Centon nuptial

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Traduction par Étienne-François Corpet.
Œuvres complètesC.L.F. Panckoucke, éditeurTome II (p. 103-121).
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XIII.

AUSONE À PAULUS, SALUT.

Lis encore, si tu le juges à propos, cet opuscule frivole et sans valeur, qui n’a été ni martelé par le travail, ni limé par l’étude ; où l’on ne trouve ni la vivacité des saillies, ni la maturité de la réflexion. Les premiers qui se sont divertis à ce genre de composition, l’appellent centon. C’est un pur travail de mémoire : rassembler des lambeaux épars, et former un tout de ces découpures ; cela peut mériter un sourire plutôt qu’un éloge. Si une telle œuvre, aux Sigillaria, se vendait à l’enchère, Afranius n’en donnerait pas un zeste, et Plaute n’en offrirait pas sa pelure de grenade. C’est une honte en effet que de prostituer à ce burlesque usage la majesté du vers Virgilien. Mais que faire ? On me l’avait ordonné ; et, par une manière d’injonction plus puissante encore, celui-là m’en priait, qui avait le droit de commander : c’est-à-dire l’empereur très-sacré Valentinien, homme érudit, à mon sens ; lequel un jour s’était ainsi amusé à décrire une noce, en vers habilement choisis, ma foi, et disposés avec esprit. Il voulut, dans un défi, éprouver à quel point il nous surpasserait, et il nous demanda une composition semblable sur le même sujet. Si je fus embarrassé, tu le comprends. Je ne voulais ni vaincre, ni paraître vaincu. Aux yeux des autres, je laissais voir une grossière flatterie, si je lui cédais le pas, et c’eût été une impertinence que de m’ériger en rival. J’ai donc accepté en semblant refuser, et j’ai eu le bonheur de conserver sa faveur par ma déférence et de ne pas le blesser par ma victoire. Ce poëme, écrit à la hâte en un jour et une nuit, je l’ai retrouvé dernièrement parmi mes brouillons, et telle est ma confiance en ta franchise et ton amitié, que je n’ai pas voulu soustraire, même ces vers ridicules, à ta sévérité.

Reçois donc un opuscule où, avec des morceaux décousus, j’ai fait un récit suivi, un tout avec des parties diverses, du burlesque avec des idées sérieuses, et avec le bien d’autrui le mien. Ne t’étonne plus maintenant de voir dans nos livres sacrés et dans nos fables Dionysus et Hippolytus, transformés, l’un en Thyonianus et l’autre en Virbius. Et si tu permets que je t’instruise, toi qui serais mon maître, je vais te définir le centon. C’est un échafaudage poétique construit de morceaux détachés et de divers sens ; on accole deux hémistiches différents pour en former un vers, ou on joint un vers et la moitié du suivant à la moitié d’un autre. Placer deux vers entiers de suite, serait une maladresse ; et trois à la file, une pure niaiserie. On découpe ces lambeaux à toutes les césures admises par le vers héroïque, de manière que la première penthémiméris d’un vers puisse s’en chaîner avec l’anapestique qui en termine un autre, ou la césure du trochée avec une fin de vers, ou sept demi-pieds avec un anapestique chorique, ou avec un dactyle et un demi-pied tout ce qui reste pour l’hexamètre. C’est comme qui dirait le jeu des ostomaties chez les Grecs. Ce sont des osselets qui forment en tout quatorze figures géométriques : il y en a d’équilatérales, de triangulaires, à lignes droites, à angles droits ou obtus ; ou, pour parler grec, isocèles, isopleures, orthogones, scalènes. Des divers assemblages de ces osselets se dessinent mille sortes d’images : un Éléphant monstrueux, un lourd Sanglier, une Oie qui vole, un Mirmillon sous les armes, un Chasseur à l’affût, un Chien qui aboie, une Tourterelle, un Canthare, et un nombre infini d’autres figures qui varient suivant le plus ou le moins d’habileté du joueur. Ces combinaisons, sous une main adroite, tiennent du prodige : un maladroit ne fait qu’un agencement ridicule. Cela dit, tu sauras que je n’ai pu imiter que ce dernier. Le centon est donc une œuvre qui se traite de la même manière que ce jeu. Ce sont des pensées dissemblables qu’on accorde, des phrases adoptives qui ont un air de famille, des mots étrangers qui ne ressortent pas avec trop d’éclat, rapportés sans trahir la gêne, pressés sans déborder outre mesure, décousus sans laisser du vide. Si tout ce qui suit te parait conforme à ces règles, tu peux dire que j’ai composé un centon. Et comme j’ai fait cette campagne sous les ordres de mon empereur, tu ordonneras que ma paye me soit comptée comme aux soldats en temps de guerre ; sinon, tu me feras casser aux gages, et, cette pile d’hémistiches retombant dans la caisse, les vers retourneront d’où ils sont venus. Adieu.


CENTON NUPTIAL.

Écoutez, et que vos esprits me prêtent une attention bienveillante, ô vous qui, signalés tous deux par le courage, tous deux par la gloire des armes, florissez tous deux, invincibles dans les combats : toi d’abord, car tu marches sous de plus puissants auspices, on n’en peut douter, vers ta haute destinée, et nul ne montra plus de justice, nul ne fut plus grand par sa piété, par ses exploits ni par ses armes ; toi, et après toi ton fils, autre espoir de la superbe Rome, fleur et vertu de nos anciens héros, le plus tendre objet de mes soins, lui qui a le nom de son ancêtre, mais l’âme et le bras de son père. Vous l’ordonnez, je chante : chacun trouve le prix de son œuvre dans le revers ou le succès. Exécuter vos ordres, voilà mon devoir.

Le Repas des noces.

Le jour désiré paraît, et pour l’heureux hyménée se rassemblent les mères, les pères, et les enfants sous les yeux de leurs parents. On prend place sur des tapis de pourpre. Des esclaves versent l’onde sur les mains des convives, chargent les corbeilles des dons préparés de Cérès, et apportent les grasses entrailles des animaux rôtis. Une longue suite de mets se succèdent : oiseaux et troupeaux s’y trouvent ; la chèvre vagabonde, le mouton, le chevreau pétulant, et le peuple des eaux, et le daim, et le cerf timide. Devant leurs yeux et sous leurs mains sont les fruits savoureux. La faim apaisée et l’appétit satisfait, on apporte de larges coupes, on verse la liqueur de Bacchus. Les chants sacrés résonnent. Les danseurs frappent la terre en cadence : on récite des vers. Le chantre de la Thrace, vêtu d’une longue robe, fait parler en nombres harmonieux les sept voix de la lyre. D’un autre côté la flûte fait entendre sa double mélodie. Tous ensemble ils oublient leurs travaux : puis, quittant la table, ils se lèvent, et se répandent en foule dans les joyeuses galeries ; ils vont, ils viennent, peuple, pères, matrones, enfants : leurs voix roulent en éclats sous les vastes lambris. Les lustres pendent aux plafonds dorés.

Description de la sortie de l’épousée.

Enfin se montre celle qui est si digne de la sollicitude de Vénus : déjà mûre pour l’hymen et dans ses pleines années de puberté, elle a les traits et le maintien d’une vierge ; une vive rougeur colore ses joues et court sur son visage qu’elle enflamme. Son œil fixe étincelle, et brûle du regard. Toute la jeunesse, toutes les mères accourues en foule de leurs champs et de leurs demeures, admirent sa démarche et la blancheur de son pied qui effleure la terre, et sa chevelure qu’elle laisse flotter au gré des vents. Elle porte un vêtement que nuance un tissu d’or, parure de la Grecque Hélène. Telle la blonde Vénus aime à se découvrir aux yeux des Immortels, telle on la voit paraître : joyeuse, elle se dirige vers sa nouvelle famille et va s’asseoir sur un trône élevé.

Description de la sortie de l’époux.

D’un autre côté s’avance sous les hauts portiques le jeune époux dont un premier duvet ombrage à peine le visage. Il porte et la chlamyde brodée d’or où serpente en double méandre la bordure circulaire de pourpre de Mélibée, et la tunique que sa mère a tissue de fils d’or. Il a les traits, les épaules d’un dieu, et l’éclat de la jeunesse. Tel, baigné des eaux de l’Océan, Lucifer dresse vers le ciel son front sacré ; tel il paraît, levant le front et les yeux. Dans son transport il s’élance vers le seuil ; embrasé d’amour, il attache ses lèvres sur les joues de la jeune vierge, y cueille un baiser, et la presse longtemps entre ses bras.

Offre des présents.

Des jeunes gens arrivent, chargés des présents qu’ils mettent sous les yeux de chaque famille : un manteau hérissé d’or et de broderies, d’autres cadeaux, des talents d’or et d’ivoire, un siége, un voile que l’acanthe a nuancé des reflets du safran, une nombreuse argenterie pour les tables, un collier de perles, et une couronne où l’or s’enlace aux pierreries. On donne à l’épousée une esclave avec ses deux enfants à la mamelle : à son époux quatre jeunes garçons et autant de jeunes vierges ; tous ont, suivant l’usage, les cheveux rasés, et une chaîne d’or, dont les replis s’enroulent autour de leur cou, retombe sur leur poitrine.

Épithalame en l’honneur de l’un et de l’autre.

Alors les mères, avec un zèle empressé, conduisent la jeune fille au logis. Pendant ce temps les jeunes garçons avec les vierges de leur âge, s’amusent à répéter en chœur des chants rustiques, et récitent des vers. « Compagne d’un héros digne de toi, gracieuse épousée, sois heureuse, aux jours où tu connaîtras les premiers travaux de Lucine, où tu seras mère. Prends une coupe de vin de Méonie. Mari, jette des noix, entoure l’autel de bandelettes ; fleur et vertu de tes ancêtres, on t’amène une épouse : elle passera, comme tu le mérites, sa vie entière auprès de toi, et te rendra père d’enfants beaux comme elle. Couple fortuné ! si les dieux justes le permettent, vivez heureux ! « Courez ! » ont dit à leurs fuseaux les Parques d’accord avec l’ordre immuable des

destins. »
Entrée dans la chambre à coucher.

Arrivés enfin sous les voûtes de pierre de la chambre nuptiale, ils se livrent en liberté à de doux entretiens : ils se rapprochent, enlacent leurs mains et se placent sur la couche. Mais Cythérée, et Junon qui préside à l’hymen, sollicitent des exploits nouveaux, et les excitent à commencer des combats inconnus. L’époux échauffe la jeune fille de ses tendres caresses, et soudain embrasé de cette flamme accoutumée du lit conjugal : « Ô vierge, beauté nouvelle pour moi, gracieuse compagne, tu es enfin venue, toi mes seules délices, si longtemps attendues ! Ô douce compagne, ce n’est point sans la volonté des dieux que ce bonheur nous arrive : pourras-tu combattre un amour qui te plaît ? » Il dit, elle le regarde et détourne la tête : elle hésite craintive, elle sent le trait qui la menace, elle tremble. Incertaine entre la peur et l’espérance, elle lui adresse ces paroles : « Par toi, par ceux qui t’ont donné la vie, ô bel enfant, je t’en conjure ; je ne te demande qu’une nuit encore, que cette seule nuit. Console une pauvre fille, aie pitié de sa prière. Je succombe, la langue vie manque, mon corps ne trouve plus sa force accoutumée, ma voix et mes paroles expirent. » Mais lui : « Ce sont là de vains prétextes et d’inutiles détours ! » et il renverse tous les obstacles et brise les liens de la pudeur.

Digression.

Jusqu’ici, pour me faire entendre des chastes oreilles, j’ai voilé ces mystères de circonlocutions et de mots détournés. Mais comme la solennité du mariage aime les fescennins, et que cette fête, connue par l’antiquité de son institution, admet la licence dans les paroles, je vais révéler les autres secrets de la chambre et du lit, et je les tirerai du même auteur, afin d’avoir deux fois à rougir, en faisant ainsi de Virgile un libertin. Vous, si vous le voulez, suspendez ici votre lecture, et laissez le reste aux curieux.

La défloration.

Ils se rapprochent, seuls et dans l’ombre de la nuit. Vénus leur donne de l’ardeur ; ils essayent des combats nouveaux pour eux. Il se lève et se dresse : elle s’efforce en vain de lui résister : il s’attache à ses joues, à ses lèvres, et, tout brûlant, du pied lui presse le pied. Mais le traître vise plus haut. Une verge se dérobait sous son vêtement, la tête nue et rouge comme le vermillon, comme la baie sanglante de l’hièble. Quand leurs pieds sont entrelacés il tire de sa cuisse ce monstre horrible, informe, démesuré, privé de la vue, et se jette avec feu sur sa tremblante victime. Dans un réduit, où mène un étroit sentier, s’ouvre une fente chaude et luisante : de ses profondeurs s’exhale une vapeur impure ; nul homme chaste ne doit pénétrer dans ce coupable lieu. C’est une caverne horrible, un gouffre ténébreux qui vomit des exhalaisons dont l’odeur blesse les narines. Le jeune héros s’y porte par des routes connues, et, pesant sur le ventre et rassemblant ses forces, il y plonge sa javeline noueuse et d’une dure écorce. Elle s’y enfonce et s’abreuve à longs traits d’un sang virginal. Les cavités retentirent et les cavernes rendirent un long gémissement. Elle, d’une main mourante, veut arracher le trait ; mais, à travers les os pénétrant les chairs vives, le dard se fixe dans la blessure. Trois fois avec effort elle se soulève appuyée sur le coude, trois fois elle retombe sur sa couche. Lui, rien ne l’émeut, rien ne l’étonne : il ne connaît ni trêve ni repos ; il s’acharne, tient ferme et n’abandonne jamais son clou. Les yeux tournés vers le ciel, il va et revient dans ce ventre qu’il ébranle, perce les côtes et les meurtrit de sa dent d’ivoire. Bientôt enfin ils arrivent tous deux au bout de la carrière : fatigués, ils atteignent le but. Leur haleine pressée agite leurs flancs et leurs lèvres arides : la sueur ruisselle de leurs membres. Le héros se pâme et succombe : de l’engin le virus découle.


Que cela te suffise, mon Paulus ; c’est assez d’une page libertine, Paulus ; je ne veux pas badiner davantage.

Mais, quand tu m’auras lu, défends-moi contre ces gens dont parle Juvénal :

Qui font les Curius et vivent en Bacchantes,

pour qu’ils ne jugent pas de mes mœurs par mes vers.

Libres sont nos écrits, mais notre vie est pure,

comme dit Pline. Qu’ils se souviennent donc, car je les suppose érudits, que Pline, cet écrivain si estimé, était libre dans ses poésies, mais châtié dans ses mœurs. La luxure chatouille les vers de Sulpitia, l’austérité plisse son front. Apulée, qui vécut en philosophe, parle en amoureux dans ses épigrammes. Sévère en tous ses préceptes, Cicéron laisse percer le badinage dans ses lettres à Cérellia. Le Banquet de Platon contient des vers sur les adolescents. Parlerai-je d’Annianus et de ses fescennins ? du vieux poëte Lévius et de ses livres d’Érotopégnies ? d’Evenus que Ménandre appelait le Sage ? de Ménandre lui-même ? de tous les comiques enfin, qui avaient des mœurs sévères et s’égayaient dans leurs écrits ? Citerai-je encore celui qu’on a nommé la Vierge à cause de sa pudeur ? Au huitième livre de son Énéide, quand il décrit les amours de Vénus et de Vulcain, n’a-t-il pas mêlé, décemment il est vrai, la volupté à la pudeur ? Et au troisième livre de ses Géorgiques, à propos des accouplements dans le troupeau, a-t-il voilé d’une chaste périphrase une définition obscène ? Si donc quelqu’un de ces hommes aux dehors sévères, s’avisait de condamner nos gaillardises, qu’il sache qu’elles sont empruntées à Virgile. Ainsi, celui qui n’aime pas ce badinage, ne doit pas le lire ; s’il l’a lu, qu’il l’oublie ; et, s’il ne peut l’oublier, qu’il l’excuse. Car enfin il s’agit d’une noce ; et, qu’il le veuille ou non, cette cérémonie-là ne se fait pas autrement.