Carnets de voyage, 1897/Toulouse (1865)

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (p. 279-288).


TOULOUSE


Trop de choses à dire, j’ai vu le musée et l’exposition de Toulouse. J’ai dîné avec des amis improvisés, je suis allé à la campagne, etc.

Je note tout de suite du musée de Toulouse quelques tableaux assez beaux que je n’avais pas encore remarqués. Un Carrache, un portrait par Mirevelt, un portrait curieux de Descartes tout jeune, un beau Van der Meulen. Quelques italiens : un charmant petit Guardi dans la salle d’en haut ; c’est une fête vénitienne, une sorte de régate de gondoles, autour du Bucentaure doré, énorme, comme un monstre cuirassé d’écailles d’or ; seigneurs et conseillers en robes dans l’intérieur, et quantité de jolis dominos mâles et femelles, noirs en robes de soie pâle, avec le petit chapeau masculin sur la tête. Tout à l’entour, les escadrilles de gondoles au bec d’acier. — La mer d’ardoise luisante, d’un doux éclat sous un ciel bleu tendre parsemé de flocons nuageux tranquilles. — Et comme un cadre précieux, comme une fantastique bordure brodée, dentelée, Venise à l’entour de la large nappe marine, Saint-Marc, les Procuraties, les quais, les dômes et la foule rieuse sur les amples dalles.

Deux excellents portraits de Gros : lui-même et sa femme. — Lui en longs cheveux, chapeau noir mou qui garde un souvenir de Van Dyck et des Flamands dans sa crânerie, cravate de mousseline large, molle et tordue ; pâle, d’admirables yeux pleins d’ardeur et de génie. — Elle, dans une robe rouge étroite de l’Empire, ronde et fraîche, un peu grognonne, despotique et limitée à la Française, mais cela si imperceptible, tellement caché par la richesse et la fleur de la jeunesse ! grisette si vous voulez, mais grisette ennoblie par un peintre et un amant. — Toute cette peinture est simple et solide. Il suffit de regarder pour le contraste les Courbet, les Ricard, à l’exposition de Toulouse ; ceux-ci ont notre style, ils sentent et cherchent les petites nuances, les étranges aspects. — C’est le style de Balzac et de Michelet en littérature.

Les deux tableaux de Couture et d’Eugène Delacroix m’ont fait peu de plaisir ; évidemment ce sont des tâtonnements ou des improvisations. Ils ne savent pas assez.

Mes nouveaux amis m’ont conduit à l’exposition pour voir la salle ; elle est dans l’ancien couvent des Jacobins, nettoyé depuis un an : on en avait fait une caserne de cavalerie. C’est un édifice énorme de briques rouges, avec des contreforts massifs également rouges, presque aveugle, la plupart des fenêtres ayant été bouchées. Il est de 1238 et a été bâti pour les Dominicains inquisiteurs (même on m’a donné sur ce sujet quantité de brochures avec une histoire de femme malade, brûlée vive, qui est admirable).

L’église est un chef-d’œuvre du style le plus original. Elle est divisée en deux nefs par une file de colonnes rondes d’une énorme hauteur, sortes de troncs de palmiers dont la tête s’épanouit en un bouquet de nervures. Sur cet appui si frêle porte toute la voûte. La dernière colonne lance sa gerbe de vingt-trois arceaux de façon à porter tout le chevet. Si hautes, si droites, si blanches avec cette gerbe couronnante d’arceaux noirâtres qui vont se perdant dans la blancheur des murs, ces colonnes semblent l’illumination d’un feu d’artifice ou le jaillissement continu d’un jet d’eau. On ne peut rien imaginer de plus élégant que leurs courbes ou de plus riche que leurs faisceaux. Quand on aura enlevé le plancher qui coupe la salle au premier étage, on aura probablement le plus beau vaisseau gothique de France, surtout si l’on débouche les fenêtres et si l’on refait les vitraux. Les colonnes étant minces font des deux nefs une seule nef, par l’abondance des jours. L’immensité des fenêtres, le ruissellement damasquiné des ors et de la pourpre des vitraux répandront une sorte de gloire dans ce superbe vide. Il flamboiera comme un tabernacle, comme flamboie déjà la Sainte-Chapelle de saint Louis si parée, si rayonnante, si semblable à une châsse remplie du rayonnement de la Vierge, des anges et de Dieu. Peut-être ce moment du Moyen âge est-il le plus triomphant et le plus extatique. C’est le suprême terme de la puissance de l’Église. — Sans doute ici on a combiné l’art gothique avec quelques réminiscences latines ou quelque vague importation arabe. Il faudrait voir si dans ces hauts troncs épandus et ces bouquets de nervures il n’y a pas quelque lointaine imitation des palmiers sculptés de l’Alhambra.

Deux petites rosaces sur la façade d’entrée sont intactes ou réparées d’après des débris restant. Celle de gauche, toute de pourpre et d’ocre, est d’une magnificence de ton incomparable. Ce jaune intense, imprégné de rouge et pénétré par la lumière du dehors, en contraste avec la noirceur massive du grand mur qu’il troue, est aussi beau qu’un horizon enflammé du Midi reflété dans un lac quand le soleil se couche.

Charmant promenoir du cloître, bas, porté par une rangée de fines colonnettes en couples, et surmonté d’un toit de vieilles tuiles rouges. Ce ton rouge de la tuile et de la brique anciennes longuement cuites au soleil est universel à Toulouse. — Maintenant, les vieilles murailles massives s’écaillent ; la surface se bosselle de briques déchaussées et la vive couleur des saillies est rehaussée par la noirceur des crevasses. — Des lierres montent en grandes draperies lustrées, un cyprès allonge tout à côté sa pyramide, et des feuillages verts tout jeunes rient contre la vieille paroi défoncée et sombre.




C’est une ville et une race très bien douées pour les arts. Il y a un Conservatoire de musique qui fournit des sujets excellents à Paris et à l’Italie. — Toulouse a une école de peinture et de dessin, un assez grand nombre d’artistes, un bon musée, beaucoup de beaux monuments. Des grisettes chantent, pour les avoir entendus au théâtre, les airs de cinq ou six opéras ; il y a beaucoup d’amateurs qui sentent la musique, jouent ou goûtent un opéra au piano. — Je viens de voir également Carcassonne et Cette : la splendeur du soleil, la beauté des montagnes voisines, la mer, les horizons veloutés, la vivacité des habitants, leurs façons de flâneurs et d’improvisateurs, leur parler sonore et musical, quantité de traits indiquent une race demi-italienne, mais de fabrique plus légère. Ce qui leur barre encore le chemin, c’est leur réunion à la France du Nord ; cette réunion leur a coupé la tête au XIIIe siècle et l’empêche de repousser. — Leur aristocratie vit inerte et arriérée à la campagne, l’argent manque, elle se fait avare ; personne n’achète les tableaux, ne patronne les fêtes de musique. — S’ils avaient pu développer leur constitution du Moyen âge, vivre divisés en petites souverainetés indépendantes, être aiguillonnés par le patriotisme municipal, achever leur langue, se faire une littérature et des mœurs appropriées, nous aurions une nation, une pensée, un art de plus. — Ils l’avaient en 1200. — Voilà une des vies sacrifiées à la centralisation et à la France. Ils vivent dans les cadres et sous l’administration du Nord.

Pour la religion pareillement, ils sont Italiens. — Soixante-quatre couvents, je crois, à Toulouse. J’ai vu à la campagne celui des Trappistines ; elles ne sortent jamais, travaillent à la terre de leurs mains, se confessent par une grille, se lèvent à une heure du matin, dorment dans l’après-midi de une heure à deux. J’en voyais une vaguer dans le jardin dans sa longue robe d’un blanc jaunâtre, comme un maigre spectre lent et maladif au milieu du paysage éclatant et coloré. Il y en a quatre-vingts. Quelle dépopulation dans les familles ! Une jeune fille nous cite trois de ses amies devenues religieuses ; on les prend à l’âge où le sexe fait explosion et où la tête est enthousiaste. L’une d’elles disait à sa mère éplorée : « Ma pauvre maman, vous auriez voulu me donner à un homme, mais j’aime bien mieux avoir Jésus-Christ pour époux ; un jour, nous serons tous ensemble dans le ciel. » À l’âge des désirs vagues, le Jésus céleste et pourtant homme est l’époux incorporel auquel aspire le désir voilé de pudeur. — Un prédicateur est célèbre, mes amis d’ici le comparent au père Onofrio de George Sand dans Mlle de la Quintinie. Il convertit violemment et parfois reçoit des coups de bâton des pères ou des maris. Dernièrement, après un sermon, il a conduit tout son auditoire au cimetière et là, avec des torches sur les tombes, il a parlé des vers, de la pourriture, du feu de l’enfer. Mme de…, qui a perdu dernièrement son fils aîné, a été emportée avec des attaques de nerfs. — À Cahors, une des plus jolies filles de la ville s’est faite religieuse ; quand elle parut dans l’église le jour de sa vêture en vêtements blancs de mariée, les hommes murmuraient, s’indignaient : « Quel dommage ! C’est un meurtre. » — Le tumulte a été tel, qu’on n’a pu achever la cérémonie. — C’est le monde brillant, le bal qui est le grand ennemi. Les directeurs défendent à une jeune fille d’aller au bal. Notre jeune fille, toute pieuse à quinze ans, pleurait parce qu’on voulait l’y conduire : il s’agissait d’une fête de famille ; son confesseur est intervenu ; le père a insisté disant qu’il y était obligé, que ses filles ne feraient que deux tours. Le lendemain, l’imagination était retournée, elle recevait dans les rues des coups de chapeau de ses danseurs ; elle a quitté le catéchisme de persévérance.

Quantité étonnante de prêtres dans les rues de Toulouse ; il y a une retraite. J’en compte une vingtaine devant moi sous les allées de la place du Capitole et il y en a dans toutes les rues.

Un couvent des plus importants est celui de Marie-Réparatrice. Il faut cinquante ou soixante mille francs de dot pour y entrer. Les religieuses se succèdent incessamment à la chapelle pour adorer et chanter ; on les voit par la grille ; c’est une exhibition poétique et attirante ; elles ont des souliers de soie et le plus élégant habillement bleu et blanc. — L’essence du catholicisme méridional, c’est de prendre l’homme par la pompe, le ravissement des yeux, par le détournement opportun de l’instinct du sexe, et aussi par la peur de l’enfer dans l’affaiblissement final. L’argent vient surtout au clergé par les vieilles gens qui songent à la mort.