Ce que je ferai, ce que l’on fera

Ce que je ferai
Ce que l’on fera
ue diriez-vous de moi si je prétendais qu’il est très possible d’atteindre le Pôle Nord en ballon dirigeable ? Si je prédisais que, dans un avenir prochain des croiseurs aériens menaceront des flottes, feront la guerre aux sous-marins, et mettront des corps d’armée en déroute ?
Si je vous disais que je compte donner, dès cet été, une impulsion nouvelle à la navigation aérienne ? Que j’espère même, avant la fin de mes expériences, pouvoir croiser au-dessus de l’Europe pendant toute une semaine dans un yacht aérien qui n’aura pas besoin d’atterrir la nuit parce qu’il sera lui-même une maison volante ?
Vous me direz qu’il est facile d’épiloguer sur l’avenir.
Mais évoquer le passé est aussi une façon d’envisager l’avenir.
Tout ce que j’ai fait jusqu’ici est devenu banal — on le connaît, on l’a vu — cela semble tout naturel, cela ne sort pas de l’ordinaire. Mais n’oublions pas que la banalité de 1902 était l’impossibilité de 1898.

Le célèbre aéronaute vit au milieu de ses ballons. Celui qui figure dans son cabinet de travail et que nous voyons ici est la réduction du dirigeable qu’il pilotera bientôt dans les airs.
Comment se fait-il qu’aucun ballon n’ait jamais pu se maintenir beaucoup plus de vingt-quatre heures dans les airs, le record du monde, établi dans un match sensationnel récent, étant d’un peu moins de trente-six heures ?
C’est parce que le ballon a deux grands ennemis : la condensation et la dilatation. Supposez que vous vous trouviez en équilibre à cinq cents mètres de hauteur. Tout d’un coup un petit nuage masque le soleil. Le gaz du ballon se refroidit et se condense et aussitôt, si vous ne jetez pas assez de lest pour compenser la force ascensionnelle perdue par suite de cette condensation, vous commencerez à descendre vers la terre. Si vous jetez trop de lest, vous deviendrez par contre trop léger et vous monterez trop haut.
omment j’arriverai à faire tenir un ballon en l’air pendant une semaine.
Imaginez que vous en avez jeté juste assez. Tout va bien pendant quelque temps. Mais voilà que le petit nuage cesse de masquer le soleil. Le gaz se réchauffe et, en se dilatant, il regagne sa force de montée ; mais, ayant d’autant moins de poids à enlever qu’on a jeté plus de lest, le ballon montera encore plus haut dans les airs et la dilatation augmentera à mesure que la pression atmosphérique diminuera, jusqu’à ce qu’une quantité de gaz s’échappe par la soupape aménagée dans tous les ballons. Autrement le ballon ferait explosion !
Ainsi vous avez détruit votre équilibre et perdu trop de gaz, le ballon étant un impulsif, qui va toujours aux extrêmes. Vous redescendez donc, pour recondenser encore votre gaz par suite de l’augmentation de la pression atmosphérique. Mais alors il faut encore sacrifier du lest — et derechef le ballon s’élance trop haut et la difficulté recommence !
L’habileté d’un aéronaute pilotant un ballon sphérique consiste précieusement à se maintenir à la hauteur voulue en économisant le plus possible son gaz et son lest. Mais quelle que soit l’exactitude qu’il y apporte, l’heure viendra où des condensations répétées l’auront forcé de jeter son dernier gramme de lest, tandis que les dilatations répétées lui auront causé une telle perte de gaz que son ballon descendra à terre, non plus sphérique, mais en forme de poire, flasque et vide dans sa partie inférieure.
Depuis les premières ascensions en ballon, les aéronautes ont cherché à combattre la condensation au moyen de la chaleur. Le premier ballon de Montgolfier n’était rempli que d’air chaud qui est plus léger que l’air froid de l’atmosphère ; et l’on a toujours su qu’une élévation suffisante de la température du gaz équivaudrait à une économie d’autant de lest.
Pilâtre de Rozier qui, accompagné du marquis d’Arlandes, fut le premier de tous à faire une ascension libre en ballon, finit par perdre la vie en voulant traverser la Manche, victime d’une combinaison qui devait renforcer par de l’air chauffé le gaz d’hydrogène.
Dans la suite, on a proposé diverses méthodes ; la dernière et la plus logique consistait tout bonnement à permettre à la vapeur de se mélanger librement avec le gaz. Puis, la vapeur se condensant en gouttes sur la surface interne de l’enveloppe du ballon peut être récupérée sans perte dans un réservoir adapté à l’ouverture pratiquée dans le fond du ballon sphérique.
Rien ne serait plus naturel ni plus beau que ce procédé — en théorie — et les seules raisons que j’ai de ne pas l’adopter dans la pratique résultent des expériences que j’en ai faites en petit. Je ne dis pas qu’elles soient concluantes, mais autant que j’ai pu l’expérimenter, ce système m’obligerait à emporter une trop grande quantité d’eau. La surface du ballon est tellement considérable que la masse de vapeur, au lieu de se condenser et de retomber en gouttes comme dans la théorie, semble tout simplement disparaître, s’évaporer à travers la soie vernie, que le gaz même ne peut traverser. Du moins, c’est ce qui m’est arrivé.
ne découverte très simple et très ingénieuse, mais… il fallait la trouver !
Et cependant cette question de l’élévation de la température du gaz me tente trop pour que je l’abandonne, maintenant surtout que nous avons un combustible si perfectionné : le pétrole. Mes fabricants de chaudières et de condensateurs me promettent que, avec un kilogramme de pétrole, je serai en état de faire vaporiser vingt kilogrammes d’eau. Or, si je puis trouver un moyen pratique de recueillir cette eau dès qu’elle cesse d’être à l’état de vapeur, le problème si longtemps étudié sera résolu.
Suivez-moi bien : Imaginez que le ballon descende. Au lieu d’alléger le système en jetant vingt kilogrammes de lest, je n’aurai qu’à brûler un kilogramme de pétrole. Mes vingt kilogrammes d’eau se transformeront en vapeur, plus légère que l’air lui-même et sa chaleur dilatera le gaz au point de produire trente kilogrammes de nouvelle force ascensionnelle ! N’est-ce point simple et commode ?
Pourquoi n’amènerai-je pas directement la vapeur de la chaudière à un condensateur modern-style en aluminium qui serait suspendu à l’intérieur du ballon ? On ne l’a jamais fait — mais c’est là le signe distinctif de toutes les innovations ! C’est donc ce que j’ai fait. Appelez la chose comme vous le voulez, condensateur ou radiateur, cela n’a aucune importance pour le résultat !

Santos-Dumont prépare pour 1905 un « yacht aérien » qui fera sensation. On y verra suspendu en guise de nacelle une sorte de petite maison avec fenêtre-balcon de chaque côté. On pourra loger dans les airs pendant plusieurs jours.
L’appareil se compose d’un demi-kilomètre de tubes en aluminium très mince, disposés verticalement en forme de cône creux, le tout étant suspendu au sommet interne du ballon.
Maintenant — pardonnez à un inventeur d’insister un peu sur les détails de son invention — imaginez le ballon dans l’air et en train de descendre. Je tourne un robinet et la vapeur produite par une petite chaudière commence à monter dans le condensateur se frayant un passage à travers le demi-kilomètre de tubes.
Il est impossible que la vapeur se mélange avec le gaz, mais en revanche elle le réchauffe, lui permet de se dilater à nouveau et donne au ballon une nouvelle force qui le précipite plus haut. En effet, la vapeur cesse d’être vapeur avant d’avoir traversé sur toute sa longueur ce demi-kilomètre de tubes. Elle retombe donc immédiatement en gouttes et coule à l’autre extrémité des tubes.
Voyez maintenant ce qui se passe. Le jeu des robinets m’assurant une interruption à volonté, je conserve mes vingt kilogrammes d’eau dans un mouvement circulaire continu, eau, vapeur, eau, vapeur, eau et ainsi de suite. Les vingt kilogrammes (ou plus) d’eau constituent toujours une partie du poids primitif du ballon ; et cependant chaque fois que je fais circuler cette eau, avec la dépense d’un kilogramme de combustible à pétrole, je gagne momentanément trente kilogrammes de force ascensionnelle. Et grâce au jeu de mes robinets, je suis en état de graduer cette force à mon gré.
Encore une fois, je gagne trente pour un, c’est-à-dire, trente kilogrammes de force ascensionnelle pour un kilogramme de pétrole-lest. Il me paraît donc évident que si, jusqu’ici, un aéronaute a pu rester vingt-quatre heures dans les airs en ballon sphérique avec une quantité déterminée de lest de sable, je pourrai, moi, me maintenir trente jours dans l’air avec la même quantité de lest de pétrole.
e que sera l’aéronef du xxe siècle et comment on vivra à son bord
On est en train de coudre l’enveloppe de mon yacht aérien, s’il m’est permis de l’appeler ainsi. La « cabine » est déjà construite, on travaille à la chaudière et au condensateur ; le moteur est commandé, les propulseurs existent. Et sous peu le yacht aérien partira pour sa première croisière. Par sa forme extérieure il ressemblera plus à l’idée que nous nous faisons de l’aéronef du xxe siècle que tout ce qui a été construit jusqu’ici.
Au-dessous d’un ballon ovoïde, mais un peu moins allongé que celui de mon « Numéro 9 », on verra suspendue en guise de nacelle une sorte de petite maison avec une fenêtre-balcon courant de chaque côté sur la moitié de sa longueur.
Cette fenêtre-balcon marque la place de la pièce fermée, pouvant être chauffée, quand il sera nécessaire.
Comme la maison volante est destinée à rester des journées entières dans les airs, un abri contre le froid, même à des hauteurs modérées, peut avoir son importance. Les parois de la pièce fermée devront donc être absolument étanches et construites de manière à retenir la chaleur. Elles seront établies comme la maison sur un squelette de bois de pin, d’aluminium et de cordes de piano, le tout recouvert de plusieurs épaisseurs de soie à ballon vernie. Deux lits de camp y tiendront. Mais, me direz-vous, que feront les hôtes pendant que le capitaine dormira ? Toute l’idée du yacht aérien est dans la réponse à cette question.
Mes hôtes en prendront à leur aise quand viendra mon tour de sommeil : Le yacht aérien n’est pas fait pour marcher à grande vitesse. Aussi il n’est nullement nécessaire que son ballon ait une forme cylindrique. Je l’ai même fait construire en forme d’œuf ; et cela épargne et rend tout à fait superflues les manipulations pénibles et délicates et l’attention soutenue nécessaires pour conserver au ballon sa forme cylindrique, au moyen de ventilateurs et soupapes. Ainsi le yacht aérien pourrait, pendant des heures entières, ressembler tout à fait à un ballon sphérique ; il suffirait pour cela d’arrêter le moteur et de laisser tout le système s’en aller doucement à la dérive à travers la nuit — ou l’après-midi ou la matinée — porté par un courant favorable. Le rôle de mes hôtes se bornera à ouvrir ou à fermer un robinet suivant qu’ils verront le ballon monter ou descendre ; et il suffit pour cela d’un peu de bon sens.
Souvent nous nous laisserons porter ainsi à notre aise par des courants favorables, flottant à une hauteur pas trop grande au-dessus de la terre, mais absolument libres de tous les ennuis du guide-rope. Pour nous, il n’y aura pas d’élans subits dans les froides solitudes par-delà les nuages, pas de chutes à travers des brouillards humides — comme il arrive aux aéronautes de ballons sphériques. Nous ne nous efforcerons pas de battre le record de la vitesse, pas plus que nous n’aurons à redouter les variations de la pression atmosphérique, comme il arrive dans les dirigeables. Le bon maniement des robinets nous permettra de nous maintenir à la hauteur désirée ; et nous voguerons dans les airs en voyant l’Europe se dérouler à nos pieds comme une carte géographique.

Il est non seulement plausible, mais même tout à fait naturel de penser que dans un avenir relativement proche, les voyageurs utiliseront, de préférence aux voies terrestres, la voie aérienne. Les gares aériennes et les points d’aterrissage donneront à nos cités actuelles des aspects pittoresques et inattendus.
Nous dînerons. Nous regarderons se lever les constellations. Nous resterons suspendus entre les étoiles et la terre. Nous nous éveillerons dans la gloire du matin.
Et les jours succèderont aux jours. Nous franchirons les frontières. Nous voici planant au-dessus de la Russie — il serait fâcheux de s’arrêter si tôt — bouclons la boucle et revenons par la Hongrie et l’Autriche. Voilà Vienne ! Faites marcher les propulseurs et changeons de direction — qui sait si nous ne trouverons pas un courant qui nous poussera jusqu’à Belgrade ?
Mais voici le matin revenu — voguons avec la brise jusqu’à Constantinople ! Nous avons le temps et nous trouverons toujours le moyen de revenir à Paris…
ourquoi n’atteindrions-nous pas le pôle en dirigeable ?
L’avantage manifeste du ballon dirigeable ovoïde à petite pression intérieure et muni de mon appareil de chauffage à vapeur, est de pouvoir rester trente jours dans l’air là où le ballon sphérique ordinaire peut à peine s’y maintenir un seul jour.
Si Andrée avait bénéficié de cet avantage, il serait parti avec des espérances autrement sérieuses de pouvoir traverser le Pôle dans un courant aérien et d’être ramené à la civilisation dans l’hémisphère opposé.
Ainsi, je ne vois pas pourquoi un yacht aérien construit dans ce but n’atteindrait pas le Pôle et n’en reviendrait pas sain et sauf. Un vaisseau à vapeur aménagé pour une exploration arctique le transporterait le plus loin possible vers le Nord ; et là, sur le pont du vapeur, on pourrait le gonfler et le lancer dans l’espace pour traverser les quelques centaines de kilomètres qui le sépareraient encore de son but.
Pour moi, j’ai toujours été séduit par l’idée d’atteindre le Pôle en ballon dirigeable. Si l’on considère qu’il ne reste que quelques centaines de kilomètres à vaincre, il est ennuyeux et peu pratique de penser qu’une machine aérienne capable de fournir une course déterminée dans un laps de temps donné et de tenir tête à un vent soufflant à vingt et un kilomètres à l’heure soit mise en échec sur une petite distance.
L’expérience acquise en de nombreuses croisières dans un yacht aérien d’agrément nous enseignerait comment il faudrait construire, équiper et manier le ballon plus fort et plus puissant avec lequel on pourrait tenter l’exploration polaire.
Après avoir trouvé, soit par hasard, soit en le recherchant verticalement, le courant aérien qui emporterait le ballon vers le Nord, on arrêterait de suite le moteur pour ne pas gaspiller le combustible. Je dirai même qu’on ne devrait se servir des propulseurs que dans les deux cas où ils seraient d’une grande utilité, c’est-à-dire pour pousser l’aéronef droit vers le Nord pendant les périodes de calme, ou bien pour modifier son cours dès qu’il se trouverait emporté par un courant atmosphérique plus ou moins favorable.
Dans le cas où le yacht aérien polaire se verrait forcé d’atterrir, la manœuvre serait des plus simples : le capitaine n’aurait qu’à tourner un robinet et à laisser le froid intense condenser le gaz. Pour remonter, il n’aurait de même qu’à réchauffer le gaz.
… Quand les dessous de la guerre russo-japonaise seront connus, on trouvera très probablement que le bateau sous-marin a joué un rôle décisif dans la destruction de la première flotte russe.
C’est étonnant comme nous nous habituons vite aux inventions les plus révolutionnaires.
Jusqu’au moment où leur succès éclate à nos yeux, nous les condamnons ; après, nous les acceptons avec nonchalance comme une chose toute naturelle.
Pour moi, il n’y a pas de doute : l’aéronef du xxe siècle sera inévitablement non seulement l’unique ennemi, mais aussi le vainqueur sensationnel du bateau sous-marin de ce même siècle, et cela pour une raison assez curieuse dépendant de certaines lois d’optique que les inventeurs de l’un et de l’autre n’ont jamais prises en considération.
C’est un fait bien constaté que ceux qui planent en ballon au-dessus de la surface de l’eau aperçoivent des corps qui se meuvent sous les vagues, et cela à une grande profondeur et avec une précision merveilleuse.
Retenez ce seul fait surprenant et imaginez le cas d’une flotte menacée par des sous-marins. Sans le secours d’un croiseur aérien. elle restera aussi impuissante que les superbes vaisseaux de guerre russes dans la baie de Port-Arthur. Mais sous la protection d’un croiseur aérien, remarquez combien les chances et les rôles sont changés. Le croiseur aérien traverse ostensiblement l’air en longues lignes parallèles. Sous la surface de l’eau, le sous-marin est en marche. Sa vitesse est peu de chose comparée à celle de son adversaire dans l’air. Il ne peut même pas se rendre compte si le yacht aérien le menace, sans remonter à la surface et sans s’exposer à de grands risques ; et il ne pourrait ensuite profiter des renseignements ainsi obtenus qu’en plongeant à des profondeurs où son utilité deviendrait nulle.
Il y aura aéronefs et aéronefs, des grands et des petits, ayant des destinations diverses. Je vois en imagination un de ces grands croiseurs aériens de l’avenir ; heureuse sera l’armée ou la marine qui la première aura le privilège de l’avoir comme auxiliaire !

Une vision effrayante de la guerre future, un monstre aérien.
Comme il sera construit avec les ressources d’une nation et que sa destination sera de la plus haute importance, il sera infiniment plus fort que mon « Numéro 7 », dont il prendra cependant, à cause de la vitesse, la forme aiguë et allongée. Je me le représente d’une capacité de 77 000 mètres cubes de gaz, ayant une force ascensionnelle de 93 tonnes. Ceci n’est pas de la fantaisie. Je me suis livré à ce sujet à de longs et minutieux calculs et les rapports entre ces chiffres sont rigoureusement exacts.
Le ballon devra avoir 200 mètres de long et 28 mètres à son plus grand diamètre. Il sera poussé dans l’air par 30 propulseurs, actionnés chacun par un moteur à pétrole d’une puissance de 100 chevaux. Cela fait un total de 3 000 chevaux, ce qui suffirait à donner au navire aérien une vitesse constante d’au moins 100 kilomètres à l’heure. Pour résister à la pression extérieure et intérieure, l’enveloppe du ballon devra être composée de 26 épaisseurs de soie de Lyon dûment superposées et vernies.
Avec un ballon d’une telle force ascensionnelle, on pourrait transporter assez de combustible pour 1 000 kilomètres à pleine vitesse ou 3 000 à 4 000 kilomètres à vitesse réduite ; et il resterait encore assez de force ascensionnelle pour transporter un équipage de vingt hommes et une provision d’explosifs destinés à être lancés contre l’ennemi au moyen d’un ou deux canons genre lance-torpilles à air comprimé.
Un croiseur aérien pareil n’aurait pas à redouter le vent. Avec sa haute vitesse de cent kilomètres à l’heure il ferait son chemin tranquillement par le plus fort vent debout ; et quand on n’aurait pas besoin de ses services immédiats, on le tiendrait près de la terre, hors de l’atteinte du vent, amarré par une centaine de câbles.
e grand changement que nous verrons dans quelques années.
Quand donc inaugurerons-nous l’ère des vaisseaux aériens ? Ce grand changement se produira probablement très rapidement ; dès qu’un yacht aérien aura franchi le Pôle, dès qu’un croiseur aérien aura accompli quelque action d’éclat pendant une guerre, nous verrons dans un laps de temps très court des centaines de ces bateaux de l’air planer au-dessus de nos têtes. Ce sera le commencement du grand changement.
Des centaines d’ingénieurs et de mécaniciens travailleront concurremment au perfectionnement de ces vaisseaux de l’air, se copieront, se complèteront l’un l’autre, organiseront des courses, exposeront à côté l’un de l’autre au Salon des Aéronefs. Il y aura des usines pour leur construction ; et, d’année en année, les modèles deviendront plus pratiques, à raison même de l’expérience acquise par des milliers de gens compétents dans les concours et dans leurs expériences de tous les jours.
Au commencement, il en sera comme des automobiles, quand elles ne portaient pas encore de numéro, quand on n’exigeait pas de certificats des chauffeurs, et quand l’amateur sortant pour faire sa promenade en auto était toléré d’une part comme une exception et d’autre part comme un pionnier de l’industrie française.
On verra grandir de mois en mois le nombre de yachts aériens qui manœuvreront au-dessus de Paris ; mais comme ils n’effrayeront pas les chevaux, qu’ils n’écraseront pas les piétons, qu’ils n’entraveront pas la circulation dans les rues, et qu’ils n’empesteront pas de leurs odeurs l’air de Paris, on se récriera beaucoup moins que l’on ne pense.
Ah oui ! il y aura des plaintes. De temps en temps, un yacht aérien descendra par hasard ou même exprès dans la rue, et ce ne sera peut-être pas sans avarie pour la foule. De temps en temps, assez rarement, l’un d’eux s’abattra sur le sol, mais sa chute, pour être malheureuse, n’en sera pas nécessairement fatale.
On les discutera. Une partie de la population et de la presse se lèvera contre cette expansion de la navigation aérienne. D’autres la défendront, ne serait-ce que dans le seul intérêt de l’industrie française et de Paris, centre où affluent toutes les nouveautés du monde ; car les Parisiens seront encore prêts, comme ils l’ont toujours été, à faire des sacrifices plus grands que les autres villes pour conserver à leur capitale sa renommée de Ville-Lumière, ville de plaisirs, de spectacles inédits et de sensations nouvelles !
Petit à petit même, les accidents en entravant la circulation des rues entraîneront certains changements dans la topographie de Paris.
Les propriétaires de yachts aériens demanderont des quais d’atterrissement.
Ils diront : « Nous ne demanderons rien à la rue. Nous ne profiterons pas de vos avenues dont l’entretien est si coûteux. Donnez-nous simplement des emplacements pour atterrir et vous n’aurez plus d’ennuis de notre part. »
C’est ainsi que seront concédés les premiers atterrissements ; ce seront de grandes places ouvertes comme le Champ-de-Mars, où il n’y aura ni plantations, ni bâtiments, ni colonnes, ni clôtures, et c’est là que le capitaine de vaisseau aérien dirigera son bateau en cas d’avaries ou quand il lui faudra atterrir.
Au commencement, ces quais d’atterrissement seront probablement pris sur les places publiques déjà existantes ; mais la modification topographique aura commencé. Petit à petit il faudra créer des atterrissements dans tous les quartiers de Paris ; et quand on se mettra à en établir sur le toit des maisons, le second changement dans la topographie de Paris aura commencé.
Et nous qui lisons ces lignes, aurons-nous jamais l’occasion de monter en ascenseur jusqu’à des plates-formes spacieuses bâties dans l’air, pour attendre les vaisseaux aériens qui viendront nous prendre ? Pourquoi pas ? Et à côté des ballons, il y aura les machines volantes ou aéroplanes. Les ballons dirigeables

Peut-être verrons-nous cet original spectacle de quelque yacht aérien venant aborder à des quais d’atterrissement, au cinquième étage des maisons, et cueillir dans la nuit les invités d’une soirée parisienne. Pourquoi pas ?
allongés, même quand ils ne seraient ni plus lourds ni plus légers que l’air, sont faciles à remiser et s’enlèveront sans aucune difficulté des quais d’atterrissement établis à même le sol. Les aéroplanes, au contraire, auront un intérêt vital à atterrir et surtout à prendre leur vol sur des hauteurs.
Je n’ai rien à objecter contre les aéroplanes pourvus de moteurs ; il y a même certaines formes de « plus lourds que l’air » que je considère comme éventuellement possibles sinon probables. Et, si je me trouvais à la tête d’une grande station expérimentale de vaisseaux aériens, avec un matériel illimité et des ouvriers à ma disposition, je me mettrais aussitôt à fabriquer côte à côte une douzaine de types aériens différents, car j’ai toujours été et suis encore convaincu que seule l’expérience pratique sera notre vrai guide dans la conquête de l’air. Si dans mes propres expériences j’ai tenu jusqu’ici à des ballons allongés, c’est uniquement parce que je désirais naviguer de suite dans les airs sans tarder davantage, et pour mon propre plaisir.
Peut-être y aurait-il des yachts aéroplanes à grandes ailes qui permettront à des moteurs puissants de les faire voler dans l’espace. On arrivera bien à établir la proportion à observer entre force motrice et surface ; on découvrira les lois naturelles qui régissent les dimensions de tels aéroplanes, ou seuls, ou combinés avec des ballons. Et nous nous habituons si rapidement aux innovations que le jour ou des omnibus aériens entreprendront le transport de touristes et de voyageurs d’affaires de Paris à Saint-Pétersbourg, vous et moi nous y prendrons place aussi naturellement que nos grands-pères ont pris place dans le premier chemin de fer.
C’est alors qu’à côté des quais d’atterrissement établis à même le sol et des hautes plates-formes aménagées pour les petits bateaux aériens, la transformation topographique de Paris sera complétée par de nouvelles gares aériennes savamment organisées.
Elles ressembleront à des gares terminus de chemin de fer en tant qu’elles auront des salles d’attente, restaurants, bars, et stations de fiacres d’un côté, tandis que de l’autre il y aura des salles pour le trafic, les machines, les appareils à gaz, et toute une série de voies ferrées parallèles. Ces voies auront leur utilité pour les petits chars et les locomotives qui serviront à la manœuvre des vaisseaux aériens attendant l’heure du départ, car sur le sol le yacht aérien est aussi maladroit que l’aigle :
L’aigle maladroit ? L’autre jour au Jardin des Plantes, j’en regardais un battre des ailes sur une branche dans sa cage. Comme sa maladresse devenait de plus en plus manifeste, j’ai félicité in petto son inventeur et constructeur de ce qu’il n’a pas eu pour le conseiller, quand il a commencé ses premières « expériences », des mathématiciens en redingote et en chapeau haut de forme. Maladresse et poids lourd auraient fait condamner à l’avance les aigles tout comme leur maladresse et leur légèreté ont fait condamner les premiers ballons dirigeables !
