Cartulaire de Cormery/1/04

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Guilland-Verger (p. xxxiv-xlv).


CHAPITRE IV.

Fondation du monastère de Villeloin, sous la dépendance de l’abbaye de Cormery. Ravages des Normands. État de la propriété à la fin du xe siècle.

À cette époque de son histoire, l’abbaye de Cormery jouit d’une grande réputation de sainteté. La régularité monastique y était florissante. Les moines, dans toute la ferveur du début, s’occupaient uniquement des rudes labeurs de leur profession. Cet heureux état tenait au bon gouvernement de la communauté. Les premiers abbés, mêlés au tumulte des affaires séculières, amenaient trop souvent à leur suite, et jusque dans l’enceinte du monastère, l’agitation, pour ne pas dire les passions mondaines. En qualité de hauts fonctionnaires de l’État, ils étaient accompagnés de familiers, clercs ou laïcs, au milieu desquels se glissaient des ambitieux de tout étage. Le mouvement du siècle continua de régner à St-Martin, tandis qu’on respirait le calme le plus profond à Cormery. « Dans cette délicieuse retraite, dit un vieux chroniqueur, un esprit tranquille goûte autant de douceur que s’il possédait une partie des charmes du paradis. » Grâce à la paternelle administration de l’abbé Audacher, le monastère acquit de nouvelles possessions, et la ville prit de nouveaux accroissements.

La renommée avait répandu au loin l’éloge des moines de Cormery. Touché du spectacle de leur vertu, de leur abnégation, de leur piété et de leurs travaux, un homme riche et puissant, seigneur de Villeloin, nommé Mainard, supplia humblement par lettres l’abbé de Cormery de fonder sur son domaine, et sous le vocable de Saint-Sauveur, un monastère où serait envoyée une pieuse colonie de moines de Saint-Paul. L’emplacement offert pour la construction du nouveau monastère était bien choisi. Le pays était inculte et presque sauvage ; le sol même, naturellement ingrat, présentait une tâche longue et pénible aux bras laborieux des disciples de saint Benoît. Quant aux bâtiments, ils devaient s’élever dans un frais vallon, non loin des bords de l’Indrois. Nous n’avons point à discuter ici l’origine de Villeloin, qui a tant exercé la sagacité de nos devanciers. Contentons-nous d’emprunter quelques lignes, sur ce sujet, à une histoire manuscrite et inédite de Villeloin, par Brunet, prieur et sacristain de cette abbaye, en 1617. « L’étymologie du mot françois Villeloing, dit-il, tire son origine du mot latin Villa Lupæ, sçavoir est d’une noble et vertueuse dame nommée Lupa, fille d’un comte d’Amboise, laquelle fut épouse d’Eudoxe, vicomte de Touraine, duquel elle eut deux enfants. Après le décès de son dict mari, elle leur laissa son château d’Amboise, et, désirant vivre solitairement, comme une sage veufve, elle fit bâtir une ville en son bois, sur la rivière d’Indrois, laquelle elle appela de son nom, Villa Lupæ. »

Les bonnes intentions de Mainard ne pouvaient être mises à exécution sans l’autorisation du roi. Le consentement de l’archevêque de Tours était également nécessaire. La double intervention de la puissance suprême et de l’autorité ecclésiastique était requise dans la fondation des établissements monastiques : les intérêts de l’Église et de l’État s’y trouvaient engagés. En cette occasion spéciale, l’action du pouvoir était indispensable. La dévotion vive, mais peu éclairée de Mainard, voulait que le monastère de Villeloin demeurât à jamais sous la dépendance de celui de Cormery, de manière que l’abbé de Cormery eût en main le gouvernement des deux maisons. C’était bien peu connaître l’esprit humain. Les moines de Villeloin, qui voyaient autour d’eux tous les monastères choisir librement leur supérieur, en vertu du droit d’élection, droit toujours cher à ceux qui doivent obéir, se lassèrent vite d’un régime d’exception. Ils réclamèrent le droit commun, refusèrent de vivre éternellement en tutelle et se séparèrent de la maison-mère. En tout temps, comme on voit, les aspirations des hommes ont été les mêmes : toujours on invoque la liberté… pour se donner un maître.

Mais n’anticipons pas les événements. L’abbé Audacher, muni d’un acte d’acquiescement du comte Vivien, abbé laïc de Saint-Martin de Tours, alla trouver le roi Charles le Chauve pour obtenir confirmation de la donation de Mainard, sous la clause expresse que la nouvelle congrégation serait sous la dépendance directe de l’abbaye de Cormery. Le prince accorda tout ce qu’on lui demanda. Accablé sous le poids des affaires publiques, préoccupé de mille difficultés sans cesse renaissantes, ce monarque était trop faible pour tenir tête à l’orage qui, depuis douze ans, ravageait les provinces de son vaste empire. Les barques normandes sillonnaient nos rivières, et, à l’aide des moindres cours d’eau, pénétraient jusqu’au centre de la France. Dès l’année 838, les Danois s’étaient emparés d’Amboise et de Bléré, et avaient pillé les villages voisins. Cormery avait alors été épargné. En présence de la faiblesse du souverain et de son impuissance trop ouvertement constatée, le désordre régnait dans toutes nos campagnes : la raison du plus fort était seule écoutée. De hardis partisans ne se faisaient pas scrupule d’envahir le bien d’autrui. On peut penser que le bien des moines ne fut guère épargné.

Charles le Chauve, du moins, voulut assurer aux monastères qui avaient recours à lui des privilèges et des immunités. C’était une ombre de la toute-puissance impériale, naguère si formidable ; c’était une consolation pour les opprimés. Aux yeux des courtisans, rien ne paraissait changé, puisque les belles formules de la chancellerie impériale étaient conservées. Aux yeux des gens d’Église, dont le génie en tout temps fut éminemment conservateur, l’illusion durait encore. Nous voyons cependant se produire dans le diplôme royal de 850 un fait curieux à constater. Comme sauvegarde aux intérêts aisément compromis des moines, le roi accorde aux religieux de Cormery et à ceux de Villeloin la permission de se choisir un avocat pour défendre leurs propriétés et privilèges devant les comtes et tous juges quelconques. Ces avocats[1] avaient qualité pour s’enquérir des dommages causés aux protégés du roi ; ils pouvaient, au nom du prince, réclamer toute justice, réparation et restitution. Mais la parole des avocats de ce temps-là, quelque diserte qu’on la suppose, était une barrière ou un remède peu efficace contre des maux que la charte de Charles le Chauve qualifie en ces termes : Pro infestationibus vero pessimorum iniquorumque hominum.

Peu de temps après l’émission de ce titre important, le prince, dans sa bienveillance pour l’abbé Audacher et les moines de Cormery, leur concéda un diplôme fort curieux, destiné à confirmer à l’abbaye la possession du prieuré-hospice de Douze-Ponts, en Champagne. On y remarque cette phrase significative : afin qu’ils y trouvent un refuge pour se sauver de l’invasion des païens[2]. N’ayant pas la force, ni peut-être le courage de défendre ses sujets les armes à la main, le monarque songe du moins à procurer à ses amis une retraite sûre pour se mettre à l’abri des incursions des hommes du Nord.

Les courses de ces terribles pirates faisaient alors la terreur des paisibles habitants des bords de la Loire et des fertiles vallées de la Touraine. Les richesses de la célèbre basilique de Saint-Martin étaient pour eux un appât irrésistible. En 853 ils reparurent sous les murs de Tours. Le débordement simultané de la Loire et du Cher, qui nous fit tant de mal il y a cinq ans, fut alors le salut de nos compatriotes. Déconcertés par l’inondation qui couvrait la large vallée entre les coteaux de St-Symphorien et de Grammont, n’ayant pas sur leurs frêles nacelles un point d’appui suffisant pour battre en brèche des murailles solides, les barbares se dédommagèrent sur Marmoutier, dont cent seize moines furent inhumainement massacrés. En attendant que les eaux rentrassent dans le lit naturel des deux rivières, les Normands se dirigèrent vers le Maine et réussirent à prendre la ville du Mans. L’effroi était chez nous à son comble. Déjà les avant-coureurs des bandes indisciplinées étaient revenus en Touraine. Pressentant les malheurs qui allaient fondre sur notre cité, les chanoines de Saint-Martin résolurent de soustraire les reliques de leur patron à la fureur des païens.

Dans le cours de cette même année 853, les habitants de Cormery virent arriver chez eux, et en bon ordre, une pieuse caravane composée de vingt-quatre moines, l’abbé Herberne en tête, de douze chanoines, et d’une troupe de bourgeois de Châteauneuf, en armes. Cette petite armée était chargée de transporter et de garder la châsse de saint Martin. En quittant Tours, elle avait l’espoir de trouver à Cormery un asile assez solitaire ou assez impénétrable pour y mettre en sûreté son précieux dépôt. On reconnut bientôt que cette place, à peu près sans défense, ne couvrirait pas suffisamment le trésor que tous étaient si jaloux de conserver. L’escorte reprit sa route par Orléans et Saint-Benoît-sur-Loire ; elle s’arrêta enfin à Auxerre.

Il était temps. Les Tourangeaux, mal inspirés par la peur, au lieu de lutter contre l’ennemi, consentirent à lui ouvrir les portes de leur ville, espérant être traités plus doucement. Ils furent vite désabusés. La cité fut livrée au pillage, l’église Saint-Martin réduite en cendres, l’abbaye de Saint-Julien renversée de fond en comble. Les habitants tombèrent dans la plus profonde misère. Telle fut la détresse générale, que, pour subvenir à tant de besoins, les chanoines de la cathédrale, après avoir épuisé leurs ressources, écrivirent aux évêques des diocèses voisins pour solliciter d’abondantes aumônes. Aux privations de toute nature vint promptement s’adjoindre la maladie, funeste et ordinaire compagne de la guerre et de la disette.

Furieux de voir la châsse de saint Martin soustraite à leur convoitise, les Normands coururent en hâte vers Cormery. Il était trop tard ; quand ils y arrivèrent, les Tourangeaux étaient loin. L’abbaye de Cormery et les maisons bâties à l’entour offraient une maigre proie à leur rapacité. Après avoir pris ce qui était à leur convenance, ils y mirent le feu, et s’en allèrent ailleurs poursuivre le cours de leurs terribles aventures.

Tous les historiens sont d’accord pour nous apprendre que le monastère de Cormery fut pillé et ruiné par les Normands. Plusieurs documents authentiques en font foi. Mais aucun texte historique ne fixe la date précise de cette catastrophe. La suite des événements nous engage à la placer à l’année 853. Un titre précieux, en date du 10 mai 856, justifiera notre conjecture, et lui communiquera presque la certitude. L’abbé Audacher, qui avait accepté la donation de Perrusson, faite par un personnage du nom de Guérin, en laisse la jouissance à Milon et à Guichard, frères du donateur. Ceux-ci avaient sollicité cette cession, et en retour ils s’engagent à travailler avec zèle à rebâtir, à restaurer et à agrandir l’église Saint-Paul de Cormery. L’abbé déclare agréer de grand cœur la proposition généreuse qui lui est adressée,, et se plaint amèrement des angoisses que la communauté souffre de la part d’un siècle plein de malice[3].

Dès que la tempête fut dissipée, l’abbaye de Cormery reprit le cours de sa prospérité. Audacher déploya une activité dont quantité de chartes échappées aux injures du temps, sont les monuments authentiques. Afin de réparer les malheurs de l’invasion, l’abbé, dont l’influence était considérable, eut recours aux libéralités du roi, du comte Vivien et de l’archevêque de Tours. Si les domaines du monastère avaient été ravagés par les brigands, si les cultivateurs avaient été frappés ou dispersés, de nouveaux domaines et de nouveaux colons firent oublier les pertes récentes. Les habitants de la ville relevèrent leurs toits et reprirent leurs occupations ordinaires. Quoique les bandes normandes aient continué de jeter l’alarme en Touraine du côté de l’Anjou, jusqu’en 882, la sécurité ne fut pas troublée aux environs de Cormery, et les marchés publics, créés par Audacher, rappelèrent dans cette petite ville les colons du voisinage ; par conséquent le commerce et l’aisance, qui en est la suite.

Nous n’avons point oublié la fondation du monastère de Villeloin. Les calamités de l’invasion en retardèrent les travaux. Enfin, en 859, l’archevêque Hérard fut mandé pour venir consacrer l’église, en compagnie de l’archevêque de Bourges et d’une foule de personnages de distinction. La cérémonie achevée, l’archevêque de Tours écrivit sur l’autel, suivant l’usage, une charte fort étendue, à laquelle nous emprunterons quelques détails historiques, laissant de côté l'énumération des privilèges qui n’a plus actuellement qu’un vague intérêt de curiosité. Ce titre en date du 8 mai 859, nous apprend que Mainard, homme d’illustre naissance, ne vivait plus à cette époque. Par son testament, il avait chargé de veiller à l’exécution de ses dernières volontés l’archevêque Hérard, son ami, Adagaldus et Maynier, ses frères, ainsi que Adalgand, son oncle. Outre le lieu de Villeloin, Mainard avait donné à son monastère l’église de Coulangé, avec ses dépendances. Comme ces deux domaines paraissaient insuffisants pour l’entretien de vingt moines et les besoins de la communauté, l’abbé Audacher y ajouta l’église d’Épeigné, avec les terres qui en dépendaient.

Hérard était un prélat expérimenté. Le pape Nicolas Ier le chargea de présider, en son nom, le concile de Soissons, en 866. Il ne pouvait pas se refuser à constater la dépendance du monastère de Villeloin, placé sous la juridiction immédiate de l’abbé de Cormery. Mais, en homme avisé, il prévit le cas où le joug de cette subordination paraîtrait trop lourd et pourrait être brisé. Cette sage précaution ne fut pas inutile : un siècle plus tard les deux maisons se séparèrent et Villeloin constitua une abbaye particulière.

Nous n’avons pas fait mention en détail de toutes les donations offertes à l’abbaye de Cormery sous le gouvernement de l’abbé Audacher, quoique plusieurs chartes soient propres à fournir d’utiles renseignements sur la géographie ancienne de la Touraine. On y trouve aussi quelques révélations sur l’état des personnes antérieurement au xe siècle, et des traits de mœurs qui pourront faire l’objet d’un travail spécial. Nous ne pouvons toutefois résister au désir de présenter l’analyse d’une pièce des plus curieuses. Elle est datée du 13 novembre 867, et c’est une des dernières où le nom d’Audacher paraisse. C’est une convention entre l’archevêque de Tours et l’abbé de Cormery. Hérard, dans le cours de ses visites pastorales[4], s’arrête à Truyes, lieu, dit-il, bâti anciennement par ses prédécesseurs. Peut-être faudrait-il y voir un de ces antiques domaines épiscopaux dont la possession aux mains de l’Église remonte à l’occupation mérovingienne, domaines qui n’étaient autres que les villas gallo-romaines bâties et entretenues avec tant de luxe.

Ainsi, peut-être, s’expliquerait la présence à Truyes des restes d’un aqueduc en béton, offrant à l’archéologue tous les caractères d’un ouvrage gallo-romain. Quoiqu’il en soit, l’archevêque, désirant rendre à ce lieu son ancienne splendeur, s’entend avec le supérieur de Cormery pour faire quelques échanges de terres. Dans la villa elle-même, il donne trois quartiers de terre, quatre arpents de pré et un moulin. À Fercé et à Forges, il donne un arpent et demi de terre, deux arpents de vigne et quatre personnes de condition servile, nommées Pierre Sandrald, Hildis, Adalberge et Teotberge. Il concède à l’église paroissiale et au curé de Truyes, nommé Berlan, la dîme de Saint-Maurice et de Saint-Ours, et des droits divers sur Salvant, Terray, Arts, Cars, Givray, Haut-Villiers, Avon, Fercé, sur l’hôpital des pauvres, situé en deçà de l’Indre ; sur l’hôpital des riches, etc. Cette charte intéressante a été connue de Baluze, qui en a publié un fragment dans sa collection des Capitulaires[5].

Cette pièce mérite d’être consultée à plus d’un point de vue. On y trouve l’énumération de quantité de parcelles de terre disséminées sur plusieurs paroisses. Si des serfs y sont mentionnés, on y voit aussi nommés des hommes de basse condition dont les droits à la propriété foncière sont reconnus et maintenus. Il en ressort cette conséquence : que, dès cette époque reculée, un demi-siècle après la mort de Charlemagne, la petite propriété, que les uns regardent comme un bienfait, les autres comme un malheur des temps modernes, était commune en Touraine.



  1. Advocatum, seu causldicum. — Cart. de Cormery, p. 34.
  2. Ob paganorum insecutionem inibi perfugium habere possent (Diplôme de l’an 865).
  3. Cette pièce se trouve dans le Cart. de Cormery, sous le n° xx, p. 42. André Salmon l’a copiée à la Biblioth. Impér. Monuments de Touraine, t. i, p. 78. Il la regardait comme inédite, mais à tort ; elle a été publiée par M. Hauréau, Gall. Christiana, tom. xiv, imtrum., p. 22.
  4. Dum de more canonico paroeciam nostram circuiremus anno Incarnationis Dominieac D.CCC.LXVII. C’est un des plus anciens textes où il soit question des visites pastorales.
  5. Tome ii, p. 1484. — Cart. de Corm., p. 49. La date est de 867 et non 860.