Causeries du lundi/Tome II/Gil Blas, par Le Sage

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Causeries du lundiGarnier frèresTome deuxième (p. 353-375).

Lundi 5 août 1850

GIL  BLAS,
PAR
LE  SAGE.
(Collection Lefèvre.)

Gil Blas, malgré le costume espagnol et toutes les imitations qu’on a pu y relever, est un des livres les plus français que nous ayons. Il importe assez peu pour la qualité de l’ouvrage que l’auteur en ait pris ici ou là le canevas, qu’il y ait inséré tel ou tel épisode d’emprunt : le mérite n’est pas dans l’invention générale, mais dans la conduite, dans le ménagement de chaque scène et de chaque tableau, dans le détail du propos et du récit, dans l’air aisé et le tour d’enjouement qui unit tout cela. En prose et sous forme de roman, c’est un mérite, une originalité du même genre que celle de La Fontaine. La touche de Le Sage est toute française, et si notre littérature possède un livre qu’il soit bon de relire après chaque invasion, après chaque trouble dans l’ordre de la morale, de la politique et du goût, pour se calmer l’humeur, se remettre l’esprit au point de vue et se rafraîchir le langage, c’est Gil Blas.

Le Sage est né, s’est formé et a commencé à se produire sous Louis XIV. Moins âgé de vingt-quatre ans que La Bruyère et de dix-sept ans que Fénelon, de six ans plus âgé que Saint-Simon, il appartient à cette génération d’écrivains qui étaient faits pour honorer l’époque suivante, et dont les débuts consolèrent le grand règne au déclin. Ses plus exacts biographes le font naître en 1668, dans la presqu’île de Rhuys, en basse Bretagne, non loin de Saint-Gildas, où Abailard lut abbé. Du fond de cette province énergique et rude, d’où nous sont venus de grands écrivains, des novateurs plus ou moins révolutionnaires, les La Mennais, les Broussais, et un autre René, Alain-René Le Sage nous arriva, mûr, fin, enjoué, guéri de tout à l’avance, et le moins opiniâtre des esprits : on ne trouverait quelque chose du coin breton en lui que dans sa fierté d’âme et son indépendance de caractère. Comment et par quelles épreuves, par quelles traverses arriva-t-il de bonne heure à cette connaissance de la vie, à cette entière et parfaite maturité à laquelle l’avait destiné la nature ? On ne sait de sa vie que bien peu d’événements. Il fit ses études au Collège de Vannes, où il trouva, dit-on, un maître excellent. Il perdit sa mère à neuf ans, son père à quatorze ; ce père était notaire et greffier comme celui de Boileau. Il eut pour tuteur un oncle négligent. Venu à Paris à vingt-deux ans pour y faire son Cours de philosophie et de droit, il y mena la vie de jeune homme et y eut sans doute quelques unes de ces aventures de bachelier qu’il a si bien racontées et diversifiées depuis. On s’accorde à dire qu’il était d’une physionomie agréable, d’une taille avantageuse, et qu’il avait été fort bel homme dans sa jeunesse. On parle d’une première liaison galante qu’il aurait eue avec une femme de qualité. Dans tous les cas, cette vie purement mondaine de Le Sage fut courte, puisqu’on le trouve à vingt-six ans épousant la fille d’un bourgeois de Paris, qui n’en avait elle-même que vingt-deux. À partir de ce temps, il mène la vie de ménage et de labeur, une existence assujettie ; et c’est de la rue du Cœur-Volant, faubourg Saint-Germain, et ensuite de la rue Montmartre où il demeure, ou de quelque autre logis obscur, que vont sortir ces écrits charmants qui semblent le miroir du monde[1].

Pourtant il paraît qu’aussitôt après son mariage il essaya de vivre d’un emploi régulier, et qu’il l’ut quelque temps dans la finance en province, commis chez quelque fermier général : il n’y resta que peu et en rapporta l’horreur et le mépris des traitants, qu’il a depuis stigmatisés en toute rencontre. Le caractère habituel de la satire de Le Sage est d’être enjouée, légère, et piquante sans amertume ; mais, toutes les fois qu’il s’agit des traitants, des Turcarets, il aiguise le trait et l’enfonce sans pitié, comme s’il avait à exercer quelques représailles. Je fais la même remarque en ce qui touche les comédiens, dont il avait eu souvent à se plaindre. Ce sont les deux seules classes auxquelles le satirique aimable se prenne avec tant de vivacité et s’acharne presque, lui dont la raillerie, en général, se tempère de bonne humeur et de bonhomie.

Devenu homme de Lettres, Le Sage rencontra un protecteur et un conseiller utile dans l’abbé de Lyonne, l’un des fils de l’habile ministre. L’abbé de Lyonne connaissait la langue et la littérature espagnoles, et il y introduisit Le Sage. Celui-ci sut l’espagnol à une époque où l’on commençait à ne plus le savoir en France, et il y puisa d’autant plus librement comme à une mine encore riche qui redevenait ignorée. Faisons-nous une idée juste de Le Sage, et, pour mieux apprécier son charmant génie, n’exagérons rien. Le Sage procédait un peu comme les auteurs de ce temps-ci, comme les auteurs de presque tous les temps. Il écrivait au jour le jour, volume par volume ; il prenait ses sujets où il pouvait, et partout où il s’en offrait à sa convenance ; il faisait du métier. Mais il le faisait avec naturel, avec facilité, avec un don de récit et de mise en scène qui était son talent propre, avec une veine de raillerie et de comique qui se répandait sur tout, avec une morale vive, enjouée, courante, qui était sa manière même de sentir et de penser. Après quelques essais assez malheureux de traductions et d’imitations, il eut ses deux premiers succès en l’année 1707 : la jolie comédie de Crispin rival de son maître, et le Diable boiteux.

Le Diable boiteux, pour le titre, le cadre et les personnages, est pris de l’espagnol ; mais Le Sage ramena le tout au point de vue de Paris ; il savait notre mesure ; il mania son original à son gré, avec aisance, avec à-propos ; il y sema les allusions à notre usage ; il fondit ce qu’il gardait et ce qu’il ajoutait dans un amusant tableau de mœurs, qui parut à la fois neuf et facile, imprévu et reconnaissable. Ce livre est celui que Le Sage refera et recommencera dans la suite en cent façons sous une forme ou sous une autre, le tableau d’ensemble de la vie humaine, une revue animée de toutes les conditions, avec les intrigues, les vices, les ridicules propres à chacune. Qu’on se représente l’état des esprits au moment où parut le Diable boiteux, cette vieillesse chagrine, ennuyée, calamiteuse de Louis XIV, cette dévotion de commande qui pesait sur tous, le décorum devenu une gêne et une contrainte. Tout à coup Asmodée va se percher avec son écolier au haut d’une tour, comme qui dirait au haut des tours de Notre-Dame ; de là il enlève d’un revers de main tous les toits de la ville, et l’on voit à nu toutes les hypocrisies, les faux-semblants, le dessous de cartes universel. On avait en plein midi le panorama. Cet Asmodée eut un succès fou ; on ne lui donnait pas seulement le temps de s’habiller, disent les critiques d’alors ; on venait en poste l’enlever en brochure. Il s’en fit deux éditions en un an : « On travaille à une troisième, annonçait le Journal de Verdun (décembre 1707) ; deux seigneurs de la Cour mirent l’épée à la main dans la boutique de la Barbin, pour avoir le dernier exemplaire de la seconde édition. »

Boileau, un jour que Jean-Baptiste Rousseau était chez lui, ayant surpris le Diable boiteux entre les mains de son petit laquais, le menaça de le chasser si le livre couchait dans la maison. Voilà un succès qui se consacre et s’égaie encore de cette colère de Boileau.

Pour un petit laquais le livre n’était peut-être pas très-moral ; ce n’est pas assurément la morale du Catéchisme qu’il prêche, c’est celle de la vie pratique : n’être dupe de rien ni de personne. On en peut dire comme on l’a dit si bien de Gil Blas : Ce livre est moral comme l’expérience. Dès son premier ouvrage, le caractère de Le Sage se dessine à merveille ; c’est du La Bruyère en scène et en action, sans trace d’effort. Le Diable boiteux précède très-bien les Lettres Persanes, mais il les précède d’un pas léger, sans aucune prétention au trait et sans fatigue ; il n’y a pas l’ombre de manière dans Le Sage. Les traits de Le Sage, ce sont de ces mots piquants et vifs qui échappent en courant. Ainsi Asmodée parlant d’un autre démon de ses confrères avec qui il avait eu querelle : « On nous réconcilia, dit-il, nous nous embrassâmes, et depuis ce temps-là nous sommes ennemis mortels. »

Rien de plus gai et de plus plaisant que la petite comédie de Crispin rival de son maître. Une des premières scènes entre les deux valets, Crispin et La Branche, offre un exemple de cette légèreté dans le comique, qui est le propre de Le Sage, soit à la scène, soit dans le roman. Les deux valets, en se revoyant, se font part l’un à l’autre de leurs aventures ; ils ont tous deux été autrefois de francs coquins, et ils croient s’être corrigés en se remettant au service. La Branche surtout se flatte d’être rentré dans la bonne voie ; il sert un jeune homme appelé Damis : « C’est un aimable garçon, dit-il : il aime le jeu, le vin, les femmes, c’est un homme universel. Nous faisons ensemble toutes sortes de débauches. Cela m’amuse ; cela me détourne de mal faire. » — l’innocente vie ! reprend Crispin. Et moi je dirai : L’excellent et innocent comique que celui-là, et qui nous livre si naïvement le vice ! Dès cette pièce de Crispin commence l’attaque aux gens de finance : on voit poindre Turcaret. Crispin se dit à lui-même qu’il est las d’être valet : « Ah ! Crispin, c’est ta faute ! Tu as toujours donné dans la bagatelle ; tu devrais présentement briller dans la finance… Avec l’esprit que j’ai, morbleu ! j’aurais déjà fait plus d’une banqueroute. » Et le trait final va servir comme de transition à la prochaine comédie de Le Sage, lorsque Oronte dit aux deux valets : « Vous avez de l’esprit, mais il en faut faire un meilleur usage, et, pour vous rendre honnêtes gens, je veux vous mettre tous deux dans les affaires. »

Le Sage eut son à-propos heureux ; il devina et devança de peu le moment où, à la mort de Louis XIV, allait se faire l’orgie des parvenus et des traitants. Turcaret fut joué en 1709 ; les ridicules et les turpitudes qui signalèrent le triomphe du système de Law y sont d’avance flétris. Ici la comédie dénonça et précéda l’explosion du vice et du ridicule ; elle eût été préventive si elle pouvait jamais l’être. Turcaret est à la fois une comédie de caractère et une page de l’histoire des mœurs, comme Tartufe. Molière avait fait Tartufe quelques années avant que le vrai Tartufe triomphât sous Louis XIV : Le Sage fit Turcaret quelques années avant que Turcaret fût au pinacle sous la Régence. Mais, comme tant de vices de la Régence, le vrai Turcaret sortait de dessous les dernières années de Louis XIV. Il y eut toutes sortes de difficultés pour la représentation ; il fallut que Monseigneur, fils du roi, les levât. Turcaret fut joué par ordre de Monseigneur, à qui il faut savoir gré de cette marque de littérature, la seule qu’il ait jamais donnée[2].

Bien qu’il eût grand besoin de protecteurs pour triompher de la cabale des commis offensés et des auteurs jaloux, Le Sage tint ferme, et ne se laissa aller à aucune basse complaisance. C’est ici que le Breton se retrouve en lui. Avant que la pièce fût représentée, il avait promis à la duchesse de Bouillon d’aller la lui lire. On comptait que la lecture se ferait avant le dîner ; quelques affaires le retinrent, et il arriva tard. Quand il parut, la duchesse lui dit sèchement qu’il lui avait fait perdre plus d’une heure à l’attendre : « Eh bien ! Madame, reprit froidement Le Sage, je vais vous en faire gagner deux. » Et tirant sa révérence, il sortit sans qu’on pût le retenir. Collé, qui raconte l’histoire, la savait de bonne source, et il y applaudit en homme qui est un peu de cette race.

À part cette comédie de Turcaret, qui fut comme un bataille lirée, et dans laquelle Le Sage, piqué au jeu, s’attacha à rendre le vice haïssable, la satire chez lui, dans tous ses autres écrits, garde un caractère aimable autant qu’amusant, et c’est ce qui en fait le charme et l’originalité même. Tel est surtout le caractère qu’elle offre dans son roman de Gil Blas, ce facile et délicieux chef-d’œuvre, auquel son nom est à jamais attaché.

Gil Blas se publia successivement en quatre volumes dont les derniers suivirent à des époques assez éloignées. Les deux premiers volumes parurent en 1715, l’année même de la mort de Louis XIV. Il s’y sentait comme une fraîcheur de jeunesse et une liberté d’allure qui convenait au début d’une époque émancipée. Que dire de Gil Blas qui n’ait pas déjà été dit, que n’aient pas senti et exprimé tant de panégyristes ingénieux, de critiques délicats et fins, et que tout lecteur judicieux n’ait pas pensé de lui-même ? Aussi me contenterai-je humblement de redire et de répéter[3]. L’auteur, dans ce récit étendu, développé et facile, a voulu représenter la vie humaine telle qu’elle est, avec ses diversités et ses aventures, avec les bizarreries qui proviennent des jeux du sort et de la fortune, et surtout avec celles qu’y introduit la variété de nos humeurs, de nos goûts et de nos défauts. Gil Blas est un homme de naissance très-humble et commune, de toute petite bourgeoisie ; il se montre de bonne heure éveillé, gentil garçon, spirituel ; il a une éducation telle quelle, et il sort à dix-sept ans de chez lui pour faire son chemin dans le monde. Il passe tour à tour par toutes les conditions, par les plus vulgaires et les plus basses : il ne se déplaît trop dans aucune, bien qu’il cherche toujours à se pousser et à s’avancer. Gil Blas est au fond candide et assez honnête, crédule, vain, prenant aisément à l’hameçon, trompé d’abord sous toutes les formes, par un parasite de rencontre qui le loue, par un valet qui fait le dévot, par les femmes ; il est la dupe de ses défauts et quelquefois de ses qualités. Il fait ses écoles en tous sens, et nous faisons notre apprentissage avec lui. Excellent sujet de morale pratique, on peut dire de Gil Blas qu’il se laisse faire par les choses ; il ne devance pas l’expérience, il la reçoit. Ce n’est pas un homme de génie, ni d’un grand talent, ni qui ait en lui rien de bien particulier : c’est un esprit sain et fin, facile, actif, essentiellement éducable, ayant en lui toutes les aptitudes. Il ne s’agit que de les bien appliquer ; ce qu’il finit par faire : il devient propre à tout, et il mérite en définitive cet éloge que lui donne son ami Fabrice : Vous avez l’outil universel. Mais il ne mérite cet éloge que tout à la fin, et cela nous encourage ; nous sentons, en le lisant, que nous pouvons, sans trop d’effort et de présomption, arriver un jour comme lui.

Quand on vient de lire René pour la première fois, on est saisi d’une impression profonde et sombre. On croit se reconnaître dans cette nature d’élite et d’exception, si élevée, mais si isolée, et que rien ne rapproche du commun des hommes. On cherche dans son imagination quelque malheur unique, pour s’y vouer et s’y envelopper dans la solitude. On se dit « qu’une grande âme doit contenir plus de douleurs qu’une petite : » et on ajoute tout bas qu’on pourrait bien être cette grande âme. Enfin, on sort de cette noble et troublante lecture plus orgueilleux qu’auparavant et plus désolé. Il n’y a rien de plus opposé à René que Gil Blas : c’est un livre à la fois railleur et consolateur, un livre qui nous fait rentrer en plein dans le courant de la vie et dans la foule de nos semblables. Quand on est bien sombre, qu’on croit à la fatalité, quand vous vous imaginez que certaines choses extraordinaires n’arrivent qu’à vous, lisez Gil Blas, et laissez-vous faire, vous trouverez qu’il a ou ce malheur ou quelque autre pareil, qu’il l’a pris comme une simple mésaventure, et qu’il s’en est consolé.

Toutes les formes de la vie et de l’humaine nature se rencontrent dans Gil Blas, — toutes, excepté une certaine élévation idéale et morale, qui est rare sans doute, qui est jouée souvent, mais qui se trouve assez réelle en quelques rencontres pour ne pas devoir être tout à fait omise dans un tableau complet de l’humanité. Le Sage, si honnête homme d’ailleurs, n’avait pas cet idéal en lui. Il était d’avis que « les productions de l’esprit les plus parfaites sont celles où il n’y a que de légers défauts, comme les plus honnêtes gens sont ceux qui ont les moindres vices. » Rien de plus vrai qu’une telle remarque, et dans Gil Blas il a amplement usé de cette façon de voir qui distribue quelques petits vices aux plus honnêtes gens. Gil Blas tout le premier, s’il n’a pas de vice inné bien caractérisé, est très-capable de les recevoir presque tous à la rencontre. Il est par lui-même honnête, je l’ai dit, préférant en général le bien au mal, mais se laissant aisément aller quand l’occasion, la vanité ou l’intérêt le tentent, et n’en rougissant pas trop, alors même qu’il est revenu. Je sais la part qu’il faut faire, en pareil cas, à la plaisanterie du roman, aux habitudes du genre, et aussi à cette morale facile d’un temps où l’on pardonnait aux friponneries du chevalier Des Grieux, où l’on riait à celles du chevalier de Grammont. Pourtant il n’y a pas à se le dissimuler, c’est afin sans doute de mieux se tenir au niveau de l’humaine nature que Gil Blas n’a pas le cœur très-haut placé : il est bon à tout, médiocrement délicat selon les occurrences, valet avant d’être maître, et un peu de la race des Figaro. Le Sage avait très-bien observé un fait que d’autres moralistes ont relevé également : ce qu’il y a peut-être de plus caractéristique dans les hommes pris en masse, et de plus fait pour étonner chaque fois ceux mêmes qui croient le mieux les connaître, ce n’est pas tant leur méchanceté, ce n’est pas leur folie (ils n’y donnent guère que par accès) ; ce qu’il y a de plus étonnant dans les hommes et de plus inépuisable en eux, c’est encore leur bassesse et leur platitude. L’auteur de Gil Blas le savait bien : son personnage, pour rester un type naturel et moyen, avait donc besoin de n’être à aucun degré monté au ton d’un stoïcien ni d’un héros. Il ne représente rien de singulier et d’unique, ni même de rare. Gil Blas, tout à l’opposé de René, c’est vous, c’est moi, c’est tout le monde. Il doit à cette conformité de nature avec tous, et à sa franchise heureuse, à son ingénuité de saillies et d’aveux, de rester, malgré ses vices, intéressant encore et aimable aux yeux du lecteur : quant au respect, a-t-on dit très-spirituellement, c’est la dernière chose qu’il demande de nous.

On a souvent prononcé, à propos de Gil Blas, les noms de Panurge et de Figaro. Mais Panurge, cette création la plus fine du génie de Rabelais, est tout autrement singulier que Gil Blas ; c’est un original bien autrement qualifié, et doué d’une fantaisie propre, d’une veine poétique grotesque. En représentant certains côtés de la nature humaine, Panurge les charge, les exagère exprès d’une manière risible. Figaro, qui est plus dans la lignée de Gil Blas, a aussi une verve, un entrain, un brio qui tient du lyrique. Gil Blas est plus uni, plus dans le ton habituel de tous. C’est nous-même, encore une fois, qui passons à travers les conditions diverses et les divers âges.

Le juge le plus compétent en pareille matière, Walter Scott, a très-bien caractérisé l’espèce de critique vive, facile, spirituelle, indulgente encore et bienveillante, qui est celle de Gil Blas : « Cet ouvrage, dit-il, laisse le lecteur content de lui-même et du genre humain. » Certes, voilà un résultat qui semblait difficile à obtenir de la part d’un satirique qui ne prétend pas embellir l’humanité ; mais Le Sage ne veut pas non plus la calomnier ni l’enlaidir ; il se contente de la montrer telle qu’elle est, et toujours avec un air naturel et un tour divertissant. L’ironie, chez lui, n’a aucune âcreté comme chez Voltaire. Si elle n’a pas cet air de grand monde et de distinction suprême qui est le cachet de celle d’Hamilton, elle n’en a pas non plus le raffinement de causticité ni la sécheresse. C’est une ironie qui atteste encore une âme saine, une ironie qui reste, si l’on peut dire, de bonne nature. Il court, il trouve son trait malin, il continue de courir et n’appuie pas. Chez lui, point de rancune ni d’amertume. J’insiste sur cette absence d’amertume qui constitue l’originalité de Le Sage et sa distinction comme satirique ; c’est ce qui fait que, même en raillant, il console. Par là surtout il se distingue de Voltaire, qui mord et rit d’une façon acre. Rappelons-nous Candide : Pangloss peut être un cousin, mais ce n’est pas le frère de Gil Blas.

Je voudrais citer un exemple qui rendît bien toute ma pensée. Gil Blas, après mainte aventure, est passé au service d’un vieux fat qui se pique encore de galanterie, don Gonzale Pacheco. Ce vieillard décrépit, qui se refait et se repeint chaque matin, a pour ami un autre vieillard qui, au contraire, affecte d’être vieux et s’en vante, et met sa vanité à le paraître, autant que l’autre affecte de paraître jeune. L’un fait le Nestor, l’autre le Céladon ; ce sont deux formes du même amour-propre inhérent à tous les hommes. Après des scènes très-gaies entre le vieillard fat et sa maîtresse qui le trompe, scènes qui ont pour contre-partie dans l’antichambre les entretiens de Gil Blas aux prises avec la soubrette surannée de la dame, Gil Blas, certain qu’on trompe son maître, prend sur lui de l’en avertir. Le vieux fat touché l’en remercie, et retourne chez sa maîtresse pour rompre. Mais, par un dénoûment tout à fait naturel et comique, ce bonhomme amoureux qui se tient pour bien averti par Gil Blas, et qui lui en sait gré jusqu’à un certain point, se rengage avec sa maîtresse au lieu de rompre. Il s’en revient, un peu honteux de sa faiblesse, et signifie doucement à Gil Blas qu’il le renvoie, tout en le remerciant encore à demi. Voilà qui est un exemple très-net de cette satire si vraie et si gaie, sans rancune. Le maître qui renvoie Gil Blas ne lui en veut pas ; il compatit au tort qu’il lui fait, et lui ménage même une bonne condition ; et Gil Blas renvoyé ne maudit pas le vieillard ; il nous le montre tel qu’il est avec sa passion sénile, amoureux, ridicule, mais bonhomme encore, et tâchant de concilier un reste de justice avec sa faiblesse. Il y a du Térence dans cette raillerie-là.

Les scènes de comédie sont sans nombre chez Gil Blas, et elles ne laissent pas trop le temps de s’apercevoir de ce que peuvent avoir de commun ou d’ennuyeux certains épisodes, certaines nouvelles sentimentales que l’auteur a insérées çà et là pour grossir ses volumes, et qu’il a imitées on ne sait d’où. Les deux premiers volumes de l’ouvrage, après avoir fait passer sous les yeux toutes sortes de classes et de conditions, voleurs, chanoines. médecins, auteurs, comédiens, laissaient Gil Blas intendant de don Alphonse, et chargé de faire en son nom une restitution. « C’était commencer le métier d’intendant par où l’on devrait le finir. » Le troisième volume, publié en 1724, et qui est le plus distingué de tous, nous montre Gil Blas montant par degrés d’étage en étage ; et, à mesure que la sphère s’élève, les leçons peuvent sembler plus vives et plus hardies. Mais, même dans leur hardiesse, elles gardent une sorte d’innocence. Le Sage, même quand il raille, n’a rien au fond d’agressif ; il ne veut rien faire triompher. Il rit pour rire, pour montrer la nature à nu ; il ne se moque jamais du présent au profit d’une idée ni d’un système futur. Il sait que l’humanité, en changeant d’état, ne fera que changer de forme de sottise. C’est en cela qu’il se distingue profondément du xviiie siècle, et qu’il se rattache à la race des bons vieux railleurs d’autrefois. Ce troisième volume abonde en récits excellents. Gil Blas, devenu secrétaire et favori de l’archevêque de Grenade, se perd ici, comme il s’était perdu près du vieux fat amoureux, en disant la vérité. Toutes ces scènes chez l’archevêque sont admirables de naturel, et respirent une douce comédie insensiblement mêlée à toutes les actions de la vie. L’amour-propre d’auteur est peint chez le bon vieillard dans tout son relief et toute sa naïveté béate, et avec un reste de mansuétude. Les scènes chez la comédienne Laure, qui succèdent aussitôt après, sont incomparables de vérité. Le Sage connaissait à fond la gent comique. Quand Laure le fait passer pour son frère et qu’elle le présente sur ce pied à toute la troupe, le respect avec lequel il est reçu par tous, depuis les premiers sujets jusqu’au souffleur, la curiosité et la civilité avec lesquelles on le considère, touchent de près à l’une des prétentions les plus sensibles de ce monde des comédiens d’autrefois : « Il semblait, dit-il, que tous ces gens-là fussent des enfants trouvés qui n’avaient jamais vu de frère. » C’est qu’en effet les comédiens (je parle toujours de ceux d’autrefois), précisément parce qu’ils étaient le plus souvent peu pourvus du côté de la famille, étaient d’autant plus fiers et attentifs quand ils en pouvaient montrer quelques membres comme échantillon.

Quand il est passé à la Cour, et qu’il se voit secrétaire et favori du duc de Lerme, on croit un moment que Gil Blas va s’élever et devenir honnête homme à certains égards ; mais non, il a affaire à des dangers d’une autre sorte, et il y succombe. Nous n’avons fait que changer d’étage, mais les mobiles, les intérêts, les passions de la coulisse sont toujours les mêmes. Loin de s’améliorer, il arrive, en ce moment d’ivresse, au pire degré de faute où il soit tombé, à l’insensibilité du cœur, à la méconnaissance de sa famille et de ses premiers amis. Le plus haut point de sa prospérité est juste le moment où va commencer, s’il n’y prend garde, sa dépravation véritable. Il lui faut la disgrâce pour se reconnaître, et pour rentrer dans le vrai de son habitude et de sa nature.

Le quatrième volume de Gil Blas ne parut qu’on 1735, c’est-à-dire vingt ans après les deux premiers, et onze ans après le troisième. On lit à ce propos, dans un Journal tenu par un curieux du temps, la note suivante, qui nous donne au juste le ton des contemporains sur Le Sage :


« Le Sage, auteur de Gil Blas, vient de donner (janvier 1733 ) la Vie de M. de Beauchêne, capitaine de flibustiers. Ce livre ne saurait être mal écrit, étant de Le Sage ; mais il est aisé de s’apercevoir, par les matières que cet auteur traite depuis quelque temps, qu’il ne travaille que pour vivre, et qu’il n’est plus le maître, par conséquent, de donner à ses ouvrages du temps et de l’application. Il y a six à sept ans que la Ribou (veuve du libraire) lui a avancé cent pistoles sur son quatrième volume de Gil Blas qui n’est point encore fini et qui ne le sera pas de sitôt[4]. »


Ce quatrième volume, dans lequel on voit Gil Blas sortir de la retraite et du port pour se rengager quelque temps à la Cour, n’offre plus les mêmes vicissitudes ni la même rapidité d’aventures que les précédents, mais ne les dépare point. On y trouve un aperçu des goûts littéraires de l’auteur, quand il nous montre son personnage dans la bibliothèque de son château de Lirias (un château en Espagne), prenant surtout plaisir aux livres de morale enjouée, et choisissant pour ses auteurs favoris Horace, Lucien, Érasme.

La théorie littéraire de Le Sage se pourrait extraire au complet de plus d’un passage de Gil Blas, et particulièrement des entretiens de celui-ci avec son ami le poëte Fabrice Nunez. Fabrice, pour réussir, avait consulté le goût du temps ; il donnait dans le genre de Gongora, dans les expressions recherchées, entortillées, le romantisme d’alors. Gil Blas l’en reprend et veut avant tout de la netteté ; il demande qu’un sonnet même soit parfaitement intelligible. Son ami le raille de sa simplicité et lui expose la théorie moderne : « Si ce sonnet n’est guère intelligible, tant mieux, mon ami. Les sonnets, les odes et les autres ouvrages qui veulent du sublime, ne s’accommodent pas du simple et du naturel ; c’est l’obscurité qui en fait tout le mérite ; il suffit que le poëte croie s’entendre… Nous sommes cinq ou six novateurs hardis qui avons entrepris de changer la langue du blanc au noir ; et nous en viendrons à bout, s’il plaît à Dieu, en dépit de Lope de Véga, de Cervantes… » Sachons bien qu’en écrivant ces choses, Le Sage avait en vue Fontenelle, Montesquieu peut-être, certainement Voltaire, qu’il trouvait trop recherchés et visant à renchérir sur la langue de Racine, de Corneille, et des illustres devanciers.

Boileau, on l’a vu, avait peu souri aux débuts de Le Sage. À son tour, Le Sage semble avoir été peu favorable à ce qu’on appelle la grande et haute littérature de son temps, qu’il trouvait guindée. Cette sorte de dissidence, poussée jusqu’à l’aversion, se marque dans tous les actes de sa vie littéraire. Il rompt de bonne heure avec la Comédie-Française, se met en guerre avec elle, avec les Comédiens du roi qui représentent le grand genre, la déclamation tragique. Il s’adonne aux petits théâtres, aux théâtres forains, et fait seul ou en société une centaine au moins de petites pièces qui représentent assez bien en germe, ou déjà même au complet, ce que sont aujourd’hui les vaudevilles, les opéras-comiques, nos pièces des Variétés et des Boulevards. Il y avait un Désaugiers dans Le Sage.

Il ne veut pas être de l’Académie française ; il résiste à Danchet son ami, qui veut l’y attirer, et il se refuse absolument aux sollicitations qui étaient de rigueur alors pour réunir les suffrages.

Il a en aversion les bureaux d’esprit, tels que l’était en son temps le salon de la marquise de Lambert, et, sans parler de sa surdité qui le gêne, il a ses raisons pour cela : « On n’y regarde la meilleure comédie ou le roman le plus ingénieux et le plus égayé, remarque-t-il (non sans un petit retour sur lui-même), que comme une faible production qui ne mérite aucune louange ; au lieu que le moindre ouvrage sérieux, une ode, une églogue, un sonnet, y passe pour le plus grand effort de l’esprit humain. » Il est décidément contre les faiseurs d’odes, de tragédies, contre tous les genres officiels et solennels, ces genres titrés que le public respecte et honore sur l’étiquette, sans voir qu’il y a souvent infiniment plus d’esprit et de talent dépensé ailleurs. Les auteurs de tragédies et d’odes le lui ont rendu ; Jean-Baptiste Rousseau a passé toutes les bornes quand il a écrit à Brossette. « L’auteur du Diable boiteux ne pouvait mieux faire que de s’associer avec les danseurs de corde ; son génie est dans sa véritable sphère. Gilles et Fagotin auront là un bon maître : Apollon avait un fort mauvais écolier. » Voltaire avait trop d’esprit pour ne pas louer Gil Blas, mais il l’a loué le moins possible, et il a mêlé à son éloge une imputation de plagiat inexacte et tout à fait malveillante. D’après les deux mots qu’il laisse échapper à regret sur Gil Blas, Voltaire ne paraît pas se douter qu’il sera infiniment plus glorieux bientôt d’avoir fait ce roman-là que le poëme de la Henriade.

Le Sage était un philosophe pratique ; de bonne heure il aima mieux suivre son inclination et obéir à ses goûts que de se contraindre. Homme de génie, mais indépendant de caractère, il sut, pour être plus libre, renoncer à une part de cette considération qu’il lui eût été si facile de se concilier. « On ne vaut dans ce monde que ce qu’on veut valoir, » a dit La Bruyère. Le Sage le savait ; mais, pour paraître à tous ce qu’il était, il ne consentit jamais à se poser à leurs yeux lui-même. Il avait trop de mépris pour tout ce qu’on cherche à se faire accroire dans le monde les uns aux autres. Dans sa haine du solennel et du faux, il se serait rejeté plutôt du côté du vulgaire et du commun. Il aimait mieux hanter les cafés que les salons. Plebeiiis moriar senex ! il semblait s’être appliqué ce mot d’un ancien : Que je rentre en vieillissant dans ces rangs obscurs dont je suis un moment sorti ! li se replongeait avec plaisir dans la foule, y trouvant une matière toujours neuve à son observation. Il travailla pour la Foire, et sema son sel à pleines mains sur les tréteaux ; il eut cent succès réputés peu honorables. Je viens de lire sa Foire des Fées, son Monde renversé, de fort jolies farces vraiment. Cette veine et cette vogue de Le Sage vaudevilliste mériteraient bien une étude à part ; car, remarquons-le, ce n’était pas seulement les besoins de la vie qui le jetaient là, c’était aussi chez lui attrait et vocation. En faisant parler Arlequin, il ne croyait pas si fort déroger ; il passa même, un instant, d’Arlequin aux marionnettes. Arlequin, marionnettes, acteurs pour acteurs, il était d’avis que tout cela revient au même, et que ce sont toujours les mêmes ficelles.

Si c’est là de la sagesse pratique, on ne saurait disconvenir que le talent perd toujours un peu à ne pas avoir un très-haut idéal en vue. Le Sage se ressentit de cet inconvénient : après avoir atteint le point parfait de l’observation dans le Diable boiteux et dans Gil Blas, le vif du comique dans Crispin et dans Turcaret, il se relâcha, il se répéta, il baissa un peu, et alla ainsi jusqu’à se permettre des publications finales telles que la Valise trouvée et le Mélange amusant, qui sont en effet le fond du sac et de la valise.

Qu’on se figure Molière n’ayant pas à côté de lui Boileau pour l’exciter, le gronder, lui conseiller la haute comédie et le Misanthrope ; Molière faisant une infinité de Georges Dandin, de Scapin et de Pourceaugnac en diminutif. C’est là le malheur dont eut à souffrir Le Sage, qui est une sorte de Molière adouci. Il n’eut pas à ses côtés l’Aristarque, et s’abandonna sans réserve aux penchants de sa nature, et aussi au besoin de vivre qui le commandait.

Un esprit qui est aussi peu que possible de la famille de Le Sage, et qui se disait, en souriant, plus platonicien que Platon lui-même, M. Joubert, pensait à ce manque d’idéal chez notre auteur, quand il a laissé tomber ce jugement sévère : « On peut dire des romans de Le Sage qu’ils ont l’air d’avoir été écrits dans un café, par un joueur de dominos, en sortant de la Comédie. » Mais nous touchons là aux antipathies qui séparent nettement deux races d’esprits : ceux qui préfèrent le naturel à tout, même au distingué, et ceux qui préfèrent le délicat à tout, même au naturel.

Le Sage avait soixante-sept ans quand parut le dernier volume de Gil Blas. Trois ans après (1738), il donna le Bachelier de Salamanque, auquel il tenait beaucoup, dit-on, comme à un fruit de sa vieillesse. Il suivit dans la composition de ce Bachelier son procédé ordinaire. Tout en le donnant comme tiré d’un manuscrit espagnol, il y mêla les mœurs françaises, celles de nos petits abbés, classe inconnue en Espagne ; et en même temps, pour ce qui est de la description des mœurs du Mexique qu’on trouve dans la seconde partie du Bachelier, il la prit, sans le dire, dans la relation d’un Irlandais, Thomas Gage, qui avait été traduite en français bien des années auparavant. Mais tous ces emprunts, ces pièces de rapport, et les choses qu’il y mêlait de son invention, se fondaient et s’unissaient comme toujours dans le cours d’un récit facile et amusant.

Un autre ouvrage de lui, qui n’était certes pas un des moins bons, ce fut le comédien Montménil, son fils, acteur excellent et que ceux qui l’ont vu proclamaient inimitable. Montménil, qui avait été un moment abbé, mais qui n’avait pu résister à sa vocation, jouait admirablement l’Avocat Patelin, Turcaret ; il faisait aussi le marquis dans Turcaret, le valet La Branche dans Crispin, et en général il excellait dans tous les rôles de valets et de paysans. On peut dire qu’il jouait comme son père écrivait et racontait. Montménil ne faisait que traduire sous une autre forme le même fonds comique, le même talent de famille. Le Sage fut quelque temps avant de pardonner à son fils de s’être fait comédien, et comédien surtout à la Comédie-Française, avec laquelle il était en guerre perpétuelle pour son Théâtre de la Foire. Mais, un jour, des amis l’entraînèrent à une représentation de Turcaret ; il y vit son fils, reconnut deux fois son bien et son ouvrage, pleura de joie et redevint père. Il le redevint si bien, que la mort de Montménil, qui arriva subitement en 1743, fut la grande affliction de sa vieillesse.

« Le Sage ayant perdu Montménil, étant trop vieux pour travailler, trop haut pour demander, et trop honnête homme pour emprunter, se retira à Boulogne-sur-Mer, chez son fils le chanoine, avec sa femme et sa fille. Il venait presque tous les jours dîner chez moi et m’amusait extrêmement. » C’est l’abbé de Voisenon qui parle ; Voisenon était alors grand-vicaire de l’évêque de Boulogne. Ce chanoine, fils de Le Sage, chez qui son vieux père alla finir ses jours, était un joyeux vivant lui-même : « il savait imperturbablement tout son Théâtre de la Foire et le chantait encore mieux que la Préface. » Ecclésiastique de la force de l’abbé de Voisenon, il eût fait un excellent comédien. Il y eut encore un troisième fils de Le Sage, qui se fit comédien et courut l’Allemagne sous le nom de Pittenec ; mais ce dernier ressemblait aux moins bons ouvrages de son père. Le Sage était sourd, il l’était déjà à l’âge de quarante ans. Cette surdité, qui augmenta avec les années, avait dû contribuer à l’éloigner des cercles du beau monde, mais elle n’avait en rien altéré sa gaieté naturelle. Il était obligé, pour converser, de se servir d’un cornet ; il appelait ce cornet son bienfaiteur, en ce qu’il s’en servait pour communiquer avec les gens d’esprit, et qu’il n’avait qu’à le poser pour ne pas entendre les ennuyeux et les sots[5]. Sur la fin de sa vie il n’avait le plein usage de ses facultés que vers le milieu de la journée, et on remarquait que son esprit montait et baissait chaque jour avec le soleil. Il mourut à Boulogne, le 17 novembre 1747, dans sa quatre-vingtième année. Le comte de Tressan, alors commandant de la province, se fit un devoir d’assister aux obsèques avec son état-major. La mort remit bientôt Le Sage à son rang, et celui qui n’avait rien été de son vivant, et de qui on ne parlait jamais sans mêler à l’éloge quelque petit mot de doléance et de regret, se trouve aujourd’hui classé sans effort dans la mémoire des hommes, à la suite des Lucien et des Térence, à côté des Fielding et des Goldsmith, au-dessous des Cervantes et des Molière.

NOTE.

M. Depping, dans un article du journal le Temps (numéro du 29 décembre 1835), a donné, d’après un auteur anglais, quelques détails nouveaux sur Le Sage. Je traduirai ici le passage même de cet auteur anglais, Joseph Spence, qui avait visité Le Sage dans un voyage en France :

« Sa maison est à Paris, dit Spence, dans le faubourg Saint-Jacques, et se trouve ainsi bien exposée à l’air de la campagne. Le jardin se présente de la plus jolie manière que j’aie jamais vue pour un jardin de ville. Il est aussi joli qu’il est petit, et, quand Le Sage est dans le cabinet du fond, il se trouve tout à fait éloigné des bruits de la rue et des interruptions de sa propre famille. Le jardin est seulement de la largeur de la maison, laquelle donne d’abord sur une sorte de terrasse en parterre planté d’une variété de fleurs les plus choisies. On descend de là, par un rang de degrés de chaque côté, dans un berceau. Ce double berceau conduit à deux chambres ou cabinets d’été tout au bout du jardin. Ils sont joints par une galerie ouverte dont le toit est supporté par de petites colonnes, de sorte que notre auteur peut aller de l’une à l’autre toujours à couvert dans les moments où il n’écrit pas. Les berceaux sont couverts de vigne et de chèvrefeuille, et l’intervalle qui les sépare est arrangé en manière de bosquet (grove-work). C’est dans le cabinet de droite, en descendant, qu’il a écrit Gil Blas, » ou du moins une partie de Gil Blas, car il est douteux que Le Sage ait occupé durant trente ans la même maison. Si l’imagination de l’auteur anglais n’a pas embelli les lieux, Le Sage avait trouvé dans son faubourg l’ermitage du poëte et du philosophe. La petite maison de la haute-ville de Boulogne, où il passa ses derniers jours, et que j’ai tant vue et regardée dans mon enfance, était certes moins riante et moins jolie. Voici de lui un mot que cite Spence et qui rentre bien dans la philosophie de Gil Blas : quelqu’un faisait de grands récits des doléances qu’on entend perpétuellement en Angleterre, en dépit de tous les droits et des avantages dont on jouit : « Certainement, dit Le Sage, le peuple anglais est le plus malheureux peuple de la terre, avec la liberté, la propriété, et trois repas par jour. »


  1. En dernier lieu, et pendant un grand nombre d’années, Le Sage habita une petite maison au haut du faubourg Saint-Jacques. (Voyez la note à la fin de l’article. )
  2. Cette veine de Turcaret était neuve au théâtre et encore intacte même après Molière : « C’est une chose remarquable, dit Chamfort, que Molière, qui n’épargnait rien, n’a pas lancé un seul trait contre les gens de finance. On dit que Molière et les auteurs comiques du temps eurent là-dessus les ordres de Colbert. »
  3. Sur Gil Blas et sur Le Sage, il faut lire la Notice de Walter Scott, les pages de M. Villemain dans le tome premier du Tableau de la Littérature au XVIIIe siècle, et les Éloges si distingués et si bien sentis de M. Patin et de M. Malitourne, qui ont partagé le prix de l’Académie française en 1822. Tous les vrais jugements littéraires s’y trouvent exprimés. Quant à la question des imitations et emprunts, des sources où Le Sage a puisé tant pour Gil Blas que pour ses autres romans, un travail impartial et complet là-dessus est encore à faire.
  4. Revue rétrospective (1836), seconde série, tome V, page 165
  5. Sa surdité presque complète ne l’avait nullement empêché, durant des années, de suivre la représentation de ses pièces : il n’en perdait presque rien, et disait même qu’il n’avait jamais mieux jugé du jeu et de l’effet que depuis qu’il n’entendait plus les acteurs. (Diderot, Lettre sur les Sourds et les Muets.)