Casanova – Histoire de ma vie (manuscrit)/Tome 1/Chapitre 12

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Chapitre XII

Bellino demasqué. Son histoire. On me fait mettre aux arrêts. Ma fuite involontaire. Mon retour à Rimini. Mon arrivée à Bologne.

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À peine couché, je tressaillis le voyant venir à moi. Je le serre contre mon sein, je le vois animé par le même transport. L’exorde de nôtre dialogue fut un deluge de baisers qui se confondirent. Ses bras furent les premiers à descendre de mon dos jusqu’aux reins, je pousse les miens encore plus bas, et pour tout eclaircissement je me trouve heureux, je le sens, je le ressens, je suis convaincu de l’être, j’ai raison, on me la fait, je ne peux pas en douter, je ne me soucie pas de savoir comment, je crains si je parle de ne plus l’être, ou de l’être comme je n’aurois pas voulu l’être, et je me livre en corps, et en ame à la joye qui inondoit toute mon existence, et que je voyois partagée. L’excès de mon bonheur s’empare de tous mes sens au point qu’il arrive à ce degré où la nature noyée dans le plaisir supreme s’epuise. Je reste occupé l’espace d’une minute dans une action immobile pour contempler en esprit, et adorer ma propre apotheose.

La vue, et le toucher que j’avois cru devoir representer dans cette pièce les principaux personnages ne jouent que des roles secondaires. Mes yeux ne desirent pas un bonheur plus grand que celui de se tenir fermes sur la figure de l’être qui les enchantoit, et mon tact confiné au bout de mes doigts craint à changer de place, puisqu’il ne peut pas se figurer de trouver d’avantage. J’aurois accusé la nature de la plus lache couardise, si sans mon consentement elle auroit osé decamper de la place dont je me sentois en possession.

Deux minutes s’étoient à peine ecoulées que sans rompre notre eloquent silence nous travaillames d’accord à nous entrerendre des nouvelles assurances de la realité de notre bonheur mutuel : Bellino à m’en assurer à chaque quart d’heure par les plus doux gemissemens ; moi ne voulant jamais parvenir de nouveau au bout de ma carriere. Je fus toute ma vie dominé par la peur que mon coursier recalcitre à la recomencer, et cette economie ne me parut jamais penible, car le plaisir visible que je donnois composa toujours les quatre cinquiemes du mien. Par cette raison la nature doit abhorrer la vieillesse, qui peut bien se procurer du plaisir, mais jamais en donner. La jeunesse l’esquive : c’est son redoutable ennemi, qui la sequestre enfin triste, et foible, diforme, hideuse, et toujours trop tôt.

Nous primes enfin relache. Une intermission nous étoit necessaire. Nous n’étions pas accablés ; mais nos sens avoient besoin de la tranquillité de notre esprit pour aller se remettre à leur place.

Bellino, premier à rompre le silence, me demanda si je l’avois trouvé bien amoureuse — Amoureuse ? Tu conviens donc d’être femme ? Dis moi, tigresse, s’il est vrai que tu m’aimois, comment tu as pu tant differer ton bonheur, et le mien ? Mais est il bien vrai que tu es du sexe enchanteur, donc je crois de t’avoir trouvée ? — Tu es maintenant le maitre de tout. Rens toi certain — Oui. J’ai besoin de m’en convaincre. Grand Dieu ! Où est donc allé le monstrueux clytoris que j’ai vu hyer ?

Après une pleine conviction qui fut suivie d’une reconnoissance de longue haleine, c’est ainsi que cet être charmant me conta son histoire.

Therese est mon nom. Pauvre fille d’un employé à l’institut de Bologne j’ai connu Salimbeni celebre musicien castrat, qui logeoit chez nous. J’avois douze ans, et une belle voix. Salimbeni étoit beau ; je fus enchantée de lui plaire, de me voir louée par lui, et excitée à apprendre la musique de lui même, et à toucher le clavessin. Dans une année de tems je me suis trouvée passablement instruite, et en état de m’accompagner un air imitant les graces de ce grand maitre, dont l’electeur de Saxe roi de Pologne s’étoit emparé. Sa récompense fut celle que sa tendresse le força à me demander : je ne me suis pas trouvée humiliée à la lui accorder, puisque je l’adorois. Les hommes comme toi meritent, ce n’est pas douteux, la preference sur ceux qui ressemblent à mon premier amant ; mais Salimbeni fesoit exception. Sa beauté, son esprit, ses manieres, son talent, et les eminentes qualités de son cœur, et de son ame le rendoient preferable à tous les hommes parfaits que j’avois connus jusqu’à ce moment là. La modestie, et la discretion etoient ses vertus favorites, et il étoit riche, et genereux. Il n’est pas possible qu’il ait trouvé une femme capable de lui resister ; mais je ne l’ai jamais entendu se vanter d’avoir triomphé d’aucune. La mutilation enfin fit de cet homme un monstre, comme elle devoit faire, mais un monstre en qualités adorables. Je sais que quand je me suis donnée à lui il a fait mon bonheur ; mais il a tant fait, que je dois croire aussi d’avoir fait le sien.

Salimbeni entretenoit à Rimini chez un maitre de musique un garçon de mon age que son pere au lit de la mort avoit fait mutiler pour lui conserver la voix, et pour qu’il pût en tirer parti, à l’avantage de la nombreuse famille qu’il laissoit, montant sur les théatres. Ce garçon qui s’appeloit Bellino étoit fils de la bonne femme que vous venez de connoitre à Ancone, et que tout le monde croit ma mere.

Un an après avoir connu cet être, si bien favorisé du ciel, ce fut de lui meme que j’ai reçu la triste nouvelle qu’il devoit me quitter pour aller à Rome. J’en fus au desespoir, malgré qu’il m’assurat que je le reverrois bientot. Il laissoit à mon pere le soin, et le moyen de poursuivre à cultiver mon talent ; mais precisement dans les memes jours une fievre maligne l’emporta ; et je suis restée orfeline. Salimbeni pour lors n’eut pas la force de resister à mes pleurs. Il se determina à me conduire avec lui à Rimini, et de me mettre en pension chez le même maitre de musique, où il tenoit le jeune castrat frere de Cecile, et de Marine. Nous partimes de Bologne à minuit. Personne ne sut qu’il me conduisoit avec lui, et cela fut facile, car je ne connoissois, ni n’interessois personne que mon cher Salimbeni.

D’abord que nous arrivames à Rimini, il me laissa à l’auberge pour aller parler au maitre de musique, et faire son accord pour tout ce qui me regardoit. Mais une demie heure après, le voila de retour à l’auberge tout pensif. Bellino étoit mort la veille de nôtre arrivée. Reflechissant à la douleur que sa mere ressentiroit, lorsqu’il lui en écriroit la nouvelle, il pense de me reconduire à Bologne sous le nom du même Bellino qui venoit de mourir, et de me mettre en pension chez sa mere même, qui étant pauvre trouveroit son interest à garder le secret. Je lui donnerai, me dit il, tous les moyens pour te faire parfaitement apprendre la musique, et dans quatre ans d’ici je te ferai venir à Dresde, non pas en qualité de fille, mais de castrat. Nous vivrons là ensemble, et personne ne pourra y trouver à redire. Tu feras mon bonheur jusqu’à ma mort. Il ne s’agit donc que de faire que toute Bologne te croye Bellino, ce qui te sera facile, n’etant connue de personne. La seule mere de Bellino saura tout. Ses enfans ne douteront pas que tu ne sois leur frere, car ils étoient en tres bas age quand je l’ai envoyé à Rimini. Tu dois renoncer, si tu m’aimes, à ton sexe, et en perdre même le souvenir. Tu dois prendre dans ce moment le nom de Bellino, et partir d’abord avec moi pour Bologne. Dans deux heures tu te verras habillée en garçon : ton unique soin sera celui de faire que personne ne te reconnoisse pour fille. Tu coucheras seule ; tu prendras garde à toi quand tu t’habilles ; et quand dans une année ou deux tu gagneras de la gorge, ce ne sera rien ; puisqu’en avoir trop est le defaut ordinaire de tous nous autres. Outre cela je te donnerai avant de te quitter une petite machine, et je t’apprendrai le moyen de te l’adapter si bien à l’endroit qui demontre la difference du sexe qu’on s’y meprendra facilement, si le cas arrivoit qu’on dût te faire une perquisition. Si mon projet te plait, tu me rens sûr que je pourrai vivre à Dresde avec toi sans que la reine qui est devote puisse y trouver à redire. Dis moi si tu y consens.

Il ne pouvoit pas douter de mon consentement. Je ne pouvois pas avoir un plaisir plus grand que celui de faire tout ce qu’il desiroit. Il me fit habiller en garçon, il me fit quitter toutes mes nippes de fille, et après avoir ordonné à son domestique de l’attendre à Rimini, il me conduisit à Bologne. Nous y arrivons au commencement de la nuit, il me laisse à l’auberge, et il va d’abord chez la mere de Bellino. Il lui communique son projet, elle l’approuve, et elle se console par là de la mort de son fils. Il vient me rejoindre avec elle à l’auberge, elle m’appelle son fils, je lui donne le nom de mere ; Salimbeni s’en va nous disant d’attendre. Il revient une heure après, et il tire de sa poche la machine, qui dans le cas de necessité devoit me faire croire homme. Tu l’as vue. C’est une espece de petit boyeau long, mou, et gros comme le pouce de la main, blanc, et d’une peau tres douce. Tu m’as fait rire sous cape ce matin quand tu l’as appelé clytoris. Cette machine étoit au milieu d’une peau tres fine, et transparente, de forme ovale, qui avoit cinq à six pouces en longueur, deux en largeur. En adaptant cette peau avec de la gomme d’adragant à l’endroit où on distingue le sexe, elle fait disparoitre le feminin. Il liquifie la gomme, il en fait l’experience sur moi en presence de ma nouvelle mere, et je me vois devenue ressemblante à mon cher ami. En verité cela m’auroit fait rire, si le depart subit de l’objet que j’adorois ne m’eut percé le cœur. Je suis restée là comme morte avec un pressentiment que je ne le verrois plus. On se moque des pressentimens, et on a raison, parceque le cœur ne parle pas à tout le monde ; mais il ne m’a pas trompée. Salimbeni est mort tres jeune l’année passée dans le Tirol en vrai philosophe. Je me suis trouvée reduite à devoir tirer parti de mon talent. Ma mere pensa de bien faire en poursuivant à me faire croire homme, parcequ’elle esperoit de me faire aller chanter à Rome. En attendant elle accepta le théatre d’Ancone, où elle employa Petrone pour le faire danser en fille.

Après Salimbeni tu es le seul homme entre les bras du quel Therese a fait des veritables offrandes à l’amour parfait ; et il ne tient qu’à toi de me faire quitter aujourd’hui le nom de Bellino, que depuis la mort de Salimbeni je deteste, et qui commence même à me donner des embarras qui m’impatientent. Je n’ai fait que deux théatres, et j’ai dû dans tous les deux, si j’ai voulu y etre admise, subire le honteux examen, car on trouve par tout que je ressemble si bien à une fille qu’on ne veut me croire homme qu’après la conviction. Jusqu’à present je n’ai eu à faire qu’à des vieux pretres, qui de bonne foi se contenterent d’avoir vu, et certifierent l’eveque ; mais il faut que je me defende continuellement de deux sortes de gens qui m’obsedent pour obtenir des faveurs illicites, et horribles. Ceux qui comme toi deviennent amoureux de moi ne pouvant pas croire que je soye homme exigent que je leur fasse voir la verité, et je ne peux pas me resoudre, parceque je risque qu’ils veuillent s’en convaincre par le tact aussi ; et pour lors je crains non seulement qu’ils arrachent le masque ; mais qu’en devenant curieux ils ne veuillent mettre la machine en état de servir à des envies monstrueuses qui peuvent leur venir. Mais les perfides qui me persecutent à outrance sont ceux qui me declarent leur brutal amour en qualité de castrat comme je veux leur paroitre. J’ai peur, mon cher ami, d’en poignarder quelqu’un. Helas ! Mon ange ! Tire moi de cet oprobre. Prens moi avec toi. Je ne demande pas de devenir ta femme ; je ne veux être que ta tendre amie, comme je l’aurois été à Salimbeni : mon cœur est pur : je me sens faite pour vivre fidele à mon amant. Ne m’abandonne pas. La tendresse que tu m’as inspirée est la veritable : celle qui me venoit de Salimbeni procedoit de l’innocence. Je ne me crois devenue veritablement femme que depuis que j’ai gouté le parfait plaisir de l’amour entre tes bras.

Attendri jusqu’aux larmes, j’ai essuyé les siennes, et de bonne foi je lui ai donné parole de l’associer à ma destinée. Interessé infiniment par l’histoire extraordinaire qu’elle m’avoit communiquée, et où j’avois vu tout le caractere de la verité, je ne pouvois pas cependant me persuader de lui avoir inspiré un vrai amour pendant mon sejour à Ancone. Comment aurois tu pu, lui dis-je, souffrir, si tu m’avois aimé, que je souffrisse tant, et que je me donnasse à tes sœurs ? — Helas ! Mon ami. Pense à notre grande pauvreté, et à la difficulté que je devois avoir à me decouvrir. Je t’aimois ; mais pouvois-je être sûre que l’inclination que tu me montrois ne fût un caprice ? Te voyant passer si facilement de Cecile à Marine, j’ai cru que tu me traiterois de même d’abord que tu aurois satisfait à tes desirs. Mais je n’ai pu plus douter de ton caractere volage, et du peu d’importance que tu attachois au bonheur de l’amour, lorsque j’ai vu ce que tu as fait sur le vaisseau turc avec cette esclave, et sans que ma presence te gêne. Elle t’auroit gêné, si tu m’avois aimé. J’ai eu peur de me voir meprisée après, et Dieu sait combien j’ai soufert. Tu m’as insultée, mon cher ami, de cent façons differentes, mais je plaidois ta cause. Je te voyois irrité, et desireux de vengeance. Ne m’as tu pas menacee aujourd’hui dans la voiture ? J’avoue que tu m’as fait peur ; mais ne t’avises pas de croire que ce soit la peur qui me determina à te contenter. Non, mon cher ami, je me suis determinée à m’abandonner à toi d’abord que tu m’aurois enlevée d’Ancone jusque du premier moment que j’ai chargé Cecile d’aller te demander si tu voulois me conduire à Rimini — Quite l’engagement que tu as à Rimini, et passons outre. Nous ne resterons à Bologne que trois jours, tu viendras à Venise avec moi, et sous l’habit de ton vrai sexe, et sous un autre nom, je defie l’entrepreneur de l’opera de Rimini de te trouver — J’accepte. Ta volonté sera toujours la mienne. Salimbeni est mort. Je suis ma maitresse et je me donne à toi ; tu auras mon cœur, et j’espere que je saurai me conserver le tien. — Laisse, je t’en prie, que je te voye de nouveau avec le singulier meuble que Salimbeni t’a donné — Dans l’instant.

Elle sort du lit, elle met de l’eau dans un gobelet, elle ouvre sa mâle, elle tire dehors sa machine, et ses gommes, les fond, et elle s’adapte le masque. Je vois une chose incroyable. Une charmante fille qui paroissoit telle partout, et qui avec ce meuble extraordinaire me sembloit encore plus interessante, car ce blanc pendeloque ne pouvoit porter aucun obstacle au reservoir de son sexe. Je lui ai dit qu’elle avoit bien fait à ne pas me permettre de la toucher, car elle m’auroit plongé dans l’ivresse, et fait devenir ce que je n’étois pas, à moins qu’elle ne m’eut d’abord calmé en me desabusant. J’ai voulu la convaincre que je ne mentois pas, et notre debat fut comique. Nous nous endormimes après, et nous nous reveillames fort tard.

Frappé par tout ce que j’avois entendu de la bouche de cette fille, par sa beauté, par son talent, par la candeur de son ame, par ses sentimens, et par ses malheurs dont le plus cruel étoit certainement celui du faux personnage qu’elle devoit representer, qui l’exposoit à l’humiliation, et à l’oprobre, je me suis determiné à l’associer à ma destinée, ou à m’associer à la sienne, car nôtre condition étoit à peu près la même.

Poussant encore ma pensée plus loin, j’ai vu que d’abord que je me sentois decidé à m’emparer d’elle, à me donner à elle, je devois apposer à cette union le sceau du mariage. Cela ne devoit selon les idées que j’avois dans ce tems là, qu’augmenter notre tendresse, notre estime reciproque, et celle de la societé generale qui n’auroit jamais su trouver notre lien legitime, ni le reconnoitre pour tel que corroboré de lois civiles. Son talent m’assuroit que le necessaire à la vie ne sauroit jamais nous manquer, et je ne desesperois pas du mien, quoique j’ignorasse en quoi, et comment j’aurois pu en tirer parti. Notre amour reciproque se seroit trouvé lesé, et se seroit reduit à rien, si l’idée de vivre à ses depens eut pu m’humilier, ou si elle eut pu s’enorgueillir, prendre un dessus sur moi, et changer la nature de ses sentimens par la raison qu’au lieu de devoir me reconnoitre pour son bienfaicteur, elle se seroit au contraire reconnue pour ma bienfaictrice. Si Therese avoit eu une ame susceptible d’une pareille bassesse, elle devenoit digne de mon plus haut mepris. J’avois besoin de le savoir, je devois la sonder, il étoit necessaire de la mettre à une epreuve qui m’auroit developpé son ame avec la plus grande evidence. Dans cette idée voila le discours que je lui ai tenu.

Ma chere Therese, tout ce que tu m’as dit me rend sûr que tu m’aimes, et la certitude dans la quelle tu te sens d’etre devenue maitresse de mon cœur acheve de me rendre amoureux de toi au point que je me sens pret à tout faire pour te convaincre que tu ne t’es pas trompée. Il faut que je te fasse voir que je suis digne depositaire d’une confidence, dont je ne connois pas la plus noble avec une sincerité egale à la tienne. Nos cœurs donc doivent se mettre l’un vis à vis de l’autre dans la plus parfaite egalité. Je te connois actuellement ; mais tu ne me connois pas. Tu me dis que cela t’est egal, et ton abandon est la preuve de l’amour le plus parfait ; mais il me met trop au dessous de toi dans le moment meme que tu penses d’achever de te rendre adorable me mettant au dessus. Tu ne veux rien savoir, tu ne demandes qu’à être à moi, et tu n’aspires qu’à la possession de mon cœur. C’est beau, belle Therese, mais cela m’humilie. Tu m’as confié tes secrets, je dois te confier les miens. Promets moi qu’après avoir tout su tu me diras sincerement tout ce qu’il y aura de changé dans ton ame — Je te le jure. Je ne te cacherai rien ; mais n’ayes pas la cruauté de me faire des fausses confidences. Je t’avertis qu’elles ne te serviront de rien, si tu cherches de me decouvrir par elles moins digne de ta tendresse ; mais elles te degraderont un peu dans mon ame. Je ne voudrois pas te connoitre capable de ruse. Soye sûr de moi, comme je suis sure de toi. Dis moi la verité sans detour — La voici. Tu me supposes riche ; je ne le suis pas. Je n’aurai plus rien quand j’aurai fini de vider ma bourse. Tu me supposes, peut etre, homme de grande naissance, et je suis d’une condition ou inferieure, ou egale à la tienne. Je n’ai aucun talent lucratif, aucun emploi, aucun fondement pour être certain que j’aurai de quoi manger dans quelques mois. Je n’ai ni parens, ni amis, ni aucun droit pour pretendre, et je n’ai aucun projet solide. Tout ce que j’ai à la fin n’est que jeunesse, santé, courage, un peu d’esprit, des sentimens d’honneur, et de probité, et quelques commencemens de bonne litterature. Mon grand tresor est que je suis mon maitre, que je ne depens de personne, et que je ne crains pas les malheurs. Mon caractere plie à etre dissipateur. Voila ton homme. Belle Therese, repons.

Commence par apprendre que je suis sûre que tout ce que tu m’as dit est la pure verité, et sache que dans ton recit rien ne m’a étonné que le noble courage avec le quel tu me l’as dite. Sache aussi que dans certains momens à Ancone je t’ai jugé tel que tu viens de te decrire ; et que bien loin d’en être effrayée, je desirois de ne pas me tromper, car je me trouvois pour lors plus fondée à esperer de faire ta conquête. Mais bref. Puisqu’il est vrai que tu es pauvre, que tu ne tiens à rien, et que tu es même un vaux rien pour l’economie, permets que je te dise que j’en suis bien aise, car naturellement en m’aimant, tu ne pourras mepriser le present que je vais te faire. Ce present consiste dans la personne que tu aimes. Je me donne à toi ; je suis à toi ; j’aurai soin de toi. Ne penses à l’avenir qu’à m’aimer ; mais uniquement. Depuis ce moment je ne suis plus Bellino. Allons à Venise, et mon talent nous gagnera la vie ; et si tu ne veux pas aller à Venise, allons où tu voudras. — Je dois aller à Constantinople — Allons y. Si tu as peur de me perdre à cause d’inconstance, epouse moi, et pour lors ton droit sur moi deviendra legal. Je ne te dis pas qu’etant mari je t’aimerai d’avantage ; mais le titre flatteur de ta femme me plaira, et nous en rirons. — Fort bien. Après demain, pas plus tard, je t’epouserai à Bologne ; car je veux te rendre appartenente à moi par tous les liens imaginables. — Me voila heureuse. Nous n’avons rien à faire à Rimini. Nous partirons d’ici demain matin. Il est inutile de nous lever. Mangeons au lit, et après fesons l’amour — C’est tres bien pensé.

Après avoir passé la seconde nuit dans le plaisir, et le contentement, nous partimes à la pointe du jour, et après avoir voyagé quatre heures nous pensames à dejeuner. Nous étions à Pesaro. Dans le moment que nous allions remonter en voiture pour suivre notre voyage, voila un bas officier accompagné de deux fusiliers qui nous demande notre nom, et tout de suite notre passeport. Bellino lui donne le sien ; je cherche le mien, et je ne le trouve pas. Je l’avois avec les lettres du cardinal, et du chevalier da Lezze, je trouve les lettres, et je ne trouve pas le passeport : toutes mes diligences sont inutiles. Le caporal s’en va après avoir ordonné au postillon d’attendre. Une demi heure après, il revient, il rend à Bellino son passeport lui disant qu’il étoit le maitre de partir ; mais quant à moi, il a ordre de me conduire chez le commandant. Le commandant me demande pourquoi je n’avois pas de passeport — Parceque je l’ai perdu — On ne perd pas un passeport — On le perd, et c’est si vrai que je l’ai perdu — Vous ne passerez pas outre — Je viens de Rome, et je vais à Constantinople porter une lettre du cardinal Acquaviva. Voici sa lettre cachetée à ses armes. — Je vais vous faire conduire chez M. de Gages.

On me conduit devant ce fameux general qui étoit debout entouré de tout son etat major. Après lui avoir dit tout ce que j’avois dit au commandant, je le prie de me laisser poursuivre mon voyage — La grace que je peux vous faire est de vous tenir aux arrets jusqu’à ce qu’il vous arrive de Rome un nouveau passeport sous le meme nom que vous avez donné à la consigne. Le malheur de perdre un passeport ne peut arriver qu’à un étourdi, et le cardinal apprendra à ne pas donner des commissions à des etourdis.

Il ordonna alors de me faire mettre aux arrets à la grande garde hors de la ville qu’on appeloit S.te Marie après que j’aurois écrit à Rome pour avoir un nouveau passeport. On m’a donc reconduit à la poste, où j’ai écrit au cardinal mon malheur, le suppliant de m’envoyer sans perte de tems le passeport, et lui envoyant ma lettre par estafette. Je le priois d’envoyer le passeport en droiture à la secretererie de guerre. Après cela, j’ai embrassé Bellino-Therese que ce contretems desoloit. Je lui ai dit d’aller m’attendre à Rimini, et je l’ai forcée à accepter cent cequins. Elle vouloit rester à Pesaro ; mais je n’y ai pas consenti. J’ai fait delier ma male, et après l’avoir vue partir je me suis laissé conduire à la grande garde. Ce sont des momens dans les quels tout optimiste doute de son systeme ; mais un stoycisme, qui n’est pas difficile sait emousser leur mauvaise influence. Ce qui me fit une tres grande peine fut l’angoisse de Therese, qui me voyant ainsi arraché de ses bras dans le premier moment de notre union etouffoit voulant à force retenir ses larmes. Elle ne m’auroit pas quité, si je n’avois su la rendre sûre qu’elle me reverroit dans dix jours à Rimini. Elle fut d’ailleurs tres persuadée qu’elle ne devoit pas rester à Pesaro.

À S.te Marie, l’officier me mit dans le corps de garde où je me suis assis sur ma mâle. C’étoit un maudit catalan, qui ne m’honora pas seulement d’une réponse quand je lui ai dit que j’avois de l’argent, que je voulois un lit, et un domestique pour faire tout ce qui m’étoit necessaire. J’ai dû passer la nuit couché sur la paille, sans avoir rien mangé, entre des soldats catalans. C’étoit la seconde nuit dans ce gout là que je passois à la suite de delicieuses. Mon Genie s’amusoit à me traiter ainsi pour me procurer le plaisir de faire des comparaisons. C’est une rude école ; mais son effet est immancable ; principalement dans les hommes qui tiennent un peu de la nature du Stokfiche.

Pour fermer la bouche à un philosophe qui ose vous dire que dans la vie de l’homme la masse des peines est superieure à celle des plaisirs, demandez lui s’il voudroit d’une vie où il n’y auroit ni peines ni plaisirs. Il ne vous repondra pas ou il biaisera ; car s’il dit que non, il la cherit, et s’il la cherit il l’avoue agréable, ce qu’elle ne pourroit pas être, si elle étoit penible ; et s’il vous dit qu’oui, il se confesse pour sot, car il est obligé de concevoir le plaisir dans l’indifference.

Quand nous souffrons, nous nous procurons le plaisir d’esperer la fin de la souffrance, et nous ne nous trompons jamais, car nôtre pis aller est le someil, dans le quel des reves heureux nous consolent, et calment ; et quand nous jouissons, la reflexion que notre joye sera suivie de peine ne vient jamais nous troubler. Le plaisir donc dans son actualité est toujours pur ; la peine est toujours temperée.

Vous avez l’age de vingt ans. Le recteur de l’univers vient vous dire je te donne trente ans de vie, dont quinze seront douloureux, et quinze delicieux. Les uns, et les autres jamais discontinués. Choisis. Veut tu commencer par les douloureux, ou par les delicieux ?

Avouez lecteur, quelque vous soyez, que vous répondriez mon Dieu, je commence par les quinze années malheureuses. Dans l’attente certaine des quinze années delicieuses je suis sûr d’avoir la force de mepriser mes douleurs.

Voyez vous, mon cher lecteur la consequence de ses raisonnemens ? L’homme sage, croyez moi, ne sauroit jamais être entierement malheureux. Il est même toujours heureux, dit mon maitre Horace, nisi quum pituita molesta est. Mais quel est l’homme qui ait toujours la pituite ?

Le fait est que dans cette maudite nuit à S.te Marie de Pesaro j’ai peu perdu, et beaucoup gagné, car à l’egard de Therese étant sûr de la rejoindre en dix jours, ce n’etoit rien. Ce que j’ai gagné regarde l’école de la vie de l’homme. J’ai gagné un systeme contre l’étourderie. Prevoyance. Il y a cent contre un à parier qu’un jeune homme qui a perdu une fois sa bourse, et une autre fois son passeport, ne perdra plus ni l’un ni l’autre. Aussi ces deux malheurs ne me sont plus arrivés. Ils me seroient arrivés encore, si je n’avois pas eu toujours peur qu’ils m’arrivent. Un étourdi n’a jamais peur.

Le lendemain quand on remonta la garde on me consigna à un officier à physionomie revenante. Il étoit françois. Les françois m’ont toujours plu : les espagnols tout au contraire. J’ai cependant été souvent la dupe des françois, jamais des espagnols. Mefions nous de nos gouts.

Par quel hazard, M. l’abbé, me dit cet officier, ai-je l’honneur de vous avoir sous ma garde ?

Voila un style qui d’abord fait respirer. Je l’informe de tout, et après avoir tout écouté, il trouve tout plaisant. À la verité dans ma pauvre aventure je ne trouvois rien de plaisant ; mais un homme qui la trouvoit plaisante ne pouvoit pas me deplaire. Il mit d’abord à mon service un soldat qui pour mon argent me trouva lit, sieges, table, et tout ce qui m’etoit necessaire. Il fit mettre mon lit dans sa propre chambre.

Après m’avoir fait diner avec lui, il me proposa une partie de piquet, et j’ai perdu jusqu’au soir trois ou quatre ducats ; mais il m’avertit que ma force n’étoit pas egale à la sienne, et encore moins à celle de l’officier qui devoit monter la garde le lendemain. Il me conseilla donc de ne pas jouer, et j’ai suivi son conseil. Il me dit aussi qu’il auroit du monde à souper, et qu’après il y auroit une banque de Pharaon : il me dit que ce seroit un banquier contre le quel je ne devois pas jouer. Il me dit que c’étoit un grec. Les joueurs vinrent, on joua toute la nuit, les pontes perdirent, et maltraiterent le banquier, qui les laissant dire mit l’argent dans sa poche après avoir donné sa part à l’officier mon ami qui s’étoit interessé dans la banque. Ce banquier s’appeloit D. Bepe il cadetto : ayant connu à son langage qu’il étoit napolitain, j’ai demandé à l’officier, pourquoi il m’avoit dit qu’il étoit grec. Il m’expliqua alors ce que ce mot vouloit dire ; et la leçon qu’il me fit sur cette matiere me fut utile dans la suite.

Pour quatre ou cinq jours de suite il ne m’est rien arrivé. Le sixieme jour, j’ai vu reparoitre le meme officier françois qui m’avoit bien traité. Me revoyant il se felicita de bonne foi de me trouver encore là : j’ai pris le compliment pour ce qu’il valoit. Vers le soir, les mêmes joueurs vinrent, et le même D. Bepe après avoir gagné reçut le titre de fripon, et un coup de canne que tres bravement il dissimula. Neuf ans après, je l’ai vu à Vienne devenu capitaine au service de l’imperatrice Marie Therese ayant le nom d’Afflisio. Dix ans après cet epoque je l’ai vu colonel ; en suite je l’ai vu riche d’un million, et en fin il y a treize à quatorze ans je l’ai vu aux galeres. Il etoit joli, et c’est plaisant, sa physionomie, toute jolie qu’elle étoit, étoit patibulaire. J’en ai vu d’autres dans ce gout : cagliostro par exemple, et quelqu’un autre qui n’est pas encore aux galeres ; mais qu’il n’y echapera pas parceque nolentem trahit. Si le lecteur est curieux je lui dirai tout à l’oreille.

En neuf à dix jours j’etois connu, et aimé de toute l’armée attendant mon passeport qui ne pouvoit pas tarder. J’allois me promener meme hors de vue de la sentinelle ; et on avoit raison de ne pas craindre ma fuite, car j’aurois eu grand tort d’y penser ; mais voila un des plus singuliers accidens qui me soit arrivé dans ma vie.

Me promenant à six heures du matin à cent pas du corps de garde, j’observe un officier, qui descend de son cheval, lui met la bride sur le cou, et va quelque part. Reflechissant à la tranquillité de ce cheval qui se tenoit là comme un fidele domestique au quel son maitre auroit ordonné de l’attendre, je l’approche, et sans aucun dessein, je lui prens la bride, je mets le pied dans l’étrier, et je le monte. C’etoit la premiere fois de ma vie que je montois à cheval : Je ne sais pas si je l’ai touché avec ma cane, ou avec mes talons ; le cheval part comme la foudre, et ventre à terre, lorsqu’il se sent pressé de mes talons, avec les quels je ne le serrois que pour m’y tenir dessus, ayant meme le pied droit hors de l’etrier. Le dernier poste avancé m’ordonne d’arreter : c’étoit un ordre que je ne savois pas executer. Le cheval va son chemin. J’entens des coups de fusil qui me manquent. Au premier poste avancé des autrichiens on arrête mon cheval, et je remercie Dieu de pouvoir descendre. L’officier des huzards me demande où j’allois si vite, et je repons, sans y penser, que je ne pouvois en rendre compte qu’au prince Lobkovitz, qui commandoit l’armée, et étoit à Rimini. L’officier alors fait vite monter à cheval deux huzards qui après m’avoir fait monter sur un autre me conduisent au galop à Rimini, me presentent l’officier de la grande garde qui me fait d’abord conduire devant le prince.

Il etoit tout seul, je lui conte la pure verité, qui le fait rire, et me dire que tout cela étoit fort peu croyable. Il me dit qu’il devroit me faire mettre aux arrets ; mais qu’il vouloit bien m’epargner cette peine. Il appelle un adjudant, et il lui ordonne de m’accompagner hors de la porte de Cesene. Puis se tournant à moi, en presence de l’officier, il me dit que de là je pourrois aller où bon me sembleroit ; mais il me dit de prendre bien garde à ne pas retourner dans son armée sans un passeport, car il me feroit mal passer mon tems. Je lui demande si je pouvois demander mon cheval. Il me repond que le cheval ne m’appartenoit pas.

Je fus faché de ne l’avoir pas prié de me renvoyer à l’armée espagnole. L’officier qui devoit me conduire hors de la ville, passant par devant un caffè me demanda si je voulois prendre une tasse de chocolat, et nous y entrames. Je vois Petrone, et dans le moment que l’officier parloit à quelqu’un je lui ordonne de faire semblant de ne pas me connoitre, et en meme tems je lui demande où il logeoit, et il me le dit. Après avoir pris du chocolat, il paye, nous partons, et chemin fesant il me dit son nom, je lui dis le mien, et l’histoire du rare accident qui étoit la cause que j’etois à Rimini. Il me demande si je m’etois arreté quelques jours à Ancone, je lui dis qu’oui, et je le vois sourire. Il me dit que je pourrois prendre un passeport à Bologne, retourner à Rimini, et à Pesaro sans rien craindre, et recouvrer ma mâle en payant le cheval à l’officier au quel je l’avois enlevé. Avec ces discours nous arrivames hors de la porte où il me souhaita bon voyage.

Je me vois en liberté, avec de l’or, des bijoux ; mais sans ma mâle. Therese étoit à Rimini, et il m’etoit defendu d’y retourner. Je me determine d’aller vite à Bologne, prendre un passeport, et retourner à l’armée d’Espagne, où j’etois sur que le passeport de Rome devoit arriver. Je ne pouvois pas me resoudre à abandonner ma mâle, ni à me priver de Therese jusqu’à la fin de son engagement avec l’entrepreneur de l’opera de Rimini.

Il pleuvoit ; j’étois en bas de soye, j’avois besoin d’une voiture. Je m’arrete sous la porte d’une chapelle pour attendre que la pluye cesse. Je tourne ma belle redingote pour n’être pas connu comme abbé. Je demande à un paysan s’il avoit une voiture pour me conduire à Cesena ; et il me repond qu’il en avoit une à une demi heure de là ; je lui dis d’aller la prendre, l’assurant que je l’attendrois ; mais voila ce qui m’est arrivé. Une quarantaine de mulets chargés qui alloient à Rimini passe devant moi. La pluye tomboit toujours. Je m’avoisine à un de ces mulets, et je lui mets la main sur le cou, en verité sans y penser, et allant à pas lent comme le mulet j’entre de nouveau dans la ville de Rimini et ayant l’air d’un muletier personne ne me dit le mot : les muletiers mêmes ne m’ont pas peut être aperçu. À Rimini j’ai donné deux bayoques au premier polisson que j’ai vu pour me faire conduire à la maison, où logeoit Therese.

Avec mes cheveux sous un bonnet de nuit, mon chapeau rabattu, ma belle cane cachée sous ma redingote tournée, j’avois l’air de rien. D’abord que je me suis vu dans la maison, j’ai demandé à une servante où logeoit la mere de Bellino, elle me mene à sa chambre, et je vois Bellino, mais habillé en fille. Elle étoit là avec toute la famille. Petrone les avoit prevenus. Après leur avoir dit toute la courte histoire, je leur fais comprendre la necessité du secret, et chacun jure que de sa part personne ne saura que j’étois là ; mais Therese est au desespoir de me voir dans un si grand danger, et malgré l’amour, et la joye qu’elle ressentoit en me revoyant elle condamne ma démarche. Elle me dit que je dois absolument trouver le moyen de partir pour Bologne, et revenir avec un passeport comme M. Vais me l’avoit dit. Elle me dit qu’elle le connoissoit, que c’étoit un tres honete homme, et qu’il venoit chez elle tous les soirs, et que par consequent je devois me cacher. Nous avions le tems d’y penser. Il n’étoit que huit heures. Je lui ai promis de partir ; et je l’ai tranquillisée l’assurant que j’en trouverois le moyen sans etre observé de personne. Petrone en attendant est allé faire des recherches pour savoir si des muletiers partoient. Il me seroit facile de partir comme j’étois arrivé.

Therese m’ayant conduit dans sa chambre me dit que meme avant d’entrer dans Rimini elle avoit rencontré l’entrepreneur de l’opera, qui l’avoit d’abord conduite à l’appartement qu’elle devoit occuper avec sa famille. Tête à tête, elle lui avoit dit qu’étant reellement fille, elle ne se soucioit plus de representer comme castrat, et que partant il ne la verroit à l’avenir qu’habillée avec les habits de son sexe. L’entrepreneur lui en avoit fait compliment. Rimini dependant d’une autre legation, il n’y étoit pas defendu comme à Ancone de faire monter sur le theatre des femmes. Elle conclut par me dire que n’étant engagée que pour vingt representations qui commenceroient après Paques, elle seroit libre au commencement de May, et qu’ainsi, si je ne pouvois pas demeurer à Rimini, elle iroit me rejoindre où je voudrois à la fin de son engagement. Je lui ai dit que d’abord que moyennant un passeport je n’aurai rien à craindre à Rimini rien ne m’empecheroit d’y passer les six semaines avec elle. Sachant que le baron Vais alloit chez elle, je lui ai demandé si c’etoit elle qui lui avoit dit que je m’étois arreté trois jours à Ancone, et elle me dit qu’oui, et qu’elle lui avoit même dit qu’on m’avoit arreté faute d’avoir un passeport. J’ai alors compris la raison de son sourire.

Après cet entretien qui étoit essentiel, j’ai reçu les complimens de la mere, et de mes petites femmes, qui me parurent moins gayes, et moins ouvertes, parcequ’elles se sentoient sûres que Bellino qui n’étoit plus castrat, ni leur frere devoit s’etre emparé de moi en qualité de Therese. Elles ne se trompoient pas, et je n’ai eu garde de leur donner un seul baiser. J’ai ecouté avec beaucoup de patience toutes les plaintes de la mere qui pretendoit que Therese se decouvrant pour fille avoit perdu sa fortune, puisque pour le carnaval prochain elle auroit reçu à Rome mille cequins. Je lui ai dit qu’à Rome on l’auroit decouverte, et qu’on l’auroit mise pour toute sa vie dans un mauvais couvent.

Malgré l’etat violent, et la dangereuse situation où j’étois, j’ai passé toute la journée tête à tête avec ma chere Therese, dont il me sembloit d’etre toujours plus amoureux. Elle sortit à huit heures du soir de mes bras, ayant entendu arriver quelqu’un, et elle me laissa à l’obscur. J’ai vu le baron Vais entrer, et Therese lui donner la main à baiser comme une princesse : La premiere nouvelle qu’il lui donna fut celle qui me regardoit : elle montra de s’en rejouir, et elle ecouta avec un air d’indifference le conseil qu’il lui dit de m’avoir donné de revenir à Rimini avec un passeport. Il passa une heure avec elle, et j’ai trouvé Therese adorable dans toutes ses manieres, conservant un maintien qui ne pouvoit de nulle façon jeter dans mon ame la moindre etincelle de jalousie. Marine fut celle qui alla l’eclairer vers les dix heures, et Therese retourna d’abord entre mes bras. Nous soupames avec plaisir, et nous nous disposions à aller nous coucher lorsque Petrone nous dit que deux heures avant jour six muletiers partoient pour Cesene avec trente mulets, et qu’il étoit sûr qu’allant à l’ecurie un seul quart d’heure avant qu’ils partent, et buvant avec eux, il me seroit facile de partir avec [eux][illisible] sans même leur faire un mystere. J’ai vu qu’il disoit vrai, et je me suis dans le moment determiné à suivre le conseil de ce garçon qui s’engagea de me reveiller à deux heures du matin. Il n’eut pas besoin de me reveiller. Je me suis vite habillé, et je suis parti avec Petrone laissant ma chere Therese certaine que je l’adorois, et que je lui serois constant ; mais inquiete sur ma sortie de Rimini. Elle vouloit me remettre soixante cequins qui lui restoient encore. Je lui ai demandé en l’embrassant ce qu’elle penseroit de moi si je les prenois.

Ayant dit à un muletier, avec le quel j’ai bu, que je monterois volontiers sur un de ses mulets jusqu’à Savignan, il me repondit que j’en étois le maitre ; mais que je ferois bien à ne le monter que hors de la ville en passant la porte à pieds comme si j’etois un d’entr’eux.

C’étoit ce que je voulois. Petrone ne m’a quité qu’à la porte, où il reçut une bonne marque de ma reconnoissance. Ma sortie de Rimini fut aussi heureuse que mon entrée. J’ai quité les muletiers à Savignan, où après avoir dormi quatre heures j’ai pris la poste jusqu’à Bologne allant me loger dans une mauvaise auberge.

Dans cette ville je n’ai eu besoin que d’un jour pour voir qu’il me seroit impossible d’avoir un passeport. On me disoit que je n’en avois pas besoin, et on avoit raison ; mais je savois que j’en avois besoin. J’ai pris le parti d’ecrire à l’officier françois qui m’avoit fait politesses le second jour qu’on m’a mis aux arrets de s’informer à la secretererie de guerre si mon passeport etoit arrivé, et s’il l’étoit de me l’envoyer, le priant en attendant de s’informer qui étoit le maitre du cheval que j’avois enlevé, trouvant tres juste de le lui payer. En tout cas, je me suis determiné d’attendre Therese à Bologne, et je lui ai fait part de ma resolution dans le meme jour, la priant de ne me laisser jamais sans ses lettres.

Après avoir mis à la poste ces deux lettres, le lecteur verra ce que je me suis determiné de faire dans le meme jour.

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