Ce que le monde catholique doit à la France/02

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Ce que le monde catholique doit à la France
Revue des Deux Mondes6e période, tome 43 (p. 611-644).
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CE QUE LE MONDE CATHOLIQUE
DOIT Á LA FRANCE

II [1]
LA PENSÉE FRANÇAISE. — L’APOSTOLAT FRANÇAIS. — LA PIÉTÉ FRANÇAISE

« La vérité, écrit Joseph de Maistre, a besoin de la France. » La vérité dont il voulait parler, c’était le catholicisme ; la France dont il voulait parler, c’était moins l’Etat français, ou l’épée française, que ce n’était l’âme française. Nous avons vu au service du catholicisme le bras de notre peuple et sa personnalité politique. Mais le catholicisme est une doctrine qui veut persuader, et il est une vie qui veut se répandre ; et comme il insiste, sans cesse, sur la collaboration de l’homme avec Dieu pour l’œuvre du salut, — salut personnel et salut universel, — c’est nous conformer à son esprit que d’étudier le concours qu’a prêté à la doctrine catholique la pensée de la France et le concours qu’a prêté à la vie catholique l’âme même de la France.


I

Ouvrons la liste des « docteurs de l’Eglise, » liste très brève : Rome se réserve le droit de l’allonger, et n’en use que rarement. Plus généreuse au XIXe siècle que dans les âges antérieurs, elle y inscrivit neuf nouveaux noms. Trois appartiennent à la vieille Eglise d’Orient ; à leur suite, voici un Anglo-Saxon, Bède, puis deux Italiens, saint Pierre Damien et saint Alphonse de Liguori, et trois noms, enfin, que nous pouvons revendiquer comme nôtres : saint Hilaire, le Poitevin, dont la plume fit reculer l’arianisme romain avant que l’épée de Clovis ne fit reculer l’arianisme barbare ; saint Bernard, le Bourguignon ; saint François de Sales, le Savoisien. Le catholicisme germanique est absent de ce catalogue : c’est au-delà de la Manche et au-delà de la Méditerranée, c’est de ce côté-ci du Rhin et sur le versant méridional des Alpes que Rome éclectique a trouvé ses docteurs : parmi les flambeaux dont Rome veut que le monde s’éclaire, aucun né s’est allumé sur terre germanique.

Rome ne procède point par ukases ; elle n’improvise pas, d’un geste capricieux, les grandeurs qu’à la face du monde elle proclame ; elle constate et juge, en souveraine attentive, informée, certains désirs ou certaines familiarités séculaires de la conscience chrétienne ; et puis, librement, au jour de son choix, elle les ratifie. Ce Bernard de Clairvaux, qu’en 1830 Pie VII fit docteur, régna, vivant et mort, sur l’Europe chrétienne ; son ascendant fut décisif pour dépeupler le bercail d’un antipape, — bercail déjà nombreux, — et pour rendre à l’Eglise l’unité. On le considérait comme le dernier des Pères, et qui certainement, ajoute Mabillon, « n’était pas au-dessous des premiers. » Si l’on excepte les quatre grands docteurs de l’Eglise latine, Bernard est, de tous les Pères, celui dont les ouvrages ont été le plus souvent transcrits au moyen âge. On évalue à cinq cents à peu près le chiffre d’éditions qui furent données de ses œuvres, complètes, ou partielles : deux cents en France, et presque autant au-delà du Rhin. « L’Allemagne et la France, écrivait Otton de Freisingen, le vénéraient comme un apôtre et un prophète. »

Même unanimité du monde chrétien, en ce qui concerne saint François de Sales. Après l’Imitation, dont on ne saura probablement jamais si elle fut l’œuvre d’une âme française ou d’une âme néerlandaise, il n’est sans doute aucun livre écrit de main d’homme qui ait eu plus de prise que l’Introduction à la vie dévote sur l’intimité des âmes. « Elle a été très utile en France, en Flandre et en Angleterre, » disait son auteur quatorze ans après la publication du livre ; et elle a été réimprimée plus de quarante fois, en divers lieux, en langue française. » On en fit tout de suite des versions anglaises, qu’un instant l’Eglise anglicane répandit ; il en circula des versions manuscrites en dialecte irlandais, pour le troupeau persécuté des catholiques d’Irlande. Jusqu’en grec et jusqu’en arménien, jusqu’en chinois et jusqu’en mexicain, l’Introduction fut traduite. Lorsque, au milieu du XVIIe siècle, le marquis de Lublin fut envoyé à la cour de Vienne par le duc de Savoie, il observa que tous les princes, seigneurs et dames avaient continuellement entre les mains une édition allemande de l’Introduction ; et c’est en toute vérité que Bourdaloue put bientôt dire : « Une des marques les plus évidentes de l’excellence de ce livre, c’est que, dans le christianisme, il soit devenu si commun. » Le Traité de l’amour de Dieu, moins populaire assurément, fut traduit à plusieurs reprises en allemand, en français, en italien ; et la renommée qui tout de suite lui fut acquise en Europe nous est attestée par ces seigneurs allemands qui disaient à l’un des domestiques de saint François de Sales : « En notre pays, on parle de M. de Genève comme d’un saint Jérôme, d’un saint Ambroise et d’un saint Augustin. » Pie IX, en 4877, en le faisant docteur, l’éleva au rang de Jérôme, d’Ambroise et d’Augustin : la voix de la chrétienté avait précédé celle du Pape, et l’une et l’autre glorifiaient une œuvre littéraire qui fait honneur à notre langue.

D’être devenu « commun dans le christianisme, » c’est une « marque d’excellence : » revenons un peu sur ce mot de Bourdaloue. L’Eglise voudrait que ce qu’elle croit « devînt commun » à tous les hommes, que son catéchisme, si j’ose ainsi dire, devînt sous toutes les latitudes un « lieu commun, » où collectivement toutes les pensées trouveraient une atmosphère et toutes les âmes une paix. Et, d’autre part, il est un peuple dont c’est proprement le génie, de rendre « communes » les idées qu’il élabore ou qu’il transmet, de leur assurer l’universalité par la clarté même dont il les inonde : ce peuple, c’est le nôtre. L’honneur qu’ont fait à notre langue les diplomaties du monde entier témoigne de ce que volontiers nous appellerions, en prenant le mot dans son sens étymologique, le caractère catholique de notre langue et du génie qui s’y exprime. Catholique, cela veut dire universel : il y a dans l’esprit français une puissance de rayonnement, qui n’a d’égale que la volonté de rayonnement de l’Église. Cette puissance est moins une ambition qu’elle n’est une générosité : la limpidité même de notre langue dévoile et satisfait ce qu’il y a de généreux dans notre esprit. En un mouvement de donateurs, nous avons besoin d’offrir et de porter l’idée, de la rendre accessible et de la faire accéder ; et plus nous la sentons nôtre, originalement nôtre, plus nous visons à la partager.

Notre vieille mystique française voisine avec Dieu, comme celle des autres races ; elle sait les douceurs du contemplatif tête-à-tête, elle s’en délecte ; mais dès le début du XVe siècle, cent ans avant que Calvin n’eût assoupli la langue française à traiter la matière théologique, notre chancelier Jean Gerson écrit en français, pour les simples gens sans lettres, pour les femmes, sa Montagne de contemplation. « La plus haute sapience que nous puissions avoir, la contemplation qui tend à aimer Dieu et à savourer sa bonté, » ne lui paraît pas le monopole d’une aristocratie d’âmes ; il veut, en français, la mettre à la portée des plus simples, en faire une chose commune. Ce Gerson, d’après Benoît XIV, qui ne lui tint pas rigueur de ses déviations gallicanes, fut « en son temps la plus brillante lumière de l’Église : » ce fut une lumière qui brilla même sur les petits enfans, et pour eux, en empruntant leur langue, à eux.

Ce que Gerson fait pour la contemplation, saint François de Sales le fait pour la sainteté. Nous sommes au surlendemain de ce moyen âge qui, sous la plume même d’un docteur comme saint Bernard, avait l’air, quelquefois, d’identifier la voie proprement monastique avec la voie du salut : l’évêque de Genève survient, avec cette perspicacité d’analyse où les malices mêmes sont des charités, pour montrer que la sainteté peut devenir une chose commune, qu’en tous les états on y peut atteindre et qu’en tous les états, dès lors, on y doit prétendre.

Lorsqu’un critique qualifia Bossuet de « sublime orateur des idées communes, » il pensa dire une méchanceté ; il se trompait. Est-il idée plus commune, — j’en atteste l’Évangile de saint Jean, — que celle qui « éclaire tout homme venant en ce monde, le Verbe ? » Bossuet voulait en être l’interprète, et il en fut, cela est exact, l’interprète sublime. En face des façons personnelles et subjectives de « sentir » Dieu, où se complurent souvent les âmes d’outre-Rhin, et dont la notion d’un Dieu personnel finit par être victime, la théologie d’un Bossuet, même dans ses œuvres mystiques, met au premier plan « la connaissance, » base « commune » offerte par la révélation divine à la vie religieuse de toutes les âmes. Toute foi qui ne se flatte plus d’un certain degré de connaissance et qui se résout en un sentiment, est une foi qui, par ses origines philosophiques, vient de la Réforme et de l’Allemagne ; avec Bossuet, notre XVIIe siècle a sauvegardé, d’une façon décisive, le caractère intellectuel de la croyance catholique. Il va s’élever et nous élever vers les mystères ; écoutez-le définir son dessein :

Toute ma connaissance ne consistera qu’à me rendre attentif aux simples et pures idées que je trouverai en moi-même, dans les lumières de la foi, ou peut-être dans celles de la raison, aidée et dirigée par la foi même.

Nous voilà loin de ce Dieu des philosophes postérieurs, qui semble être en perpétuel devenir dans les brumes de l’âme : une foi connue de tous, ou susceptible de l’être, une foi faite pour être « commune, » et qui veut l’être, voilà ce que nous exhibe, en la drapant de la belle transparence de notre langue, le clair génie de Bossuet. Les obscurités de certains mystiques, l’aspect « extraordinaire » de leur langage, choquent en lui, tout ensemble, le sens catholique et l’instinct français, qui l’un et l’autre, par une sorte d’harmonie préétablie, aspirent vers une vérité communément intelligible, et pleinement humaine pour le menu peuple des âmes.


II

De cette harmonie, les Papes du moyen âge avaient comme l’intuition, lorsqu’ils comblaient de leurs louanges cette Université de Paris, où quatre d’entre eux avaient étudié, « Un grand fleuve, qui, après avoir réjoui de ses flots la cité elle-même, en arrose l’Église universelle : » voilà les termes dans lesquels Grégoire IX et saint Louis parlaient de l’Université de Paris. Clément IV la regardait avec enthousiasme « répandre sur le monde entier une lumière qui semblait une image de la splendeur du céleste séjour. » Ainsi régnait sur l’Europe, en scrutatrice originale et fidèle de la doctrine commune, la théologie parisienne du XIIIe siècle : elle régnait par les chaires de ses maîtres ; elle régnait, aussi, par l’exode de ses écoliers, qui dans leurs diverses nations s’en allaient redire ce que Paris enseignait.

D’autres Français, ou d’autres étrangers formés par la France parcouraient, au moyen âge, les routes de l’Europe, pour un autre genre d’enseignement. Leur impulsion, leur labeur, couvraient l’Europe d’églises[2]. Ils s’appelèrent d’abord les Clunisiens : depuis Compostelle jusqu’en Germanie, leur maîtrise s’affirme ; leur colonie d’Hirsau fit connaître à l’Allemagne notre belle architecture romane. La voûte de Laach, la première voûte que nous trouvions en Allemagne, est fille de notre Bourgogne, de Vézelay : une architecture venue de chez nous abritait ainsi la prière allemande, et s’efforçait de la faire planer. Aux Clunisiens les Cisterciens succédèrent : l’Allemagne leur dut la croisée d’ogives, soixante ans après la construction de notre basilique de Saint-Denis. Elle s’est flattée, durant tout le XIXe siècle, d’avoir inventé le style gothique ; elle a depuis vingt ans pris un ton moins péremptoire, et elle a eu raison. Les droits de priorité de la main-d’œuvre française apparaissent de mieux en mieux établis : la cathédrale de Magdebourg imite notre cathédrale de Laon, et Notre-Dame de Trêves imite Saint-Yved de Braine ; Cologne imite Amiens ; la bourgade de Wimpfen fait orgueilleusement édifier, tout comme en Suède la ville d’Upsal, une église à l’image de Notre-Dame de Paris ; et la sculpture de Bamberg reproduit avec lourdeur la sculpture de Reims. C’étaient de grands voyageurs que nos « maîtres d’œuvres ; » les Pouilles, la Bohême, la Hongrie les appelaient ; l’Allemagne les retenait volontiers ; et ses architectes, à elle, venaient à leur tour chez nous pour étudier les cathédrales que détruit aujourd’hui son artillerie. On dirait que dans le vandalisme avec lequel elles sont visées, il entre une rage de pasticheurs, jaloux de faire disparaître l’original qu’ils ont copié.

C’est un grand honneur pour notre race d’avoir, des siècles durant, dessiné pour la chrétienté l’ordonnance et même les détails de ces arches d’alliance qui, du jour où fut inventée la croisée d’ogives, parurent n’emprunter à aucuns points d’appuis terrestres la robuste fermeté de leur équilibre et chercher leur centre dans les airs, toujours plus près du ciel. Les principicules allemands des XVIIe et XVIIIe siècles, dispensés par Martin Luther d’avoir à loger Dieu confortablement, s’occuperont de se loger eux-mêmes, à l’imitation du Grand Roi, et leurs palais singeront Versailles ; au moyen âge, la ville ou le chapitre d’Allemagne qui veulent loger Dieu jettent un regard vers nous, pour nous imiter, et parfois pour nous appeler. On nous convoque, même, pour la bonne installation des saints : la fameuse châsse des rois mages, à Cologne, est l’œuvre d’un orfèvre français dont le nom est devenu une noblesse, Nicolas de Verdun.

La décoration de l’église, telle que nos artistes la concevaient et la transportaient à l’étranger, était une perpétuelle leçon de doctrine : leur art était un catéchisme. On ne croit plus aujourd’hui que ces sculpteurs du moyen âge aient cherché dans l’art je ne sais quel exutoire pour la « pensée libre » ou pour la « pensée démocratique, » opprimées ou mortifiées : ce sont là niaiseries romantiques. Les encyclopédies théologiques du moyen âge, tout au contraire, trouvaient dans ces artistes leurs traducteurs populaires, et c’est sous le contrôle de la Mère Eglise que nos « ymagiers » de France écrivaient pour le peuple, avec leur ciseau de sculpteurs, de grandes pages de théologie, plastiques et vivantes. Il faut lire, dans l’ouvrage capital de M. Emile Mâle sur notre art religieux du treizième siècle, comment la cathédrale de Chartres, avec ses dix mille personnages, était « la pensée même du moyen âge, devenue visible ; » comment la cathédrale d’Amiens annonçait aux foules l’avènement prochain d’un Sauveur, et comment celle de Paris ramenait vers la Vierge tous les regards et toutes les pensées, comment celle de Bourges célébrait les vertus des saints. Ces sculpteurs étaient à leur façon des docteurs, — docteurs enseignés par l’Église enseignante ; et leur langue si originale, interprète de la révélation faite par Dieu à la communauté humaine, devenait une langue commune, par laquelle Dieu parlait à toutes les âmes priantes, dans les plus belles églises de toute la chrétienté.

Parfois cependant, notre vieil art religieux, à quelque universalité qu’il aspirât, prenait licence de parler discrètement aux chrétiens de France de ce qu’avait fait la France, mais uniquement de ce qu’elle avait fait pour l’Eglise : les pelletiers de Chartres donnaient à la cathédrale un vitrail, représentant les légendaires croisades de Charlemagne ; une verrière, à Saint-Denis, redisait la première croisade ; et sur la façade de Reims, au-dessus de la rose, la statuaire dressait Clovis baptisé par saint Rémi. Il n’advenait à l’art français d’évoquer aux regards des fidèles l’idée de la France, que pour leur rappeler son baptême, — geste de Dieu sur les Francs, — ou ses croisades, — gestes de Dieu par les Francs, — qui l’avaient placée à la tête du monde chrétien.


III

Il y a quelque chose de moins éclatant, j’allais dire de moins flamboyant, dans l’action intellectuelle et morale qu’exerça, pour l’Eglise, notre France du dix-septième siècle ; mais là encore nous trouvons un dévouement bien personnel, bien indigène, mis au service de la catholicité. Le Concile de Trente avait émis des décrets, dont certains, pour raisons politiques, étaient chicanés par l’État français ; mais c’est en France, par des initiatives sacerdotales françaises, que les décrets religieux du Concile passèrent le plus rapidement et le plus intégralement dans les faits. Oratoriens, Eudistes, Sulpiciens, Lazaristes, surgirent, comme d’une même poussée, pour « sanctifier le clergé » d’après les maximes du Concile. L’œuvre de saint Charles Borromée, premier exécuteur de ces maximes, était demeurée inachevée ; c’était grand péril pour les directions conciliaires. Il fallait qu’en un point du monde, sans plus de retard, on les vit se réaliser. Le monde apprit qu’en France des exercices d’ordinands formaient le clergé, que des séminaires s’organisaient : c’était chose faite, donc faisable ; la victoire des idées de Trente était assurée.

Le Pape en eut le sentiment si net que, dans ses propres États, il appela les Lazaristes : comme le disait si joliment saint Vincent de Paul avec une pointe d’humble fierté, « il plut à Notre Saint-Père d’envoyer les ordinands aux pauvres gueux de la Mission de Rome. » Les jeunes Romains qui voulurent en ce temps-là recevoir les ordres durent, de par la volonté d’Alexandre VII, aller tout d’abord faire retraite chez les pauvres gueux de France. De nombreux diocèses d’Italie, puis l’Espagne, suivirent l’impulsion, et demandèrent à Monsieur Vincent et à ses successeurs, pour la conduite de leurs ordinands, des Messieurs de la Mission.

A côté de ces initiatives pratiques par lesquelles la France réalisa, chez elle et au dehors, les intentions du Concile de Trente, nous la voyons poursuivre et développer, en face de la Réforme protestante, cette sorte d’ « exposition » de la pensée catholique, à laquelle le Concile avait cru nécessaire de procéder lui-même. La France de l’Édit de Nantes, où les deux confessions chrétiennes coexistent, produit des œuvres d’apologétique catholique auxquelles rien ne peut se comparer, à cette date, dans aucun pays. L’Espagnol ou l’Autrichien, qui tenaient à distance le sectateur de la Réforme, étaient beaucoup moins pressés de controverser contre lui, que ne l’était le catholique de France, qui le coudoyait. « Parmi tant d’habiles gens que l’Eglise romaine peut employer, disait Bayle, il y en a peu qui sachent manier une controverse comme Nicole. » Sa Perpétuité de la foi, ainsi que les livres d’Arnauld contre la morale calviniste, circulèrent dans toute la chrétienté. Mais le grand auxiliaire de Rome en face de la Réforme, c’est Bossuet.

Trente ans durant, il fut réputé dans toute l’Europe comme étant la personnalité catholique avec laquelle la Réforme pouvait causer et qui n’aspirait de son côté qu’à causer avec elle, en vue de l’union, et comme l’homme de doctrine qui déterminait, d’une façon sûre, les positions doctrinales de son Église. De son contact à Metz avec le pasteur Ferry, de son contact à Paris avec un Dangeau, un Turenne, un Lorge, de cette liberté d’approche entre les deux confessions, qui n’existait alors en aucun pays, ni protestant ni catholique, un petit livre sortit en 1671, que lut l’Europe cultivée : ce fut l’Exposition de la doctrine de l’Église catholique. A Rome, tout de suite, on songea à le faire traduire ; en 1672, une édition anglaise parut ; en 1673, une version allemande se préparait ; en 1673, à Rome même, la typographie de la Propagande imprimait une traduction irlandaise ; en 1678, c’était, une traduction flamande. Un bref d’Innocent XI, en 1679, approuvait en termes exprès la traduction italienne. A son tour, l’Histoire des Variations fut un événement européen : l’ampleur du livre ne découragea pas les traducteurs. Ils le firent passer en italien du vivant même de Bossuet, et plus tard en latin, en allemand, en anglais. Pour le combattre, toute la Réforme se leva, Basnage et Jurieu, et l’anglican Burnet, et le Genevois Turrettini, et l’Allemand Seckendorf. En 1720, le théologien de Tubingue, Pfaff, jugeait nécessaire un contre-assaut contre cette « attaque redoutable, » et disait avec sa morgue d’Allemand : « Ce livre eût sauvé l’Église romaine, si elle pouvait être sauvée. »

Lorsque Bossuet mourut, l’Académie ecclésiastique du collège romain de la Propagande entendit son éloge en italien et le fit imprimer : l’auteur faisait de lui l’image de l’évêque, « constitué évêque par Dieu dans toute la France sur tant d’âmes qui, par son moyen, passèrent à la vraie foi. » Rome savait ce qu’elle devait à l’action intellectuelle de Bossuet : elle oubliait les écarts de 1682 pour ne revoir en lui, à sa mort, que le controversiste par excellence de la Contre-Réforme catholique.

En face de la grande théologie française du XVIIe siècle, en face de notre science Bénédictine partout admirée, je cherche à citer, pour la même période, des noms d’outre-Rhin. En dehors de Canisius, que prêtèrent à la Germanie les Pays-Bas du XVIe siècle, je ne vois que des théologiens devenus obscurs, qui écrivaient en latin pour les séminaires, et puis, à Vienne, un prédicateur fameux, parfois bizarre, qui fit fureur sous le nom d’Abraham de Santa Clara. C’est en France, et là seulement, que fut accomplie, dans toute son ampleur, l’œuvre intellectuelle réclamée par le concile de Trente ; elle y fut accomplie pour l’Europe, elle y fit école, et cela d’ailleurs était bien conforme à la vocation missionnaire qui, dans ces mêmes siècles, poussait la France hors d’Europe, et dont il nous faut observer l’allure et les résultats.


IV

L’âme française, en son essence, est une âme missionnaire. « La nation des Francs a fructifié pour Dieu ; ce sont des fruits nombreux et très féconds, parce que non seulement elle croit, mais parce qu’elle en convertit d’autres, en leur apportant le salut. » Ainsi parlait au IXe siècle l’empereur Louis II, descendant de Charlemagne.

Léon XIII, en 1900, clôture le siècle par un jubilé ; et pour honorer l’œuvre chrétienne des cent ans écoulés, il exalte dans une cérémonie grandiose soixante-dix-sept nouveaux bienheureux. Leur utilité, leur gloire, fut de savoir mourir. Quelques-uns furent martyrs de Chine ; le plus grand nombre, martyrs d’Annam. Parmi eux, soixante-sept sont des indigènes, qui joyeusement s’offrirent comme prémices de leur race. Les dix autres sont des Européens, et ces Européens sont tous des Français, un Lazariste et neuf prêtres des Missions étrangères.

Pie X à son tour, en 1909, veut derechef attester au monde la vie profonde de l’Eglise : il relève encore en Extrême-Orient le témoignage qu’il cherche, celui qu’apportent des martyrs. Les héros qu’il glorifie sont au nombre de trente-trois, dont vingt-neuf sont Chinois ou Annamites et dont quatre, venus d’Europe, sont d’authentiques Français. Dans ces deux pompes vaticanes qui fêtent la sanglante aurore de chrétientés nouvelles, la France surgit et plane, toute seule, bien à part, comme ayant été pour ces chrétientés, au cours du XIXe siècle, la messagère des droits de Dieu, messagère exigeante, qui pour ces droits osa demander du sang, et qui l’obtint, et qui mêla son propre sang à celui qu’elle demandait. Le geste des deux Papes ratifie le vieux mot de l’empereur Louis II : la France est toujours le pays qui en convertit d’autres, en leur apportant le salut.

Elle était cela, même avant les Francs : n’oublions jamais, en parlant de nous-mêmes, d’honorer en nous ce fonds gallo-romain, dont Fustel de Coulanges a marqué l’importance et la pérennité. Il y a de beaux types d’apôtres dans notre antique épiscopat gallo-romain : tel ce Victrice, évêque de Rouen, à qui saint Paulin de Nole écrivait : « Grâce à vous, la Morinie, ce pays qui est à l’extrémité du monde, se réjouit de connaître le Christ et dépose ses mœurs sauvages. Le Christ a voulu que vous en fussiez le missionnaire, » La Morinie, c’était l’Artois. Les « extrémités du monde » ont reculé ; mais à mesure qu’elles reculaient, le verbe français avançait. Il semble que le souvenir laissé par, saint Martin, l’apôtre des Gaules, et dont témoignent, de ce côté-ci du Rhin, 3 672 paroisses et 485 localités portant son nom, ait de bonne heure encouragé la France à faire rayonner le Christ en rayonnant avec lui.

Tous les grands fondateurs d’ordres, qu’ils vinssent d’Italie, d’Espagne ou d’Allemagne, ont senti qu’ils avaient besoin de la France, et de quel prix pouvaient être, pour l’avenir, de leur œuvre, des vies françaises et des morts françaises. L’une des premières pensées de saint Benoit, qui dans sa solitude d’Italie rêve de civiliser le monde, est d’avoir recours à la France : il y envoie saint Maur, et l’histoire merveilleusement riche de la France bénédictine commence avec lui. Saint Norbert, le Rhénan, vient établir en France, près de Laon, son ordre de Prémontré. Saint Bruno, un autre Rhénan, s’imprègne de notre culture et de notre esprit monacal avant de fonder, en France même, la Chartreuse. Il y avait de la place, en Germanie, pour ces deux plantations ; mais c’est au sol de France que Norbert et Bruno viennent les confier ; et lorsque cent ans plus tard le grand arbre Prémontré couvrira déjà de son ombre l’aride Germanie, ce ne sera pas un arbre indigène ; à jamais une sève française l’aura vivifié. L’Espagnol Dominique, jaloux d’organiser au service de Dieu la parole humaine, recrute seize compagnons : à côté de sept Espagnols et d’un Anglais, huit sont des Français ; et la petite troupe, par ses soins, est tout d’abord mise à l’école, en France, — l’école, c’est l’université de Toulouse, — tandis qu’en France encore, à Prouille, il ouvre un monastère où des Françaises prieront pour ses desseins.

Au même moment, les pèlerins qu’attire à Rome le prestige d’Innocent XII se heurtent, sur le parvis de Saint-Pierre, à un jeune homme qui demande l’aumône en français. Fils d’une Provençale et d’un marchand d’Assise qui s’en fut souvent au-delà des monts, il s’appelle Franciscus ; et son biographe Celano dira plus tard de lui, en parlant de l’amour qu’il inspirait à la France : « Il fut vraiment Franciscus, puisque en lui plus que chez tous les autres battit un cœur noble et franc, » (cor francum et nobile). Cette mendicité devant Saint-Pierre inaugure sa vie nouvelle ; une allégresse émue le transporte, il parle français. A tous les instants décisifs de son existence, la langue qui jaillit de ses lèvres est le français : fugitif au fond de la forêt, c’est en français qu’il chante Dieu, pour le remercier d’avoir mis entre sa famille et lui cette barricade verdoyante et touffue ; survenant dans une taverne, parmi ses anciens compagnons de jeunesse, pour y quêter de quoi entretenir les lampes de sa chapelle, c’est en français, « presque ivre de l’Esprit, » qu’il les sollicite ; et c’est en français, gallice clara voce, qu’il annonce à tout venant que des Clarisses, bientôt, habiteront Saint-Damien. Il chantait en français sur le Seigneur, dit joliment Celano ; et lorsque l’Esprit l’exaltait, il laissait sourdre de ses lèvres d’ardentes paroles en français, ardentia verba foris eructans gallice loquebatur.

A la Pentecôte de 1217, dans la chapelle de la Portioncule, les apôtres nouveaux se partagèrent le monde ; et sur l’ordre de François ils prièrent pour qu’il se réservât « la province qui serait le plus à la gloire de Dieu, au profit des âmes et au bon exemple de la religion. » Lorsqu’ils eurent prié, François s’écria joyeusement : « Je choisis la province de France, où est une nation catholique, surtout parce qu’entre tous les autres catholiques les Français témoignent un grand respect au corps du Christ ; c’est pourquoi je demeurerai avec eux très volontiers. » Des obstacles surgirent, et ce fut le Frère Pacifique qui vint chez nous ; mais François, nous dit Celano, « continua d’aimer la France, l’amie du Corps du Seigneur, et de désirer y mourir, à cause de sa révérence pour les saints mystères. » Ainsi la France occupait-elle, dans le cœur de François, la même place que dans son nom.

La France, trois siècles plus tard, attire Ignace de Loyola. L’épée de l’Espagne avait fini de chasser les Maures : elle chômait, et l’âme espagnole avec elle. Mais l’âme espagnole aimait trop le Christ pour accepter de chômer longuement : elle s’incarna dans Ignace ; elle dessina, contre la Réforme germanique, les plans d’une société religieuse dont aucun littéralisme excessif no gênerait les souples mouvemens, et qui fonderait l’union de l’âme à Dieu, non point sur la multiplicité des actes matériels de piété, mais sur ce grand acte spirituel qu’est l’abandon personnel de l’âme aux intérêts de la gloire divine. Ce programme travaillait le cœur d’Ignace, lorsqu’il vint étudier à Paris : il y groupa six compagnons, et c’est sur la colline de Montmartre, dans la chapelle commémorant le martyre de saint Denis, que le 15 août 1534 la Société de Jésus fut fondée. Louis XIII, plus tard, sollicitant de Grégoire XV qu’il fit d’Ignace un saint, considérait cette élection qu’il avait faite de Montmartre comme une « bénédiction » pour le royaume ; et l’inscription qui décorait au XVIIe siècle cette chapelle historique, fonts baptismaux des Jésuites, proclamait avec orgueil : « Ici naquit la Société de Jésus, qui reconnaît saint Ignace pour son père et Lutèce pour sa mère. »

Lorsque Dieu veut qu’une idée fasse le tour du monde, il l’allume dans le cœur d’un Français : Lamartine a dit cela. Tous les grands fondateurs d’ordres ont pensé comme lui, et fait, comme Dieu ; ils ont voulu que la France participât de leur flamme, pour qu’ensuite cette flamme illuminât le monde.


V

Rome à son tour, au XVIIe siècle, nous confia la foi pour la porter au monde. Elle avait, à la fin du XVe, réparti entre l’Espagne et le Portugal les océans tentateurs et les terres encore inconnues : la Croix avait commencé de naviguer, de débarquer, de compenser un peu, par de nouvelles conquêtes, les désastres que Rome subissait en Europe. Mais déjà Rome savait ces conquêtes menacées. Elle savait qu’en face des Dominicains et des Franciscains, qui révélaient le Christ aux lointains sujets de l’Espagne, des colons qui étaient des oppresseurs, et qui se disaient chrétiens, induisaient ces indigènes à mal juger le Christ, parce qu’ils le jugeaient d’après ses fidèles. Elle savait qu’au Japon les missionnaires étaient peu à peu considérés comme des agens politiques des puissances européennes, qu’on voyait en eux, non plus les hommes de Dieu, mais les hommes de leurs rois, et que toute l’œuvre de saint François Xavier périclitait. Rome, justement anxieuse, créa la congrégation de la Propagande ; et déjà, pour l’aider, l’initiative française était à l’œuvre. Le XVIIe siècle et puis le XIXe furent pour le catholicisme deux grands siècles d’activité missionnaire : Rome fut l’instigatrice ; et l’auxiliaire par excellence, l’auxiliaire qui fréquemment devança les désirs mêmes de Rome, ce fut la France.

Dès la fin du XVIe siècle, pour les missions, Jésuites français, Capucins français, sont debout. Ils ont repris à Constantinople l’ancienne maison bénédictine de Galata : sous l’assaut de la peste, ils s’y relaient les uns les autres ; il y a des morts, mais la mission vit. Et peu à peu les Jésuites s’installent, avec deux clientèles : d’une part, les grandes familles grecques, qu’ils attirent vers Rome ; d’autre part, les pauvres chrétiens du bagne, avec lesquels ils vont s’enfermer, bravant les épidémies, pour leur rendre la joie de l’âme. Ils se posent à Smyrne en 1618. Ils surviennent dans Alep en 1625 ; ils sont expulsés, mais ils rentrent et finalement ils restent. Ils organisent trois postes dans l’Archipel, à Chio, Naxie, Santorin, pour devenir des nomades à travers les îles helléniques, comme le fut saint Paul. En 1643 on les trouve à Damas ; en 1656, les voilà dans le Liban, parmi nos amis les Maronites, qui voient, grâce à la France, que Rome se souvient d’eux.

Ils sont en Amérique, aussi. Dès 1611 ils débarquent en Acadie. Champlain, quatre ans après, les suit au nom du Roi : « Le salut d’une seule âme, écrit-il, vaut mieux que la conquête d’un empire, et les rois ne doivent songer à étendre leur domination dans les pays où règne l’idolâtrie, que pour les soumettre à Jésus-Christ. » Sous le drapeau de la France, apporté par de telles mains, nos Jésuites, tout le long du siècle, reconnaissent et conquièrent l’Amérique du Nord. Pour le Christ qu’ils enracinent et pour les indigènes nomades qu’ils accueillent, ils organisent à Saint-Joseph de Sillery, aux Trois-Rivières, deux petites cités de Dieu : ce sont les premières « réductions, » devancières de ces fameuses « réductions » qui formèrent dans le Sud du continent la république chrétienne du Paraguay, et dont Chateaubriand dira qu’elles sont l’un des plus beaux ouvrages sortis de la main des hommes. Quant aux sauvages sédentaires, nos Jésuites vont les visiter ; sur les bords du Missouri, sur ceux du Mississipi, leurs courses évangéliques précèdent toute civilisation, et certains de leurs noms s’inscrivent, tout à la fois, dans l’histoire de la géographie et dans le martyrologe. Nos Sulpiciens, venus à leur tour, comptent également des martyrs. Et la Propagande, au loin, regarde avec attention cette nouvelle France qui, par des méthodes très nouvelles, fait sentir aux peuples qu’elle baptise la douceur du joug du Christ et l’absence de tout autre joug.

En France même, la Propagande a un agent : c’est le Père Joseph. D’un geste de dictateur, il a découpé trois tranches dans le bassin méditerranéen : elles sont pour les Capucins des trois provinces de France, — provinces de Paris, de Tours et de Bretagne. La Propagande approuve cette division du travail. Les Capucins s’en vont dans ces morceaux de terre, dont ils doivent faire pour Dieu des morceaux de royaume. « O saint François, s’écrie en 1638 Urbain VIII, tu voulus aller en personne au milieu des Mahométans, afin de les amener à la foi ; mais je vois que cette gloire était réservée à les fils les Capucins. » Leur programme, au Maroc, c’est de s’essayer à entamer l’Islam : ils y échouent. Leur programme, dans le Levant, est de ramener au bercail romain les chrétientés, parfois assez peuplées, que les hérésies des premiers siècles en ont détachées. Ils sont près d’une centaine, en douze ans, à se disséminer pour cette besogne de l’autre côté de la Méditerranée. En Abyssinie, le fanatisme Copte leur répond en martyrisant deux d’entre eux. A Constantinople, ils peuvent croire un instant que la conversion du patriarche schismatique est un fait acquis, mais constatent bientôt qu’une plus longue patience s’impose. En Mésopotamie, ils ont l’oreille des nestoriens, et finissent par convertir, à Diarbékir, un de leurs évêques ; avant la fin du siècle, un patriarcat chaldéen catholique est fondé, qui prépare l’avenir.

La Mésopotamie d’ailleurs est abordée par une autre porte, et c’est encore un Français qui passe, le Carme Jean Duval. Une dame pieuse de Meaux a mis à la disposition de la Propagande une grosse somme pour doter en pays infidèle un évêché, dont le titulaire devra toujours être Français, et la Propagande a créé l’évêché de Babylone. Bagdad en sera le centre ; mais avant d’y entrer, le catholicisme doit faire un long stage à Hamadan, l’ancienne Ecbatane. Il s’y loge avec Duval, premier évêque de Babylone ; il s’y fortifie avec François Picquet, son second successeur. Picquet, tout d’abord, était consul de France à Alep, et trouvait grand succès auprès des Syriens Jacobites, qu’il ramenait à l’unité ; il devient prêtre, évêque, ambassadeur du Roi près de la Perse ; et l’évêché de Babylone, définitivement assis par son habile ascendant, enfonce un second coin dans le bloc nestorien.


VI

Cette occupation de l’Amérique du Nord, ces travaux d’approche dans le Levant, coïncidaient avec deux fondations qui devaient à bref délai multiplier en France même les effectifs d’apôtres : celle des Lazaristes et celle des Missions étrangères. L’apostolat français, en même temps qu’il cherchait les terres vierges, préparait les défricheurs.

Ils se formaient, depuis 1625, dans la congrégation de la Mission, reconnue par Rome en 1632. Monsieur Vincent, son fondateur, ne savait pas bien, ou ne voulait plus savoir, comment il l’avait fondée. « Le bien que Dieu veut, écrivait-il, se fait quasi de lui-même, sans qu’on y pense : c’est comme cela que notre Congrégation a pris naissance. » Il n’avait pas, à proprement parler, un dessein personnel sur ses missionnaires ; il disait que Dieu « suscitait insensiblement les occasions, et qu’il se servirait d’eux, sans qu’ils sussent pourtant où cela irait. » Et cela alla loin, jusqu’au bout du monde. Il laissait faire à Dieu, et cependant c’était un actif ; et cela composait un délicieux mélange d’ardeur et de patience, dont il sortit quelque chose de grand. A l’origine, on s’en allait, trois par trois, prêcher aux paysans, de village en village ; « et Dieu cependant faisait ce qu’il avait prévu de toute éternité. » Ce que Dieu avait prévu, c’est que ces missionnaires qui avaient commencé par dégrossir quelques paysans de France s’essaimeraient, du vivant même de saint Vincent, en Italie, en Grande-Bretagne, en Pologne ; c’est qu’ils organiseraient à Alger, sur de fortes assises, cette œuvre de rédemption des captifs, dont avaient déjà rêvé, au moyen âge, le Français Jean de Matha, fondateur des Trinitaires, et le Français Pierre Nolasque, fondateur des Pères espagnols de la Merci ; et c’est enfin qu’ils seraient dans Madagascar, sans apparence humaine de succès, les premiers pionniers de la foi de Rome. Monsieur Vincent ne s’étonnait de rien, ni des insuccès infligés par Dieu, ni des élans que Dieu lui imprimait ; et l’apparent contraste entre ces deux signes d’en haut ne troublait pas son âme. Ainsi formait-il ses missionnaires à être « plutôt pâtissans qu’agissans ; » et lorsqu’il voyait en Europe l’Église « réduite comme à un petit point par les hérésies, » il Redemandait si Dieu ne voulait pas la transférer chez les infidèles, « lesquels gardent peut-être plus d’innocence dans les mœurs que la plupart des chrétiens. » Monsieur Vincent crut bien sentir de bonne heure, qu’un jour la Mission s’en irait jusque chez eux ; mais, pour « ne rien mêler d’humain dans la résolution de cette sainte entreprise, » Monsieur Vincent ne se hâtait jamais.

Tandis que les Lazaristes inauguraient à Madagascar leur premier contact avec les infidèles, une autre compagnie de missionnaires s’instituait à Paris. Un jésuite d’Avignon, le Père de Rhodes, revenant de Cochinchine avant d’aller mourir en Perse dans une sorte d’apothéose, avait dit à la Propagande qu’il fallait à l’Extrême-Orient des évêques qui, de par leur dignité même, seraient qualifiés pour former un clergé indigène, et pour l’ordonner. Il avait parcouru l’Italie, la Suisse, en quête d’hommes d’Église qui voulussent bien, après avoir reçu la mitre, s’en aller là-bas ; il avait cherché vainement, et s’était rabattu sur Paris. Un de ses confrères jésuites lui parla d’une pieuse association, où il y avait trois prêtre3 vraiment dignes de l’épiscopat : l’un d’eux, Pallu, venait de Tours, le pays de saint Martin. Le projet de les consacrer pour l’Orient semblait en voie d’exécution, quand le Portugal, prévenu, opposa son veto. L’opinion française, pourtant, demeurait attentive à cette lointaine disette d’évêques : l’assemblée du clergé de 1655 s’en préoccupait ; la duchesse d’Aiguillon s’acharnait à découvrir le remède ; et Pallu constatait avec quelque confusion qu’une femme avait plus de zèle que n’en avait un prêtre pour le bien de l’Église et la conversion des infidèles. » Un jour Pallu disparut de ces pieux cénacles où le zèle fermentait sans aboutir ; on apprit qu’il était à Rome. La France avait si bien fait sienne l’idée de la Propagande, que c’était elle, maintenant, qui poussait la Propagande pour qu’enfin cette idée passât dans les faits.

Un magistrat normand, La Motte-Lambert, qui avait senti l’attrait du sanctuaire, vint à Rome rejoindre Pallu. Tous deux en 1658 étaient nommés vicaires apostoliques : la Société des Missions étrangères était née. Une riche obole de la Compagnie du Saint-Sacrement, des rentes constituées par Louis XIV, par Fouquet, par quelques dames de la cour, permettaient au séminaire de s’installer. « Mon cœur est prêt, Seigneur, mon cœur est prêt ; l’orateur qui faisait choix de ce texte pour célébrer la fondation nouvelle n’était autre que Bossuet. L’exode de Pallu et de La Motte-Lambert, et de tous ceux qui, leur cœur étant prêt, les rejoignaient en Extrême-Orient, était salué par le supérieur du nouveau séminaire comme « une extension du clergé de France. »


VII

Deux groupemens de missionnaires furent ainsi mis par la France du XVIIe siècle à la disposition de Rome. Laissons là leur histoire, si glorieuse soit-elle ; après deux siècles et demi, demandons-leur des comptes. La Propagande ne les questionne pas sur leurs mérites, mais sur leurs œuvres : brièvement, nous ferons comme elle, bravant l’aridité des chiffres… Ils ne sauraient être fastidieux, puisqu’ils dénombrent des âmes, unités d’un prix infini.

Il y a en Chine plus de 1 400 000 catholiques : sur ce nombre, en 1915 et 1916, les Lazaristes en évangélisaient 509 208 ; les Missions étrangères, 315 861. Joignez-y 10 700 fidèles ressortissant à des Franciscains de France ; près de 300 000 ressortissant à des Jésuites de France, qui ont brillamment repris en Chine les traditions de culture scientifique inaugurées au XVIIe siècle par les Jésuites de diverses nationalités : vous constaterez qu’en Chine les quatre cinquièmes à peu près des âmes sur lesquelles règne la foi romaine sont un apport de l’apostolat français. Française aussi, par son origine, est l’œuvre de la Sainte-Enfance, fondée en 1838 pour le rachat, le baptême et l’éducation des enfans chinois abandonnés, et dont le budget dépasse 4 millions, fournis par l’ensemble de la catholicité.

Dans cette péninsule indo-chinoise où Fallu et La Motte-Lambert portèrent leur zèle, le chiffre des catholiques est aujourd’hui de plus de 1 100 000, dont 807 700 relevaient, en 1916, des prêtres des Missions étrangères.

La Corée, où ces missionnaires firent descente au début de la monarchie de Juillet, n’a jamais connu d’autres apôtres ; ils y veillaient, l’an dernier, sur 86 405 fidèles. Ils aspirèrent, tout de suite, à trouver en Corée et dans les îles Riou-Kiou la porte du Japon. Un des leurs, Forcade, futur archevêque d’Aix, sans attendre qu’au Japon il fût de nouveau permis d’être chrétien et de faire des chrétiens, se fit, en 1844, jeter par une barque sur la côte prohibée. La loi était formelle : « Tant que le soleil réchauffe la terre, qu’aucun chrétien ne s’enhardisse jusqu’à s’aventurer au Japon. Fût-ce le roi d’Espagne en personne, fût-ce le Dieu des chrétiens, fût-ce Bouddha lui-même, quiconque désobéira à cette prohibition paiera de sa tête. » Forcade était prévenu ; il désobéissait. L’ascendant du résident hollandais, la proximité de nos marins, sauvèrent sa tête. Nommé par Grégoire XVI vicaire apostolique du Japon, il donna l’étonnant spectacle d’un évêque admis à prendre pied sur la terre japonaise, mais non point à y prendre langue avec un seul Japonais. Gardé à vue dans un port, il voulut négocier, mais en vain, et s’en retourna dire au Pape qu’il était un vicaire sans troupeau. Mais dans l’endroit de sa demi-réclusion, d’autres prêtres des Missions étrangères vinrent occuper son poste de chômage, attendant, non sans péril, l’heure où la diplomatie française allait amener le Japon à se rouvrir au christianisme. Et les 70 213 ouailles que possède aujourd’hui, dans l’Empire du Milieu, la Société des Missions étrangères, récompensent, au bout de trois quarts de siècle, l’apostolique impatience de Forcade et la patience de ses premiers successeurs.

L’Inde, enfin, a vu s’installer, durant la seconde moitié du XIXe siècle, nos prêtres des Missions étrangères : ils y avaient sous leur égide, en 1916, 341 436 catholiques ; et si vous ajoutez les grands et petits troupeaux évangélisés par nos Jésuites, par nos missionnaires de saint François de Sales, par nos Pères de Sainte-Croix, par nos Capucins, — 320 000 âmes à peu près, — et les chrétientés de Ceylan, filles de nos Jésuites et de nos Oblats de Marie Immaculée, — plus de 300 000 âmes, — voilà, dans l’ensemble, un million de catholiques, sur lesquels veille, dans l’Inde et dans Ceylan, l’apostolat français.

Le Père de Rhodes voulait des clergés indigènes : les Missions étrangères ont accompli son vœu. Leurs quarante-six évêques, pour régner sur 1 621 625 catholiques, chiffre total de leurs ouailles, disposaient en 1916 d’un double état-major : des missionnaires, au nombre de 1258, et puis, au nombre de 1 008, des prêtres indigènes ; il y avait, aux côtés de ce clergé, 3 278 catéchistes et 6 537 religieuses ; et 47 séminaires, avec 2 311 séminaristes, mûrissaient l’avenir religieux de cette Asie où le sacerdoce catholique est surtout représenté par nos Missions étrangères, et qui est d’ailleurs, sur terre, le seul royaume qu’elles recherchent.

Les Lazaristes, eux, comme au temps de Monsieur Vincent, gardent une variété plus grande de points d’attache. La Chine, où nous les avons tout à l’heure rencontrés, n’absorbe pas tous leurs effectifs. En deux points du monde, aux abords de 1840, ce fut la science française qui leur fraya les voies. Le linguiste Eugène Bore, qui devait plus tard entrer dans leur compagnie et devenir leur supérieur général, leur suggéra de venir en Perse : ils entreprenaient bientôt, dans leur séminaire de Khosrova, la formation d’un clergé indigène ; et, depuis plus de soixante ans, Arméniens et Nestoriens de Perse peuvent s’enquérir, auprès d’eux, de ce qu’est l’Eglise de Rome. Deux explorateurs scientifiques, les frères d’Abbadie, voulurent des Lazaristes en Abyssinie, comme Boré les voulait en Perse ; l’Italien Justin de Jacobis posa là-bas les assises d’un clergé indigène, contre lesquelles ne put prévaloir une atroce persécution ; la mission de Lazaristes dont il était la gloire devint en 1865 purement française ; et tandis qu’elle se tient aux approches de l’âme copte et règne sur 25 000 catholiques, les Capucins de France et leurs 17 000 fidèles, non loin de là, chez les Gallas, exécutent une autre portion du programme d’évangélisation jadis dessiné par les deux frères d’Abbadie.

Les Lazaristes, encore, depuis 1896, partagent avec nos Jésuites, nos Pères du Saint-Esprit et nos missionnaires de la Salette, les 261 000 catholiques que compte actuellement l’île de Madagascar, terrain difficile, où les confessions chrétiennes s’entre-heurtent. Un joli mot de Monsieur Vincent, envoyant autrefois à Madagascar un bon frère lazariste qui était chirurgien, demeure susceptible d’amortir à l’avance bien des chocs. « Il est à souhaiter, lui écrivait-il, que, dans les services que vous rendez à Dieu sur le vaisseau, vous ne fassiez point acception de personne, et ne mettiez pas différence qui paraisse entre les catholiques et les huguenots, afin que ceux-ci connaissent que vous les aimez en Dieu. J’espère que vos bons exemples profiteront aux uns et aux autres. »


VIII

Dans le Levant méditerranéen, sur lequel déjà, du temps de Monsieur Vincent, Messieurs de la Mission gardaient les yeux fixés, leur besogne est active. Là comme en Chine, ils prirent, à la fin du XVIIIe siècle, la succession des Jésuites. Ils étaient d’avance outillés pour seconder Rome, à l’heure où le Pape Léon XIII, aspirant à réunir à l’Eglise romaine les « frères séparés, » insista pour certaines méthodes de rapprochement. Nos Lazaristes de Galata avaient, au début du XIXe siècle, enveloppé de leur sollicitude les âmes frileuses des Arméniens unis, avant que la Porte n’eût permis à ces âmes de s’émanciper officiellement du patriarcat grégorien. Nos Lazaristes de Santorin avaient gardé contact, sans relâche, avec les populations grecques de l’Archipel, unies ou séparées. Nos Lazaristes de Monastir, — rameau de nos Lazaristes de Salonique, — épiaient, depuis 1857, chez les Bulgares de Macédoine, l’interminable alternance entre le flux d’aspirations qui paraissait les ramener vers Rome et le reflux de susceptibilités qui derechef les en éloignait. La fondation, en 1885, de leur séminaire bulgare catholique fut tout à la fois l’application du programme d’union de Léon XIII et la consécration de leur apostolat antérieur.

Léon XIII, dans le Levant, trouvait parallèlement d’autres agens pour sa politique de bon pasteur, — de bon pasteur en quête des brebis ; et c’étaient également des Français. A Mossoul, nos Dominicains, ayant succédé depuis 1856 à leurs frères d’Italie, consacraient, en 1882, par l’érection d’un séminaire, le renouveau des Eglises chaldéenne et syrienne unies. Un Jésuite, le Père de Damas, acceptait en 1881, sur la demande du Pape, de fonder avec d’autres Pères français la mission de la Petite-Arménie, dans ces terres de Pont, de Cappadoce, de Cilicie, dont le nom seul évêque saint Paul. Le rétablissement en Égypte, après douze siècles d’interruption, du patriarcat copte uni sanctionnait les efforts laborieux dépensés là-bas, pour l’union, par nos Jésuites du Caire et surtout par ceux de Minieh. Nos Augustins de l’Assomption, expédiés en 1862 par Pie IX en terre proprement bulgare, entraient lentement dans la familiarité des populations gréco-slaves, en attendant davantage. En 1882, c’est dans Constantinople qu’ils pénétraient. Au moment même où, sur les hauteurs de Pera, nos Capucins ouvraient un séminaire pour l’éducation des clercs, on apprenait que nos Assomptionnistes, s’enfonçant dans le vieux Stamboul, y construisaient une chapelle : elle devenait, quatorze ans plus tard, sur un signe de Léon XIII, l’église officielle des Grecs unis, qui, grâce à des religieux français, retrouvaient ainsi dans la vieille Byzance une façade et un culte. Il fallait compléter l’œuvre par la création d’un grand séminaire, où s’étudieraient toutes les questions religieuses intéressant l’hellénisme et le slavisme : sur le désir de Léon XIII, nos Assomptionnistes s’en chargèrent. Le séminaire de Sainte-Anne, enfin, s’ouvrait à Jérusalem, en 1882, sous les auspices du cardinal Lavigerie et de ses Pères Blancs, pour former des prêtres en vue du rite grec melchite.

Il semblait que Léon XIII, nous sachant un peuple missionnaire, voulait nous poster, là-bas, aux aguets de toutes les chrétientés qui désireraient converser, se renseigner, et peut-être s’unir. Lorsque, en 1893, il eut la grandiose idée de faire s’agenouiller devant le Christ eucharistique, en un congrès, tous les représentans des chrétientés orientales, unies ou détachées, il fit présider par un envoyé pontifical ces pompes éloquentes. Pour la première fois depuis les croisades, un légat du Pape foulait le sol de la Palestine, et ce légat fut un Français. Le cardinal Langénieux, archevêque de Reims, vit s’empresser autour de lui prêtres et laïques d’Orient : beaucoup parmi ces prêtres formaient la clientèle spirituelle de nos missionnaires de France ; beaucoup parmi ces laïques avaient été les pupilles de notre œuvre » des Ecoles d’Orient, qui, depuis 1856, sous forme de créations scolaires et hospitalières, multiplie les passerelles entre l’Occident romain et l’Orient séparé.


IX

Ainsi le XIXe siècle commença-t-il de réaliser, d’un bout à l’autre de l’Asie, les aspirations du XVIIe : il ne fut en Asie, à proprement parler, qu’un successeur. Mais deux parties du monde subsistaient, où Rome jusque-là n’avait presque pas eu d’accès : l’archipel océanien et l’immense Afrique noire. Le XIXe siècle y fit pénétrer Rome, et la messagère fut la France.

C’est presque une chanson de geste que l’histoire des Maristes promenant la croix à travers l’Océanie. Cela se passait sous la bourgeoise monarchie de Juillet. Quelques prêtres de zèle, groupés à Lyon par un très humble fondateur qui s’effrayait de son œuvre et qui l’accomplissait comme malgré lui[3], se trouvèrent être, en peu de temps, les conquérans spirituels de tout un monde, — plus d’un millier d’iles. L’évêque Bataillon s’en va d’archipel en archipel, sur des embarcations de fortune, pour voir ce que les sauvages ont fait de ses religieux et ce que les religieux ont fait des sauvages. Ici, pas de précédens, pas d’expériences antérieures ; pas de science, pas d’habileté acquise dans les démarches d’évangélisation. C’est le contact improvisé avec un état de société qui se rapproche parfois de l’état de nature. On a bientôt un martyr, Chanel : cette douleur fait l’effet d’une promesse.

La promesse a porté ses fruits : Rome, présentement, grâce aux Maristes de France, possède, dans l’Océanie centrale et occidentale, dix grandes missions ; et leur procure centrale, sise à Sidney, organise à travers l’innombrable archipel la pêcherie des âmes. Nos Picpusiens, à côté d’eux, évangélisent l’Océanie orientale, où ils prirent racine, dès 1828, par leur débarquement aux îles Sandwich. Nos missionnaires d’Issoudun travaillent depuis 1881 dans l’Océanie septentrionale. Si l’on devait écrire- l’histoire de ces trois groupes de missions océaniennes, qui comptaient en 1910 près de 160 000 fidèles, il y faudrait mettre en exergue ces lignes de Shakespeare : « La France, dont l’armure est conscience, descend avec ce bouclier sur les champs de bataille où l’appellent le zèle et la charité, comme le propre soldat de Dieu… »

La même armure a fait descente sur les champs de-bataille africains. Non plus que Jean-Claude Colin, fondateur des Maristes, n’avait eu en vue les îles Wallis, ou bien les îles Foutouna, lorsqu’il groupait bien simplement, pour ce que Rome voudrait d’eux, quelques prêtres qui aimaient la Vierge, non plus Claude Poulard des Places, pieux étudiant breton du XVIIIe siècle, ne pensa-t-il un seul instant que le jour de l’année 1703 où il s’entourait de quelques pauvres étudians pour les consacrer aux bonnes œuvres marquait, pour l’Afrique, une lointaine aurore de civilisation.

De l’initiative de Poulard des Places résulta, entre autres œuvres, notre congrégation du Saint-Esprit, qui pourvut, durant le XVIIIe siècle, aux besoins religieux de nos missions coloniales. Elle était au XIXe siècle devenue bien débile ; elle avait si peu de prêtres, qu’il fallut qu’au Sénégal et à Gorée des femmes françaises vinssent à la rescousse, pour l’évangélisation : ce furent, à partir de 1819, nos Sœurs de Saint-Joseph de Cluny, dont la fondatrice, Mère Javouhey, fut dans ces régions et plus tard dans la lointaine Guyane une façon de mère pour les populations noires. A leur tour, en 1841, les Frères de Ploërmel, fils spirituels de Jean-Marie de Lamennais, vinrent aider. Mais la disette de prêtres, sur cette côte occidentale d’Afrique, demeurait toujours incurable.

Le remède allait surgir, soudainement. De 1827 à 1837, les Sulpiciens d’Issy avaient abrité dans leur séminaire, sans trop savoir que faire de lui, un jeune Français d’Alsace, venu du judaïsme à l’Église, Libermann. Des accès d’épilepsie semblaient lui interdire la prêtrise : Issy pourtant le conservait. Deux clercs de la Réunion et de Saint-Domingue orientèrent enfin cette vie ardente, qui chômait : Libermann, en 1842, devenait le fondateur des Missionnaires du Saint Cœur de Marie, pour l’évangélisation des noirs. Les Pères du Saint-Esprit gémissaient qu’en Afrique, pour cette immense moisson d’âmes nègres où il y avait tant à glaner, les ouvriers fissent si cruellement défaut. Les religieux de Libermann ne leur apparurent pas comme des émules, mais comme des recrues. Bientôt on fusionna, et dans un élan d’énergie reconquise, les Pères du Saint-Esprit, en un demi-siècle, ont promené la foi romaine du Sénégal à l’Orange et de Zanzibar à la Guinée : dans cette immense étendue, 198 581 chrétiens et 53 621 catéchumènes composaient en 1917 leur troupeau. De çà, de là, nos Missions africaines de Lyon, nos oblats de Saint-François de Sales de Troyes, nos oblats de Marie Immaculée, à côté de quelques autres instituts d’origine étrangère, donnent leurs soins à de petites chrétientés, qui tantôt semblent faire enclave dans le vaste royaume noir de nos Pères du Saint-Esprit, et qui tantôt ont l’air de monter la garde à ses frontières. Et tandis, que, par le Sud-Ouest et le Sud, les Pères du Saint-Esprit assiègent le centre mystérieux du continent noir, les Pères Blancs de Lavigerie, là-haut dans le Nord, trouvent le moyen de l’atteindre.


X

A l’arrière de cette Tunisie où Lavigerie, protégé par nos trois couleurs, faisait ressusciter par Léon XIII l’antique Église de Carthage ; à l’arrière de cette Algérie où, défiant l’imbrisable intégrité de l’Islam, il échafaudait quelques villages d’Arabes chrétiens ; à l’arrière de cette Kabylie où ses Pères Blancs commençaient de disputer à Mahomet l’âme des Berbères, Lavigerie plongeait au loin, sur l’Afrique obscure, un regard ambitieux et miséricordieux. Il ne voulait pas que l’audace du Christ demeurât en arrière sur celle des explorateurs qui, eux, étaient déjà entrés ; il ne voulait pas que là-bas, au-delà du désert, un pauvre bétail humain continuât d’être enchaîné, vendu, mangé parfois. Il y a là cent millions d’habitans, écrivait-il à Pie IX ; il rêvait « d’un grand coup, qui déciderait de l’avenir religieux. »

Il comptait sur ses Pères Blancs, sur ses Sœurs Blanches, pour attester le génie civilisateur du christianisme devant un monde païen qui ne l’avait jamais connu et devant un monde chrétien qui avait commencé de l’oublier. Il avait des façons impétueuses, uniques, de dire aux Papes successifs ce que le Christ et le siècle commandaient, sans qu’il y eût de temps à perdre. Pie IX, dès 1868, le nommait délégué apostolique du Sahara et du Soudan : un par un, quelques catéchumènes s’y conquéraient ; mais le regard de l’archevêque s’enfonçait plus avant. Des Pères Blancs, en avril 1878, gagnèrent lentement, par Zanzibar, la région des Grands Lacs. « Seules les contrées barbares de l’Afrique, disait Lavigerie dans sa cathédrale d’Alger, n’avaient pas entendu la bonne nouvelle. Mais les voici qui viennent, ces conquérans pacifiques, n’ayant pour armes que leur voix, pour ambition que de porter la vie dans cet empire de la mort. »

Sur le Tanganika, sur le Nyanza, la vie chrétienne s’implanta. L’Ouganda fut pour elle un sol miraculeux : d’année en année, les baptêmes s’y chiffraient par dizaines de milliers. Un jour le roi voulut la déraciner : cent quarante noirs répondirent que pour le Christ ils voulaient mourir, et de leur martyre jaillirent de nouveaux flots de vie. Les missions équatoriales des Pères Blancs avaient il y a quatre ans près de 240 000 néophytes et près de 115 000 catéchumènes.

L’héroïque prestige des martyrs de l’Ouganda et l’éloquence vagabonde du cardinal Lavigerie amenèrent l’Europe à vouloir en finir avec cette abominable chasse à l’homme, dont chaque année 400 000 nègres étaient les victimes. « Un courant électrique, suivant l’admirable expression de l’Espagnol Donoso Cortès, s’établit instantanément entre tout point souffrant du globe et le peuple français. » L’Europe, grâce à Lavigerie, ressentit elle-même la commotion, et concerta contre l’esclavagisme les premières mesures efficaces. « C’est chose autant commune comme elle est naturelle, écrivait au XVIIe siècle Jérôme Bignon, de prendre les armes pour sa propre défense ; mais de s’armer pour un autre qui est offensé, de le venger par un zèle de justice, sans autre espérance, cela a toujours été naturel aux Français. » L’œuvre africaine du cardinal Lavigerie et le concours prêté à cette œuvre par la troisième République montrèrent au monde catholique que les Français étaient toujours les mêmes qu’au temps où Jérôme Bignon dédiait à Henri IV son Traité de l’excellence des rois et du royaume de France.

Toujours les mêmes, sinon même plus ardens, puisque l’œuvre missionnaire de la France au XIXe siècle fut plus riche et plus diverse encore que celle qu’elle accomplit au XVIIe. Aux abords de 1900, on constatait que sur un peu plus de cent congrégations catholiques, masculines ou féminines, dévouées à l’apostolat, il y en avait, tout bien compté, une demi-douzaine d’allemandes, et quatre-vingts au moins d’origine française ; quant au catholicisme autrichien, la Propagande attendait toujours qu’il justifiât par de plus amples efforts d’apostolat le beau titre d’apostolique dont son empereur se décore. On calculait aussi que nos catholiques, deux fois plus nombreux que ceux d’Allemagne, expédiaient aux missions sept fois plus de prêtres et dix-sept fois plus de religieuses que les régions d’outre-Rhin, et qu’en face de nos prêtres et de nos religieuses qui pensaient avec l’apôtre Paul que mourir était un gain, l’Allemagne, elle, obsédée par d’autres gains, était surtout soucieuse d’expédier dans le monde des voyageurs de commerce. On observait qu’à ces Françaises du XVIIe siècle, une Marguerite Bourgeois, une Jeanne Mance, magnifiques figures de femmes qui dans notre Canada se faisaient les auxiliaires de notre pénétration chrétienne, avaient succédé durant le XIXe siècle d’innombrables essaims religieux de femmes françaises ; que partout, derrière les Lazaristes, les filles de Monsieur Vincent révélaient au monde, par l’inclinaison de leur cornette vers toutes les misères, l’élément social et humain de la prédication du Christ ; qu’elles-mêmes avaient eu leurs martyrs ; et que la Chine des Boxers procurait la même gloire sanglante à nos Franciscaines missionnaires de Marie, ordre tout neuf et singulièrement vivant, né sur terre de France, et qui depuis quarante ans a su recruter, chez nous et au dehors, quatre milliers de vocations. On calculait enfin que les trois quarts des prêtres, frères et religieuses, affectés aux missions par les diverses nationalités, étaient originaires de France, et que la France pouvait revendiquer les cinq sixièmes des martyrs.

A peine ose-t-on rappeler, après de pareils chiffres, que sous la Restauration deux initiatives isolées, prises par de pieuses Lyonnaises, aboutirent à la fondation de la Propagation de la Foi ; et que cette œuvre, en 1911, sur les sept millions de francs qu’elle récoltait dans l’univers pour les missions, trouvait chez nous plus de trois millions, sans nul préjudice pour le Denier de Saint-Pierre. Faire vivre en France même l’Église ; pourvoir largement aux dépenses que nécessite à travers le monde l’action missionnaire ; faire vivre, enfin, la Papauté, comme nous y convia, dix années avant que l’Autriche ne s’en montrât préoccupée, l’âme filiale de Montalembert : voilà trois besognes qui n’épuisent pas encore la générosité catholique française. Mais c’est assez parler de la puissance de l’or : quelque indispensable qu’elle soit, elle apparaît peu de chose, lorsqu’on vient de voir à l’œuvre, à travers nos missions, la puissance du sang et la puissance de l’Esprit.


X

Des millions d’anciens païens, des centaines de milliers d’anciens schismatiques, sont auprès de la catholicité les témoins de l’effort français. Nous pourrions interpeller, en Europe même, certaines portions du troupeau catholique qui connurent d’âpres périodes de détresse, et leur demander leur témoignage au sujet de la France. Il fut un temps où dans les vieux sanctuaires d’Irlande la lampe de l’autel n’eut plus le droit de briller : alors l’Irlande fidèle transplanta dans notre France, de génération en génération, les lampes toujours ardentes qu’étaient les âmes de ses jeunes clercs ; dans les collèges que nous leur ouvrions, ils trouvaient sécurité, et puis élan ; et furtivement ils s’en retournaient dans leur grande île, défiant la mort, afin que le catholicisme d’Irlande ne mourût pas. Le catholicisme anglais aussi, à certaines heures mauvaises, connut notre hospitalité ; et lorsqu’à leur tour nos prêtres émigrés, jetés sur les côtes de Douvres par trois vagues successives, y furent accueillis avec chaleur et pitié, le catholicisme anglais bénéficia, tout le premier, du prestige de leurs vertus et du respect qui s’attachait à leurs malheurs. Dans un abbé Carron, dans un La Marche, évêque de Quimper, on sentait trop les hommes du Christ, pour continuer de croire que Rome fût l’Antéchrist. L’édifice de lois pénales autrefois concertées par la Réforme anglaise contre la superstition romaine était déjà branlant ; l’effritement s’accéléra. L’année 1791 vit enfin se lever, en Angleterre, une aube de tolérance, et Joseph de Maistre put écrire : « Il fallait probablement que les prêtres français fussent montrés aux nations étrangères ; ils ont vécu parmi des nations protestantes, et ce rapprochement a beaucoup diminué les haines et les préjugés. » L’hommage doit remonter jusqu’aux Sulpiciens, dont beaucoup de ces prêtres avaient été les élèves, et qui, rejetés eux-mêmes de France par la bourrasque révolutionnaire, s’en allaient aux États-Unis préparer aux côtés de l’évêque Carroll l’organisation d’une force immense : la catholicité américaine.

Il y eut pour l’Allemagne catholique du XIXe siècle deux momens décisifs : celui où la conversion du comte Stolberg rendit à l’idée catholique, dans certaines sphères, le crédit intellectuel dont la Réforme et le XVIIIe siècle l’avaient fait déchoir ; et celui où le Centre allemand infligea à Bismarck et à l’Empire évangélique leur première défaite, au profit de l’Église et du droit. Nous avons dit ici même, autrefois, qu’à l’origine de la conversion de Stolberg il y eut l’influence de l’émigration française et d’un évêque français ; et lorsque nous rendions au Centre allemand du XIXe siècle un hommage que le Centre du XXe avait déjà cessé de mériter, nous remontions jusqu’au mouvement initial par lequel s’étaient laissé secouer en 1848 les catholiques allemands. Mais eux-mêmes, en ce temps-là, furent les premiers à reconnaître que les campagnes des Montalambert et des Falloux leur avaient imprimé l’élan. « Nous suivons complètement le généreux exemple que nous ont donné les catholiques de France, » écrivait expressément l’Association catholique allemande à notre Comité catholique pour la liberté religieuse ; et la préface du compte rendu du congrès de Mayence, le premier congrès tenu par les catholiques d’outre-Rhin, disait formellement : « Mayence fut une des premières villes en Allemagne où se propagea le grand mouvement venu de France. » Il avait fallu l’exemple de la France pour amener les catholiques rhénans, tyrannisés par la Prusse des Hohenzollern, à sortir de leur passive torpeur et à défendre dans les assemblées politiques la liberté de leur Église et de leurs âmes.


XI

« Cela est réputé comme chose naturelle, écrivait notre vieil historien Guillaume de Tyr, que chacun s’efforce, de toutes ses énergies, à glorifier sa patrie. » Les catholiques neutres, j’espère, réputeront comme chose naturelle qu’au terme de cette étude nous nous retournions vers eux, et que nous leur demandions de se sentir nos frères, non pas seulement au nom de la doctrine, mais en raison de ce qu’ils voient chez eux et de ce qu’ils trouvent en eux. L’enfance, autour d’eux, est élevée par des Frères des Écoles chrétiennes, par des Sœurs de Saint-Vincent de Paul, par des Dames du Sacré-Cœur ; des Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, encore, guettent, chez eux, l’indigence et la maladie ; la vieillesse trouve un toit chez les Petites-Sœurs des Pauvres, pauvresses elles-mêmes. Ils n’ignorent pas, je pense, que toutes ces grandes sociétés de dévouemens sont natives de France. Ils savent que leurs conférences de Saint-Vincent-de-Paul, qui organisèrent à travers le monde la visite de la pauvreté, furent conçues et réalisées, en 1833, par un professeur de cette Université de France dont sans doute ils ont entendu médire. Leurs filles sont Enfans de Marie ; on ne leur a jamais rappelé, peut-être, que c’est notre ville de Lyon qui vit doucement surgir, en 1832, la première de ces associations. J’ai tort de dire que Lyon la vit surgir ; ce fut si discret, que Lyon ne s’en aperçut pas ; Lyon s’occupait encore de ses émeutes de la veille. Le Saint-Siège, prenant cette idée lyonnaise, en fit un fait universel. En ces années 1832 et 1833, il y eut certainement des catholiques, hors de nos frontières, pour ne connaître la France que par les récens pillages de Saint-Germain-l’Auxerrois et de l’archevêché de Paris : ils ne se doutaient pas que cette même France, en ces mêmes heures, créait d’immenses organisations religieuses où se réchaufferait leur propre postérité. On a toujours des surprises avec la France, — les surprises de la grâce.

Je voudrais entrer plus avant dans les âmes de ces catholiques neutres ; j’ai l’indiscrétion de ne les point quitter encore. Ils sont pieux : je voudrais leur dire ce que leur piété doit à la France : ce qu’elle doit, par exemple, à notre Grégoire de Tours, qui fut le premier en Occident à propager la tradition orientale de l’Assomption de la Vierge ; ce qu’elle doit à notre vieux moine de Corbie, Paschase Radbert, qui en affirmant le premier l’identité entre le corps eucharistique et le corps historique du Christ, fonda réellement la théologie du Saint-Sacrement ; ou ce qu’elle doit à notre vieil évêque saint Mamert, qui créa les Rogations ; à saint Odilon, notre grand Clunisien, qui fonda la Fête des Morts ; à notre Église française des XIIIe et XIVe siècles, qui introduisit dans la chrétienté les fêtes de la Visitation et de la Présentation. Lorsqu’ils célèbrent ces fêtes, ils sont dans le sillage de l’antique ferveur française.

Ils aiment, depuis Pie IX, se sentir couverts, comme membres de l’Eglise universelle, par le « patronage » de Joseph, époux de Marie : connaissent-ils le mot de Benoît XIV d’après lequel le rôle précurseur fut ici joué par noire chancelier Gerson ? Il fut, écrivait ce pape, « le premier et le plus grand promoteur de la glorification de saint Joseph dans l’Eglise. »

Ils aiment la Vierge : ils n’ont qu’à fouiller leur propre passé pour se rappeler combien l’âme française l’aima. La France convoquait aux pieds de la Madone angélique du Puy toute la chrétienté ; et la foule devenait innombrable en ces rares années jubilaires où le vendredi saint tombait le 25 mars, jour de l’Annonciation, confondant ainsi la date funèbre où la Vierge acheva, par une donation suprême, sa tâche de Mère du Christ, avec la date joyeuse où elle avait accepté l’honneur de cette maternité. C’est à nos Clunisiens que Godefroid de Bouillon fit appel pour qu’ils vinssent garder à Jérusalem le tombeau de la Vierge[4]. Ce furent nos Cisterciens qui multiplièrent en tous lieux les églises à Notre-Dame ; saint Bernard, le plus illustre d’entre eux, était choisi par Dante, dans la Divine Comédie, comme introducteur auprès du trône de Marie. « Celui qui veut une grâce et ne recourt pas à toi, dit-il à la Vierge dans les strophes dantesques, veut que son désir vole sans ailes : » l’idée de Marie médiatrice universelle des hommes n’eut jamais d’apôtre plus éloquent que ce Français. Pour que la prédication chrétienne eût des ailes, un autre Français, Gerson, inaugura l’usage d’invoquer la Vierge, au début du sermon, par un Ave Maria. Notre Université parisienne du moyen âge s’acharnait à vouloir que l’Immaculée Conception fût un dogme : Pie IX, en 1854, consacrera par une définition dogmatique ce vœu de la science théologique française. Nous fûmes, au XVIIe siècle, les théologiens de la Vierge : un jeune savant qu’a fauché la guerre nous a laissé, comme testament de son âme, un livre où l’on peut lire comment les Jésuites, et les Oratoriens, et M. Olier, et le Père Eudes, et les jansénistes aussi, approfondissaient avec leurs variétés de tempérament, de méthode et de style, tous les mystères de la grandeur de Marie, et comment ensuite, en son honneur, des hymnes retentirent, où se condensèrent toutes ces ferveurs recueillies : ce sont les sermons de Bossuet[5].

Pour étayer la gloire de Marie, l’âme française collabore avec les autres peuples ; pour préparer le culte du Sacré-Cœur, elle les devance tous. En France, en Saxe, à la Chartreuse de Cologne, quelques âmes au moyen âge avaient senti pour le cœur du Christ un impérieux attrait. Mais la dévotion ne se mûrit et ne commença de s’organiser qu’avec notre XVIIe siècle français, avec saint François de Sales et ses Visitandines, avec le Père Eudes, avec le jésuite Huby. Lorsque la piété chrétienne, d’un bout à l’autre du monde, rend un culte au cœur de chair de Jésus et y contemple « le symbole expressif et vivant de l’amour que Jésus a eu et a encore pour les hommes, » elle défère aux visions de Marie Alacoque, Visitandine française ; et déférer à ces visions, c’est admettre qu’un monastère français du XVIIe siècle, Paray-le-Monial, fut choisi par Dieu pour que la terre connût ses désirs. Que les catholiques du dehors le veuillent ou non, — et pourquoi ne le voudraient-ils pas ? — il y a des courans de piété qui impliquent la croyance à certaines prédestinations, glorieuses pour la France.

Leur attachement, sous toutes les latitudes, à l’archiconfrérie de Notre-Dame des Victoires et a la médaille qu’elle répand, est un acte de déférence envers les visions d’une de nos petites novices des Filles de la Charité, Catherine Labouré. Si une bourgade pyrénéenne, obscure jusqu’en 1838, est brusquement devenue un lieu de pèlerinage universel ; si de tous les points du monde chrétien des hommes et des femmes accourent là, pour demander des miracles ; et si depuis les jardins du Vatican jusqu’aux plus lointaines terres de mission l’on reproduit tant bien que mal, pour édifier les foules, ce petit coin de France qu’est la grotte de Lourdes, — « mon coin de France, » disait Léon XIII, — c’est évidemment qu’au jugement de la conscience catholique, Dieu lui-même, en cet endroit, eut des complaisances pour la France. Je sais un autre endroit où le monde chrétien, devançant ici le jugement de Home, commence à porter le flot de ses ferveurs : c’est la tombe d’une petite Carmélite, notre contemporaine, Thérèse de l’Enfant Jésus, au cimetière de Lisieux ; de tous pays, on quête des grâces près de cette petite Française. La piété du monde chrétien, depuis les grands pèlerinages du moyen âge, était devenue beaucoup moins voyageuse ; on avait les madones de son pays, on allait moins souvent trouver les autres. Le demi-siècle qui vient de s’écouler a ressuscité les grands courans de ferveur internationale ; et leur rendez-vous, c’est la France. Leur flux s’ébranle vers elle, confiant dans le reflux des grâces. Il y a là, dans l’histoire religieuse des foules, un phénomène dont tout spectateur, ne fut-il ni Français ni catholique, conviendra facilement, comme l’on convient d’un fait d’observation.

Affaire de mode, diront certains, peu respectueux pour le suffrage universel des âmes croyantes. Mais ce qu’ils appellent une mode, le Saint-Siège l’encourage en proclamant par les béatifications, par les canonisations, que « si le surnaturel vit partout dans le monde, il vit surtout en France : » ce mot est de Pie X. J’ai sous les yeux un livre allemand, antérieur de peu de mois à la guerre, intitulé : La Sainteté de l’Église au XIXe siècle ; j’y vois que sur dix-huit prêtres séculiers de ce siècle qui sont déjà saints, bienheureux ou vénérables, neuf sont des Français, dont Vianney, curé d’Ars, mène le chœur ; que parmi les religieux et religieuses devenus vénérables figurent au moins huit Français et une dizaine de Françaises, et que les trois religieuses qui furent béatifiées sont trois Françaises, fondatrices d’ordres. Voilà le dernier mot de l’Église elle-même sur ce que le catholicisme universel doit à la France d’hier : nous n’y ajouterons rien.


En 1794, alors que sur nos échafauds des têtes de prêtres succédaient à la tête du Roi, Joseph de Maistre connaissait à l’étranger des catholiques qui souhaitaient la défaite de la France par les armées coalisées. Interpellant l’un d’entre eux, il lui écrivait :


Mon opinion se réduit uniquement à ceci : que l’empire de la coalition sur la France et la division de ce royaume seraient un des plus grands maux qui pussent arrivera l’humanité… Je vois dans la destruction de la France le germe de deux siècles de massacres, la sanction des maximes du plus odieux machiavélisme, l’abrutissement irrévocable de l’espèce humaine, et même, ce qui vous étonnerait beaucoup, une plaie mortelle à la religion.


Ainsi pensait le futur auteur du Pape, à l’époque même de la Terreur. La fortune de la France fut vertigineusement ballottée. Le Génie du Christianisme, les traductions anglaise, italienne, allemande, russe, qui tout de suite en furent données, révélèrent au monde qu’il y avait une autre France que celle des philosophes. Et lorsque le monde fut rentré en repos, de Maistre, un jour de 1819, regarda de nouveau « cette nation extraordinaire, destinée à jouer un rôle étonnant parmi les autres, et surtout à se retrouver à la tête du système religieux en Europe. »


L’esprit religieux, déclarait-il, n’est pas éteint en France : il y soulèvera des montagnes, il y fera des miracles. Le Souverain Pontife et le sacerdoce français s’embrasseront, et dans cet embrassement ils étoufferont les maximes gallicanes.


Les « miracles » de notre esprit religieux, nous espérons les avoir montrés ; et quant à l’étouffement des maximes gallicanes, on le vit se réaliser au concile du Vatican, après que Louis Veuillot, par une campagne de vingt ans, eut préparé le sacerdoce français et le Souverain Pontife à « s’embrasser. »


De Maistre continuait :


Alors le clergé commencera une nouvelle ère, et reconstruira la France, et la France prêchera la religion à l’Europe. Et jamais on n’aura rien vu d’égal à cette propagande. Et si l’émancipation des catholiques est prononcée en Angleterre, ce qui est possible et même probable, et que la religion catholique parle en Europe français et anglais, souvenez-vous bien de ce que je vous dis, il n’y a rien que vous ne puissiez attendre.


L’émancipation des catholiques anglais a été accomplie. La France et l’Angleterre sont unies ; et dans les rendez-vous religieux où se rencontrent les nations de l’Entente, — à Paray-le-Monial, par exemple, au dernier printemps, — la religion catholique « parle français et anglais. » Joseph de Maistre n’avait rien d’impatient ; soyons patiens comme lui. Faisons crédit à notre « extraordinaire nation ; » et puisque d’après lui nous pouvons tout attendre, attendons.


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1917.
  2. Voir Emile Mâle, L’art allemand et l’art français, Paris, 1917.
  3. Voir le curieux portrait psychologique publié par A. Cothenet sous le titre : Le Vén. J.-C. Colin et la Société de Marie (Téqui, 1918.)
  4. L’Assomption et la France (L’Assomption, revue mariale illustrée, janvier 1918, p. 12-16.)
  5. Flachaire, La dévotion à la Vierge dans la littérature catholique au commencement du XVIIe siècle, Paris, 1916.