Celles qui sont restées/05

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Oscar Lamberty, éditeur (p. 73-88).


L’Épave














L’ÉPAVE


Victor avait rencontré Céline dès son arrivée en Hollande. Dans la confiserie où il croquait un biscuit devant le porto apéritif, il l’avait tout de suite remarquée et minutieusement détaillée, en garçon qui sait reconnaître une jolie femme et le lui expliquer de loin. Sous le deuil coquet aux transparences complaisantes, les rondeurs s’incurvaient, s’effaçaient, rebondissaient, en mariages harmonieux, en divorces brusques, en inattendus et délicats méandres. Par là-dessus, confortablement posé sur le cou potelé, roulant de mignons double-mentons comme de petites vagues d’amour, le minois gras au teint gourmand de flamande prospère s’épanouissait comme une belle pêche rose et voluptueuse. Et soignée, la dame, bichonnée depuis le bout de ses doigts blancs et paresseux jusqu’à l’édifice savant d’une coiffure à la dernière mode. Victor, justement, adorait cela, ce raffinement de linge deviné, de savon, de parfum, cette recherche d’une propreté de chatte qui s’idolâtre. Lui-même, sans être friand d’eau, luisait de pommade, poudré au menton, les mains faites, mouvant des ongles étincelants comme des soleils, émerveillant du reflet de ses bottes les ouvrières niaises et averties.

Céline, consciente d’être admirée, le coude au guéridon de rotin, un petit pied cambré sorti de l’escarpin, se prêtait à ce regard, une vague de chaleur au cœur, envahie d’une pâmoison intime. Dès cette minute, ils se comprirent : affinités de chair et de goût, salut de races sœurs qui se sont devinées. Et, très vite, ils s’étaient parlé ; une discussion avec la caissière sur le prix majoré des petits fours les avait rapprochés, solidaires, en étrangers qu’on gruge ; Céline, le verbe haut, s’indignait, et Victor aussitôt apostropha la femme, se mêla de l’affaire, tandis que les consommateurs indolemment se retournaient, habitués à entendre vacarmer les Belges. Les joues rouges et la poitrine palpitante, Céline se rassit ; Victor, galamment, joignit ses doléances aux siennes : Quelle ville de carottiers ! quelles gens ! quel pays ! Ce n’était pas la peine d’y être réfugiés. Des exploiteurs, des profiteurs, qui n’avaient pas peur de voler les étrangers, de vivre sur leur dos ! Céline raconta ses déboires, à peine faite à ce régime. Elle était arrivée d’une semaine seulement, ayant obtenu un passe-port des Allemands par l’intervention d’un ancien caissier de son père attaché maintenant à la Kommandantur, et à qui elle avait fait, disait-elle, son plus beau sourire. À ce récit, Victor prenait un air sombre, comme s’il avait déjà des droits à ce sourire, et elle l’en plaisanta. La glace était fondue. Victor commanda deux nouveaux portos, qu’ils burent à petites gorgées en se regardant par dessus la nappe claire du guéridon.

Il lui apprit qu’il était en Hollande depuis deux ans déjà, chassé par la retraite de l’armée belge, alors qu’il tennissait et tanguait sur la côte, dans ce beau mois d’août 1914 si vilainement interrompu. Une fameuse armée qu’il avait vue alors ! On n’en était pas fier : des soldats sans bottines, des hommes exténués, pâles, hirsutes, rien du chic anglais, allez ! Les Belges n’ont jamais eu de tenue, on sait ça. Une retraite, cela doit se faire en ordre, il faut du sang-froid, nom d’un chien ! Victor pouvait se vanter de connaître cette chose : pas une fois, pendant la fuite éperdue de tous ces baigneurs, croyant déjà les uhlans sur leurs talons, prenant d’assaut les carrioles, les fermes, les cabarets ; pas une fois dans cette débandade il n’avait perdu le Nord, payant bien pour être bien, toujours couché dans un bon lit, un vrai dîner dans l’estomac, et une chemise propre au dos. Depuis lors, la vie s’était traînée à faire sa partie avec quelques copains réfugiés comme lui, trouvant Bruxelles trop moche sans les théâtres, avec des femmes à quatre sous sur les boulevards. Sa famille, des gens riches, marchands de cigares en gros, trouvait moyen de boulotter quand même à Bruxelles, payant le beurre trente francs et un bifteck-pommes un louis. Quand on a les moyens, n’est-ce-pas, on n’est pas gêné par la guerre. Lui recevait recta son argent, mais la perte au change le faisait bisquer ferme. On peut le dire, il saurait attendre la fin sans trop de mal. Tout en parlant, un peu haut comme on parle à Bruxelles, et pour dominer le grincement flegmatique du petit orchestre près d’eux, il couvait Céline d’un regard expressif et candide dont elle ne s’offensait pas, abandonnée aux événements en femme qui accepte sa destinée, troublée seulement par cette présence de beau garçon robuste et soigné. Et il connut de suite sa vie : fille de gros restaurateurs retirés, mariée de bonne heure à un bon zig un peu noceur, grand buveur de gueuze, grand pêcheur de carpes, et qui était parti en 14, avec ceux de la garde civique, pour attraper un chaud-froid et mourir de pleurésie. Elle était restée veuve, à se tourner les pouces, en face de sa bonne, une Flamande toujours en sueur qui « reloquetait » et frottait tout le long du jour. Elle ne se plaignait pas : malgré la guerre, les rues étaient encore animées, il y avait le cinéma pour les heures de pluie, et tous les jours le chocolat dans une pâtisserie ; c’est une vraie distraction, et c’est bon pour la santé ; on y voyait des Boches, de beaux hommes vraiment, et puis du vrai monde, qui a encore un chapeau et des fourrures à mettre. Le soir, quand on aime son lit, on est content de faire dodo de bonne heure. Tout aurait marché si on n’avait pas fermé les pâtisseries. Plus une brioche à trouver, même pour de l’or, pas un éclair ni un baba. On devait trimbaler des tartines avec soi, ou s’encrasser l’estomac de meringues, de vraies saletés qui vous donnent mal au cœur. Alors, elle avait préféré s’en aller — elle ne devait rien à personne, n’est-ce-pas — et attendre en Hollande qu’on puisse vivre de nouveau comme par le passé…

Victor et Céline se taisaient. Les calmes consommateurs s’en allaient d’un pied pesant et plat ; les serveuses en tablier brodé faisaient sauter la monnaie dans leur poche ; l’orchestre, hâve, emballait flûte et violon ; et, derrière les montagnes de petits gâteaux glacés escaladant la vitrine, le soleil faisait reluire la placide rue bien lavée, bien fourbie, où les passants déambulaient sans hâte, et où les moineaux même grattaient le crottin avec dignité.

Tous les jours Victor et Céline se retrouvèrent. Ils prenaient ensemble le tramway blanc qui les menait, par le bois ponctué de villas, à la grande foire de Scheveningue, avec ses casinos de nougat, ses kiosques, ses terrasses de guinguettes, ses petits drapeaux, et son grand pier vautrant dans la mer prostituée son cirque multicolore et pavoisé. Les consommations du reste y étaient fort chères, et détestables. Céline aimait mieux attendre le soir dans un de ces petits bars d’arrière, où le vent de mer ne vous atteint pas, et d’où l’on regarde passer le monde, en tétant sa paille. Les bars, c’est le vrai charme des plages : on se fatigue de tourner en rond, et tout ce sel dans l’air vous donne soif ! Le soir, on n’avait que l’embarras du choix ; il ne manquait pas de Belges comme eux, des gens qui aiment un verre et de la société ; bien souvent, c’était au music-hall qu’ils grillaient une cigarette, flattés de leur succès de couple élégant, dans la petite rigolade des couplets polissons ; mais souvent aussi, ils s’en allaient par la plage, bien loin passé le pier flambant, d’où l’orchestre jetait des éclats brusques de vacarme dans le grand roulis des vagues. Là, perdus dans un repli de dune, une langueur leur venait ; ils restaient, les mains unies, à s’écouter respirer, goûtant la tiédeur de leurs corps rapprochés. C’est beau, cette heure, et cela fait venir des idées, on trouve de drôles de mots, et on se sent meilleur : il n’y a rien de tel que la nature pour vous ouvrir le cœur…

Le gros soleil, hérissé de rayons, met une plaque jaune dans l’eau calme soulevée par les petits bourrelets des vagues régulières ; le sable flamboie, semé de diamants, et Céline flamboie, la chair et les cheveux tout en or, comme une châsse ; quand Victor se redresse de les avoir baisés, ses lèvres à lui aussi semblent s’être teintes d’or à leur contact. Que la vie décidément est bonne, quand on sait la comprendre !

Dans la tranquillité de l’air l’orchestre reprend, là-bas sur le pier, en brusques éclats de valses, en voluptueux et courts sanglots, rythmés par le chuchottis énorme de la mer. Et du côté de Flandre, une vibration, un ébranlement sourd, comme de lointains coups de gong, fait la basse harmonieuse et grave du concert.

— Le canon, dit Victor. On l’entend bien d’ici.

— C’est beau, ce bruit. Pourvu qu’on se batte fort, dit Céline.

Victor écoute. Une pensée semble lui venir, apportée par le bruit de la bataille.

— On dit qu’ils vont rappeler les hommes partout, les faire marcher.

— Tu ne vas pas te faire trouer la peau, dit Céline.

— On rentrerait chez nous, amour, on boirait de nouveau de la torréaline, on gratterait le beurre sur son pain…

Céline soupire :

— On ferait ça pour toi, amour.

De nouveau les lèvres de Victor boivent l’or qui s’éteint sur la peau de Céline.

— Amour !

— Amour !

Une beauté miraculeuse s’étend, tandis que le soleil s’enfonce, au bout du chemin d’or, dans la mer. Le soir divin descend, avec des tons irréels de commencement du monde. La plage fuit, éternelle. Un ciel vert, délicat, encadre la mer toute blanche. Et voici que là-bas, dans l’eau éclatante, un point noir apparaît, comme un bouchon qui danse.

— Un marsouin, dit Victor.

— Allons voir, fait Céline.

Elle secoue ses jupons d’où s’envole le sable. Ils courent, bras-dessus bras-dessous, sur la plage violette qui porte l’eau pâle comme une jupe de satin haut troussée. Leurs pieds, sur le sable uni, marquent deux traces parallèles, comme de puérils dessins d’enfants.

— C’est une bûche, dit Céline.

— C’est un fagot, dit Victor.

— C’est un tonneau.

— C’est une épave.

L’épave roule, vomie et ravalée par la vague. L’eau joue avec elle, la jette au loin comme un enfant jette une balle, puis, pressée, court à elle, la rattrape, s’enfuit, revient, maternelle, en la tenant dans ses bras. Elle la caresse, la cajole, la baise et la lèche d’une longue langue avide et distraite, puis, dégoûtée d’elle, l’abandonne, à demi enlisée dans le sable vaseux. Là, brusquement ravisée, d’un dernier effort, elle la soulève, prompte à s’en débarrasser, et roulant sur elle-même, titubante, la porte, avec un flot d’écume, au sable où elle demeure, énorme, rebondie, toute noire dans le soir irisé.

— Oh ! là là ! dit Céline.

Elle a peur, et pourtant s’avance à petits pas, émue et curieuse.

C’est un noyé, gonflé comme un ballon, que la mer rejette. Il gît sur le dos, bombant son ventre grotesque, les deux bras ouverts, avec de grosses mains blanches aux doigts boudinés, crevant aux jointures. La tête, saturée d’eau, garde la bouche grande ouverte, une bouche d’éphèbe à peine ourlée de duvet, et, à la tempe, dans les cheveux blonds que l’eau frise, un trou saigne un lent sang pâle, avarement.

— Que c’est laid ! dit Céline.

Elle frémit de dégoût, penchée pour mieux voir, mouillant ses souliers blancs qui lentement s’enfoncent dans le sable traître.

— Tu vois, c’est un soldat belge, dit Victor, baissé aussi et touchant les boutons. Il venait d’Angleterre, engagé de frais, pour aller se battre. Il a un uniforme tout neuf. Ils l’ont torpillé.

Il ajoute, hochant une tête réfléchie :

— Tu vois comme c’est dangereux !

Dans le jour mauve, les yeux du noyé sont restés grands ouverts, des yeux bleus écarquillés, aux iris brisés, hachés par l’eau, qui saillent du bourrelet des paupières. Ils regardent Victor, fixement.

— Restons pas là, dit Céline.

Le noyé continue à les regarder de ses prunelles brouillées que l’eau fait chavirer.

— On dirait qu’il vit, dit Victor.

Le mouvement qu’il fait effraye Céline. Elle crie.

— Tu es bête, dit Victor. Il est mort !

Ils restent, serrés l’un à l’autre, trempés par la vague qui monte et fait vaciller le corps, lui imprimant de petites secousses de vie.

— Il nous regarde, dit Céline. On dirait qu’il est fâché.

Une lame de fond, d’une volute soudaine, soulève le mort et le jette contre leurs pieds avec un crachement d’eau. Cette fois, Victor crie, cramponné à Céline. Ils s’enfuient, ils courent avec des frissons, ils courent en haletant, ils courent, trébuchant dans le sable sec qui colle à leurs jambes. La vague, derrière eux, semble les poursuivre, crachant inexorablement ses paquets d’eau montante. Céline, la première, s’arrête, se retourne.

— Il est resté là-bas…

Victor tourne la tête. Il s’arrête, il respire, il s’essuie le front.

Céline dit :

— Tu as eu peur, hein !

— Je n’ai pas eu peur. J’ai couru parce que tu courais.

— C’est toi qui m’a poussée.

— Tu as crié comme si on te tuait.

— Et toi tu t’encourais en te fichant de moi.

— Je te montrais le chemin.

Céline s’assied, pour décoller la boue de ses chevilles.

— J’en ferai encore, des promenades avec toi ! Auguste et les autres le disaient bien, que tu étais un veau.

L’orchestre du pier pleure une plainte amoureuse. Un croissant de lune, tout blanc, pâlit le ciel.

— Toi, quand ce n’est pas pour bouffer, rien ne va. Tu ne comprends pas la poésie.

Céline ravale une salive vengeresse. Sa poitrine tremble. Elle dit à mi-voix :

— C’est vrai, mon cher, la poésie c’est bon pour le civil : moi, je suis pour les militaires ! Tu as vu comme ce garçon est beau ? Il a un costume tout neuf.

Elle soupire.

— Voilà un type que j’aurais pu aimer.

Victor ricane.

— Tu n’es pas dégoûtée. Il pourrit déjà.

La lune silencieuse étend à ras de l’eau une longue et pâle draperie. Son pan lumineux atteint sur le rivage la silhouette noire échouée. Le noyé semble roulé dans une bannière spectrale dont les plis sont des rayons.

Victor regarde la nuque douillette de Céline qui boude, et ses bras blancs dodus. Son cœur s’amollit. Il transige.

— Tout ça, c’est la faute aux Hollandais. C’est dégoûtant, des plages où il arrive des choses pareilles.

Céline perçoit l’avance. Elle gonfle le cou, se fait prier, triomphe d’un dernier trait :

— Tout de même, sa bonne amie doit être fière à présent. On ne l’appelle pas veau, celui-là.

Victor allonge déjà des lèvres goulues et médiatrices :

— Ça lui est bien égal, tout ça. Il est mort.

Céline rit, renversée, et les lèvres de Victor s’abattent au petit bonheur, de surprise en surprise.

— Tu es quand même un drôle, toi !

Victor la met debout, d’une secousse, comme une grande poupée.

— Viens, amour, on va rentrer.

Ils vont, enlacés, au rythme de l’orchestre dont Céline, alanguie, fredonne le refrain. Le canon lointain s’apaise, intimidé par le bruit rapproché des bastringues. Les grands phares électriques inondent la plage de lumière. On entend rire et piétiner.

— C’est quand même bon de vivre, dit Victor.

Mais là-bas, sur le sable tranquille, le noyé, abandonné, reste roulé dans le grand drapeau de lune, qui le recueille dans les plis religieux de sa majesté éternelle.