Ce que peut souffrir une mère/3

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Ce que peut souffrir une mère
Traduction par Léon Wocquier.
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 12-24).

III


Sur le marché du vendredi, du côté de la ruelle du Faucon, se trouvait parmi d’autres objets une petite charrette à deux roues, semblable à ces charrettes à la main qu’on nomme à Anvers bac à moules, parce qu’elles sont principalement employées au transport de ces mollusques. Non loin de là se tenait un homme qui semblait en proie à un profond abattement : les bras croisés sur la poitrine, il portait continuellement ses yeux humides du bac à moules au crieur, qui était occupé un peu plus loin à vendre d’autres meubles. De temps en temps, l’homme attristé frappait du pied le sol, comme s’il eût été assailli de préoccupations pénibles ; mais chaque fois il retombait dans un morne désespoir, quand son regard s’abaissait sur l’instrument qui jusque-là lui avait servi à gagner, en brave ouvrier, son pain de chaque jour.

Tandis qu’il était enfoncé dans ses désolantes réflexions, deux jeunes dames arrivaient d’un pas rapide sur le marché : l’une d’elles remarqua la douloureuse expression des traits de l’ouvrier, car elle arrêta sa compagne au coin de la ruelle du Faucon et lui dit :

— N’avez-vous pas vu, Adèle, quelle tristesse est empreinte sur le visage de cet homme ?

— De quel homme, ma chère Anna ?

— De celui qui frappe du pied. Voyez comme ses coudes se contractent contre son corps. Bien sûr, Adèle, c’est un malheureux…

— Peut-être, Anna ; Dieu sait si ce ne sont pas des mouvements de colère.

— Non, Adèle, je connais cela trop bien. Le malheur véritable porte une empreinte qu’on ne peut méconnaître. Il attire à lui les cœurs généreux et éveille en eux une douce émotion de pitié. La méchanceté et la colère repoussent, au contraire, ceux qui en sont témoins. Je ne me suis pas trompée, ma chère amie, cet ouvrier est une victime de ce long hiver. Vois, ses vêtements ne sont ni sales ni déchirés ! Allons à lui ; je me sens la force de lui demander la cause de son chagrin.

Les deux amies se dirigèrent vers l’ouvrier ; mais, au moment où elles s’approchaient de lui, il fut précisément accosté par une autre personne qui paraissait appartenir, comme lui, à la classe ouvrière, et qui lui frappa sur l’épaule en disant :

— Hé bien, François, que dis-tu de ce petit temps ? Il fait froid, hein ? Viens-tu avec moi ? Je paie une goutte.

L’ouvrier désolé secoua vivement l’épaule sur laquelle s’était posée la main de son ami, et ne répondit rien. L’autre, s’étonnant, le regarda en face et remarqua combien ses yeux étaient égarés.

— François, s’écria-t-il, qu’as-tu, mon ami ?

La réponse se fit encore attendre, et les deux dames eurent le temps de se rapprocher un peu pour mieux entendre ce qu’allait dire celui qu’elles présumaient être malheureux.

Une voix sourde, entrecoupée par de longues aspirations et trahissant une émotion profonde, répondit enfin :

— Vois-tu, Grégoire, tu me parles de goutte, hein ? Mais j’aimerais mieux mourir que boire un verre de genièvre ! Si tu savais, mon garçon, quel chagrin j’ai…

Ces paroles furent dites avec tant de tristesse que Grégoire se sentit tout ému et quitta son ton léger pour parler plus sérieusement ; il saisit la main de son infortuné camarade et dit presque en pleurant :

— François, mon ami, qu’y a-t-il ? On dirait que tu vas mourir. Thérèse est-elle morte ?

— Non, non ! Mais je vais tout te dire à toi, car tu es notre ami. Tu le sais, n’est-ce pas, Grégoire, je n’ai jamais été assez paresseux pour ne pas chercher à gagner mon pain, et grâces à Dieu, jusqu’ici j’avais su le gagner ; mais c’est fini maintenant. Ma Thérèse, la pauvre chère femme, n’a rien mangé depuis deux jours ; noire petit Jean se tord de faim, et la petite Mariette est morte peut-être à l’heure qu’il est. Le sein de sa mère s’est tari de froid et de privations. Vois-tu, Grégoire, quand j’y pense, je suis capable de me tuer. Pourrais-tu aller mendier, Grégoire ?

— Mendier ? non certainement : j’ai encore des mains au bout des bras.

— Eh ! moi aussi ! Mais c’en est venu si loin que nous avons vendu ou mis en gage tout ce que nous possédions, excepté le bac à moules que voilà. Nous avions tant économisé et mangé si longtemps un pain amer pour l’acheter ! Mais enfin, puisque Dieu le veut, qu’il en soit ainsi ! Pourvu seulement que le crieur vienne bientôt par ici et que je puisse porter du pain à ma femme et à mes enfants…

— Le voilà… Dis-moi, François, demeures-tu toujours dans la rue de la Boutique ?

— Oui !

En cet instant le crieur s’installa avec sa chaise à la place où se trouvait le pauvre ouvrier, et se mit à crier à pleins poumons :

— Acheteurs, par ici ! Acheteurs de bacs à moules, par ici !

Un sourire passa sur le visage de l’ouvrier. Les deux amies s’entretenaient à voix basse d’une chose qui semblait les mettre en joie.

Le crieur reprit :

— Trente francs pour ce bac à moules ! Trente francs !… Vingt-cinq ! Il est aussi bon que s’il était neuf, c’est pour rien… Vingt francs !

Une des dames fit signe de la tête, et le crieur poursuivit :

— Vingt francs, marchand, vingt francs ! Personne ne dit mieux ?

Quelques spectateurs haussèrent à leur tour ; mais la jeune dame dépassait toujours leur mise. Le crieur se tournait de l’un vers l’autre pour saisir les signes des enchérisseurs :

— Vingt et un francs !

— Vingt-deux !

— Vingt-trois !

— Vingt-quatre !

— Vingt-cinq !

— Vingt-sept francs ! Vingt-sept ! Personne, personne ? personne ne dit rien ? Adjugé ! Bonne chance, Madame !

Anna dit quelques mots au domestique du crieur, et celui-ci, se tournant vers sa maison, cria de toutes ses forces :

— On va payer !

Déjà l’ouvrier était dans la maison du crieur, déjà il songeait à courir chez lui avec l’argent qu’il venait de toucher, non sans avoir jeté un dernier et triste regard sur le bac à moules, lorsqu’il fut apostrophé par l’une des deux dames :

— Voulez-vous gagner quelque chose, mon brave homme ?

— Qu’y a-t-il pour votre service, Madame ?

— Nous voudrions voir chez nous ce bac à moules.

— Je suis fâché, Madame, de ne pouvoir l’y conduire. J’ai une commission pressée.

Anna, qui était très-compatissante et qui connaissait mieux que son amie les pauvres, dit précipitamment à l’ouvrier près de s’éloigner :

— C’est rue de la Boutique que nous allons !

— Alors je suis à vos ordres. Madame, car je vais justement de ce côté !

Il empoigna le bac à moules, le dégagea du milieu des objets épars sur le sol, et suivit les deux dames qui marchaient passablement vite. Un amer chagrin oppressait sa poitrine à la pensée qu’il lui fallait mener pour autrui cette charrette qui avait été la sienne ; mais la certitude que, grâce à l’argent de la vente, il allait sécher les larmes de son excellente femme, mêlait à sa tristesse une douce consolation. Il reçut avec peine des dames l’ordre de s’arrêter devant une boutique. Mais il ne tarda pas à pouvoir se remettre en route, car à peine les deux dames étaient-elles entrées dans la boutique qu’on jeta sur la charrette un sac de pommes de terre, deux ou trois grands pains, du bois, et qu’Anna elle-même y plaça soigneusement un pot de grès.

Arrivé dans la rue de la Boutique, l’ouvrier demanda où il devait conduire le bac à moules. Anna répondit avec intention :

— Allez toujours ! C’est plus loin !

Malgré cet ordre, il s’arrêta devant une humble porte qu’Anna reconnut pour celle-là même qu’elle avait été sur le point de franchir le matin. L’ouvrier ôta sa casquette et dit avec politesse :

— Mesdames, permettez-moi, s’il vous plait, d’entrer un instant dans cette maison.

La permission donnée, il poussa la porte et entra, suivi de près par les dames, qui pénétrèrent avec lui dans la chambre.

Un frisson d’épouvante glaça Anna et son amie. Le spectacle qui frappait leurs yeux était effrayant et funèbre. La jeune femme, assise auprès du lit, gisait inanimée sur la pierre, les joues pâles, les yeux fermés, la tête renversée sur le bord du lit, insensible comme un cadavre. Au moment où les dames entraient avec le père, le petit garçon saisissait le bras inerte de sa mère et criait :

— Chère petite maman, j’ai faim !… un petit morceau de pain, je t’en prie !

Le mari, sans faire attention à la présence des deux amies, s’élança vers sa femme, l’appela d’une voix désespérée, s’arracha les cheveux, en ne proférant que des paroles entrecoupées :

— Thérèse ! s’écriait-il… Oh ! ma chère Thérèse ! malheureuse femme ! Seigneur, mon Dieu, est-ce possible ? Morte… morte de faim et dé froid ! Avions-nous mérité cela ?

Soudain il saisit un couteau sur la table ; mais Anna, qui avait vu ce mouvement, jeta un cri d’angoisse, s’élança sur lui et lui arracha l’instrument meurtrier.

— Votre femme n’est pas morte ! s’écria-t-elle. Tenez ! courez vite chercher du vin !…

Elle lui donna une pièce de monnaie en lui montrant la porte.

Il se précipita hors de la chambre et disparut comme une flèche.

Anna souleva la pauvre mère dans ses bras. Son manteau de satin et son chapeau de velours se frippèrent au contact des misérables vêtements de l’infortunée. Mais elle songeait vraiment bien à cela ! Elle prodiguait à Thérèse les soins qu’elle eût prodigués à une sœur. Et en effet, dans sa miséricorde, elle regardait comme sa propre sœur, selon le commandement du divin Jésus, cette femme agonisante. Elle avait tiré de sa poche une orange et en exprima le jus sur les lèvres bleuies de la malade, dont elle frictionnait énergiquement les mains. Elle poussa un cri de joie en voyant s’ouvrir les yeux de la mère ranimée.

Pendant ce temps, Adèle ne s’était pas bornée à contempler cette scène de famine et de misère. Aussitôt qu’elle avait entendu la supplication du petit garçon, elle avait couru vers le bac à moules et en avait rapporté le pot de grès et un pain, en chargeant l’enfant de jeter du bois sur le feu.

Dès que Jean eut aperçu le pain, ses yeux ne s’en détachèrent plus et il redemanda une tartine. Adèle, qui, le matin encore, témoignait tant de répulsion pour les pauvres, fut si émue à l’aspect de tant de souffrance qu’elle prit elle-même le couteau sur la table et appuya le pain sur sa poitrine, au préjudice de son élégante toilette, pour couper la tartine que l’enfant désirait si ardemment.

— Tiens, mon enfant, dit-elle, mange à ton appétit. Tu n’auras plus à souffrir la faim.

L’enfant saisit avec joie la tartine, baisa la main en signe de reconnaissance, et adressa à Adèle un si doux regard que celle-ci dut se détourner pour cacher les larmes que l’émotion lui arrachait.

En même temps la mère ouvrait les yeux et les fixait avec bonheur sur son enfant, occupé à assouvir sa faim. Peut-être allait-elle remercier sa bienfaitrice, mais le retour de son mari l’en empêcha. Lui, voyant, contre son attente, sa femme revenue à la vie, déposa précipitamment une bouteille sur la table, s’élança vers sa compagne, la saisit dans ses bras et l’embrassa à plusieurs reprises avec égarement, il la tenait enlacée comme s’il eût craint de la perdre encore et répétait continuellement :

— Chère Thérèse, tu vis encore, ma femme bien-aimée ! J’ai l’argent de notre bac à moules ; nous avons de quoi manger maintenant. Sois tranquille ! Oh ! mon Dieu ! Vois-tu, dans mon malheur, je suis encore aussi joyeux que les anges… C’est bien vrai, ma chère Thérèse, car je croyais ne jamais te revoir en ce monde.

Anna s’approcha avec une tasse pleine de vin et la porta aux lèvres de la faible femme. Tandis que celle-ci buvait la fortifiante liqueur, le mari jetait des regards pleins de surprise sur Anna et sur son amie, qui, un peu plus loin, se tenait près du feu avec Jean et mettait en avant les petites mains du bonhomme en disant :

— Chauffe bien tes mains, mon petit homme, et mange bien vite ta tartine ; je t’en donnerai une autre après celle-là.

L’ouvrier semblait sortir d’un rêve ; on eût dit qu’il s’apercevait seulement de la présence des deux amies.

— Mesdames, dit-il en balbutiant, pardonnez-moi si je ne vous ai pas encore remerciées du secours que vous avez prêté à ma pauvre femme. Vous êtes bien bonnes de vouloir entrer dans notre misérable logis, et je vous en remercie mille fois !

— Bonnes gens, répondit Anna en élevant la voix, nous savons ce que vous avez souffert de la faim et du froid, et combien vous eussiez gémi de devoir aller mendier votre pain, parce que, comme d’honnêtes ouvriers, vous préférez gagner votre vie à la sueur de votre front. De pareils sentiments méritent une récompense. Vous n’aurez plus à souffrir d’aucune privation désormais !

Elle mit une poignée d’argent sur la table et continua :

— Voilà de l’argent ; à votre porte il y a des pommes de terre, du bois et du pain : tout cela vous appartient. Quant au bac à moules, il n’a pas été vendu ; servez-vous-en pour gagner votre pain quotidien, vivez toujours honnêtement, ne mendiez pas ; mais si la faim et le froid viennent encore vous surprendre, voici ma carte : vous y trouverez mon nom et ma demeure, et je serai toujours votre protectrice et votre amie.

Tandis qu’Anna parlait, on n’entendait pas un soupir dans la chambre, tant était grand le silence qui y régnait ; mais un torrent de larmes coulait des yeux de l’ouvrier et de sa femme. Le premier ne pouvait articuler un mot ; seulement il regardait alternativement les deux jeunes femmes avec un étonnement qui laissait voir assez qu’il ne pouvait croire ce qu’il entendait. Lorsque Anna eut fini de parler, la mère se laissa tomber de la pierre sur le sol, et, se traînant sur ses genoux en pleurant, elle prit dans les siennes la main d’Anna et s’écria en la baignant de larmes :

— Oh ! mes chères dames, vous ferez une bonne mort ! Dieu vous récompensera de ce que vous êtes venues chez nous comme des anges gardiens et de ce que vous m’avez sauvée de la mort.

— Êtes-vous contente maintenant, mère demanda Anna.

— Oh ! oui, ma bonne dame, nous sommes bien heureux à cette heure ; voyez notre Jean danser près du feu, le pauvre petit ! Et si cet innocent agneau qui est là mourant pouvait parler, lui aussi, Madame, vous bénirait et vous remercierait.

À ces mots, Anna courut à l’enfant malade, et, présumant que le besoin l’avait aussi conduite près de la tombe, elle donna à Adèle le signal du départ ; celle-ci, qui prenait plaisir à la joie du petit garçon, le souleva dans ses bras, lui donna un baiser sur la joue, et rejoignit son amie. Anna se dirigea vers la porte et dit au moment de sortir :

— Soyez tranquilles, braves gens ; dans une demi-heure, un médecin sera près du lit de votre enfant ; et je n’en doute pas, mère, vous la verrez femme un jour.

Un vrai sourire de bonheur illumina en même temps les traits de l’ouvrier et de sa femme.

Tous deux coururent à la porte, et mille bénédictions, mille expressions de reconnaissance s’échappèrent de leurs lèvres jusqu’au moment où les deux bienfaisantes amies disparurent à leurs yeux.

Ni Anna id Adèle ne dirent un mot jusqu’au marché au bétail : leur cœur était trop plein, leur âme trop émue à toutes deux pour qu’elles pussent rendre leurs émotions par des paroles.

— Eh bien, dit enfin Anna, dites-moi, Adèle, trouvez-vous les pauvres gens aussi sales et dégoûtants qu’on le croit ordinairement ?

— Oh non ! répondit Adèle, je suis bien heureuse de vous avoir rencontrée. Il me semble que je ne sais quoi de saint m’élève l’âme, et je ressens une émotion qui m’était inconnue. Je n’ai plus les pauvres en horreur ; n’avez-vous pas vu que j’ai pris ce petit garçon sur mes genoux et que je l’ai embrassé ? Quel charmant et gentil enfant ! je l’aime déjà.

— Pauvre petit Jean ! les larmes s’échappaient de ses yeux quand il vous a vue partir. Dites-moi, ma chère, y a-t-il sur la terre plus grand bonheur que le nôtre ? Ces braves gens mouraient de faim ; ils levaient les mains vers le ciel et imploraient l’aide du Seigneur. Nous sommes venues vers eux comme des envoyés de la miséricorde divine ; ils se sont agenouillés devant nous comme devant des anges qui venaient leur annoncer que leur prière était exaucée, et c’est Dieu qu’ils ont béni et remercié en nous… Oh ! Anna, notre vie mondaine peut être légère et vaniteuse…, les larmes de joie de ces bonnes gens rachèteront plus d’une de nos fautes !

— Ne m’en dites pas plus, dit Adèle tout émue, j’en ai assez compris ; oh ! dès maintenant je veux sortir avec vous tous les jours pour visiter les pauvres et participer à vos bonnes œuvres. Oui, car d’aujourd’hui seulement je connais une joie céleste, une sorte de béatitude sur la terre… Sainte bienfaisance ! malheureux sont les riches qui ne te connaissent pas ! De quelle douce émotion, de quel sentiment délicieux ils sont privés !…

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En cet instant, elles tournaient le coin de la rue ; et elles disparurent derrière l’angle des maisons.