Causeries florentines/03

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CAUSERIES FLORENTINES

III.[1]
DANTE ET LE CATHOLICISME

Le prince Silvio Canterani n’a pas toujours été l’antiquaire et le pédant pour lequel il se donnait volontiers dans le grand monde romain. Des gens d’un certain âge se souvenaient encore de lui comme d’un brillant attaché de la légation napolitaine (il était sujet mixte des états pontificaux et du royaume des Deux-Siciles) très apprécié autrefois pour son esprit et pour ses manières élégantes dans les diverses capitales de l’Europe où il avait successivement séjourné. Envoyé en dernier lieu à Vienne, vers 1844, comme premier secrétaire, il y conquit rapidement les faveurs de la haute société autrichienne, s’attira même la sympathie toute spéciale du vieux chancelier de cour et d’état, et devint l’hôte familier du Ballplatz. C’est aussi dans les salons célèbres de la princesse de Metternich que le jeune secrétaire de légation fit la connaissance de la belle Olga Galaïef, qui ne tarda pas à devenir la compagne de sa vie. L’opinion générale avait toute raison de proclamer ce mariage parfaitement assorti sous le rapport de la naissance, de la fortune et de la grande position sociale; quant à la religion, les princes Galaïef étaient du petit nombre des illustres familles russes qui, au commencement de ce siècle, et sous l’action d’une certaine coterie occulte, mais très influente alors à Saint-Pétersbourg, avaient embrassé le catholicisme. Il est vrai que ces familles n’osèrent pas afficher publiquement leur croyance; sous le règne ombrageux de l’empereur Nicolas, elles durent même redoubler de précaution et de mystère ; et la perspective de pouvoir désormais professer librement un culte pratiqué jusque-là en secret et avec terreur, ne fut pas pour Olga Galaïef un des côtés les moins sourians de son union avec le prince romain.

Établie splendidement, vers la fin de 1845, dans cet antique palais Canterani, sur la piazza di santi Martiri, que les Guides de Murray et de Baedeker recommandent par un astérisque à l’attention spéciale du visiteur de la cité éternelle, la princesse Olga reçut de la société romaine l’accueil chaleureux que méritaient sa beauté, sa grâce, et ses antécédens religieux; et son salon devint de bonne heure le centre important des zelanti. Le cardinal Lambruschini avait, dès les premiers jours, surnommé la jeune princesse une mère de l’église: il y avait dans ce mot autant de perspicacité pour le moins que de malice. Avec l’impétuosité et le manque d’équilibre propres aux imaginations slaves, la noble Moscovite, aussitôt qu’elle eut touché le sol sacré de Rome, s’était éprise, en effet, pour les questions de la foi, d’une ardeur profonde, absorbante. Les événemens considérables qui suivirent bientôt, les péripéties émouvantes des quatre ou cinq premières années du pontificat de Pie IX, ne pouvaient qu’accroître ce zèle et l’enflammer au plus haut degré. Il faut rendre cette justice à la princesse Canterani qu’elle ne portait qu’un médiocre intérêt au côté politique de l’œuvre de restauration dont le retour de Gaëte avait donné le signal : les intrigues diplomatiques, les luttes d’influence des diverses cours auprès du saint-siège, et tout le travail réparateur que concentrait entre ses mains habiles le cardinal secrétaire d’état, la laissèrent presque indifférente. Ce qui avait surtout le don de la préoccuper, de l’exalter outre mesure, c’était le grand mouvement théologique qui commençait alors à se dessiner à l’entour et au cœur même du Vatican, et qui poussait avec une résolution contenue, mais ferme, à la proclamation de certains dogmes, au remplacement des liturgies locales par l’uniforme liturgie romaine, au rétablissement de l’ancienne hiérarchie catholique dans les pays protestans, et autres entreprises du même genre. Peu à peu le palais de la piazza di santi Martiri fut complètement déserté par l’élément mondain et laïque, et on n’y vit plus que des cardinaux, des monsignori, des chefs de communautés, des légats et des ablégats, des protonotaires et des missionnaires apostoliques. Mgr H..., l’illustre descendant d’une famille anglaise célèbre depuis des siècles par l’ardeur de son catholicisme, définissait plaisamment le salon de la princesse Canterani un concile out of session. Dans sa ferveur généreuse pour une cause qui lui devenait plus chère d’année en année, la belle enthousiaste ne recula devant aucun labeur : elle se mit bravement à l’étude; elle lut la Somme, les pères de l’église et les principaux traités de controverse. A certains hauts personnages de Saint-Pétersbourg elle envoyait de temps en temps des communications volumineuses pleines d’argumens irrésistibles contre l’erreur de Photius ; quelques favorisés de la fortune à Rome ainsi qu’à l’étranger avaient même reçu de ses mains l’exemplaire en vélin d’un ouvrage imprimé avec luxe, mais non destiné à la publicité, et qui avait pour titre : des Rapports du bouddhisme avec notre sainte foi catholique.

Le prince Silvio n’avait fait d’abord que sourire de l’avertissement plus ou moins charitable du cardinal Lambruschini : l’engouement théologique de la jeune Olga lui paraissait une simple fantaisie féminine, nécessairement passagère, et préférable dans tous les cas aux frivoles besognes qui remplissent d’ordinaire la vie des grandes dames romaines. Lorsqu’il s’aperçut enfin des inconvéniens très réels de cette fantaisie, il eut la douleur de reconnaître qu’elle était devenue une passion intense, exclusive, sourde à la remontrance et prête à la lutte, « au martyre. « Il n’eut garde de provoquer le ciel, et laissa le champ libre à la théologie. Bientôt la mort d’un enfant unique et tendrement aimé vint dénouer les derniers liens d’un sentiment commun entre les deux époux, dont chacun suivit désormais sa destinée différente. Trop respectueux envers des convictions qu’il savait sincères pour leur faire une guerre sourde et mesquine, trop soucieux de sa dignité pour mettre le monde dans la confidence de son chagrin domestique, trop sérieux aussi pour chercher des distractions vulgaires, le prince ne pensa plus qu’à se créer une occupation capable d’absorber son esprit sans compromettre son honneur. Dans le vaste palais de ses ancêtres, où il ne trouvait plus pour lui ni salon, ni foyer, il y avait encore une bibliothèque, — une bibliothèque toute « païenne, » mais très choisie et très riche, — et il ne tarda pas à s’y confiner. Un Thucydide ou un Eschyle ouvert un jour par hasard lui fit découvrir une agréable vérité à laquelle il n’avait pas songé jusque-là : c’est que les pères jésuites avaient du bon, et que leur méthode d’enseignement, si surannée et tant décriée, n’en laissait pas moins chez leurs élèves un fonds de connaissances classiques inaltérable. Grâce à cette éducation première, le prince Silvio parvint, sans trop d’efforts, et en un court espace de temps, à se rendre maître du latin et du grec, dans la plus grande perfection, et l’étude de l’antiquité fut désormais pour lui sa consolation à l’intérieur et sa protection au dehors. Avec la délicatesse exquise de toute âme bien née qui cache une blessure intime, il s’efforça de donner le change sur son bonheur perdu : sa manie d’antiquaire faisait pendant et équilibre à l’exaltation théologique de la princesse, et le couple parut uni aux yeux des profanes dans une excentricité à deux faces et à deux fins. Le monde n’est point aussi méchant qu’on veut bien le prétendre : il nous sait gré des efforts que nous faisons pour éviter sa médisance, et il nous le prouve alors généreusement en ne s’occupant plus de nous ; ainsi fit-il à l’égard de la casa Canterani. Les apparences furent sauvées jusqu’au bout, alors même qu’à la suite de l’entrée des troupes du roi Victor-Emmanuel à Rome, le prince Silvio eut pris la résolution de séjourner alternativement à Naples et à Florence. La zélée Moscovite crut de son honneur et de son devoir de « braver l’usurpateur, » et de rester sur la brèche faite, le 20 septembre 1870, à la Porta Pia; mais elle fut la première à reconnaître aussi que son mari n’avait pas les mêmes obligations, et qu’il valait mieux pour lui se dérober, dès le début, à tout contact nécessairement gênant, et sujet à des malentendus, avec le gouvernement des bazzurri.

Dans le milieu sympathique de la villa Albina, le prince Silvio ne perdit point, tant s’en faut, des habitudes contractées depuis près d’un quart de siècle, et il donna souvent prise aux indulgentes railleries de la comtesse, par ses citations classiques, ainsi que par son insistance, sa dolce mania, comme il disait lui-même, de faire d’elle son élève en grec : il assurait à sa gracieuse amie que c’était là le seul fleuron qui manquât à la couronne de ses perfections. Du reste, la châtelaine, aussi bien que ses invités, avait eu plus d’une fois l’occasion de reconnaître que, pendant sa longue réclusion, le prince ne s’était point borné à la seule étude de l’antiquité : les remarques incidentes, qu’il se permettait de temps en temps, prouvaient surabondamment que ni l’histoire, ni la philosophie, ni les arts ne lui étaient demeurés étrangers, et qu’il avait dû méditer profondément sur plus d’un grave problème de la vie. Toutefois son intervention dans les causeries de la soirée avait toujours été jusque-là purement accidentelle, très réservée, presque récalcitrante; et la surprise fut grande, vers la fin du dernier entretien, de lui voir accepter, sans trop de résistance, ce premier rôle dans la discussion du lendemain, que lui imposait en quelque sorte la padrona di casa. Aussi, le lendemain, à l’heure habituelle de la réunion, y eut-il dans la petite société un véritable mouvement de curiosité, comprimé avec peine, alors que la comtesse, après un prélude de Chopin finement exécuté, dit sans autre transition, d’une voix à la fois caressante et impérative : — Eh bien, principe,

Scocca
L’arco del dir, che insino al ferro hai tratto[2]...


LE PRINCE SILVIO. — Ah ! madame, ce ne saurait plus être maintenant un grand mérite de bien ajuster « l’arc du discours » et de tirer au blanc, les précédens et instructifs débats ayant déjà si pleinement éclairé la cible et circonscrit de tous côtés le point de mire ! Des divers hommes dans Alighieri que nous avons vus jusqu’ici successivement passer devant nos yeux, aucun en effet ne nous a encore expliqué ce trouble mystérieux et poignant, ce sentiment « d’angoissante fascination, » pour parler avec notre gracieuse hôtesse, qu’évoque toujours en nous instinctivement ce nom redoutable de Dante. Ses souffrances individuelles et ses épreuves comme citoyen ont été certes dépassées par les infortunes d’un Tasse, d’un Milton ou d’un Cervantes. Son inspiration a été heureuse et merveilleuse comme rarement une autre le fut pour la sûreté et la force toujours égales; il n’a point connu ces « aheurtemens de la pensée à une forme et à une matière récalcitrantes, » ces combats meurtriers de l’alta fantasia et du possa dans lesquels s’est épuisé le génie titanique de Michel-Ange. Enfin une discussion approfondie nous a parfaitement édifiés sur la part de la vérité et de la fiction dans le désespoir amoureux du chantre de la Divine Comédie. Tout ceci bien établi, il ne nous reste plus dès lors qu’à interroger l’homme transcendant dans Alighieri, le croyant et le penseur, veux-je dire, pour avoir le mot, s’il est possible, d’une destinée qui ne laisse pas de nous paraître pathétique entre toutes. Le secret de sa tragédie, ne faudrait-il pas le chercher dans son idéal religieux ou politique, dans sa manière de concevoir la cité de Dieu ou la cité humaine, et dans le démenti cruel que les générations contemporaines ou celles qui suivirent ont pu donner à cet idéal, à cette conception? C’est ce que, avec votre indulgente permission, je vais examiner ici.

Je n’éprouve aucun embarras à vous prier de me suivre sur le terrain religieux, bien que ce terrain n’ait certes pas manqué de mirages et que maint commentateur de Dante y ait trouvé sa selca selvaggia. Vous savez par quels procédés l’école de Ugo Foscolo et de Rossetti est parvenue à présenter Alighieri comme le chef principal d’une vaste confrérie maçonnique qui au XIIIe et au XIVe siècle travaillait sourdement à la ruine du catholicisme. De nos jours, un honnête Français, qui de son propre aveu avait d’abord en 1842 traduit la Divine Comédie en toute candeur et sans y voir malice, s’avisa plus tard d’y déchiffrer une affreuse « comédie albigeoise; » illuminé par les enseignemens de Rossetti, et peut-être bien plus encore par ceux de la révolution de février, M. Aroux dénonça le grand Florentin comme le plus dangereux des malfaiteurs[3]. Les protestans zélés, à leur tour, ne se sont pas refusé la joie de découvrir quantité « d’élémens réformateurs » dans les terzines dantesques et de saluer un glorieux précurseur de Luther dans le poète immortel qui a lancé tant de traits enflammés contre la corruption de l’église, contre ces indulgences surtout, « dont saint Antoine engraisse son porc et beaucoup d’autres encore qui sont pires que des porcs[4]. » Aucune de ces étranges suppositions n’a cependant pu résister à un examen tant soit peu sérieux, et, à l’heure qu’il est, la parfaite orthodoxie du « poème sacré » ne fait plus question pour tout critique éclairé. Nombreuses sans doute et terribles sont les accusations portées, dans ce poème, contre la politique de la curie romaine et le relâchement du clergé. Depuis la scène dans le cercle infernal des simoniaques où, plongé dans un trou étroit, la tête en bas, les pieds en l’air livrés aux flammes, le pape Nicolas III, se trompant à l’approche de Dante et le prenant pour Boniface VIII, alors encore sur le trône pontifical, lui crie: « Est-ce toi, Boniface? Comment! c’est déjà toi?.. » depuis cette scène dont l’audace d’invective n’a point de pareille dans toute l’œuvre d’Aristophane, jusqu’aux paroles que prononce saint Pierre au paradis contre le saint-siège dégénéré, — paroles vengeresses qui font rougir tout le ciel[5], — quelle série de diatribes amères, sanglantes, inoubliables ! Gardons-nous cependant de voir là la moindre atteinte au dogme de la papauté, le moindre doute sur la divinité de son institution. Au moyen âge, la parole était d’autant plus libre que les cœurs étaient inébranlablement soumis. Déjà saint Bernard reprochait au clergé de penser bien plus « à vider les poches qu’à extirper les vices des ouailles; » et que de fois le langage des grands docteurs de ces siècles, le langage d’un Gerson, d’un Clémengis, d’un d’Ailly égale en violence celui d’Alighieri! Il faut bien le dire, l’église de ces temps n’avait point les susceptibilités de nos jours...


L’ABBE DOM FELIPE. — Permettez, mon prince, si l’église au moyen âge était tolérante pour les reproches plus ou moins fondés, — in dubiis libertas, — c’est qu’elle savait que le principe de la foi était sauf: in necessariis unitas... LE VICOMTE GERARD. — Ce pauvre duc de Persigny ne disait pas autrement aux anciens partis : Reconnaissez d’abord le principe de l’empire, vous ferez ensuite de l’opposition tout à votre aise.

LE PRINCE SILVIO. — In necessariis unitas, vous avez raison, monseigneur, de nous faire souvenir d’une maxime à laquelle Dante ne cesse de rendre l’hommage le plus éclatant dans tout le cours de son chant inspiré. Ce même Boniface VIII, qu’il flétrit sans pitié comme simoniaque et comme guelfe, il ne le compare pas moins au Christ crucifié dès qu’il vient à parler du hideux attentat d’Anagni ; Nogaret et Colonna sont alors à ses yeux « les deux nouveaux larrons, » Philippe le Bel « un nouveau et cruel Pilate, » et il appelle la « douce » vengeance de Dieu sur les auteurs d’un aussi horrible forfait.

LE MARCHESE ARRIGO :

Veggio in Alagna entrar lo fiordaliso,
E nel Vicario suo Cristo esser catto.

Veggiolo un’ altra volta esser deriso:
Veggio rinnovellar l’ aceto e il fele,
E tra nuovi ladroni essere anciso.

Veggio il nuovo Pilato si crudele,
Che ciò nol sazia, ma senza decreto
Porta nel tempio le cupide vole.

O signer mio, quando sarb io lieto
A veder la vendetta, che nascosa
Fa dolce 1’ira tua nel tuo segreto[6]?


LE PRINCE SILVIO. — D’un autre côté, et malgré toute la véhémence de ses opinions gibelines, il n’hésite pas à placer dans l’Enfer le chef et le représentant le plus illustre de son propre parti, l’empereur Frédéric II lui-même, l’excommunié des papes et l’auteur supposé du livre : de Tribus Impostorious; et en quels termes ardens sait-il célébrer saint Dominique et son ordre pour avoir écrasé l’erreur albigeoise, « extirpé les broussailles hérétiques là où les résistances ont été les plus épaisses[7] ! » Notre cher commandeur nous a fait très justement admirer la résolution tranquille et consciente de sa force avec laquelle Dante a procédé dans son labeur poétique : il nous l’a montré marchant d’un pas égal et ferme du commencement jusqu’à la fin de sa tâche, s’élevant de strophe en strophe et de cercle en cercle, sans jamais hésiter, sans jamais douter de son art. Rien en effet n’est comparable à cette assurance magistrale de l’artiste chez Alighieri, — si ce n’est l’assurance du croyant. Les terzines fameuses[8] dans lesquelles il parle de son génie, de sa renommée, du laurier dont on le couronnera encore un jour sur les fonts mêmes où jadis il fut baptisé enfant, — ces accens fiers, retentissans, qui ont déjà été une fois invoqués ici, Dante les fait entendre précisément et avec une intention marquée[9] aussitôt après la solennelle profession de sa foi d’orthodoxie qui lui vaut, dans le Paradis, les congratulations chaleureuses et trois accolades du prince des apôtres[10]. Faut-il ajouter qu’aucun des successeurs de saint Pierre, depuis tantôt six siècles, n’a pensé à s’inscrire en faux contre cette approbation magnifique ? Depuis tantôt six siècles la catholicité n’a cessé de confirmer la grande parole que Béatrice prononce dans le ciel au sujet de son bien-aimé :

La Chiesa militante alcun figliuolo
Non ha con più speranza[11] !…


L’ABBE DOM FELIPE. — Bravo, mon prince ! c’est par ces vers précisément que j’ai l’habitude de répondre aux protestans lorsqu’ils me parlent de Dante avec un dépit mal déguisé que la congrégation de l’Index n’ait jamais touché au plus grand des poètes catholiques.

LE POLONAIS. — Deux génies profondément religieux ont essayé de donner aussi au protestantisme son « poème sacré, » sa divine épopée : Milton a chanté la chute de notre humanité, et Klopstock sa rédemption. Pourquoi néanmoins l’inspiration de Dante, et de l’aveu des protestans eux-mêmes, a-t-elle été plus universelle et plus complète ? C’est qu’elle fut catholique, c’est qu’elle a pu embrasser non-seulement la damnation et la grâce, mais bien encore le mérite, les œuvres, le Purgatoire…

LE VICOMTE GERARD. — Ah ! vous appelez la Messiade le poème de la grâce !!.. À l’exception de notre prince peut-être, je suis le seul ici probablement à connaître Klopstock autrement que par ouï-dire : de quelle folie n’est-on pas capable en effet, lorsqu’on est attaché de légation à Mecklembourg-Schwérin, qu’on s’ennuie à mourir dans le plus ridicule des postes, et qu’on veut plaire à Gretchen? Et Gretchen tenait beaucoup à me faire goûter son pieux «barde de Quedlinbourg ! » Oui, messieurs, j’ai lu la Messiade, j’en ai lu deux ou trois chants au moins, et j’ai béni le décret ministériel qui vint me délivrer à point de Mecklembourg, du barde de Quedlinbourg et de Gretchen.

LE PRINCE SILVIO :

Quel giorno più non vi leggemmo avante[12]!..

Je ne recommanderai certes pas la lecture de la Messiade comme
un passe-temps agréable; mais pour l’esprit réfléchi, ce n’en est
pas moins un phénomène plein d’enseignement que cette double
éclosion des poèmes de Milton et de Klopstock au sein du protestantisme, que cette séparation tranchée, absolue, entre la Justice
et la Grâce jusque dans le domaine de l’imagination créatrice...
Fils d’un siècle de haines religieuses et de violences politiques,
le poète puritain, l’ancien secrétaire du conseil d’état de Cromwell, échoue avec éclat dans sa tentative du Paradis reconquis : il
n’est puissant, il n’est lui-même que lorsqu’il chante la chute et la
damnation. C’est le même esprit âpre et inflexible qui justifie, dans
l’Iconoclaste, le supplice de Charles Ier, et qui dans le Paradis perdu, fait prononcer à Dieu contre Adam déchu l’arrêt sans
merci : « Il faut qu’il meure, lui et sa postérité; qu’il meure, ou meure la Justice ! »

<POEM>But to destruction sacred and devote,
He, with his whole posterity, must die;
Die he or justice must[13].


Dans une époque plus calme, par contre, et éprise de tolérance, Klopstock choisit pour sujet la Rédemption[14]; il ne raconte d’Adam que l’idylle de sa fin douce et résignée, il a pitié d’Abadonna, et il fait misérablement naufrage toutes les fois qu’il aborde les sombres régions de notre nature et de nos destinées. Dante seul a su être le fils de l’église éternelle, — de l’église militante aussi bien que de l’église souffrante et triomphante; — au lieu de rester uniquement, comme Milton ou comme Klopstock, l’enfant de son siècle, il a embrassé le grand ensemble du problème mystérieux, il a compris dans la même œuvre la justice, la grâce et le mérite, et retracé avec un art égal les terreurs de la géhenne, les espérances du Purgatoire, les joies ineffables du Paradis. Car rien de plus erroné que l’opinion vulgaire qui ne voit dans Alighieri que le poète toujours lugubre et farouche, aux éclats pathétiques et aux sinistres imprécations. Cela vient, je pense, de ce que la plupart des prétendus lecteurs de Dante, — les étrangers surtout, — ne connaissent de lui tout au plus que l’Enfer; mais ce n’est pas à vous, messieurs, qu’il faut rappeler tous ces chants du Purgatoire et du Paradis, où respirent une mansuétude, une suavité, une douceur incomparables, tant de tableaux frais, charmans et tranquilles, dessinés d’une main caressante et éclairés de la lumière d’un sourire, — col lume d’un sorriso[15].

Le dirai-je? pour ce qui regarde ce problème si épineux de la damnation et du salut, je trouve à notre poète catholique, à l’homme de ce moyen âge tant décrié à cause de ses ténèbres, une ouverture d’esprit et une charité de cœur que je ne m’aviserai pas de demander aux chantres protestans du Paradis perdu et de la Messiade. Il faut lire en effet le XVIIIe et le XIXe chant de Klopstock qui parlent du jugement dernier, pour connaître tout ce que le zèle luthérien peut receler d’étroitesse et de sécheresse, même, dans un siècle éclairé et bénin; tandis que Dante va jusqu’à penser qu’au jour du jugement, tel qui n’a point connu le Christ sera plus près du fils de Dieu que beaucoup de chrétiens qui l’invoquent sans cesse :

Ma vedi, molti gridan Cristo, Cristo,
Che saranno in giudicio assai men prope
A lui, che tal che non conobbe Cristo[16].


La rédemption de tous ceux qui ont pratiqué la vertu sans avoir reçu la grâce du baptême ne cesse évidemment de solliciter l’esprit du mystique pèlerin, elle le préoccupe, elle le tourmente et le jette dans des contradictions bien curieuses. « Un homme naît sur la rive de l’Inde, — se demande-t-il[17], — où personne ne lui raisonne ni ne lui parle du Christ; tous ses desseins et ses actes sont bons autant que la raison humaine peut le guider; il est sans péché dans sa vie et dans ses paroles; et il meurt non baptisé et partant hors de la foi ! Où est la justice qui le condamne ? où est la coulpe s’il n’a point cru?.. » Dante a beau se dire que c’est vouloir sonder l’insondable, vouloir pénétrer des lointains infinis «avec une vue qui ne mesure pas une pa’me; » il a beau même se rappeler l’abîme où tomba le premier des archanges pour n’avoir point attendu la lumière, il continue à chercher la lumière sur ce point obscur, irritant, et il finit pardonner ce commentaire magnifique du violenti rapiunt de l’apôtre :

Regnum cœlorum violenzia pate
Da caldo amore, e di viva speranza,
Cho vince la divina volontate ;

Non a guisa che l’ uomo all’ uom sovranza,
Ma vince lei, perché vuole esser vinta,
E vinta vince con sua beninanza[18].


C’est surtout la vénération, l’enthousiasme pour les héros et les génies du monde classique qui le portent à scruter cette question et lui font commettre parfois des actes d’un arbitraire magnanime, « Une douleur profonde le prend au cœur » à la vue de tant de nobles esprits retenus dans les limbes par le seul péché de l’ignorance où ils furent du Christ[19] ; et il entoure d’une majesté véritable ce groupe, au milieu duquel il lui est donné d’entrer un moment pour y parler de choses « dont il est beau de se taire ! » Il ne résiste pas au renom de grandeur que Caton a laissé dans les souvenirs de la république expirante : il lui pardonne le suicide, et, qui plus est, la résistance à César, et fait de lui le gardien du purgatoire. Il revient à plusieurs reprises sur la tradition que le Christ, lors de sa descente aux enfers, a fait sortir des limbes nombre d’âmes non baptisées ; il profite de telle légende douteuse pour faire de Stace un chrétien et pour placer l’empereur Trajan au ciel ; il procède de même à l’égard d’Enée par la seule considération des origines de Rome, et à l’égard d’un obscur héros de l’Enéide du nom de Riphée, par la seule raison que Virgile l’a appelé

…. justissimus unus
Qui fuit in Teucris, et servantissimus æ qui.


Et Virgile lui-même, — de quelle auréole de splendeur Alighieri n’a-t-il pas revêtu le chantre mantouan, jusqu’à faire de lui le représentant et le symbole de tout ce qui, en dehors de la foi, peut être le beau, le bien et le vrai ! Je sais bien que le moyen âge tout entier a eu pour l’auteur de l’Enéide un culte véritable et étrange ; qu’il aimait à parler de lui tantôt comme d’un prophète du christianisme, et tantôt comme d’un mage et d’un sorcier ; mais Dante a soigneusement écarté de la légende de son Virgile tous les traits de nécromancie et de démonologie, si populaires dans le temps, et qu’un Cino da Pistoja, par exemple, n’a point dédaignés. Dans une image ingénieuse, il compare son doux maître « à l’éclaireur qui, la nuit, porte par derrière un flambeau dont il ne jouit pas lui-même, mais dont il illumine la voie de ceux qui marchent après lui[20] ; » et certes, au point de vue moral, aucun poète de l’antiquité n’a autant mérité cet éloge que celui qui, en chantant pascua, rura, duces, s’est toujours inspiré des idées les plus pures de Platon; celui aussi dont tels vers sur le nouvel ordre de choses qui naît, sur une Vierge, sur un royaume de Dieu qui approchent, sur les âmes qui dans l’autre monde « expient par des supplices divers leurs anciens crimes, s’y lavent de leurs souillures ou s’épurent dans le feu, » nous frappent encore aujourd’hui par leur accent mystique, presque chrétien.


LA COMTESSE. — Comment! Virgile aurait eu ainsi le pressentiment du Purgatoire?..

Le PRINCE SILVIO. — Mais sans nul doute, madame, et un pressentiment d’une précision étonnante :

Quin et supremo quum lumine vita reliquit,
Non tan, en omne malum miseris, nec funditus omnes
Corporeæ excedunt pestes; penitusque necesse est
Multa diu concreta modis inolescere miris.
Ergo exercentur pœnis, veterumque malorum
Supplicia expendunt. Aliæ panduntur inanes
Suspensæ ad ventos ; aliis sub gurgite vasto
Infectum eluitur scelus, aut exuritur igni.
Quisque suos patimur Manes; exinde per an plum
Mittimur Elysium, et pauci læta arva tenemus :
Donec longa dies, perfecto temporis orbe,
Concretam exemit labem, purumque reliquit
Ætherium sensum, atque aurai simplicis ignem.
Has omnes, ubi mille rotam volvere per annos,
Lethæum ad fluvium deus evocat agmine magno :
Scilicet immemores supera ut convexa revisant
Rursus[21]...


C’est même dans ces vers, je pense, que Dante a dû trouver la justification principale du choix qu’il a fait de Virgile pour guide, non-seulement dans son descensus Averno, mais aussi tout le long de son pèlerinage à travers le purgatoire et jusqu’au seuil du paradis terrestre... J’aurai à examiner plus tard un autre but, haut et chimérique, qu’Alighieri poursuivait encore par sa glorification si constante de Virgile et du monde romain; ici j’ai voulu marquer seulement l’esprit de charité, surprenant pour l’époque, qu’il a toujours gardé envers ce monde païen, le soin vraiment touchant avec lequel il a tenu à lui laisser entr’ouverte la porte de la grâce, autant que le permettait la rigueur du dogme chrétien, se fiant pour le reste « à la violence que l’amour peut faire au ciel!.. » Certes, si, comme le dit Béatrice de son bien-aimé, « jamais fils n’a donné à l’église militante plus d’espérance, » jamais aussi chrétien du moyen âge n’a autant que lui plaidé, espéré pour les grandes âmes de l’antiquité au sein de l’église triomphante !

Tout en reconnaissant ce « fils de l’église » et ce croyant orthodoxe dans l’auteur de la Divine Comédie, d’aucuns cependant se sont demandé s’il a toujours été tel, et si, à quelque époque antérieure à la composition du « poème sacré, » sa foi religieuse n’a pas eu des momens d’éclipse et de défaillance. Un savant célèbre de l’Allemagne, et auquel la critique dantesque a des obligations considérables, a même construit sur cette distinction un système des plus imposans : une de ces « histoires psychiques » du grand Florentin, dont M. L’académicien a si péremptoirement fait litière dans notre réunion précédente. Il est juste de convenir que de toutes ces « histoires psychiques » celle présentée par M. Karl Witte, — car c’est de lui que je parle, — est la seule vraiment rationnelle et d’un intérêt saisissant, la seule aussi qui ait réuni les suffrages les plus autorisés en Allemagne et en Italie, et c’est à tous ces titres qu’elle réclame, de notre part l’attention la plus sérieuse[22].

D’après le système de M. Witte, il existerait un lien étroit entre la Vita nuova, le Convito et la Divina Commedia; ces trois ouvrages constitueraient une espèce de trilogie, formeraient les parties diverses d’un seul poème, dans lequel Dante aurait décrit les trois grandes phases de sa propre vie et de celle de l’humanité : l’histoire de la foi naïve d’abord, puis de l’apostasie et du doute, et enfin du retour à la foi, retour plein d’épreuves et de pénitence. La Vita nuova représenterait la première époque du poète, — époque d’une croyance enfantine et pure, pleine d’amour et d’insouciance, à l’abri de l’examen et des poignans soucis de la réflexion, — et qui prit fin avec la mort de Béatrice. A partir de ce moment, pense M. Witte, Dante eut l’âme envahie par la tristesse et l’abattement; sa confiance dans la bonté, dans la miséricorde de Dieu fut ébranlée par la base, et il ne trouva plus de consolation que dans la science, dans le savoir humain. Ne déclare-t-il pas lui-même dans le Convito que c’est bien la philosophie qui fut pour lui alors la véritable « dame compatissante, » celle qui a calmé son désespoir au point de le rendre presque infidèle au souvenir de Béatrice? C’est précisément le Convito, — ouvrage inachevé, où, sous forme de commentaire à ses canzones, l’auteur s’était proposé de donner une sorte d’encyclopédie de toute la science scolastique, — qui marquerait cette seconde phase dans le développement moral et intellectuel du poète. «La philosophie, dit Alighieri dans le Convito, est la véritable félicité de notre âme; elle nous sauve de la mort, de l’ignorance, et guérit nos passions. Quiconque veut voir son salut, que celui-là regarde dans les yeux de cette dame qui est l’épouse de l’empereur du ciel, sa sœur et sa fille chérie... » Mais la sagesse humaine n’est qu’humaine, et après nous avoir bercés quelque temps dans de vains rêves, elle finit par nous abandonner à tous les déchiremens et à toutes les angoisses de l’incertitude. Ces doutes, ces douleurs et ces angoisses, prétend M. Witie, ne furent pas épargnés à l’auteur du Convito, et c’est cette période de sa vie spirituelle que Dante nous aurait retracée dans les premiers chants de son troisième ouvrage poétique, la Divine Comédie. La forêt « obscure, âpre et épaisse, dont le souvenir est plus amer que la mort, » et où le poète s’est trouvé « au milieu du chemin de notre vie, » désignerait cette époque d’aberration, et l’Enfer dans son ensemble ne serait que le symbole de toutes les mauvaises passions que le penseur aurait éprouvées en son âme troublée, alors que, renonçant à la grande révélation d’en haut, il n’avait plus pour guide que la seule raison humaine. Il fut toutefois donne à Dante de reconnaître ses égaremens et d’en sortir triomphant. Dès le commencement de son mystique pèlerinage, nous le voyons déjà repentant et cherchant par des humiliations et des expiations, le retour sur « la voie droite, » sur le chemin du salut. Ainsi préparé à ne plus attendre du savoir terrestre cette lumière que la grâce divine seule peut apporter à l’homme, il ne tarde pas à gravir le sommet du purgatoire, à y retrouver sa Béatrice, — la foi ancienne. — et son esprit, dégagé de tout scepticisme et de toute souillure, finit par s’élever jusqu’au paradis et par y contempler en face les vérités les plus sublimes.

Il y a bien de l’originalité à coup sûr, et même du piquant, à nous présenter ainsi Alighieri comme le Faust ou le Manfred du moyen âge, — un Faust certes réconcilié, un Manfred finalement repenti, mais toujours un de ces « démons du doute, » ainsi que les appelait Goethe, et que la poésie moderne semblait seule jusque-là avoir eu le privilège de créer. L’hypothèse de M. Witte a le séduisant attrait de beaucoup rapprocher de nous le « poème sacré, » d’en faire le commentaire et la glose de nos propres destinées. Car croire d’abord d’une croyance naïve et pure, et se ressouvenir toujours avec regret, avec douleur, — comme Faust au son des cloches de sa paroisse, — de la douce foi de l’enfance; puis, comme ce Faust aussi, se jeter dans la science, vouloir saisir l’essence de la création, vouloir approfondir les lois de l’univers et de la société humaine, et étudier, hélas ! la philosophie...; reconnaître ensuite, connue Faust, qu’on ne sait rien, que le savoir ne mène ni à la vérité ni au bonheur; se dire, comme Manfred, « que l’arbre de la science n’est pas l’arbre de la vie..; » enfin, désenchanté et meurtri, épuisé de la lutte et doutant même du doute, se rejeter dans la foi, dans une foi ancienne ou nouvelle, mais qui nous épargne de penser et de scruter la fatale énigme et nous donne un dogme au lieu d’un problème... n’est-ce pas là, en effet, l’histoire de plus d’un parmi nous, n’est-ce pas même là, à peu près, l’histoire générale de notre époque? Eh bien ! cette histoire, nous la reconnaissons tout entière dans la trilogie dantesque de M. Witte. La Divine Comédie notamment, c’est notre propre chronique, un palimpseste au rebours, dont il suffirait d’enlever seulement l’ancienne couche scolastique pour y découvrir une écriture moderne, les mêmes caractères qui sont tracés en lettres de feu, de sang et de larmes sur le livre déchiré, de notre cœur, — et la tragédie de Dante serait ainsi toute trouvée...


LA COMTESSE. — C’est vrai ! Et pourquoi répudieriez-vous une explication aussi belle, aussi magnifique?

LE PRINCE SILVIO. — C’est que je crains, je suis sûr plutôt, qu’en argumentant ainsi nous ne faisons qu’attribuer au Florentin du XIVe siècle des idées et des sentimens qui, en réalité, n’appartiennent qu’à notre époque. Nous sommes habitués, nous, à considérer la raison comme l’opposé de la foi, à regarder la philosophie comme l’ennemie déclarée, ou tout au moins comme l’amie suspecte de la religion : en fut-il ainsi pour le moyen âge, pour le siècle de Dante, pour l’époque de saint Thomas et de saint Bonaventure? Prétendre, comme le font certains défenseurs acharnés de l’hypothèse de M. Witte [23], prétendre que la scolastique, par cela même qu’elle s’efforçait d’adapter le raisonnement à la foi, faisait déjà acte d’indépendance, voire de révolte, à l’égard de cette dernière, et ranger ainsi l’auteur de la Somme sous la bannière de Spinoza et de Hegel, c’est là assurément une des plus étranges confusions des temps et des idées. Car il ne s’agit pas ici de savoir ce que les penseurs scolastiques du moyen âge peuvent être et signifier pour nous, selon notre manière de nous imaginer maintenant le développement général de l’esprit humain : il s’agit de constater simplement ce que ces penseurs ont été pour eux-mêmes, dans leur âme et conscience, au milieu de l’horizon qui leur était propre et qu’ils ne dépassaient pas. Il se peut, en effet, qu’en remontant la pente de la spéculation moderne, nous nous trouvions au sommet en face des docteurs scolastiques, et que, de déduction en déduction, nous parvenions ainsi à saluer dans saint Anselme le père du rationalisme et à découvrir dans le préambule dont il fait précéder sa démonstration ontologique le germe d’un traité cartésien. Toutefois, et pour peu que nous voulions être justes et vrais, nous ajouterions aussitôt que cette conséquence c’est nous seuls qui la tirons, que les Docteurs séraphique et angélique étaient loin de la prévoir, et que, s’ils préparaient la voie du rationalisme, c’était bien involontairement et bien à leur insu. Si le moyen âge, en un mot, se servit de la raison, ce ne fut ni pour contredire ni même pour contrôler la révélation, ce fut uniquement pour « l’enluminer, » pour la faire ressortir encore plus éclatante et plus manifeste. La philosophie était en concordance parfaite avec la religion; et Aristote fut considéré comme le maître de la pensée parce qu’on le croyait le serviteur de la foi. Pour saint Anselme comme pour saint Thomas et Dante, la science fut « la félicité de l’âme, l’épouse de Dieu, sa sœur et sa fille chérie, » et tout cela précisément parce qu’elle n’était rien autre chose que la glorification du Verbe même, l’expression humaine de la vérité divine.

Ce n’est pas que la spéculation scolastique n’ait eu ses perplexités aussi et ses incertitudes : les tergiversations et les angoisses qui accompagnent d’ordinaire le douloureux enfantement de la pensée. Ces incertitudes toutefois, dans leur essence et leur circonscription, étaient bien différentes des nôtres : elles ne touchaient ni aux fondemens ni même à la forme de la révélation ; elles troublaient les veilles, elles ne troublaient pas la conscience des penseurs. Alors on croyait fermement au dogme, et si l’on doutait, ce n’était que de la raison, ou plutôt de la capacité individuelle de s’en servir. Aujourd’hui c’est le contraire qui a lieu ; on croit à la raison, à elle seule, et si l’on doute, c’est de la foi. Entre les doutes du moyen âge et le doute, le grand doute universel de notre époque, il y a un abîme, il y a tout juste la distance qui sépare le Credo quia absurdum du père de l’église, du Cogito, ergo sum du père de la spéculation moderne. Ce n’est pas non plus que, tout en admettant la concordance intime entre la raison et la révélation, le moyen âge n’en ait senti et marqué très clairement la différence hiérarchique. Les docteurs du moyen âge reconnaissaient parfaitement que la raison humaine est souvent insuffisante à prouver ou seulement à comprendre toutes les vérités de la raison divine, mais ils ne supposaient point qu’elle pût mettre en question aucune de ces vérités éternelles, et de notre incapacité de démontrer tel ou tel dogme ils ne concluaient nullement à l’incertitude de ce dogme, ils concluaient tout au contraire à sa supériorité.


LE MARCHESE ARRIGO :

Matto è chi spera che nostra ragione Possa trascorrer la Infinita via, Che tiene una sustanzia in tre persone.

State contenti, umana gente, al quia; Chè se potuto aveste veder tutto, Mestier non era partorir Maria ;

E disiar vedeste senza frutto Tai, che sarebbe lor disio quetato Che’ternalmente è dato lor per lutte.

lo dico d’Aristotile e di Plato, E di molti altri[24]... </poem>


LE PRINCE SILVIO. — Je vous remercie, marchese, de rappeler ces vers célèbres que Dante met dans la bouche de Virgile, et que M. Witte invoque précisément, et au premier chef, à l’appui de son hypothèse. Et pourtant ces vers proclament-ils autre chose que ce que dit tout catéchisme : à savoir que la raison humaine peut atteindre bien des vérités dans l’ordre naturel et moral, qu’elle peut faire ainsi la grandeur d’un Aristote et d’un Platon, mais qu’elle ne saurait « parcourir la voie infinie qui tient une seule substance en trois personnes? » Étrange prétention de vouloir nous faire lire dans ces terzines une condamnation de la philosophie et un anathème contre la raison ! Non moins étrange assurément est la tentative d’expliquer dans ce sens telle phrase du Convito, où Dante dit que la philosophie ne craint pas « les luttes de doutes, » alors qu’il définit lui-même aussitôt la valeur de cette expression en y ajoutant « ni les labeurs de l’étude[25]! » Ainsi en est-il de tous les autres passages des écrits d’Alighieri dont on a voulu étayer une conception ingénieuse, mais chancelante par la base : par l’impossibilité absolue de citer le moindre texte clairet explicite constatant chez Dante une époque d’apostasie et de défaillance religieuse. Avec un symbolisme profond, et à l’endroit le plus décisif sous ce rapport de son œuvre inspirée, — là où Béatrice dévoile à son bien-aimé le mystère de la création[26], — notre poète évoque l’image du soleil et de la lune qui, pour des instans bien furtifs seulement, « peuvent se faire une ceinture du même horizon, » l’image aussi des deux plateaux d’une balance qui ne demeurent que rarement en parfait équilibre : il marque ainsi la différence hiérarchique entre le savoir humain et la révélation divine, mais jamais il ne prononce ni leur incompatibilité ni leur divorce. Nulle part il ne présente le culte de la science comme une défection de la foi; nulle part il n’exprime le remords ou seulement le regret de s’être adonné à la spéculation; nulle part il ne rétracte ni n’atténue les éloges enthousiastes prodigués par lui dans le Convito à la philosophie ! Et c’est ici le lieu de rappeler en outre que le Convito a été composé en 1308 au plus tôt,[27], et par conséquent bien longtemps après la vision merveilleuse de l’année du jubilé, bien longtemps après que Dante eut formé le projet du « poème sacré » et en eut même exécuté une très grande partie. La chronologie se trouve donc en désaccord éclatant avec « l’histoire psychique, » et un simple rapprochement de dates fait aussitôt ressortir une objection grave, impossible à surmonter. Comment, en effet, Alighieri a-t-il pu revenir comme auteur, en 1308, sur une phase qu’il aurait depuis longtemps dépassée comme penseur? Comment a-t-il pu, dans le Convito, célébrer sans réserve et sans restriction cette philosophie dont il aurait reconnu bien auparavant les tendances néfastes, les résultats dangereux pour notre salut, cette philosophie, pour tout dire, qu’il aurait déjà, dès les premières strophes de sa Divine Comédie, décrite comme u une forêt obscure, âpre et sauvage, dont le souvenir lui était plus amer que la mort?.. »

Je ne saurais m’empêcher de vous présenter encore, messieurs, une dernière considération, d’un ordre purement littéraire et artistique, mais qui pour des connaisseurs de Dante pourrait bien l’emporter sur toutes les autres. Une lecture tant soit peu attentive de la Divine Comédie nous laisse voir avec quel art et avec quelle persistance le poète fait intervenir ses propres sentimens et ses propres destins partout où le spectacle des réprouvés ou des élus éveille dans son âme le souvenir d’un bonheur ou d’une douleur, d’une situation ou d’une catastrophe analogue de sa vie. Notre savant académicien nous a déjà parlé hier, et avec beaucoup de justesse, de l’attitude caractéristique de Dante dans tel cercle des orgueilleux, des violens ou des débauchés; j’ajouterai qu’Alighieri ne laisse échapper aucune occasion de rappeler ses vicissitudes et ses souffrances, ses amours et ses haines, ses combats et ses joies, ses efforts et ses mécomptes, ses doctrines favorites et celles qu’il répudie et condamne, et à chacune de ces occasions sa muse éclate avec une puissance extraordinaire, traversant toutes les tonalités de la passion, se liant à tous les accens d’une mélodie, là infernale et là céleste, perçant d’un cri aigu ou d’une plainte mourante tous les chœurs des damnés, tous les hosanna des bienheureux. Or Dante a plus d’une fois occasion de parler des égaremens de la raison humaine, de ses erreurs coupables et de ses audacieuses tentatives contre la loi de Dieu et les prescriptions de l’église. Il voit les anges déchus hautains et insolens même dans la cité de douleur ; il voit ceux qui ont nié l’immortalité de l’âme, « les hérésiarques et leurs partisans de toutes sectes[28], » brûler dans des tombeaux entourés de flammes; enfin, dans le huitième et le neuvième cercle de l’Enfer, il rencontre ceux qui ont abusé des dons de l’intelligence « pour faire le mal, » qui ont semé la discorde parmi les croyans et provoqué des schismes[29]. Si donc l’hypothèse de la « trilogie » était fondée, si Alighieri lui-même eût passé par l’épreuve fatale du doute, et cédé à une époque quelconque de sa vie aux entraînemens de la raison révoltée, c’est là aussi, c’est là surtout que nous devrions trouver ces émouvans épanchemens, ces grands cris de conscience et de douleur auxquels le poète nous a habitués partout où les ombres qu’il conjure et les idées qu’il évoque font vibrer les cordes de son cœur éprouvé. Que dis-je? si le doute philosophique avait été l’idée-mère, la cause créatrice, l’essence même, en un mot, de son « poème sacré, » lorsque Dante aborde cette question de la raison abusant de ses facultés, ne sentirions-nous pas cette sorte de commotion électrique qui révèle, dans toute œuvre capitale, l’approche du moment décisif ; tout ne tiendrait-il pas à nous avertir que nous touchons au point culminant des Cantiques ? C’est ce groupe représentant la pensée principale du vaste tableau, qui devrait être traité avec le plus de vigueur et de saillie, sur lequel devrait donner en plein la lumière du génie, afin de le rehausser et de le détacher des seconds plans, — ou alors le grand maître aurait ignoré les premières conditions de son art.

Eh bien ! je cherche en vain dans les passages indiqués un de ces accens du cœur, un de ces violens débordemens qui m’ont frappé partout où le poète est rappelé à quelque chose d’intime et de personnel, à la patrie ou à l’amour, à la gloire ou à l’exil, à l’état ou à l’église. Chose étrange, devant tous ces hérésiarques et sectaires, devant ces audacieux douteurs et ces révoltés de la raison, Dante reste maître de lui-même et maître de sa parole, spectateur serein et observateur froid, comme s’il se trouvait dans le cercle des avares ou des voleurs, comme s’il n’avait dans sa vie rien eu de commun avec eux, comme si rien dans son passé ne lui rappelait une chute pareille ou tout au moins un pareil égarement ! Pas un de ces retours sur soi-même, pas une de ces digressions lyriques et subjectives, pas une de ces plaintives variations du Quorum pars fui dont l’œuvre abonde dans tant d’autres parties. Et quant à la manière générale dont l’auteur de la Divine Comédie a traité les pécheurs de cette catégorie, quant à la perspective linéaire dans laquelle il les a placés, — de bonne foi, on n’a qu’à jeter un coup d’œil sur l’ensemble de la composition pour se convaincre que ce ne sont pas eux qui en forment le centre éthique et pathétique. On n’a qu’à comparer, par exemple, la description des traîtres et ennemis de l’empire avec celle de ces sectaires et « mauvais conseillers, » pour voir que ce ne sont pas précisément ces derniers qui constituent le groupe principal et résument la pensée fondamentale de l’œuvre. Faut-il l’avouer ? toutes les figures de ce groupe sont dessinées avec une ténuité de relief qui a même lieu de surprendre ; tout ce grand et important côté du mal est si légèrement accentué qu’il semble se perdre dans le vague ; et tout cela ne peut s’expliquer que par le fait que ce redoutable problème de la raison en opposition avec la foi était, dans son étendue comme dans sa portée, encore ignoré du poète et de son époque. Un poète de notre temps, un génie de notre siècle aurait certes bien autrement posé et éclairé ce problème ; et déjà Klopstock, qui vivait au milieu de la génération de Wolff et de Leibniz, et déjà Milton, qui fut un contemporain de Spinosa, et le Tasse lui-même, qui reçut en plein cœur le choc de la réforme, ont su trouver, pour parler de la raison révoltée et de la négation systématique, des accens et des images dont n’approche aucune terzine sur les hérésiarques ou ceux qui ont semé la discorde parmi les croyans.

J’ouvre au hasard Milton, je prends les premiers vers venus, ces paroles que profère Satan dès les premières strophes :

And thou, profoundest Hell,
Receive thy new possessor; one who brings
A mind not to be changed by place or time.
The mind is its own place, and in itself
Can make a Heav’n of Hell, a Hell of Heav’n.
What matter where, if I be still the same,
And what I should be, all[30]...


Cet esprit, que ne peuvent changer ni les lieux, ni le temps, qui est à soi-même sa propre demeure et qui peut faire en soi un ciel de l’enfer et un enfer du ciel; qui s’inquiète peu où il sera, pourvu qu’il soit toujours le même et ce qu’il doit être : tout; — c’est déjà presque l’esprit de l’identité tel que nous l’enseignera la philosophie de Hegel, c’est déjà la négation dans toute sa profondeur spéculative, — et je défie de trouver une note semblable dans toute la Divine Comédie !..

Arrêtons-nous encore un instant dans cette région curieuse de l’enfer où Dante a réuni tous ceux qui ont péché par la raison et provoqué des sectes et des schismes. Assurément elle est belle et grande cette image, dans notre poème, où les sectaires « et ceux qui ont chargé leur conscience en excitant la discorde, » se déchirent après la mort de leurs propres mains, et se fendent le corps « depuis le menton jusque sous le ventre; » elle est ingénieuse encore cette autre pensée du poète, qui fait se consumer dans la flamme même qu’ils avaient reçue du ciel ces esprits coupables qui s’en sont servis pour faire le mal :

<poem>……….. Dentro da’ fuochi son gli spiriti ; Ciascun si fascia di quel ch’ egli è inceso[31].


Mais si nous entrons dans le cercle et si nous contemplons de plus près les damnés, nous sommes bien surpris de voir à quelles proportions chétives et peu métaphysiques est réduit ici ce mot de « la raison abusant de ses facultés, » ce mot qui pour nous porte tout un monde, tout un chaos dans ses flancs I Car ces âmes consumées par la flamme même qui devait les éclairer, ce ne sont pas de grands philosophes qui auraient audacieusement mis en doute les vérités de la religion ou de la morale, ce ne sont pas des maîtres de la pensée qui auraient bravé Dieu dans ses profondeurs, et opposé la science d’en bas à la révélation d’en haut; ce sont des hommes qui, doués par Dieu d’une raison supérieure, en ont abusé pour donner de mauvais conseils... politiques : un Ulysse, par exemple, qui conseilla la construction du cheval de Troie, un Montefeltro, qui insinua au pape « de promettre beaucoup et de peu tenir, » un Bertrand de Born qui poussa le Plantagenet à se révolter contre son père : «plus n’a fait Achitophel avec Absalon et David ! » Encore une fois, parmi tous ceux qui ont fait abus de leur raison, Dante ne nomme pas un seul philosophe, pas un seul penseur. Le seul philosophe que nous voyons condamné au supplice d’un châtiment éternel dans la Divine Comédie est Epicure; et c’est précisément parmi les « hérétiques, » sur les confins de l’incontinence et de la malice, que le poète le place ainsi que tous ses adeptes « qui font mourir l’âme avec le corps[32] : » preuve manifeste que Dante ne voyait dans le scepticisme que des mobiles sensuels et un but matériel. Dans les libres penseurs il ne voyait que des libertins.

En effet, d’après tout ce qu’il dit, et surtout d’après tout ce qu’il tait et omet, il est aisé de reconnaître qu’Alighieri n’a aucune notion de la négation philosophique dans ce sens transcendantal et métaphysique qui, pour notre malheur ou pour notre gloire, nous est devenu si familier et si commun. J’insiste sur ces omissions significatives dans la Divine Comédie, car il est non moins intéressant et instinctif de reconnaître les lacunes importantes du « poème sacré » que d’en inventorier les immenses richesses. Elle est par exemple bien vieille cette idée que Dieu a posé au savoir humain des limites qu’il est dangereux de transgresser, que le désir de tout connaître recèle un orgueil coupable, et qu’en creusant l’énigme de notre existence nous tombons dans l’abîme ; la croyance populaire et l’art des maîtres ont imaginé plus d’une fable renfermant cette leçon de renoncement suprême, ont créé plus d’un type de ces génies titaniques dont grande fut la témérité et grand le châtiment. L’antiquité a eu son Prométhée, notre époque a créé le Faust, le Manfred, et un poète moderne qui chanterait l’enfer ne négligerait certes pas d’emprunter ou d’inventer un type pareil qui résumât une pensée si profonde et un enseignement si douloureux. Or, nous chercherions en vain une telle figure parmi la race perdue qui peuple l’enfer de Dante : aucun de ces tragiques insurgés du destin n’apparaît au fond de son éternel abîme, aucun de ces génies prométhéens ne se détache du sombre tableau comme un éternel exemple : ce nom même de Prométhée ne revient jamais dans cette Divine Comédie, qui pourtant ne manque certes ni de réminiscences classiques, ni de figures mythologiques! Chose plus curieuse encore, le nom de Job ne revient pas non plus dans le pandémonium d’Alighieri, si immense et si rempli, et parmi tous les patriarches qu’il célèbre depuis le premier jusqu’au dernier, depuis Adam jusqu’à Tobie, je ne vois pas seulement ce juste de la terre de Hus, ce Prométhée de la Bible, qui, lui aussi, avait lutté avec Dieu, qui avait voulu pénétrer l’énigme de la création et scruter la grande question du mal! Un seul personnage semble, dans l’enfer du Florentin, approcher ce type et effleurer cette pensée, — mais il suffit déjà de le nommer, il suffit de nommer Ulysse, pour faire sentir combien peu propre est la personnification, et combien peu accentuée est dans le poème de Dante cette idée titanique, qui dans la conception moderne d’un sujet pareil aurait dominé toutes les autres. Ulysse châtié pour n’avoir pas résisté au désir a d’explorer le monde et de connaître les vices et les vertus des hommes; » l’ingénieux Laertiade condamné aux flammes éternelles pour avoir essayé de franchir « Cette gorge étroite où Hercule posa les deux signes qui avertissent l’homme de ne point passer outre[33] » — voilà le seul Faust, la seule âme prométhéenne de l’enfer d’Alighieri, et ce trait en dit plus que tout un livre. Il donne la juste mesure du génie spéculatif de Dante et décrit exactement l’horizon de la Divine Comédie comme celui du moyen âge tout entier. J’ai dit du moyen âge qu’il connut des doutes, mais qu’il ne connut pas le doute, le grand doute universel et autonome; je dirais volontiers de même de la Divine Comédie qu’elle contient les maux de notre nature, mais qu’elle ne contient pas le Mal, le Mal dans son sens transcendantal et absolu. Le Mal, Dante le comprend seulement dans ses effets partiels et pratiques, dans ses produits moraux, sociaux et politiques; il ne le comprend pas dans sa cause unitaire et théorique, dans son principe spéculatif et abstrait. Il connaît certes la négation : car pour lui, comme pour le plus simple des croyans, tout péché est déjà une négation de Dieu et provient des passions et des intérêts humains; mais il ne connaît pas la négation absolue et métaphysique, cette négation désintéressée et sans passion, qui détruit pour détruire, — par la seule fatalité de sa nature et de sa logique, — qui décompose tout pour parvenir au néant, et qui n’a rien de matériel parce qu’elle est l’esprit : « l’esprit qui éternellement nie, » comme l’exprime le Méphistophélès de Goethe. Dans la vaste liste des péchés que déroule devant nos yeux le chantre de l’Enfer, il manque un péché capital : le péché du doute infini, de la recherche sans bornes, et de l’investigation sans limites. Il a manqué à la science du poète, comme il a manqué à la conscience de ses contemporains…


Soit fatigue, soit besoin de se recueillir, le prince Silvio, arrivé à cet endroit du discours, garda un silence prolongé que l’auditoire ne crut point devoir troubler. Seule la comtesse, accoudée comme toujours au piano, laissa au bout de quelques instans, errer sa main gauche sur les touches d’ivoire, et finit par entamer une harmonie douce et ondoyante dans laquelle les assistans ne tardèrent pas à reconnaître la cadence plagale du célèbre Credo de la Messe du pape Marcel. Ils y reconnurent également une de ces ingénieuses et délicates attentions dont la châtelaine avait le secret : elle semblait vouloir donner ainsi la plus digne réplique musicale à la chaleureuse apologie que le prince venait de faire de l’intégrité de la foi d’Alighieri. S’inspirant de la même pensée, le marchese Arrigo s’enhardit de son côté, aussitôt qu’eut résonné la dernière note de la musique de Palestrina, à réciter sotto voce la belle paraphrase du symbole des apôtres que Dante prononce au paradis devant saint Pierre :

<poem>…. Credo in uno Dio Solo ed eterno, che tutto il ciel move, Non moto ; con amore e con disio ;

E a tal creder non ho io pur prove Fisice e metafisice, ma dalmi Anche la verità che quinci piove

Per Mohsè, per profeti, e per salmi, Per l’evangelio, e per voi che scriveste, Poichè l’ardente Spirto vi fece almi ;

E credo la tre persone eterne, e queste Credo una essenzia si una et si trina, Che soffera congiunto sunt et este.

Della profonda condizion divina Ch’io tocco mo, la mente un sigilla Più volte l’evangelica dottrina.

Quest’è il principio, quest’è la favilla Che si dilata in flamma poi vivace, E, come Stella in cielo, in me scintilla[34].


JULIAN KLACZKO.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier et du 15 février.
  2. Purgat., XXV, 17-18.
  3. E. Aroux, Dante hérétique, révolutionnaire et socialiste; Paris, 1854.
  4. Parad., XXIX, 118-126.
  5. Inf., XIX, 52-57. — Parad., XXVII, 28-30.
  6. Purgat., XX, 86-96.
  7. Inf., X, 119. — Farad., XII, 100-102.
  8. Parad., XXV, 1-9.
  9. Ibid., XXV, 10-12.
  10. Ibid., XXIV, 122-154.
  11. Ibid., XXV, 52-53.
  12. Inf., V, 136.
  13. Paradise lost, III. 208-210.
  14. Gervinus, Gesch. d. Litteratur, t. IV, ch. IX, 4.
  15. Parad, XVIII, 19.
  16. Parad., XIX, 106-108.
  17. Pour tout ce qui suit, Parad., XIX et XX passim.
  18. Parad., XX, 94-99.
  19. Infer., IV, passim.
  20. Purgat., XXII, 67-69.
  21. Æneis, VI, 735-751.
  22. Karl Witte, über das Missverständniss Dante’s, 1824 (reproduit dans les Dante-Forschungen du même auteur; Halle, 1869). Dans un travail de jeunesse, publié par nous il y a déjà bien des années, nous avons pris la liberté de combattre, avec plus de développemens que nous ne pouvons le faire ici, la célèbre hypothèse de M. Karl Witte. L’illustre vétéran de la critique dantesque en Allemagne nous a depuis fait l’honneur de consacrer à notre essai un grand chapitre de ses Dante-Forschungen (p. 141-182) et d’y répondre à nos observations avec une bienveillance et une courtoisie dont nous sommes profondément touché. Il nous est toutefois impossible de nous départir de notre manière de voir, d’autant plus que M. Witte lui-même, avec une loyauté et une bonne grâce parfaites, reconnaît (p. 173) toute la force de plusieurs des objections que nous avons présentées dans ce premier travail et que nous n’hésitons pas à reprendre également dans la présente étude.
  23. Scartazzini, Dante (Biel, 1869), page 241 seq.
  24. Purgat., III, 34-44.
  25. Non teme labore di studio e lite di dubitazioni. (Convito, II; 16.)
  26. Parad. XXIX, initio.
  27. Dante déclare dans le Convito (I, t et, 3) qu’il a déjà dépassé « l’âge viril,» c’est-à-dire l’âge de trente-cinq à quarante ans, selon la définition qu’il donne lui-même de ce mot ailleurs (IV, 23) ; il s’y plaint aussi de son long exil, pendant lequel il a déjà parcouru toute l’Italie «en pèlerin et en mendiant; » or son bannissement ne datait que de 1302.
  28. Inf., IX, 127-128.
  29. Inf., XXVI-XXVIII.
  30. Paradise lost, I, 251-257.
  31. Inf., XXVI, 17-18.
  32. Inf., X, 14-15.
  33. Inf., XXVI, 107-109.
  34. Parad., XXIV, 130-147.