Chair molle/3/7

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Auguste Brancart (p. 235-245).
Troisième partie



VII


Comme trois heures sonnaient à l’horloge de l’hôpital Sainte-Eugénie, une douleur éveilla Lucie Thirache. Quelques instants elle resta immobile, toute gémissante, cherchant à rappeler le sommeil qui s’enfuyait. Mais bientôt, elle sentit au bras gauche une sorte de broiement ; ses os semblaient éclater dans une étreinte qui ne cessait pas. Elle dut étendre le bras sur les couvertures, et ce mouvement la tira de sa torpeur.

Il était bien pénible ne pouvoir reposer après une telle fatigue ! Elle était si lasse ! Toute la journée, elle avait souffert à la suite de l’opération du matin : l’extraction d’un os à la jambe. Quelle terrible maladie. Elle sentait partout des lancinements et des brûlures. Les os s’effritaient, se cassaient, perçaient ses chairs. La peau semblait trop étroite pour ses membres gonflés, la pressait en une gêne continuelle. Et sa nuque, endolorie par une même position gardée trop longtemps, avait une raideur intolérable. Elle allait essayer changer sa tête de place, très doucement, car la plaie du crâne suppurait fort, et elle était mouillée jusque dans le cou.

Une plainte rauque frappa ses oreilles. C’était l’hystérique, une assommante femme, qui criait toujours. De sa main valide, Lucie écarta le rideau, aperçut le mur jaune, la veilleuse auréolée de faibles rayons, les tentures enfermant les lits et sur des matelas posés à terre, une forme blanche qui se débattait, se roulait, s’étirait. Parfois, la face apparaissait livide, où la bouche ouverte faisait un trou noir. La fille haussa les épaules, impatientée par la vue de ces contorsions.

N’allait-elle pas bientôt finir, celle-là ! Il fallait encore entendre les plaintes de cette toquée, comme si elle n’avait pas assez de sa maladie pour l’empêcher de dormir ! Voilà, maintenant, qu’elle s’était fait mal en se recouchant et ses chairs semblaient se déchirer à nouveau. Oh ! sa tête était lourde ! Un bandeau enserrait étroitement son front ; on aurait dit que des billes de plomb roulaient dans son crâne et en venaient cogner les parois. Les pommettes et ses joues ardaient. Le sommeil ne venait pas ; malgré elle ses yeux s’ouvraient à chaque seconde ; le moindre craquement excitait son attention. En cet éveil forcé, elle contemplait la salle, par désœuvrement. Ses regards allaient de lit en lit, suivaient les plis des rideaux, aux cassures effacées en la pénombre grise. Dans les hautes fenêtres, des carrés de ciel bleu se découpaient tout éclaboussés du scintillement stellaire. Et, par intermittences, il y avait un bruit de draps froissés, de ressorts craquante et tintants.

Et la douleur reparaissait plus vive. Certainement le docteur se trompait en affirmant qu’elle était reprise de son ancienne maladie. Autrefois, elle n’avait jamais été ainsi torturée. D’ailleurs, les accidents avaient tout à fait disparu, depuis deux ans, depuis son départ de Douai… Pourvu qu’en sortant d’ici on ne la mit pas dans un atelier religieux ! Elle n’en voulait plus ! Que deviendrait Zéphyr sans elle ? Elle serait encore obligée à se confesser, à travailler tout le jour pour ne presque rien gagner.

Lucie s’assoupissait, tout en geignant. Soudain, du rideau pendu au lit, lui faisant face, une cornette blanche parut s’avancer, surmontant un long tablier dont la bavette était ornée d’une croix : c’était la sœur Sainte-Thérèse. Elle la reconnaissait bien ; elle venait la chercher pour la rendre à Douai. Oh non, il ne fallait pas l’emmener ! Elle devait maintenant se dévouer tout entière à Zéphyr qu’elle avait perdu. Elle ne pouvait plus le quitter sans crime… Elle se défendait contre la religieuse, répétant tout bas : « non, non, » très bas, dans la crainte que l’infirmière ne survînt…

L’infirmière était devant Lucie menaçant du geste l’hystérique qui, tombée de ses matelas, les jambes en l’air, se tordait les mains et hurlait. Elle s’efforçait à la recoucher. Un moment, la fille examina la face convulsée de la furieuse, la tache de clarté éblouissante qu’un bougeoir, posé ai terre, mettait sur le groupe ; au-delà tout était gris mauve, et dans le plis des rideaux de longues traînées bleuâtres s’allongeaient ; aux fenêtres, le ciel pâlissait.

Lucie avait soif, elle appela l’infirmière, lui demanda à boire.

— C’est bon, je vais vous donner de la tisane.

La femme s’éloigna, emportant son bougeoir, un rond lumineux la précédait, blanchissant, devant elle, les tentures des lits ; de grandes ombres noires les léchaient, qui montaient se perdre dans le plafond, et quand l’infirmière était passée, tout retombait dans l’uniforme pénombre.

Heureusement, pensait la fille, qu’elle s’était réveillée, qu’elle avait pu échapper à ce vilain cauchemar. Elle était sans doute bien plus mal, puisqu’elle ne pouvait dormir sans rêver d’affreuses choses. Elle ne finirait donc pas, cette maladie ! Voilà un mois qu’elle était couchée dans ce lit d’hôpital, un mois, c’était si long !

Zéphyr que devenait-il ?

Pauvre Zéphyr !… Et cette douleur qui ne cessait pas. Il lui semblait toujours qu’on la broyait, que sa peau allait éclater sous la pression intérieure d’une bouillie fermentante de chairs et d’os brisés. Et partout un pus suintait ; elle sentait sur ses jambes dégouliner, en minces filets, une liqueur tiède et elle se vautrait dans des draps humides. Qu’avait-elle dans le corps qui s’écoulait ainsi, sans arrêt ?

— Eh bien, vous avez une rude fièvre, vous. Buvez ça… Ce n’est pas bon, hein ? Ça vous apprendra à faire la noce.

— Merci, Madame, répondit Lucie Thirache en rendant la tasse.

Quand l’infirmière fut partie, elle maugréa : Faire la noce ! faire la noce ! Avec ça que c’est commode d’agir autrement quand on n’a pas le sou ! Et puis, est-ce que toutes les femmes ne faisaient pas la noce ! Elle était plus franche que les autres, voilà tout… Oh ! maintenant les crampes d’estomac la reprenaient. Tout remuait en son ventre, ses boyaux se tordaient, des éructations lui montaient à la gorge, successives, lui faisaient ouvrir la bouche sans cesse, secouaient sa poitrine. Oh ! si ça continuait ainsi, elle finirait par mourir ! C’était cette idiote d’infirmière qui l’avait mise en cet état. Faire la noce ! c’était encore plus propre que de laver les saletés des malades, d’aller torcher tous les numéros les uns après les autres. Elle l’embêtait à la fin, celle-là, avec ses airs de sainte-nitouche ; une femme qui avait eu quatre enfants ! Elle ne les avait pas faits par l’oreille, bien sur… Enfin, le mal se calmait un peu. Elle allait essayer se rendormir, si cette brute d’hystérique ne gueulait plus. Faire la noce ! faire la noce ! On lui reprochait tout, à elle, parce qu’elle avait été en maison ! Elle n’était pas la seule, peut-être… Elle s’endormit.

… « Ah ! on allait commencer ! Le théâtre était bien éclairé… vraiment, et puis, il y avait beaucoup de monde… Merci, Madame Donard, vous avez été bien aimable de nous amener… Vous ne savez pas ce qu’on joue ?… Ah ! vous ne savez pas… Je vais chanter, parce que j’ai été chanteuse avec Dosia. Vous l’avez connue Dosia, n’est-ce pas, madame Donard ? Oui… Me voilà en scène, je vais chanter. Oui ! mais qu’est ce qu’on joue ? Je ne peux pas chanter si je ne sais pas ce qu’on joue. Voyons, vous êtes ridicule… Léon à l’orchestre ! Il joue du violon… Ah ! voilà. le père Donard qui me fait des signes là-haut, aux secondes, dans la loge du 7, et Laurence qui me fait des grimaces. Attends un peu, sacrée garce, tu vas voir comme je vais te coller un coup de peigne dans le derrière… Bon, elle ne pouvait pas retirer son peigne maintenant. Tiens, Léon à l’orchestre ! Il joue du violon, et puis Charles, et puis Georges. Oh ! quelles drôles de têtes ils ont ! Ah ! ah ! ah ! ah ! Peut-on avoir des binettes pareilles ! Il y a aussi Zéphyr, et puis Henry, Lucien, Ernest… Ils sont tous là. Quelles bonnes balles ! Ils jouent du violon tous ensemble. Vont-ils vite ! Vont-ils vite !… Arrêtez donc, que je chante… Bon, les v’la sur la scène maintenant. Laurence ! Laurence ! sale putain ! lâche ce tison rouge, tu vas me brûler. Ne me brûle pas… Oh ! il fait tout noir. Elle me poursuit. Et Georges qui me vise avec son fusil. Ah ! je suis sauvée ; je ne vois plus rien… Oh ! cet escalier, comme il descend… toujours ! On n’en voit pas la fin… des rampes après des rampes ; tout cela tourne dans un trou sans fond ; Ah ! je ne les entends plus… Voilà les dernières marches ; il n’y a plus d’escalier, mais un trou très noir… Zéphyr, pourquoi veux-tu me tuer ? Ne me tue pas ! Laisse-la ta hache, je te donnerai l’argent !… Ah ! tant pis, je me jette !… »

Oh ! qu’elle s’était fait mal. Elle avait voulu se retenir avec son bras malade. Non, elle ne dormirait plus, pour faire de sales rêves comme ça. D’ailleurs, il faisait presque jour.

Une clarté bleue, uniforme sur tous les objets, jusque sur l’hystérique, enfin empoignée par le sommeil et ronflant presque nue, les membres épars. Au bas des fenêtres, une large bande rouge ; au dessus, un ciel jaunâtre, puis blanc, d’un blanc azuré où brille une petite étoile.

Quel abominable sommeil ! Est-ce que maintenant elle dormirait toujours comme ça ? C’était plus fatiguant que la veille. Quelle peur ! Elle avait de la sueur partout, et son mal de tête était encore bien plus intense.

Voyons, il fallait essayer se remettre… Il allait faire bien beau aujourd’hui… Un temps d’été… Oh ! l’été d’autrefois… Saint-Quentin, les bords de l’eau, une barque pourrie, remisée en un champ où elle s’asseyait avec Léon, lors de ses premiers rendez-vous. Il l’embrassait partout, et elle se défendait, se fâchait, et lui, répondait toujours : c’est ta faute aussi, pourquoi es-tu si belle ?

Mais aujourd’hui elle n’était plus belle ! Elle considéra ses mains : les veines, les artères dilatées, gonflées, formaient un réseau bleu sous l’épiderme rougi, aux ongles des bleuissures se montraient avec, par endroits, des points violâtres, presque noirs.

Elle se désola ; la main, hier, n’était pas violette ainsi. Décidément, le mal ne décroissait pas. C’était interminable. Ah ! peut-être, l’autre bras allait-il mieux ! Elle allait le démailloter.

À grand peine, dans une appréhension de se faire souffrir, elle défit les bandes enroulées. L’une à l’autre, elles étaient unies par un pus sanglant, desséché. Lucie ressentait un picotement douloureux en les décollant. Sous ses doigts, les linges craquaient, demeuraient en une spirale roidie. Et, à mesure qu’elle démaillotait, les cercles jaunâtres qui tachaient la toile s’amplifiaient et brunissaient. Enfin, le membre apparut à découvert. La peau était tendue, lisse, fine, sans une ride. Le poignet avait perdu ses formes et présentait seulement une bouffissure rougeâtre, pâteuse, indécise de contours, sous laquelle un liquide pâle fluctuait. D’étroites fentes une liqueur livide sourdait, rubéfiée de fils sanglants.

Ça n’allait pas, pas du tout !… Elle n’aurait pas dû regarder : cette vue lui faisait mal. Et puis, maintenant, ça coulait plus fort. Une douleur insupportable l’avait prise au bras, partout. Elle était comme serrée dans un étau et malgré cela un vide l’envahissait, son corps s’allégeait dans un affaissement.

Lucie laissa retomber sa tête pesante. Il y eut le bruit d’une vessie qui s’écrase ; un liquide chaud coula de son crâne, lui inonda le cou et les épaules. Oh ! tant pis, elle ne remuerait plus. Ça lui faisait trop de mal !

D’abord, elle ne sentait plus sa tête, ni ses mains, ni son corps, plus rien ! Elle éprouvait seulement une immense douleur, sans savoir où. Elle voulut fermer les paupières et ne put y parvenir.

Elle restait étendue sur le dos à regarder fixement, le ciel de lit tout blanc.

En haut le soleil rayonnait dans les vitres brillantes. Les murs s’illuminaient, la poussière épandue partout scintillait, au plafond les lézardes se doraient.

Quel malheur ! Ne pouvoir sortir par un si beau temps ! Comme il serait bon se promener à la campagne avec un amant chéri. Bien longtemps encore elle resterait couchée sans se donner ce plaisir ! Bah ! elle était folle ! Elle se guérirait… comme la première fois. Dans une huitaine, elle serait sur pied, et elle irait à Paris rejoindre Léon, le seul homme désirable. En le revoyant, elle l’aimerait tout de suite… Quels délicieux baisers !… Et puis, elle lui ferait raconter ses amours, simulerait une bouderie pour qu’il la caressât fort, afin de l’apaiser… Alors la réconciliation viendrait, et ils s’aimeraient…

Oh ! comme tout s’obscurcissait autour d’elle. Elle ne voyait plus les rideaux… à peine encore le volant du ciel de lit… Tout lui semblait jauni, dans une buée d’or… Et l’or occupait toute sa vue. C’est qu’elle allait dormir… Oh ! les charmants rêves qui viendraient l’enchanter… Elle reverrait Léon…… l’aimerait d’une passion immense… ineffable. Ils se perdraient… tous les deux dans une jouissance infinie. Et puis, ils ne verraient plus rien… rien que de l’or… tout autour… comme plus que des nuages blancs et dorés… une brume délicieuse… douce. Ils ne sentiraient plus que leurs chairs veloutées. si fines… si suaves… si voluptueuses… infiniment.

— Eh bien, le 8, ça ne va pas, hein ? ce matin ?

Et ils seraient d’or… tous les deux… d’or blanc… très léger… très pur… ils rouleraient dans les rues… une caressante… Le docteur ?… Oui, elle allait très bien…. Elle allait voir l’amour… l’infini amour… éternel… toujours.