, je la vois, etc… |
MICAËLA.
Sa mère, il la revoit, etc… |
Attends un peu, maintenant… je vais lire sa lettre…
J’attendrai, monsieur le brigadier, j’attendrai…
Ah !… (Lisant.) « Continue à te bien conduire, mon enfant !… On t’a promis de te faire maréchal des logis : peut-être alors pourras-tu quitter le service, te faire donner une petite place et revenir près de moi. Je commence à me faire bien vieille. Tu reviendrais près de moi et tu te marierais… Nous n’aurions pas, je pense, grand’peine à te trouver une femme, et je sais bien, quant à moi, celle que je te conseillerais de choisir : c’est tout justement celle qui te porte ma lettre… Il n’y en a pas de plus sage ni de plus gentille… »
Il vaut mieux que je ne sois pas là !…
Pourquoi donc ?…
Je viens de me rappeler que votre mère m’a chargée de quelques petits achats… je vais m’en occuper tout de suite.
Attends un peu, j’ai fini…
Vous finirez quand je ne serai plus là…
Mais la réponse ?…
Je reviendrai la prendre avant mon départ et je la porterai à votre mère… Adieu !
Micaëla !
Non, non… je reviendrai, j’aime mieux cela… je reviendrai, je reviendrai…
Scène VIII
« Il n’y en a pas de plus sage ni de plus gentille… il n’y en a pas surtout qui t’aime davantage… et si tu voulais…» Oui, ma mère, oui, je ferai ce que tu désires… j’épouserai Micaëla… et quant à cette bohémienne, avec ses fleurs qui ensorcellent…
Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce qui arrive ?…
Au secours ! n’entendez-vous pas ?
Au secours ! messieurs les soldats !
Elle a porté les premiers coups.
Et répétait à voix haute,
Qu’elle achèterait sans faute
Un âne qui lui plaisait…
Railleuse à son ordinaire,
Dit : « Un âne, pour quoi faire ?
Un balai te suffira ! »
Et dit à sa camarade :
« Pour certaine promenade,
Mon âne te servira… »
À bon droit faire la fière ;
Deux laquais suivront derrière,
T’émouchant à tour de bras… »
Se sont prises aux cheveux !
À José.
Prenez, José, deux hommes avec vous
Et voyez là dedans qui cause ce tapage.
C’est la Carmencita !
Éloignez-moi toutes ces femmes-là.
Éloignez-vous et taisez-vous !
La Manuelita disait…
Etc.
Etc.
Tout doux ! tout doux !
Éloignez-vous et taisez-vous !
Scène IX
Voyons, brigadier… Maintenant que nous avons un peu de silence… qu’est-ce que vous avez trouvé là-dedans ?…
J’ai d’abord trouvé trois cents femmes, criant, hurlant, gesticulant, faisant un tapage à ne pas entendre Dieu tonner… D’un côté, il y en avait une, les quatre fers en l’air, qui criait : « Confession ! confession !… je suis morte… » Elle avait sur la figure un X qu’on venait de lui marquer en deux coups de couteau… En face de la blessée j’ai vu…
Eh bien ?…
J’ai vu mademoiselle…
Mademoiselle Carmencita ?
Oui, mon lieutenant…
Et qu’est-ce qu’elle disait, mademoiselle Carmencita ?
Elle ne disait rien, mon lieutenant ; elle serrait les dents et roulait des yeux comme un caméléon.
On m’avait provoquée… je n’ai fait que me défendre… Monsieur le brigadier vous le dira… (À José.) N’est-ce pas, monsieur le brigadier ?
Tout ce que j’ai pu comprendre, au milieu du bruit, c’est qu’une discussion s’était élevée entre ces deux dames, et qu’à la suite de cette discussion, mademoiselle, avec le couteau dont elle coupait le bout des cigares, avait commencé à dessiner des croix de Saint-André sur le visage de sa camarade… (Le lieutenant regarde Carmen ; celle-ci, après un regard à José et un très léger haussement d’épaules, est redevenue impassible.) Le cas m’a paru clair. J’ai prié mademoiselle de me suivre… Elle a d’abord fait un mouvement comme pour résister… puis elle s’est résignée… et m’a suivi, douce comme un mouton !
Et la blessure de l’autre femme ?
Très légère, mon lieutenant : deux balafres à fleur de peau.
Eh bien, la belle ! vous avez entendu le brigadier ?… (À José.) Je n’ai pas besoin de vous demander si vous avez dit la vérité.
Foi de Navarrais, mon lieutenant !
Carmen se retourne brusquement et regarde encore une fois José.
Eh bien !… vous avez entendu ?… Avez-vous quelque-chose à répondre ?… Parlez, j’attends…
Coupe-moi, brûle-moi, je ne te dirai rien ;
Je brave tout, le feu, le fer et le ciel même…
Ce ne sont pas des chansons que je te demande, c’est une réponse.
Mon secret, je le garde, et je le garde bien ;
J’en aime un autre et meurs en disant que je l’aime.
Ah ! ah ! nous le prenons sur ce ton-là ?… (À José) Ce qui est sûr, n’est-ce pas ? c’est qu’il y a eu des coups de couteau et que c’est elle qui les a donnés… (En ce moment, cinq ou six femmes, à droite, réussissent à forcer la ligne des factionnaires et se précipitent sur la scène en criant : « Oui, oui, c’est elle !… » Une de ces femmes se trouve près de Carmen : celle-ci lève la main et veut se jeter sur la femme ; José arrête Carmen. Les soldats écartent les femmes et les repoussent, cette fois, tout à fait hors de la scène. Quelques sentinelles continuent à rester en vue, gardant les abords de la place.) — (S’adressant à Carmen.) Eh ! eh ! vous avez la main leste décidément. (Aux soldats.) Trouvez-moi une corde.
Voilà, mon lieutenant.
Prenez… et attachez-moi ces deux jolies mains. (Carmen, sans faire le moindre résistance, tend en souriant ses deux mains à José.) C’est dommage, vraiment, car elle est gentille… Mais, si gentille que vous soyez, vous n’en irez pas moins faire un tour à la prison. Vous pourrez y chanter vos chansons de Bohémienne ; le porte-clefs vous dira ce qu’il en pense… (Les mains de Carmen sont liées ; on la fait asseoir sur un escabeau devant le corps de garde. Elle reste là immobile, les yeux à terre.) Je vais écrire l’ordre. (À José.) C’est vous qui la conduirez…
Scène X
Un petit moment de silence. — Carmen lève les yeux et regarde José. Celui-ci se détourne, s’éloigne de quelques pas, puis revient à Carmen, qui le regarde toujours.
Où me conduirez-vous ?
À la prison, ma pauvre enfant !…
Hélas ! que deviendrai-je ? Seigneur officier, ayez pitié de moi… Vous êtes si gentil !… (José ne répond pas, s’éloigne et revient, toujours sous le regard de Carmen.) Cette corde… comme vous l’avez serrée, cette corde !… J’ai les poignets brisés.
Si elle vous blesse, je puis le desserrer… Le lieutenant m’a dit de vous attacher les mains… il ne m’a pas dit…
Laisse-moi m’échapper… Je te donnerai un morceau de la bar lachi, une petite pierre qui te fera aimer de toutes les femmes.
Nous ne sommes pas ici pour dire des balivernes… Il faut aller à la prison. C’est la consigne, et il n’y a pas de remède.
Tout à l’heure vous avez dit : « Foi de Navarrais !… » vous êtes des Provinces ?…
Je suis d’Elizondo…
Et moi d’Etchalar…
D’Etchalar !… c’est à quatre heures d’Elizondo, Etchalar.
Oui, c’est là que je suis née… J’ai été emmenée par des bohémiens à Séville. Je travaillais à la manufacture pour gagner de quoi retourner en Navarre, près de ma pauvre mère qui n’a que moi pour soutien… On m’a insultée parce que je ne suis pas de ce pays de filous, de marchands d’oranges pourries, et ces coquines se sont mises toutes contre moi parce que je leur ai dit que tous leurs Jacques de Séville avec leurs couteaux ne feraient pas peur à un gars de chez nous avec son béret bleu et son maquila… Camarade, mon ami, ne ferez-vous rien pour une payse ?
Vous êtes Navarraise ? vous !…
Sans doute !…
Allons donc !… il n’y a pas un mot de vrai… vos yeux seuls, votre bouche, votre teint… Tout vous dit bohémienne…
Bohémienne, tu crois ?
J’en suis sûr…
Au fait, je suis bien bonne de me donner la peine de mentir… Oui, je suis bohémienne, mais tu n’en feras moins ce que je te demande… Tu le feras parce que tu m’aimes…
Moi !
Eh ! oui, tu m’aimes… ne me dis pas non, je m’y connais !… tes regards, la façon dont tu me parles… Et cette fleur que tu as gardée… oh ! tu peux la jeter maintenant… cela n’y fera rien : elle est restée assez de temps sur ton cœur ; le charme a opéré…
Ne me parle plus, tu entends ! je te défends de me parler…
C’est très bien, seigneur officier, c’est très bien… Vous me défendez de parler, je ne parlerai plus…
Près des remparts de Séville,
Chez mon ami Lillas Pastia,
J’irai danser la séguedille
Et boire du manzanilla !…
Oui, mais toute seule on s’ennuie,
Et les vrais plaisir sont à deux ;
Donc pour me tenir compagnie,
J’emmènerai mon amoureux…
Mon amoureux ! il est au diable ;
Je l’ai mis à la porte hier…
Mon pauvre cœur, très consolable,
Mon cœur est libre comme l’air…
J’ai des galants à la douzaine,
Mais ils ne sont pas à mon gré ;
Voici la fin de la semaine :
Qui veut m’aimer, je l’aimerai.
Qui veut mon âme elle est à prendre…
Vous arrivez au bon moment :
Je n’ai guère le temps d’attendre,
Car avec mon nouvel amant…
Près de la porte de Séville,
Chez mon ami Lillas Pastia,
J’irai danser la séguedille
Et boire du manzanilla.
Tais-toi !… Je t’avais dit de ne pas me parler…
Et je pense… il n’est pas défendu de penser…
Je pense à certain officier,
À certain officier qui m’aime,
Et que, l’un de ces jours, je pourrais bien aimer…
Pas même un lieutenant… il n’est que brigadier…
Mais c’est assez pour une bohémienne,
Et je daigne m’en contenter !
Carmen, je suis comme un homme ivre…
Si je cède, si je me livre,
Ta promesse, tu la tiendras…
Si je t’aime, tu m’aimeras…
Près de la porte de Séville,
Chez mon ami Lillas Pastia,
Nous danserons la séguedille
Et boirons du manzanilla.
Parlé.
Le lieutenant !… Prenez garde.
Scène XI
Voici l’ordre… partez et faites bonne garde…
Aussi fort que je le pourrai…
Laisse-toi renverser… le reste me regarde !
L’amour est enfant de Bohême,
Il n’a jamais connu de loi ;
Si tu ne m’aimes pas, je t’aime ;
Si je t’aime, prends garde à toi !…
ACTE DEUXIÈME
Scène PREMIÈRE
Les tringles des sistres tintaient
Avec un éclat métallique,
Et sur cette étrange musique
Les zingarellas se levaient ;
Tambours de basque allaient leur train,
Et les guitares forcenées
Grinçaient sous des mains obstinées…
Même chanson, même refrain,
La la la la la la !
Les anneaux de cuivre et d’argent
Reluisaient sur les peaux bistrées ;
D’orange ou de rouge zébrées,
Les étoffes flottaient au vent ;
La danse au chant se mariait,
D’abord indécise et timide,
Plus vive ensuite et plus rapide…
Cela montait, montait, montait !…
La la la la la la !
Les bohémiens à tour de bras,
De leurs instruments faisaient rage,
Et cet éblouissant tapage
Ensorcelait les zingaras !
Sous le rythme de la chanson,
Ardentes, folles, enfiévrées,
Elles se laissaient, enivrées,
Emporter par le tourbillon !
La la la la la la !
Vous avez quelque chose à nous dire, maître Lillas Pastia ?
Mon Dieu, messieurs…
Parle, voyons…
Il commence à se faire tard… et je suis, plus que personne, obligé d’observer les règlements, monsieur le corrégidor étant assez mal disposé à mon égard… je ne sais pas pourquoi il est mal disposé…
Je le sais très bien, moi. C’est parce que ton auberge est le rendez-vous ordinaire de tous les contrebandiers de la province.
Que ce soit pour cette raison ou pour une autre, je suis obligé de prendre garde… Or, je vous le répète, il commence à se faire tard.
Cela veut dire que tu nous mets à la porte !…
Oh ! non, messieurs les officiers… oh ! non… je vous fais seulement observer que mon auberge devrait être fermée depuis dix minutes…
Dieu sait ce qui s’y passe dans ton auberge, une fois qu’elle est fermée !…
Oh ! mon lieutenant !…
Enfin, nous avons encore, avant l’appel, le temps d’aller passer une heure au théâtre… Vous y viendrez avec nous, n’est-ce pas, les belles ?
Non, messieurs les officiers, non… nous restons ici, nous.
Comment ! vous ne viendrez pas ?…
C’est impossible…
Mercédès !…
Je regrette…
Frasquita !…
Je suis désolée…
Mais toi, Carmen, je suis bien sûr que tu ne refuseras pas…
C’est ce qui vous trompe, mon lieutenant !… je refuse, et encore plus nettement qu’elles deux, si c’est possible !…
Tu m’en veux ?
Pourquoi vous en voudrais-je ?
Parce qu’il y a un mois, j’ai eu la cruauté de t’envoyer à la prison…
À la prison ?…
J’étais de service : je ne pouvais pas faire autrement.
À la prison ?… je ne souviens pas d’être allée à la prison…
Je le sais, pardieu ! bien que tu n’y es pas allée… le brigadier qui était chargé de te conduire ayant jugé à propos de te laisser échapper… et de se faire dégrader et emprisonner pour cela…
Dégrader et emprisonner ?…
Mon Dieu, oui !… on n’a pas voulu admettre qu’une aussi petite main ait été assez forte pour renverser un homme…
Oh !
Cela n’a pas paru naturel…
Et ce pauvre garçon et redevenu simple soldat ?…
Oui… et il a passé un mois en prison…
Mais il en est sorti ?
Depuis hier seulement !
Tout est bien, puisqu’il en est sorti, tout est bien !
À la bonne heure ! tu te consoles vite…
Et j’ai raison… (Haut.) Si vous m’en croyez, vous ferez comme moi : vous voulez nous emmener, nous ne voulons pas vous suivre… vous vous consolerez…
Il faudra bien !
Vivat ! vivat le torero !
Vivat ! vivat Escamillo !
Jamais homme intrépide
N’a, par un coup plus beau,
D’une main plus rapide,
Terrassé le taureau !
Vivat ! vivat le torero !
Vivat ! vivat Escamillo !…
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Une promenade aux flambeaux…
Et qui promène-t-on ?
Je le reconnais… C’est Escamillo… un torero qui s’est fait remarquer aux dernières courses de Grenade et qui promet d’égaler la gloire de Montès et de Pepe Illo…
Pardieu, il faut le faire venir… nous boirons en son honneur !
C’est cela !… je vais l’inviter… (Il va à la fenêtre.) Monsieur le torero… voulez-vous nous faire l’amitié de monter ici ? vous y trouverez des gens qui aiment fort tous ceux qui, comme vous, ont de l’adresse et du courage… (Quittant la fenêtre.) Il vient…
Messieurs les officiers, je vous avais dit…
Ayez la bonté de nous laisser tranquille, maître Lillas Pastia, et faites-nous apporter de quoi boire…
Vivat ! vivat le torero !
Vivat ! vivat Escamillo !
Scène II
Ces dames et nous, vous remercions d’avoir accepté notre invitation… Nous n’avons pas voulu vous laisser passer sans boire avec vous au grand art de la tauromachie.
Messieurs les officiers, je vous remercie.
Votre toast… je peux vous le rendre,
Señors, car avec les soldats
Les toreros peuvent s’entendre :
Pour plaisir ils ont les combats !…
Le cirque est plein, c’est jour de fête,
Le cirque est plein du haut en bas.
Les spectateurs perdant la tête
S’interpellent à grands fracas :
Apostrophes, cris et tapage
Poussés jusques à la fureur,
Car c’est la fête du courage.
C’est la fête des gens de cœur…
Toréador, en garde !
Et songe en combattant
Qu’un œil noir te regarde
Et que l’amour t’attend.
Etc.
Tout d’un coup l’on fait silence ;
Plus de cris ! que se passe-t-il ?
C’est l’instant, le taureau s’élance
En bondissant hors du toril…
Il entre, il frappe, un cheval roule
En entraînant un picador :
« Bravo, toro !… » hurle la foule,
Le taureau va, vient, frappe encor…
En secouant ses banderilles,
Il court : le cirque est plein de sang ;
On se sauve, on franchit les grilles…
Allons ! c’est ton tour maintenant.
Toréador, en garde !
Et songe en combattant
Qu’un œil noir te regarde
Et que l’amour t’attend.
Etc.
Messieurs les officiers, je vous en prie…
C’est bien, c’est bien, nous partons…
Dis-moi ton nom, et, la première fois que je frapperai le taureau, ce sera ton nom que je prononcerai.
Je m’appelle la Carmencita.
La Carmencita ?
Carmen, la Carmencita, comme tu voudras.
Et bien ! Carmen ou la Carmencita, si je m’avisais de t’aimer et d’être aimé de toi, qu’est-ce que tu me répondrais ?
Je répondrais que tu peux m’aimer tout à ton aise, mais que, quant à être aimé de moi pour le moment, il n’y faut pas songer !
Ah !
C’est comme ça.
J’attendrai, alors, et je me contenterai d’espérer…
Il n’est pas défendu d’attendre et il est toujours agréable d’espérer.
Vous ne venez pas décidément ?
Mais non, mais non…
Mauvaise campagne, lieutenant !…
Bah ! la bataille n’est pas encore perdue… (Bas, à Carmen.) Écoute-moi, Carmen : puisque tu ne veux pas venir avec nous, c’est moi qui, dans une heure, reviendrai ici…
Ici ?…
Oui, dans une heure… après l’appel.
Je ne vous conseille pas de revenir…
Je reviendrai tout de même. (Haut.) Nous partons avec vous, torero, et nous nous joindrons au cortège qui vous accompagne.
C’est un grand honneur pour moi ; je tâcherai de ne pas m’en montrer indigne lorsque je combattrai sous vos yeux.
Toréador, en garde !
Et songe en combattant,
Etc.
Scène III
Pourquoi étais-tu si pressé de les faire partir et pourquoi nous as-tu fait signe de ne pas les suivre ?
Le Dancaïre et le Remendado viennent d’arriver… ils ont à vous parler de vos affaires, des affaires d’Égypte.
Le Dancaïre et le Remendado ?…
Oui, les voici… tenez…
Scène IV
Eh bien, les nouvelles ?…
Pas trop mauvaises les nouvelles… Nous arrivons de Gibraltar…
Jolie ville, Gibraltar !… on y voit des Anglais, beaucoup d’Anglais… de jolis hommes, les Anglais… un peu froids, mais distingués…
Remendado !…
Patron ?…
Vous comprenez ?
Parfaitement, patron !…
Taisez-vous alors… Nous arrivons de Gibraltar, nous avons arrangé avec un patron de navire, le débarquement de marchandises anglaises. Nous irons les attendre près de la côte, nous en cacherons une partie dans la montagne et nous ferons passer le reste… Tous nos camarades ont été prévenus… ils sont ici, cachés… mais c’est de vous trois surtout que nous avons besoin… vous allez partir avec nous…
Pourquoi faire ? pour vous aider à porter les ballots ?…
Oh ! non… faire porter des ballots à des dames… ça ne serait pas distingué.
Remendado ?
Oui, patron.
Nous ne vous ferons pas porter des ballots, mais nous aurons besoin de vous pour autre chose.
Nous avons en tête une affaire !
Mais nous avons besoin de vous.
Car nous l’avouons humblement
Et très respectueusement,
Quand il s’agit de tromperie,
De duperie,
De volerie,
Il est toujours bon, sur ma foi,
D’avoir les femmes avec soi.
Et sans elles,
Mes toutes belles,
On ne fait jamais rien
De bien !
De bien ?
De cet avis.
De duperie,
De volerie,
Il est toujours bon, sur ma foi,
D’avoir les femmes avec soi !
Et sans elles,
Les toutes belles,
On ne fait jamais rien
De bien.
À Mercédès et à Frasquita.
S’il vous plaît de partir, partez,
Mais je ne suis pas du voyage ;
Je ne pars pas, je ne pars pas !
Et tu n’auras pas le courage
De nous laisser dans l’embarras.
Mais au moins la raison, Carmen, tu la diras ?
La raison, c’est qu’en ce moment
Je suis amoureuse.
Mais ce n’est pas le premier jour
Où vous aurez su, ma mignonne,
Faire marcher de front le devoir et l’amour.
De partir avec vous ce soir ;
Mais cette fois, ne vous déplaise,
Il faudra que l’amour passe avant le devoir.
Que tu te laisses attendrir !
Pour notre affaire,
C’est nécessaire…
Car, entre nous…
De duperie,
De volerie,
Etc.
En voilà assez !… je t’ai dit qu’il fallait venir, et tu viendras… je suis le chef…
Comment dis-tu ça ?…
Je te dis que je suis le chef…
Et tu crois que je t’obéirai ?…
Carmen !…
Eh bien ?…
Je vous en prie… des personnes si distingués !…
Attrape ça, toi !…
Patron !…
Qu’est-ce que c’est ?…
Rien, patron !…
Amoureuse… ce n’est pas une raison, cela !…
Le fait est que ce n’en est pas une… moi aussi, je suis amoureux… et ça ne m’empêche pas de me rendre utile…
Partez sans moi… j’irai vous rejoindre demain… mais, pour ce soir, je reste…
Je ne t’ai jamais vue comme cela… Qui attends-tu, donc ?…
Un pauvre diable de soldat qui m’a rendu service…
Ce soldat qui était en prison ?
Oui.
Et à qui, il y a quinze jours, le geôlier a remis de ta part un pain dans lequel il y avait une pièce d’or et une lime ?…
Oui.
Il s’en est servi, de cette lime ?…
Non.
Tu vois bien ! ton soldat aura eu peur d’être puni plus rudement qu’il ne l’avait été ; ce soir encore il aura peur… tu auras beau entr’ouvrir les volets et regarder s’il vient, je parierais qu’il ne viendra pas.
Ne parie pas, tu perdrais…
Halte-là !
Qui va là ?
— Dragon d’Almanza !
— Où t’en vas-tu par là,
Dragon d’Almanza ?
— Moi, je m’en vais faire
À mon adversaire
Mordre la poussière.
— S’il en est ainsi,
Passez, mon ami :
Affaire d’honneur,
Affaire de cœur,
Pour nous tout est là,
Dragons d’Almanza !
C’est un dragon, ma foi !
Et un beau dragon !
Eh bien, puisque tu ne veux pas venir que demain, sais-tu au moins ce que tu devrais faire ?
Qu’est-ce que je devrais faire !…
Tu devrais décider ton dragon à venir avec toi et à se joindre à nous.
Ah !… si cela se pouvait !… mais il n’y faut pas penser… ce sont des bêtises… il est trop niais.
Pourquoi l’aimes-tu puisque tu conviens toi-même…
Parce qu’il est joli garçon, donc !… et qu’il me plaît.
Le patron ne comprend pas ça, lui… qu’il suffise d’être joli garçon pour plaire aux femmes…
Attends un peu, toi !… attends un peu !…
Halte-là !
Qui va là ?
— Dragon d’Almanza !
— Où t’en vas-tu par là,
Dragon d’Almanza ?
— Exact et fidèle,
Je vais où m’appelle
L’amour de ma belle.
— S’il en est ainsi,
Passez, mon ami :
Affaire d’honneur,
Affaire de cœur,
Pour nous tout est là,
Dragons d’Almanza !
Scène V
Enfin… te voilà… C’est bien heureux !
Il y a deux heures seulement que je suis sorti de prison.
Qui t’empêchait de sortir plus tôt ? Je t’avais envoyé une lime et une pièce d’or : avec la lime il fallait scier le plus gros barreau de ta prison ; avec la pièce d’or il fallait, chez le premier fripier venu, changer ton uniforme pour un habit bourgeois.
En effet, tout cela était possible.
Pourquoi ne l’as-tu pas fait ?
Que veux-tu ? j’ai encore mon honneur de soldat, et déserter me semblerait un grand crime… Oh ! je ne t’en suis pas moins reconnaissant… Tu m’as envoyé une lime et une pièce d’or… La lime me servira pour affiler ma lance et je la garde comme souvenir de toi. (Lui tendant la pièce d’or.) Quant à l’argent…
Tiens, il l’a gardé !… ça se trouve à merveille… (Criant et frappant dans ses mains) Holà !… Lillas Pastia, holà !… Nous mangerons tout… tu me régales… holà ! holà !…
Prenez donc garde !…
Tiens, attrape !… et apporte-nous des fruits confits ; apporte-nous des bonbons, apporte-nous des oranges, apporte-nous du manzanilla… apporte-nous de tout ce que tu as, de tout, de tout !…
Tout de suite, mademoiselle Carmencita !
Tu m’en veux alors, et tu regrettes de t’être fait mettre en prison pour mes beaux yeux ?
Quant à cela, non, par exemple !
Vraiment ?
On m’a mis en prison, l’on m’a ôté mon grade, mais ça m’est égal.
Parce que tu m’aimes ?
Oui, parce que je t’aime, parce que je t’adore !
Je paie mes dettes… c’est notre loi, à nous autre bohémiennes… Je paie mes dettes… je paie mes dettes…
Mets tout cela ici… d’un seul coup… n’aie pas peur… (Pastia obéit et la moitié des objets roule par terre. Ça ne fait rien… nous ramasserons tout cela nous-mêmes… sauve-toi maintenant, sauve-toi, sauve-toi ! (Pastia sort.) Mets-toi là et mangeons de tout ! de tout ! de tout !
Tu croques les bonbons comme un enfant de six ans…
C’est que je les aime… Ton lieutenant était ici tout à l’heure, avec d’autres officiers, ils nous ont fait danser la romalis…
Tu as dansé ?
Oui… et quand j’ai eu dansé, ton lieutenant s’est permis de me dire qu’il m’adorait…
Carmen !
Qu’est-ce que tu as ?… Est-ce que tu serais jaloux, par hasard ?…
Mais certainement, je suis jaloux…
Ah bien !… Canari, va !… tu es un vrai canari, d’habit et de caractère… Allons, ne te fâche pas… Pourquoi es-tu jaloux ? parce que j’ai dansé tout à l’heure pour ces officiers… eh bien, si tu le veux, je danserai pour toi maintenant, pour toi tout seul.
Si je le veux ?… je crois bien que je le veux !…
Où sont mes castagnettes ?… qu’est-ce que j’ai fait de mes castagnettes ? (En riant.) C’est toi qui me les a prises, mes castagnettes ?
Mais non !
Mais si, mais si !… je suis sûr que c’est toi… ah bah ! en voilà des castagnettes. (Elle casse une assiette, avec deux morceaux de faïence, se fait des castagnettes et les essaie…) Ah ! ça ne vaudra jamais mes castagnettes… Où sont-elles donc ?
Tiens, les voici…
Tu vois bien… c’est toi qui les avais prises…
Ah ! que je t’aime, Carmen, que je t’aime !
Je l’espère bien !
Je vais en ton honneur danser la romalis,
Et tu verras, mon fils,
Comment je sais moi-même accompagner ma danse…
Mettez-vous là, don José : je commence !
Attends un peu, Carmen… rien qu’un moment… arrête.
Oui, ce sont nos clairons qui sonnent la retraite :
Ne les entends-tu pas ?
De danser sans orchestre… et vive la musique
Qui nous tombe du ciel !
Tu ne m’as pas compris… Carmen, c’est la retraite…
Il faut que moi, je rentre au quartier pour l’appel.
Au quartier !… pour l’appel !… J’étais vraiment bien bête !
Je me mettais en quatre et je faisais des frais
Pour amuser monsieur, je chantais, je dansais…
Je crois, Dieu me pardonne,
Qu’un peu plus, je l’aimais…
Ta ra ta ta ! c’est le clairon qui sonne !
Il part ! il est parti !…
Va-t’en donc, canari !
Avec fureur, lui envoyant son shako à la volée.
Prends ton shako, ton sabre, ta giberne,
Et va-t’en, mon garçon, retourne à ta caserne !
Je souffre de partir… car jamais, jamais femme,
Jamais femme avant toi
Aussi profondément n’avait troublé mon âme.
Je vais être en retard… » Il court, il perd la tête…
Et voilà son amour !
À mon amour ?
Tu vas te faire attendre.
La fleur que tu m’avais jetée
Dans ma prison m’était restée,
Flétrie et sèche, mais gardant
Son parfum terrible, enivrant ;
Et pendant des heures entières,
Sur mes yeux fermant mes paupières,
Ce parfum, je le respirais,
Et dans la nuit je te voyais…
Car tu n’avais eu qu’à paraître,
Qu’à jeter un regard sur moi
Pour t’emparer de tout mon être,
Et j’étais une chose à toi.
Je me prenais à te maudire,
À te détester, à me dire :
« Pourquoi faut-il que le destin
L’ait mise là, sur mon chemin ?… »
Puis je m’accusais de blasphème
Et je ne sentais en moi-même
Qu’un seul désir, un seul espoir,
Te revoir, Carmen, te revoir !…
Car tu n’avais eu qu’à paraître,
Qu’à jeter un regard sur moi
Pour t’emparer de tout mon être,
Et j’étais une chose à toi.
Là-bas, là-bas tu me suivrais.
Sur ton cheval tu me prendrais,
Et, comme un brave, à travers la campagne,
En croupe tu m’emporterais…
Là-bas, là-bas tu me suivrais :
Point d’officier à qui tu doives obéir,
Et point de retraite qui sonne
Pour dire à l’amoureux qu’il est temps de partir…
Pour pays l’univers, pour toi la volonté,
Et surtout la chose enivrante,
La liberté ! la liberté !…
Là-bas, là-bas, si tu m’aimais,
Là-bas, là-bas, tu me suivrais.
Là-bas, là-bas tu me suivras ;
Tu m’aimes et tu me suivras.
Quitter mon drapeau, déserter,
C’est la honte, c’est l’infamie…
Je n’en veux pas !
Scène VI
Holà ! Carmen ! holà ! holà !
Il entre et voit José. — À Carmen.
Ah ! fi, la belle,
Le choix n’est pas heureux : C’est se mésallier
De prendre le soldat quand on a l’officier.
À José.
Allons, décampe !
Le lieutenant dégaine à moitié.
Appelant.
À moi ! à moi !
Mon officier, l’amour
Vous joue en ce moment un assez vilain tour ;
Vous arrivez fort mal et nous sommes forcés,
Ne voulant être dénoncés,
De vous garder au moins pendant une heure.
Vous viendrez avec nous…
Consentez-vous ?
Consentez-vous ?
D’autant plus que votre argument
Est un de ceux auxquels on ne résiste guère…
Mais gare à vous plus tard !
En attendant, mon officier,
Passez devant sans vous faire prier.
Es-tu des nôtres maintenant ?
Mais qu’importe ?… tu t’y feras,
Quand tu verras
Comme c’est beau, la vie errante,
Pour pays l’univers, pour loi ta volonté,
Et surtout la chose enivrante,
La liberté ! la liberté !
Pour pays l’univers, pour loi sa volonté,
Et surtout la chose enivrante,
La liberté ! la liberté !
ACTE TROISIÈME
Scène PREMIÈRE
Écoute, compagnon, écoute !
La fortune est là-bas, là-bas…
Mais prends garde, pendant la route,
Prends garde de faire un faux pas !
Notre métier est bon, mais pour le faire il faut
Avoir une âme forte :
Le péril est en bas, le péril est en haut,
Il est partout… qu’importe ?
Nous allons devant nous, sans souci du torrent,
Sans souci de l’orage,
Sans souci du soldat qui là-bas nous attend,
Et nous guette au passage !
Écoute, compagnon, écoute !
La fortune est là-bas, là-bas…
Mais prends garde, pendant la route,
Prends garde de faire un faux pas !
Halte !… nous allons nous arrêter ici… ceux qui ont sommeil pourront dormir pendant une demi-heure…
Ah !
Je vais, moi, voir s’il y a moyen de faire entrer les marchandises dans la ville… Une brèche s’est faite dans le mur d’enceinte et nous pourrions passer par là ; malheureusement on a mis un factionnaire pour garder cette brèche.
Lillas Pastia nous a fait savoir que, cette nuit, ce factionnaire serait un homme à nous…
Oui, mais Lillas Pastia a pu se tromper… le factionnaire qu’il veut dire a pu être changé… Avant d’aller plus loin, je ne trouve pas mauvais de m’assurer par moi-même… (Appelant.) Remendado !…
Hé ?
Debout !… tu vas venir avec moi…
Mais, patron…
Qu’est-ce que c’est ?…
Voilà, patron, voilà !…
Allons, passe devant.
Et moi, qui rêvais que j’allais pouvoir dormir… C’était un rêve, hélas, c’était un rêve !…
Scène II
Voyons, Carmen… si je t’ai parlé trop durement, je t’en demande pardon… faisons la paix.
Non.
Tu ne m’aimes plus, alors ?
Ce qui est sûr c’est que je t’aime beaucoup moins qu’autrefois… et que si tu continues à t’y prendre de cette façon-là, je finirai par ne plus t’aimer du tout… Je ne veux pas être tourmentée… ni, surtout, commandée. Ce que je veux, c’est être libre et faire ce qui me plaît.
Tu es le diable, Carmen ?
Oui. Qu’est-ce que tu regardes là ? à quoi penses-tu ?
Je me dis que là-bas… à sept ou huit lieues d’ici tout au plus, il y a un village, et dans ce village une bonne vielle femme qui croit que je suis encore un honnête homme.
Une bonne vieille femme ?…
Oui… ma mère.
Ta mère… Eh bien là, vrai, tu ne ferais pas mal d’aller la retrouver… car, décidément, tu n’es pas fait pour vivre avec nous… chien et loup ne font pas longtemps bon ménage…
Carmen !…
Sans compter que le métier n’est pas sans péril pour ceux qui, comme toi, refusent de se cacher quand ils entendent des coups de fusil… plusieurs des nôtres y ont laissé leur peau, ton tour viendra.
Et le tien aussi… si tu me parles encore de nous séparer et si tu ne te conduis pas avec moi comme je veux que tu conduises…
Tu me tuerais, peut-être ?… (José ne répond pas.) À la bonne heure !… j’ai vu plusieurs fois dans les cartes que nous devions finir ensemble. (Faisant claquer ses castagnettes.) Bah ! arrive qui plante !…
Tu es le diable, Carmen ?…
Mais oui ! je te l’ai déjà dit…
De l’avenir, donnez-nous des nouvelles
Dites-nous qui nous trahira
Dites-nous qui nous aimera.
Qui m’aime on ne peut davantage…
Mais il parle de mariage…
Et dans la montagne il m’entraîne…
Le mien m’installe en souveraine…
Tous les jours, nouvelles folies…
Des diamants, des pierreries…
Cent hommes marchent à sa suite !
Il meurt, je suis veuve et j’hérite !
De l’avenir, donnez-nous des nouvelles ;
Dites-nous qui nous trahira,
Dites-nous qui nous aimera !
Fortune !
Donnez, que j’essaie à mon tour…
Elle se met à tourner les cartes.
Carreau, pique… la mort !
J’ai bien lu… moi d’abord.
Montrant José endormi.
Ensuite lui… Pour tous les deux, la mort…
À voix basse, tout en continuant à mêler les cartes.
En vain, pour éviter les réponses amères,
En vain tu mêleras :
Cela ne sert à rien, les cartes sont sincères
Et ne mentiront pas.
Dans le livre d’en haut si ta page est heureuse,
Mêle et coupe sans peur :
La carte sous tes doigts se tournera joyeuse,
T’annonçant le bonheur.
Mais si tu dois mourir, si le mot redoutable
Est écrit par le sort,
Recommence vingt fois… la carte impitoyable
Dira toujours : « la mort ! »
Bah ! qu’importe, après tout, qu’importe ?…
Carmen bravera tout, Carmen est la plus forte !
De l’avenir donnez-nous des nouvelles,
Dites-nous qui nous trahira,
Dites-nous qui nous aimera.
Scène III
Eh bien ?…
Eh bien, j’avais raison de ne pas me fier aux renseignements de Lillas Pastia : nous n’avons pas trouvé son factionnaire… mais, en revanche, nous avons aperçu trois douaniers qui gardaient la brèche, et qui la gardaient bien, je vous assure…
Savez-vous les noms, à ces douaniers ?
Certainement nous savons leurs noms… Qui est-ce qui connaîtrait les douaniers, si nous ne les connaissions pas ?… Il y avait Eusebio, Perez et Bartolomé.
Eusebio…
Perez…
Et Bartolomé… (En riant.) N’ayez pas peur, Dancaïre… nous vous en répondons de vos trois douaniers…
Carmen !…
Ah ! toi, tu vas nous laisser tranquilles, avec ta jalousie !… le jour vient et nous n’avons pas de temps à perdre… En route, les enfants !… (On commence à prendre les ballots.) Quant à toi (S’adressant à José.) je te confie la garde des marchandises que nous n’emporterons pas… Tu vas te placer là, sur cette hauteur… tu y seras à merveille pour voir si nous sommes suivis… dans le cas où tu apercevrais quelqu’un, je t’autorise à passer ta colère sur l’indiscret… Nous y sommes ?…
Oui, patron.
En route alors !… (Aux femmes.) Mais vous ne vous flattez pas ?… vous me répondez vraiment de ces trois douaniers ?
N’ayez pas peur, Dancaïre !
Quant au douanier, c’est notre affaire :
Tout comme un autre, il aime à plaire,
Il aime à faire le galant ;
Laissez-nous passer en avant…
Laissez-nous passer en avant…
Tout comme un autre, il aime à plaire,
Il aime à faire le galant ;
Laissez-nous passer en avant…
Tout comme un autre, il aime à plaire,
Il aime à faire le galant ;
Laissez-les passer en avant…
Non, il s’agit tout simplement
De se laisser prendre la taille
Et d’écouter un compliment.
Etc.
Que voulez-vous ? on sourira,
Et d’avance je puis le dire,
La contrebande passera.
Etc.
Scène IV
Nous y sommes.
C’est ici.
Oui… vilain endroit, n’est-ce pas ? et pas rassurant du tout !
Je ne vois personne.
Ils viennent de partir, mais ils reviendront bientôt, car ils n’ont pas emporté toutes leurs marchandises… Je connais leurs habitudes… prenez garde… l’un de leurs doit être en sentinelle quelque part et si l’on nous apercevait…
Je l’espère bien, qu’on m’apercevra… puisque je suis venue ici, tout justement pour parler à… pour parler à un de ces contrebandiers…
Eh bien là, vrai, vous pouvez vous vanter d’avoir du courage !… tout à l’heure quand nous nous sommes trouvés au milieu de ce troupeau de taureaux sauvages que conduisait le célèbre Escamillo, vous n’avez pas tremblé… et maintenant, venir ainsi affronter ces bohémiens !…
Je ne suis pas facile à effrayer.
Vous dites cela parce que je suis près de vous ; mais, si vous étiez toute seule…
Je n’aurais pas peur, je vous assure.
Bien vrai ?…
Bien vrai.
Alors je vous demanderai la permission de m’en aller… J’ai consenti à vous servir de guide parce que vous m’avez bien payé ; mais maintenant que vous êtes arrivée… si ça ne vous fait rien, j’irai vous attendre là où vous m’avez pris… à l’auberge qui est au bas de la montagne.
C’est cela… allez m’attendre !
Vous restez décidément ?
Oui, je reste !
Que tous les saints du paradis vous soient en aide, alors… mais c’est une drôle d’idée que vous avez là…
Scène V
Mon guide avait raison… l’endroit n’a rien de bien rassurant…
Je dis que rien ne m’épouvante,
Je dis que je réponds de moi ;
Mais, j’ai beau faire la vaillante,
Au fond du cœur, je meurs d’effroi.
Toute seule, en ce lieu sauvage,
J’ai peur… mais j’ai tort d’avoir peur…
Vous me donnerez du courage,
Vous me protégerez, Seigneur !
Protégez-moi, protégez-moi, Seigneur !
Je vais voir de près cette femme
Dont les artifices maudits
Ont fini par faire un infâme
De celui que j’aimais jadis.
Elle est dangereuse, elle est belle,
Mais je ne veux pas avoir peur ;
Je parlerai haut devant elle…
Protégez-moi, protégez-moi, Seigneur !
Mais… je ne me trompe pas… à cents pas d’ici… sur ce rocher… c’est don José… (Appelant.) José ! José ! (Avec terreur.) Mais que fait-il ?… Il ne regarde pas de mon côté… il arme sa carabine, il ajuste… il fait feu… (On entend un coup de feu.) Ah ! mon Dieu, j’ai trop présumé de mon courage… j’ai peur… j’ai peur…
Scène VI
Quelques lignes plus bas… et ce n’est pas moi qui, à la course prochaine, aurais eu le plaisir de combattre les taureaux que je conduis…
Qui êtes-vous ? répondez !
Hé ! là, doucement !
Soyez le bienvenu ; mais vraiment, camarade,
Vous pouviez y rester !
Mais je suis amoureux, mon cher, à la folie,
Et celui-là serait un pauvre compagnon
Qui, pour voir ses amours, ne risquerait sa vie.
C’est une zingara, mon cher.
Un soldat qui jadis a déserté pour elle.
Les amours de Carmen ne durent pas six mois.
Savez-vous bien qu’il faut payer ?…
Comprenez-vous ?
Ce déserteur, ce beau soldat qu’elle aime,
Ou du moins qu’elle aimait, c’est donc vous ?
J’en suis ravi, mon cher, et le tour est complet !
JOSÉ.
Enfin ma colère |
ESCAMILLO.
Quelle maladresse ! |
Mettez-vous en garde
Et veillez sur vous !
Tant pis pour qui tarde
À parer les coups !
Je la connais, ta garde navarraise,
Et je te préviens en ami
Qu’elle ne vaut rien.
À ton aise !
Je t’aurai du moins averti.
Tu m’épargnes, maudit !
Je suis trop fort pour toi.
Ta vie est à moi ; mais, en somme,
J’ai pour métier de frapper le taureau,
Non de trouer le cœur de l’homme.
JOSÉ.
Enfin ma colère |
ESCAMILLO.
Quelle maladresse ! |
Holà ! José…
Que ce soit vous, Carmen, qui me sauviez la vie.
Nous sommes manche à manche et nous jouerons la belle,
Le jour où tu voudras reprendre le combat.
Nous, nous allons partir.
À Escamillo.
Et toi, l’ami, bonsoir !
Je vous invite tous aux courses de Séville.
Je compte pour ma part y briller de mon mieux,
Et qui m’aime y viendra…
À José qui fait un geste de menace.
L’ami, tiens-toi tranquille :
J’ai tout dit et n’ai plus qu’à faire mes adieux…
Prends garde à toi, Carmen… je suis las de souffrir…
En route !… en route !… il faut partir…
Halte !… quelqu’un est là qui cherche à se cacher.
Il amène Micaëla.
Que viens-tu faire ici ?
Là-bas est la chaumière
Où sans cesse priant,
Une mère, ta mère,
Pleure sur son enfant…
Elle pleure et t’appelle,
Elle te tend les bras :
Tu prendras pitié d’elle,
José, tu me suivras.
Notre métier ne te vaut rien.
Pour que toi tu puisses courir
Après ton nouvel amant !…
Non, vraiment,
Dût-il m’en coûter la vie,
Non, je ne partirai pas,
Et la chaîne qui nous lie
Nous liera jusqu’au trépas…
Tu ne m’aimes plus, qu’importe ?
Puisque je t’aime encor, moi.
Cette main est assez forte
Pour me répondre de toi…
Je te tiens, fille damnée,
Et je te forcerai bien
À subir la destinée
Qui rive ton sort au mien.
Dût-il m’en coûter la vie,
Non, je ne partirai pas,
Et la chaîne qui nous lie
Nous liera jusqu’au trépas.
Ta mère te tend les bras ;
Cette chaîne qui te lie,
José, tu la briseras.
José, si tu ne pars pas,
Et la chaîne qui vous lie
Se rompra par ton trépas.
C’était écrit ! cela doit être :
Moi d’abord… et puis lui… Le destin est le maître.
Ta mère se meurt et ta mère
Ne voudrait pas mourir sans t’avoir pardonné.
À Carmen.
Sois contente, je pars… mais nous nous reverrons.
Il entraîne Micaëla. — On entend la voix d’Escamillo.
Toréador, en garde !
Et songe en combattant
Qu’un œil noir te regarde
Et que l’amour t’attend.
Partons, Micaëla, partons !
ACTE QUATRIÈME
Scène PREMIÈRE
À deux cuartos,
À deux cuartos,
Des éventails pour s’éventer,
Des oranges pour grignoter !
À deux cuartos,
À deux cuartos,
Señoras et caballeros !
Des oranges, vite !
Prenez, prenez, mesdemoiselles.
À deux cuartos,
Señoras et caballeros !
À deux cuartos,
Des éventails pour s’éventer,
Des oranges pour grignoter !
À deux cuartos,
À deux cuartos,
Señoras et caballeros !
Qu’avez-vous donc fait de la Carmencita ? je ne la vois pas.
Nous la verrons tout à l’heure… Escamillo est ici : la Carmencita ne doit pas être loin.
Ah ! c’est Escamillo, maintenant ?…
Elle en est folle !
Et son ancien amoureux, José, sait-on ce qu’il est devenu ?
Il a reparu dans le village où sa mère habitait… L’ordre avait même été donné de l’arrêter ; mais, quand les soldats sont arrivés, José n’était plus là…
En sorte qu’il est libre ?
Oui, pour le moment.
Hum ! je ne serais pas tranquille, à la place de Carmen, je ne serais pas tranquille du tout.
Les voici ! voici la quadrille,
La quadrille des toreros !
Sur les lances, le soleil brille ;
En l’air, toques et sombreros !
Les voici ! voici la quadrille,
La quadrille des toreros !
Voici, débouchant sur la place,
Voici d’abord, marchant au pas,
L’alguazil à vilaine face…
À bas ! à bas ! à bas ! à bas !
Et puis saluons au passage,
Saluons les hardis chulos !
Bravo ! vivat ! gloire au courage !…
Voici les banderilleros !
Voyez quel air de crânerie,
Quels regards et de quel éclat
Étincelle la broderie
De leur costume de combat !
Une autre quadrille s’avance :
Les picadors… comme ils sont beaux !
Comme ils vont du fer de leur lance
Harceler le flanc des taureaux !
Puis l’espada, la fine lame,
Celui qui vient terminer tout,
Qui paraît à la fin du drame
Et qui frappe le dernier coup…
Bravo ! bravo ! Escamillo !
Escamillo, bravo !
Si tu m’aimes, Carmen, tu pourras, tout à l’heure
En me voyant à l’œuvre être fière de moi.
Si j’ai jamais aimé quelqu’un autant que toi.
Bravo ! bravo ! Escamillo !
Escamillo, bravo !
L’alcade ! l’alcade,
Le seigneur alcade !
Pas de bousculade !
Regardons passer
Et se prélasser
Le seigneur alcade.
Place, place au seigneur alcade !
Carmen ! un bon conseil : ne reste pas ici.
Don José… Dans la foule il se cache… regarde.
Je reste, je l’attends… et je vais lui parler.
Scène II
C’est toi ?
Que tu n’étais pas loin, que tu devais venir…
On m’avait même dit de craindre pour ma vie,
Mais je suis brave et n’ai pas voulu fuir.
Notre passé, je l’oublie,
Carmen ! nous allons tous deux
Commencer une autre vie,
Loin d’ici, sous d’autres cieux.
Carmen jamais n’a menti :
Son âme reste inflexible ;
Entre elle et toi, tout est fini.
Ô ma Carmen, laisse-moi
Te sauver, toi que j’adore,
Et me sauver avec toi !
Je sais bien que tu me tueras ;
Mais, que je vive ou que je meure,
Non, je ne te céderai pas !
JOSÉ.
Carmen, il est temps encore, |
CARMEN.
Pourquoi t’occuper encore |
Tu ne m’aimes donc plus ?
Tu ne m’aimes donc plus ?
Carmen, Carmen ! moi, je t’adore !
Je resterai bandit… tout ce que tu voudras…
Tout ! tu m’entends… mais ne me quitte pas…
Souviens-toi du passé ! nous nous aimions, naguère !…
Libre elle est née… et libre elle mourra !
Vivat ! la course est belle ;
Sur le sable sanglant
Le taureau qu’on harcèle
S’élance en bondissant…
Vivat ! bravo ! victoire !
Frappé juste en plein cœur,
Le taureau tombe ! gloire
Au torero vainqueur !
Victoire ! victoire !
Où vas-tu ?…
C’est ton nouvel amant !
Carmen, tu ne passeras pas !
Carmen, c’est moi que tu suivras !
Je l’aime, et, devant la mort même,
Je répèterais que je l’aime !
Vivat ! bravo ! victoire !
Frappé juste en plein cœur,
Le taureau tombe ! gloire
Au torero vainqueur !
Victoire ! victoire !…
Ainsi, le salut de mon âme,
Je l’aurai perdu pour que toi,
Pour que tu t’en ailles, infâme !
Entre ses bras, rire de moi…
Non, par le sang, tu n’iras pas,
Carmen, c’est moi que tu suivras !
Non ! non ! jamais !
Veux-tu me suivre ?
Cette bague, autrefois tu me l’avais donnée…
Tiens !
Eh bien ! damnée…
Carmen recule ; José la poursuit. — Pendant ce temps, fanfares et chœur dans le cirque.
Toréador, en garde !
Et songe en combattant
Qu’un œil noir te regarde
Et que l’amour t’attend.
José a frappé Carmen : elle tombe morte… Le vélum s’ouvre. La foule sort du cirque.
Vous pouvez m’arrêter… c’est moi qui l’ai tuée.
Ô ma Carmen ! ma Carmen adorée !…