Reflets d’antan/Champlain

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Reflets d’antanGrander Frères, Limitée (p. 139-147).

Champlain[1]

LE CHANT DES MARINS


 
Où courez-vous ?… Le vent s’élève et le flot roule.
Le départ sonne-t-il ? Vive Dieu ! Quelle foule !
La grève a des sanglots, mais les cieux sont sereins.
Vogue, barque !… Écoutez la chanson des marins.

« Au levant qui se rose ont pâli les étoiles ;
La brise matinale agite au loin les eaux.
Alerte, les gabiers ! Hissez toutes les voiles,
La corvette fuira comme les grands oiseaux.
Sans peur mettons le cap vers un lointain rivage.
Adieu, France la grande ! Adieu, terre des preux !
Ton nom fera tomber les fers de l’esclavage,
Et passer des éclairs sous les bois ténébreux.


« Tu berças, vaste mer, notre enfance hardie.
Tes chants nous seront doux sur les bords étrangers.
Notre âme de marin ne s’est pas engourdie,
Et Dieu qui le sait bien la garde des dangers.
Que notre barque, ô mer ! comme un champ te laboure !
Ne ressembles-tu pas au sol rude et fécond ?
N’as-tu pas dans ton sein des fruits que l’on savoure ?
Et n’es-tu pas souvent notre tombeau profond ?

« Maître, mousse, ou gabier, que chacun soit au poste.
Le devoir et l’audace achètent le succès.
Par delà l’océan, va, beau navire. Accoste
La terre où germeront, demain, des cœurs français.
Ne gémis pas sur nous, vieille France chrétienne,
Si d’une allègre voix nous te disons adieu.
Nous voulons te grandir. Allons, quoiqu’il advienne !
Mais qu’avons-nous à craindre avec le Don de Dieu.



La Traversée

Vogue, joli vaisseau ! Que le flot sombre écume,
Que le rocher battu sonne comme une enclume,

Vogue ! Le ciel sourit à ton noble dessein.
Toutes voiles dehors, vogue avec ton essaim
De paisibles semeurs et de marins agiles,
Vers les caps dénudés et les vertes presqu’îles,
Qui dentellent la mer sous le ciel du couchant !

Ô le murmure doux ! Ô le soupir touchant !
Qui s’attardent là-haut, parmi tes longs cordages !
C’est l’adieu de la France, à l’heure où ses rivages
Sombrent là-bas ; à l’heure où ton blanc pavillon
N’est plus qu’un lis d’écume aux crêtes du sillon.

Et toujours, et bien loin, sous la constante brise,
Le vaisseau fuit. Rapide, il fuit sur la mer grise,
Ruisselant de soleil ou mouillé de brouillards.
Les voyageurs gaîment montent sur les gaillards.
Doucement s’endormit le bercement des ondes.
La brume noya tout.
Un soir, des lueurs blondes
Rayonnent tout à coup dans son grand voile blanc.
Le vent fraîchit. Penchant, tout gracieux, son flanc
Au souffle inespéré qui gonfle la voilure,
Le navire a repris une vaillante allure.

Il entre dans le fleuve. Il sillonne des flots
D’ou l’on voit émerger îles, rochers, îlots ;


Les uns, sombres remparts, et les autres, corbeilles
De verdure et de fleurs. Bourdonnantes abeilles,
Qui butinent les clos de neigeux sarrasins,
Des brises, en passant sur les coteaux voisins,
Butinaient des parfums qu’elles portaient au large.
Et la barque roulait sous sa mouvante charge.



La Chanson des colons

Comme un rideau se lève au théâtre enfiévré,
S’est levé le jour. Haut, et puissamment ouvré,
Ouvré par Dieu lui-même, un cap, sortant des ombres,
Paraît fermer les eaux. Le fleuve, en stances sombres,
Exhale au pied du roc, impassible témoin,
Son éternel regret de n’aller pas plus loin.

Alors le ciel entend une clameur de joie.
La corvette frémit ; et la flamme de soie
Frissonne allègrement au faîte du grand mât.
On évoque la France ; on pleure ; le cœur bat ;


La voix des matelots s’adoucit et caresse ;
Aux baisers du soleil l’onde s’endort d’ivresse,
Et les oiseaux, ravis, planent au firmament.

Bientôt un chant naïf monte du bâtiment
Et, tour à tour, les fronts rembrunis par le hâle,
Vers le ciel où s’en va le couplet simple et mâle,
Se dressent radieux. En disant sa chanson,
Le colon voit mûrir la future moisson.

« Passe comme un coursier sur le flot qui te berce,
Fier vaisseau ! Vents, soufflez ! La terre où nous allons
Est vierge. Mais, demain, la charrue et la herse
Feront germer nos blés dans ses riches vallons.
Pour tromper l’ennui, la souffrance,
Tout gaîment alors nous dirons :
― C’est encor du pain de la France
Qu’à l’automne nous mangerons. »

J’entends le cri des bois où l’Indien se cache,
Le sifflement des arcs, la plainte du désert.
Nous allons au travail. Il faut que notre hache
Ajoute une voix sainte au profane concert.


Et comme cela nous soulage
Et nous fait aimer nos travaux,
De penser à ceux du village
Qui ne bûchent que des fagots !

De nos calmes labeurs que l’Indien se moque,
S’il l’ose ! Dès demain nous serons des guerriers.
Tes colons n’aiment pas, France, qu’on les provoque,
Et leur calleuse main sait cueillir des lauriers.
Prendre le fusil, la faucille,
Triste couplet et gai refrain ;
Mais qu’on laboure ou qu’on fusille,
Il faut y mettre de l’entrain.

Nous sommes des semeurs... à d’autres la javelle !
Nous bâtissons des nids que l’amour peuplera.
Nos descendants auront une France nouvelle,
Quand le lis de chez nous, hélas ! s’effeuillera !
Si jamais un décret suprême,
France, nous séparait de toi,
Crois-le, nous garderions quand même
Ton parler doux, ta vive foi !


Québec

Le chant était fini. La mer cessa de bruire ;
Et Champlain doucement souriait. On vit luire,
Pendant qu’il contemplait les bords majestueux,
On vit luire pourtant une larme en ses yeux.

Dans l’avenir obscur, Champlain, ton regard plonge,
Vois-tu naître et grandir, en un merveilleux songe
Un peuple qui saura, dans ces climats lointains,
Se forger à son tour de glorieux destins ?
Mais quel que soit ton rêve, ô puissante âme humaine !
Tu sembles commander, et c’est Dieu qui te mène !

Regardez, voyageurs, les bords se rapprocher.
Comme un nœud qui les lie, un énorme rocher
Les domine, superbe. Il semble une muraille.
Mais, dans l’épais granit, le beau fleuve se taille,
Lui, sorti déjà grand des hauts plateaux déserts,
Un lit vaste et profond comme le lit des mers.


Québec ! Québec ! Du pont de la fière carène
L’ancre tombe. Ô le gai grincement de la chaîne !
Québec, les bois t’offraient leur baume profané,
Et des siècles de nuits dans ton ciel ont plané,
Mais le soleil se lève et l’ombre s’évapore.
Voici des temps nouveaux qui commencent. Adore !
C’est le réveil. Tout va chanter autour de toi.
Dépouille le mensonge, et, sur ton front la foi
Versera les parfums de sa coupe divine.

Québec, sur ton sommet que le ciel illumine,
Au vent qui n’a bercé que des bois assouplis,
L’étendard de nos rois va dérouler ses plis.
Un héros te l’apporte. Il approche, il arrive.
Son pied foule déjà ta solitaire rive,
Ta rive où les vieux pins et les épais fourrés
Devront tomber bientôt, car aux champs labourés
Il faudra l’orge blonde et les fenaisons vertes.
Et des colons nombreux, armés de faux alertes,
Avec lui sont venus. Dieu l’a guidé. Tout plein
D’espérance et de foi, le voici ! C’est Champlain !
Fidèle au divin Maître, ouvrier de sa gloire,
Sur le front orgueilleux de ton beau promontoire
Il burine son nom. Et, moment solennel,
Il fait de ton rocher un temple à l’Éternel.


Mais quel bruit ! Le sol tremble. Ô l’infernal vacarme !
Cris de rage et de haine ! inexprimable alarme !
Orgie ou chants de mort des guerriers sous les bois !
Funèbres hurlements de la meute aux abois ;
Et râle plein d’horreur du tigre qu’on égorge !
Un vent de feu rugit, tel un soufflet de forge.
Lourd et noir, un nuage apporté par ce vent,
S’étend dans les hauteurs comme un linceul mouvant,
Et la voix d’un démon crie à Dieu ce blasphème :
― « Maudit soit l’étranger ! et maudit le ciel même ! »
Et l’enfer applaudit.
                                Partout c’est la stupeur.
L’homme tombe à genoux, le fauve est pris de peur.
Mais voici qu’un éclair a dissipé les nues.
D’un gazon plantureux et de fleurs inconnues,
La forêt fait jaillir d’enivrantes odeurs.
Comme pour adorer en de saintes ardeurs,
Sous un souffle puissant les grands arbres se penchent ;
En des rythmes plus doux les nids joyeux s’épanchent ;
L’onde dit un cantique aux bancs de sable d’or ;
Les cœurs s’en vont au Christ dans un brûlant essor,
Et l’on entend chanter partout, comme en un rêve :

« Béni soit le rivage où l’humble croix s’élève !
Béni soit l’océan ! Béni soit le ciel bleu !
Et béni soit celui qui vient au nom de Dieu ! »

  1. Écrit à l’occasion des fêtes du tricentenaire de la fondation de Québec, 1608-1908.