Channing et le mouvement unitaire aux États-Unis

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Channing et le mouvement unitaire aux États-Unis
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 8 (p. 1085-1107).
CHANNING


ET


LE MOUVEMENT UNITAIRE


AUX ÉTATS-UNIS





Œuvres sociales de W. E. Channing, traduites de l’anglais, précédées d’un essai sur la vie et les doctrines de Channing, et d’une introduction, par M. E. Laboulaye, membre de l’Institut.





Il est dans la destinée du protestantisme de partager la loi commune des choses humaines, je veux dire de vivre et de se développer sans atteindre jamais un point fixe et un état permanent. C’est là son privilège, ou si l’on veut son anathème. Si l’on croit qu’il y a ici-bas un système complet et donné une fois pour toutes de vérités révélées, il est clair que Bossuet a raison, dans son orgueilleuse Histoire des Variations, quand il présente cette perpétuelle mobilité comme le signe assuré de l’erreur. Que si l’on pense au contraire qu’aucun système religieux ou philosophique ne peut prétendre à une valeur exclusive et absolue, il faut louer évidemment celui qui possède en lui-même des ressources de flexibilité pour s’accommoder au mouvement de l’humanité, se modifier avec elle et poursuivre avec elle des conséquences toujours nouvelles et un but inconnu.

Cette tendance du protestantisme vers un idéal religieux de plus en plus épuré s’est montrée jusqu’ici sous deux aspects assez distincts, selon le génie divers des deux grandes fractions de la réforme. L’Allemagne d’une part, appliquant à la théologie sa profondeur d’esprit, sa haute imagination, sa merveilleuse aptitude aux recherches de la critique, est arrivée à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci à l’une des formes religieuses les plus grandes et les plus poétiques qu’il soit donné de concevoir. Ce ne fut qu’un moment; mais quel moment dans l’histoire de l’esprit humain que celui où Kant, Fichte, Herder étaient chrétiens, où Klopstock traçait l’idéal du Christ moderne, où s’élevait ce merveilleux édifice de l’exégèse biblique, chef-d’œuvre de critique pénétrante et de rationalisme élevé! Jamais sous le nom de christianisme ne tinrent tant et de si grandes choses; mais le vague et l’indétermination, condition essentielle de la poésie en religion, condamnaient cette belle apparition à ne durer qu’un jour et à ne rien asseoir pour l’avenir : le schisme des élémens divers qui s’étaient un moment conciliés dans son sein ne tarda pas à se manifester. Le sentiment religieux pur aboutit à un piétisme étroit, le rationalisme et la critique à des formules négatives et tranchantes assez analogues à celles de notre XVIIIe siècle; le catholicisme, qui veille sans cesse pour profiter de toutes les défaillances, envahit le terrain de toutes parts.

La race anglaise de son côté, en Europe et en Amérique, s’attachait à la solution du grand problème posé par la réforme et poursuivait à sa manière la formule d’un christianisme qui pût être accepté par l’esprit moderne. Elle ne porta dans cette œuvre ni la puissance de facultés intellectuelles, ni la haute poésie, ni la liberté de critique, ni la science vaste et pénétrante que l’Allemagne seule, dans les temps modernes, a su appliquer aux choses religieuses. Une grande droiture d’esprit, une admirable simplicité de cœur, un sentiment exquis de moralité, telles furent les données avec lesquelles cette sérieuse et forte race chercha le Christ. L’unitarisme, sorte de compromis assez analogue à celui que tenta au iv, siècle le diacre Arius, fut le plus haut résultat de sa théologie ; d’excellentes applications pratiques, un esprit vraiment évangélique dans le sens le plus élevé qu’on s’est habitué à donner à ce mot, compensent ce qui manque à son œuvre en poésie et en profondeur. On peut dire sans hésiter que de cette direction sont sorties les plus excellentes leçons de morale et de philosophie sociale qu’ait jusqu’ici entendues le monde. Servie par de bonnes et solides natures, étrangères d’une part aux raffinemens et aux caprices de l’artiste, de l’autre aux exigences et aux scrupules du savant, cette honnête et sage école a prouvé une fois de plus combien les dons de l’esprit sont divers, et quel abîme sépare les vues du génie de la sagesse pratique qui organise d’une manière efficace l’amélioration du genre humain.

Channing, dont le nom, bien nouveau parmi nous, groupe déjà tant de sympathies et de précoces admirations, a été sans contredit le représentant le plus complet de cette tentative tout américaine de religion sans mystères, de rationalisme sans critique, de culture intellectuelle sans haute poésie, qui semble l’idéal auquel aspire la religion des États-Unis. S’il n’est pas le fondateur, Channing est vraiment le saint des unitaires. Les bruits qui nous arrivent d’Amérique nous montrent l’opinion de sa sainteté grandissant de jour en jour et confinant déjà à la légende. Le charme qui opère autour de lui a subitement attiré vers ses écrits un certain nombre d’âmes d’élite en France et en Angleterre. On ne peut donc qu’applaudir à la pensée qui a porté un de nos publicistes les plus distingués, M. Laboulaye, à attacher son nom à l’introduction parmi nous de ces curieux écrits. Divers travaux[1], des études remarquables de M. Laboulaye lui-même, avaient déjà appelé en France l’attention sur le nom de Channing et inspiré aux esprits éclairés le désir de connaître de plus près l’excellent docteur dont la renommée remplit toute l’Amérique. Le volume de traduction qui vient de paraître répond à ce désir : il renferme la partie la plus excellente des œuvres de Channing, ses œuvres sociales. Au début d’une apparition religieuse vraiment propre à notre temps et qui semble assurée d’un avenir, il est bon d’étudier avec la sympathie que méritent les bonnes et belles choses, mais sans prédilection décidée, la physionomie de cet illustre réformateur, et de rechercher le rôle que ses idées peuvent être appelées à jouer parmi nous.


I.

William Ellery Channing naquit à Newport, dans l’état de Rhode-Island, le 7 avril 1780, d’une famille honnête et aisée. On ne peut dire que son éducation ait été fort distinguée, ni le milieu dans lequel il se forma très propre à développer un esprit élevé. Newport était une ville de commerce et de plaisir, et les détails mêmes dans lesquels entre naïvement son biographe pour relever la société qu’on y trouvait nous en donnent une assez pauvre idée. «De riches marchands, dit-il, des capitaines de marine retirés du service et d’autres personnes attirées par des motifs de santé y formaient une société raffinée et même dissipée. La présence des officiers anglais et français durant la guerre de l’indépendance acheva de polir les manières; il faut même ajouter que, par l’effet du libéralisme français et de la licence de discours si commune parmi les gens de mer, l’impiété était assez répandue dans la plupart des classes... » Nous comprenons difficilement comment au milieu de marchands et d’officiers retraités, loin des grands centres d’instruction, eût pu se former une de ces puissantes et hautes individualités auxquelles nous donnons le nom de génies. Dès lors en effet apparaît ce qui manque essentiellement à Channing, cette délicatesse d’esprit qui résulte du contact d’une aristocratie intellectuelle, et que peut-être le milieu populaire, mieux que la société bourgeoise, saurait développer.

Chez un homme voué spécialement aux travaux de l’esprit, ce serait là certes une irréparable lacune; mais chez un homme destiné, comme Channing, à un apostolat tout pratique, ce fut peut-être un bonheur. Il faut reconnaître que les qualités de messe et de flexibilité qui s’acquièrent par une culture variée des facultés intellectuelles ne feraient que nuire à l’entraînement de l’apôtre. A force de voir les différens côtés des choses, on devient indécis. Le bien ne passionne plus, car on le voit compensé par une dose presque équivalente de mal. Le mal dégoûte toujours, mais n’irrite plus autant qu’il le devrait; car on s’accoutume à l’envisager comme nécessaire, et parfois même comme la condition du bien. L’apôtre ne doit pas connaître toutes ces nuances. L’honnête Channing dut peut-être à son éducation sobre et peu dissolvante l’avantage de conserver toute sa vie l’énergie de ses tendances morales et le tour absolu de ses convictions. Il eut cet heureux privilège des bons esprits de côtoyer l’abîme sans être pris de vertige, et de voir le monde sous un angle assez réduit pour n’avoir jamais été effrayé de son immensité. En spéculation, il ne dépassa point l’école écossaise, dont il porta la sage modération dans sa théologie. Il ne connut pas bien l’Allemagne et ne la comprit qu’à demi. Ses idées littéraires et ses connaissances scientifiques étaient celles d’un homme instruit et cultivé, mais sans don spécial de pénétration et d’originalité.

Au contraire, sur toutes les questions de l’ordre social, moral, politique, il pensa de très bonne heure et avec beaucoup de force. L’idée du communisme, la première et par conséquent la plus fausse qui se présente à l’esprit quand on commence à réfléchir sur la réforme de la société humaine, traversa un moment son esprit; il eut même la tentation de se joindre comme ministre à une société d’émigrans dont le principe était la communauté des biens. Son enfance et sa jeunesse furent travaillées par de grandes inquiétudes qui contrastent étrangement avec le calme profond du reste de sa vie. Quarante ans après cette période d’épreuve, il y reportait avec douceur sa pensée et en parlait en ces termes : « Je vivais seul, consacrant mes nuits à construire des plans et des projets, et n’ayant personne sous mon toit, excepté aux heures des leçons que je donnais; là je travaillai comme je ne l’ai jamais fait depuis. N’ayant pas un être humain à qui je pusse communiquer mes pensées et fuyant les sociétés ordinaires, je passai par des combats intellectuels et moraux, par des émotions de cœur et d’esprit assez vifs et assez absorbans pour m’enlever le sommeil et pour altérer sensiblement ma constitution. J’étais réduit presque à l’état de squelette; cependant, c’est avec bonheur que je me rappelle ces jours d’isolement et de tristesse. Si jamais j’ai aspiré de toute mon âme vers la pureté et la vérité, c’est bien alors. Au milieu de rudes combats, se posa au dedans de moi cette grande question : Obéirai-je aux principes les plus élevés ou les plus humbles de ma nature ? serai-je la victime des passions du monde ou l’enfant et le serviteur de Dieu ? Je me souviens que ce grand conflit se passait en moi sans qu’aucune des personnes qui m’entouraient pût même soupçonner ce que j’éprouvais. »

Ses réflexions sur la religion l’amenèrent de très bonne heure à un profond mécontentement de l’église établie et à une forte antipathie contre les dogmes absolus et terribles du calvinisme. Sa mauvaise humeur contre cette vulgaire et effroyable théologie, ainsi qu’il l’appelle, éclate à chaque page de ses écrits. Toute sa théologie se résuma dès lors en un mot ; « Dieu est bon. » La manière sévère d’envisager la religion, qu’on regarde comme favorable à la piété, lui semblait un rigorisme cruel qui étend une morne obscurité sur Dieu, sur la vie présente, sur la vie future, et conduit fatalement par la tristesse aux superstitions du paganisme. « La théologie anglaise, écrivait-il vers 1801, me semble, en somme, de bien peu de valeur. Une église établie me parait le tombeau de l’intelligence. Imposer une croyance fixe, invariable, c’est élever les murs d’une prison autour de l’âme... La timidité, la froideur et la pesanteur qui distinguent généralement tous les livres de théologie doivent être attribuées principalement à la cause dont nous parlons. » Et quelques années après : « Je sais que le calvinisme est embrassé par beaucoup d’hommes excellens; mais je sais aussi que sur quelques cœurs il a les plus tristes effets, qu’il étend sur eux d’impénétrables ténèbres, qu’il donne naissance à un esprit de servitude et de crainte, qu’il refroidit les meilleures affections, qu’il arrête les plus vertueux efforts, qu’il ébranle quelquefois le siège de la raison. Sur les esprits impressionnables, l’influence de ce système est toujours à redouter. Si on y croyait, on y trouverait les motifs d’un découragement qui irait jusqu’à la démence. Si moi et tous mes amis bien-aimés et toute ma race nous sommes sortis des mains du Créateur totalement dépravés, irrésistiblement entraînés vers le mai et détestant le bien; si une partie seule du genre humain peut se sauver de ce misérable état, et que le reste soit condamné par l’Être qui nous donna une nature perverse et dépravée à des tourmens sans fin et à des flammes éternelles, alors je pense qu’il ne reste qu’à se lamenter dans l’angoisse du cœur; l’existence est une malédiction, et je n’ose dire ce qu’est le Créateur... O Père miséricordieux, je ne puis parler de toi avec le langage que ce système suggère. Non, tu m’as donné trop de preuves de ta bonté pour que ce reproche se trouve sur mes lèvres. Tu m’as créé pour être heureux; tu m’as appelé à la vertu et à la piété, parce que dans la piété et dans la vertu consiste le bonheur, et tu n’attends de moi que ce que tu m’as rendu capable d’accomplir. »

L’état religieux auquel Channing se trouva ainsi amené était une doctrine assez analogue à celle des ariens et des pélagiens. Il ne regardait pas l’homme comme entièrement corrompu par le péché, et ne voyait pas dans le Christ le Dieu incarné, descendu sur la terre pour porter le fardeau de nos fautes et pour obtenir par ses propres souffrances notre justification; mais il ne regardait pas non plus l’homme comme étant dans un état normal et s’avançant naturellement vers le bien; il ne voyait pas seulement dans Jésus-Christ une personne d’un génie religieux supérieur qui, par l’effet d’un tempérament délicat, et sous le stimulant de l’enthousiasme de sa nation, avait atteint l’union la plus parfaite avec Dieu. Il se joignait plutôt à ceux qui considèrent le genre humain comme actuellement dégénéré par un abus de la libre volonté. En Jésus-Christ il reconnaissait un être sublime, qui avait opéré une crise dans la condition de l’humanité, renouvelé le sens moral et touché avec une salutaire efficacité les sources du bien cachées au fond du cœur de l’homme.

Ces doctrines avaient beaucoup d’analogies avec celles de l’unitarisme, qui comptait déjà en Amérique quelques églises. Channing se rallia aux unitaires, et, dès l’âge de vingt-trois ans, il accepta une fonction de pasteur, qu’il exerça le reste de sa vie dans l’église de Federal-Street, à Boston; mais jamais il n’y porta un esprit de secte ou de parti. Son aversion pour tout établissement officiel en religion lui fit craindre que même la plus large des sectes ne fût encore trop étroite. A peine est-il un de ses sermons où il ne revienne sur cette pensée fondamentale : « Je vous prie de vous souvenir, dit-il, que dans ce discours je parle en mon propre nom. Je ne vous donne les opinions d’aucune secte; je vous donne les miennes. Moi seul je suis responsable de ce que je dis; que personne ne m’écoute pour savoir ce que d’autres pensent! J’appartiens, il est vrai, à cette société de chrétiens qui croient qu’il n’y a qu’un seul Dieu, le Père, et que Jésus-Christ n’est pas ce Dieu unique; mais mon adhésion à cette secte est bien loin d’être entière, et je ne cherche pas à y attirer de nouveaux prosélytes. Ce que croient d’autres hommes est pour moi de peu d’importance. Leurs argumens, je les écoute avec reconnaissance; leurs conclusions, je suis libre de les accepter ou de les rejeter. Je prends, il est vrai, avec joie le nom d’unitaire, parce qu’on essaie de le décrier, et que je n’ai point appris la religion du Christ pour reculer devant les reproches des hommes. Si ce nom était plus honoré qu’il ne l’est, je serais heureux peut-être de le rejeter, car je crains les chaînes qu’impose un parti. Je veux appartenir non point à une secte, mais à la communauté de ces esprits libres qui aiment la vérité et qui suivent le Christ et sur cette terre et dans le ciel. Je désire m’échapper de l’étroite enceinte d’une église particulière, pour vivre sous le ciel ouvert, en pleine lumière, regardant au loin et tout autour de moi, voyant avec mes propres yeux, écoutant avec mes propres oreilles, et suivant la vérité humblement, mais résolument, quelque ardue ou solitaire que soit la voie où elle conduit. Je ne suis donc point l’organe d’une secte; je parle pour moi seul, et je remercie Dieu de vivre dans un temps et dans des circonstances qui me font un devoir d’ouvrir mon âme tout entière avec franchise et simplicité. »

La véritable originalité de Channing est dans cette idée d’un christianisme pur, dégagé de tout lien de secte, dans son aversion contre tout despotisme spirituel, même librement accepté, dans sa haine contre ce qu’il appelle une dégradante uniformité d’opinions. Personne n’a trouvé de plus fortes paroles pour condamner la foi officielle et de commande; personne n’a mieux compris qu’une vérité que l’homme n’a pas tirée de son propre cœur, et qu’il s’applique comme une sorte de topique extérieur, est inefficace et sans valeur morale. Le mot croire est antipathique à Channing. Il voit dans l’obéissance requise pour la foi un reste du vieux système qui reposait sur la crainte et l’oppression des consciences individuelles par l’autorité constituée. Il croit qu’il vaut mieux soulever quelques mauvaises passions que de perpétuer l’esclavage et la léthargie. L’unité telle que l’église l’a entendue depuis son origine lui parait désormais impossible à poursuivre. L’unité dans la variété, telle est pour lui la loi de l’église future, et il se berça de ce beau rêve, que la catholicité, imposée par un clergé distinct des fidèles et gardant pour lui le monopole des choses religieuses, serait remplacée dans l’avenir par la communion universelle des chrétiens animés du pur amour.

Cette tolérance libérale et élevée est le côté qui plaît le plus en Channing, et lui fait trouver les plus nobles accens; on ne se lasse pas de le citer sur ce sujet : « Votre principal devoir à l’endroit de la croyance, dit-il, peut se résumer en deux préceptes : Respect à ceux qui diffèrent de vous; respect à vous-mêmes. Honorez les hommes des différentes sectes. Ne vous figurez point que vous ayez le privilège exclusif de la vérité et de la bonté. Ne considérez jamais l’église du Christ comme renfermée dans les limites d’une invention humaine, mais comme comprenant toutes les sectes. Honneur à tous les hommes! En même temps, respect à vous-mêmes. Ne souffrez jamais que vos opinions soient traitées avec mépris; mais puisque vous ne les imposez à personne, laissez voir que vous les révérez comme la vérité, et que vous attendez le respect et la courtoisie de ceux qui conversent avec vous sur ce point. Placez-vous toujours sur un pied d’égalité vis-à-vis de chaque secte ou parti, et n’enhardissez personne, par votre timidité, à prendre envers vous un ton de dictature, de supériorité ou de mépris. »

Une conséquence singulière de cette largeur indéfinie, de cette exclusion de toute exclusion, fut de le rendre particulièrement tolérant pour la plus intolérante de toutes les sociétés religieuses. Il vit autour de lui le catholicisme calomnié, à demi persécuté, il l’aima, La vive sympathie qu’il conçut pour les écrits de Fénelon, l’influence des beaux souvenirs que Cheverus avait laissés aux États-Unis, et surtout l’avantage qu’avait à ses yeux le catholicisme de n’être pas officiel autour de lui, déterminèrent ses pensées en ce sens. Il crut à l’avenir des tentatives du catholicisme en Angleterre, et en particulier du mouvement d’Oxford, parce qu’il y vit une réaction de la conscience individuelle contre l’église établie. Il s’indigne contre les théologiens qui s’alarment des progrès du catholicisme, et se croient eux-mêmes aussi infaillibles que le pape. « Ne sentent-ils pas, dit-il, que si les hommes doivent choisir entre deux infaillibilités, ils choisiront le pape comme la plus ancienne et celle qui est soutenue par le plus grand nombre de voix ? Ce système n’a pu durer si longtemps ni s’étendre si loin sans avoir quelque fondement profond dans notre nature. Les idées et les mots d’église et d’antiquité ont un charme puissant. Les hommes, dans leur faiblesse, leur ignorance et leur paresse, aiment l’abri où ils trouvent une vaste organisation que le temps a consacrée. Que nous devenons forts et fiers quand nous sommes soutenus par la foule, par un grand nom et par l’autorité des âges! Il n’est pas étonnant que l’église romaine revive en ce moment, quand une crainte maladive des innovations réagit contre l’esprit de réforme et entraîne les hommes vers le passé. Ce mouvement d’Oxford a beaucoup de chances de s’étendre, parce qu’il semble être moins l’œuvre de la police ou de l’ambition du clergé que d’un fanatisme réel. »

Tel fut Channing durant quarante ans dans sa chaire de Federal-Street. Possédé par l’idée exclusive du bien, il vit peu de chose en dehors de ce but suprême. Il visita l’Europe, ne la comprit pas et ne chercha pas à la comprendre. Sa vie extérieure fut simple et douce. En France, où toute vocation exceptionnelle consacrée aux choses divines est mise hors du droit commun et implique le célibat, ce serait un spectacle étrange que celui d’un apôtre, d’un saint, vivant de la vie de tout le monde : l’empire de la vulgarité est si fort parmi nous qu’aucune jeune fille n’eût consenti à épouser Channing. — Nul incident ne traversa cette calme et sereine existence. L’optimisme infatigable qui fut toute sa religion ne l’abandonna pas un moment. « La terre, disait-il, devient plus jeune avec les années, l’homme meilleur en vieillissant. » Dans le dernier été qu’il passa sur la terre, on se demandait en sa présence à quel âge on devait placer la période la plus heureuse de la vie; il sourit et répondit que c’était à environ soixante ans! Il avait cet âge alors. Il mourut peu après, en octobre 1842, sans douleur ni tristesse, au coucher du soleil, heure qu’il avait toujours aimée et qu’il fêtait comme sacrée. Il avouait lui-même qu’en avançant dans la vie il avait été de plus en plus heureux. « La vie, écrivait-il, me paraît un don qui acquiert chaque jour une plus grande valeur. Je n’ai pas trouvé que ce fût une coupe écumeuse et pétillante à la surface, mais devenant insipide à mesure qu’on l’épuisé. En vérité je déteste cette comparaison surannée... La vie est une bénédiction pour nous. Si je pouvais voir les autres aussi heureux que je le suis moi-même, quel monde serait le nôtre! Mais ce monde est bon, malgré l’obscurité qui l’entoure. Plus je vis, plus je vois la lumière percer à travers les nuages. Je suis sûr que le soleil est au-dessus. »


II.

Ce fut sans préméditation que Channing devint écrivain. Ses ouvrages ne témoignent aucune prétention littéraire; il n’en est pas un seul où se remarque la moindre préoccupation de composition et de style. Channing est un ministre évangélique et un prédicateur : ses œuvres ne sont que des sermons, des lettres spirituelles, ou des articles insérés dans un journal religieux, le Christian Examineur L’idée d’écrire un livre ne lui vint qu’assez tard, et heureusement il ne la réalisa pas. Le plan de ce livre n’était ni neuf ni original. C’eût été un essay comme tant d’autres, sur l’homme et la nature humaine, le thème perpétuel de la philosophie anglo-écossaise. Je suis bien porté à croire que l’essai de Channing n’eût pas fait exception à l’ennui de ces sortes de livres, excellens sans doute pour certains degrés de culture intellectuelle, mais qui n’apprennent rien, et ont bien peu de valeur depuis que l’histoire et les considérations générales sur le développement de l’espèce humaine ont presque fait oublier cette mesquine philosophie.

Si Channing n’est pas un écrivain, ce n’est pas davantage un savant ou un philosophe. Il manque d’instruction; ses connaissances historiques sont toutes de seconde ou de troisième main. Il n’a pas ce sentiment délicat des nuances qui s’appelle la critique, et sans lequel il n’y a pas d’entente du passé, ni par conséquent d’intelligence étendue des choses humaines. Il est surprenant de voir à quel point les Anglais sont en général dépourvus de ce don d’intuition historique, si richement départi à l’Allemagne, si largement possédé en France par quelques esprits, pourvu qu’il ne s’agisse pas d’une antiquité trop reculée, ni d’un état intellectuel trop différent du nôtre. A l’heure qu’il est, l’histoire s’enseigne encore à Oxford comme elle s’enseignait chez nous du temps de Rollin, moins bien peut-être. Pour certaines parties de l’histoire politique, cette médiocre pénétration peut produire des ouvrages estimables et suffisamment vrais; mais pour l’histoire littéraire, religieuse, philosophique, qui est destinée à devenir de plus en plus la grande histoire, et à rejeter dans l’ombre ce qu’on appelait autrefois de ce nom, il faut une tout autre puissance de divination, et telle est l’importance qu’ont prise de nos jours les recherches de cet ordre, qu’on ne peut plus être penseur ni philosophe sans avoir cette qualité-là. Heureusement on peut fort bien sans cela être un honnête homme. Voilà ce que Channing est par excellence; il l’est à ce degré qui devient presque du génie, et vaut au moins mille fois mieux que le talent. Comme tous les hommes nés pour la pratique de la vertu plutôt que pour la spéculation, il a peu d’idées, et des idées fort simples. Il croit à la révélation, au surnaturel, aux miracles, aux prophètes, à la Bible. Il cherche à prouver la divinité du christianisme par des argumens qui ne diffèrent en rien de ceux de l’ancienne école. Ce puritain, qui marchande si chèrement sa foi, est au fond très crédule en tout ce qui est de l’histoire, faute d’être rompu à cette gymnastique que donne une longue habitude des problèmes de l’esprit humain.

En même temps qu’il manque de critique, Channing manque aussi du sentiment de la haute poésie. Quand on compare cette âme excellente, ce saint de l’Amérique contemporaine, à ceux qui comme lui, dans le passé, ont été possédés du zèle de la gloire de Dieu ou du bien de leurs frères, un sentiment de tristesse et de froid saisit d’abord. Au lieu de la splendide théologie des âges antiques, au lieu de ce grand enivrement d’un François d’Assise, qui parle si puissamment à l’imagination, on se trouve ici en face d’un honnête gentleman, bien posé, bien vêtu; enthousiaste et inspiré à sa manière, mais sans l’auréole du merveilleux; dévoué, mais sans grandeur; noble et pur, mais sans poésie, si ce n’est d’une poésie toute domestique et privée. Loin de nous ces paradoxes d’esprits incomplets qui, parce qu’ils ont compris la beauté du passé, voudraient reconstruire un monde évanoui avec des regrets d’archéologues, comme si la première condition de l’admiration sérieuse n’était pas d’envisager chaque chose dans son milieu naturel, c’est-à-dire dans son époque. Les éblouissantes fantaisies des religions anciennes ne seraient de nos jours que chimériques. On ne refait pas un rêve par la réflexion et la volonté, et on ne saurait sans injustice reprocher aux hommes modernes de n’avoir pas les qualités dont l’homme des époques naïves était redevable à son ignorance et à sa simplicité. Il ne serait pas moins injuste de reprocher à Channing la pauvreté de sa théologie, puisque cette humilité même est une condition pour être raisonnable. Sa théologie est au fond tout ce que peut être la théologie au XIXe siècle et en Amérique, — Plate, simple, honnête, pratique; une théologie à la Franklin, sans grande portée métaphysique ni visées transcendentales. Ceux qui apprécient une religion par sa simplicité et son degré de transparence doivent être enchantés de celle-ci. Il est certain que si l’esprit moderne a raison de vouloir une religion qui, sans exclure le surnaturel, en diminue la dose autant que possible, la religion de Channing est la plus parfaite et la plus épurée qui ait paru jusqu’ici.

Mais est-ce là tout, en vérité, et quand le symbole sera réduit à croire à Dieu et au Christ, qu’y aura-t-on gagné ? Le scepticisme se tiendra-t-il pour satisfait ? La formule de l’univers en sera-t-elle plus complète et plus claire ? la destinée de l’homme et de l’humanité moins impénétrable ? Avec son symbole épuré, Channing évite-t-il mieux que les théologiens catholiques les objections de l’incrédulité ? Hélas! non. Il admet la résurrection de Jésus-Christ et n’admet pas sa divinité; il admet la Bible et n’admet pas l’enfer. Il déploie toutes les subtilités d’un scolastique pour établir contre les trinitaires en quel sens le Christ est fils de Dieu et en quel sens il ne l’est pas. Or si l’on accorde qu’il y a eu une existence réelle et miraculeuse d’un bout à l’autre, pourquoi ne pas franchement l’appeler divine ? L’un ne demande pas un plus grand effort de croyance que l’autre. En vérité, dans cette voie il n’y a que le premier pas qui coûte ; il ne faut pas marchander avec le surnaturel; la foi va d’une seule pièce, et, le sacrifice accompli, il ne sied pas de réclamer en détail les droits dont on a fait une fois pour toutes l’entière cession.

Là serait, à mon sens, le côté étroit et contradictoire de Channing. Qu’est-ce qu’un rationaliste qui admet des miracles, des prophéties, une révélation ? A quoi sert-il de me dire que cette révélation doit être jugée par la raison, et qu’en cas de conflit la raison doit être préférée ? Tout point d’arrêt dans le rationalisme est arbitraire. Le fait de cette révélation, que l’on suppose tout d’abord comme démontré, n’est-il pas d’ailleurs le point essentiel qu’il faudrait établir ? Et avec les exigences de la critique moderne, on ne peut pas dire que ce soit là chose facile. On se trouve donc ramené à la diversité des opinions, à laquelle on voulait remédier par l’hypothèse d’une révélation. Or si l’on suppose qu’il y a une formule absolue de la vérité, comment espérer qu’on puisse y arriver par des efforts individuels ? Comment pousser la confiance dans son propre jugement au point de s’attribuer l’infaillibilité et de croire qu’on trouvera le point fixe que personne n’a encore rencontré jusqu’ici ?

Je n’ignore pas que j’adresse ici à Channing l’objection que les théologiens catholiques adressent au protestantisme en général. C’est qu’en effet l’argumentation des controversistes catholiques sur ce point m’a toujours paru sans réplique. Quand le protestantisme n’aboutit pas à un christianisme purement rationnel, il me semble inconséquent. Que cette inconséquence soit excusable et souvent honorable, je suis le premier à le reconnaître; mais il faut avouer que si le protestantisme n’aspire qu’à remplacer un ensemble de croyances dogmatiques par un autre, il n’a plus de raison d’être : le catholicisme alors vaut bien mieux que lui. Faute de rigueur d’esprit, Channing n’arriva jamais, sur ce point, à une formule claire de sa propre pensée. Si d’une part il prêche la plus entière liberté de symbole, de l’autre il s’arrête bien en-deçà de la critique pure. S’il s’élève avec énergie contre l’église établie, il ne renonce nullement à l’espoir de trouver la forme véritable de la doctrine évangélique. S’il ordonne de chercher par soi-même, il n’imagine pas qu’on puisse être porté par la recherche indépendante hors du christianisme. Et pourtant, si l’on admet la réalité d’une révélation faite à un certain moment de l’histoire, si l’on admet des vérités divinement manifestées, et s’imposant par conséquent à la conscience de celui qui les croit révélées, quelle difficulté y a-t-il à reconnaître un établissement extérieur, une église enseignant avec des lumières surnaturelles ? Un miracle arrivé il y a dix-huit cents ans n’est ni plus facile ni plus difficile à admettre qu’un miracle qui se continuerait de nos jours. Le catholique a quelque droit de dire à Channing : « Vous n’êtes pas plus libre que moi, et vous obéissez à une autorité bien moins claire : vous obéissez à la Bible; moi, j’obéis à l’église. » J’avoue que, pour ma part, j’accepterais plus volontiers l’autorité de l’église que celle de la Bible. L’église est plus humaine, plus vivante; quelque immuable qu’on la suppose, elle se plie mieux aux besoins de chaque époque. Il est, si j’ose le dire, plus facile de lui faire entendre raison qu’à un livre clos depuis dix-huit siècles. Channing ne vit jamais bien clairement que la conséquence du fait de l’admission d’une révélation est l’admission d’une autorité, en d’autres termes le catholicisme. Il ne comprit jamais l’institution politique de la religion comme l’entendent les nations issues de Rome. Préoccupé de cette inquiète recherche, qui est la conséquence du protestantisme, il méconnut la poésie et la grandeur de la religion moins tourmentée des peuples du midi (et la France devient de plus en plus un pays du midi). Parce que ces peuples, au lieu de comprendre la religion comme une poursuite sans fin, l’entendent comme un repos; parce que, fuyant la peine, ils savourent à loisir une religion qu’on leur donne toute préparée, est-ce une raison pour les dédaigner et les exclure du royaume de Dieu ? Qui sait si au fond ils ne sont pas plus sages que ceux qui cherchent la vérité théologique ? S’ils n’agitent pas le problème, n’est-ce pas parce qu’ils sentent vaguement et par instinct qu’il est insoluble ? Le catholique prenant le dogme tel que le temps l’a fait est, en un sens, bien plus près de la grande philosophie que le protestant, qui cherche à revenir sans cesse à une prétendue formule primitive du christianisme. Il y a dans la manière catholique de laisser faire le dogme par le courant de l’opinion dominante, par une sorte d’entente tacite des fidèles, quelque chose de plus profond que dans l’appel à une révélation immuable, faite à un moment de l’histoire et où l’on s’oblige à trouver une foi pour tous les temps.

Il est tout simple que l’âme hautement pénétrée de la sainteté des choses religieuses se récrie contre cette religion extérieure, reste du paganisme romain, qui ne commandait pas la foi, mais le respect. Je me souviendrai toujours de la profonde horreur que me témoigna un missionnaire américain qui venait d’assister à une cérémonie officielle à la Madeleine. Cet appareil tout profane, ces uniformes dans le lieu saint, ces places marquées comme dans un théâtre, toute cette préoccupation qui certes n’était pas de Dieu, cette foule où personne ne songeait à prier, tout cela lui fit l’impression d’un affreux paganisme. Mais on ne peut nier que le paganisme n’ait de très profondes racines dans la nature humaine et n’exige, dans une certaine mesure, qu’on lui fasse sa part. Si une religion abstraite, purement monothéiste, était la meilleure, aucune religion ne pourrait être comparée à l’islamisme. Par ses mystères variés, et surtout par le culte des saints et de la Vierge, le catholicisme répond à ce besoin de démonstrations extérieures et d’arts plastiques qui est si fort dans le midi de l’Europe. D’ailleurs la conséquence naturelle d’une religion officielle, c’est de commander moins impérieusement la croyance, précisément parce qu’elle ne se pose que comme une institution à laquelle on peut se conformer sans y accorder une foi absolue, de même que pour obéir aux lois de l’état il n’est pas nécessaire de croire qu’elles sont les meilleures du monde. De là vient qu’au fond les pays protestans, où la religion est prise tout à fait au sérieux, sont plus intolérans, au moins pour le libre examen, que les pays catholiques; de là vient enfin ce singulier phénomène que les pays catholiques seuls ont connu la liberté de penser. Y a-t-il un pays qui ait été moins gêné par sa religion que l’Italie du moyen âge et de la renaissance ? La philosophie du XVIIIe siècle ne pouvait naître que dans un pays catholique; ces deux choses sont de même ordre et se tiennent par une foule d’analogies secrètes qu’il serait trop long d’énumérer ici.

La critique impartiale ne peut donc partager sur ce point tous les scrupules de l’école américaine. Elle sait que tout ici-bas confine au bien et au mal; elle voit d’un côté l’indifférence religieuse comme conséquence du système officiel, de l’autre les aberrations individuelles comme suites de la manie théologique. Sans doute, s’il y avait une vérité absolue qui fût la récompense des efforts faits pour l’atteindre, il faudrait prêcher à tous la recherche et l’examen; mais de bonne foi peut-on espérer qu’on sera plus heureux que tant d’autres et que seul on jouit d’un privilège pour retrouver le véritable symbole de la religion du Christ ? Jusqu’à quel point même est-il avantageux qu’un pays se passionne ainsi pour la recherche théologique ? Voyons-nous, après tout, que l’Angleterre et les États-Unis, où chacun se fait de la théologie une affaire personnelle, possèdent une culture intellectuelle supérieure à celle de la France, où personne ne fait de théologie ? La lecture habituelle de la Bible en particulier, conséquence nécessaire du système protestant, est-elle donc un si grand bien, et l’église catholique est-elle si coupable d’avoir mis un sceau à ce livre et de l’avoir dissimulé ? Non certes, et je suis tenté de dire que le plus magnifique coup d’état de cette grande institution est de s’être substituée, elle vivante, agissante, à une autorité muette. C’est une admirable littérature sans doute que la littérature hébraïque, mais pour le savant et le critique qui peuvent l’étudier dans l’original et restituer leur vrai sens à chacun des curieux morceaux qui la composent. Quant à ceux qui l’admirent de confiance, le plus souvent ils y admirent ce qui n’y est pas; le caractère vraiment original des livres de l’Ancien et du Nouveau Testament leur échappe. Que dire des personnes peu lettrées qui s’enfoncent dans cette obscure antiquité ? Qu’on s’imagine le renversement d’esprit que doit causer à des gens simples, sans critique et sans instruction, la lecture habituelle d’un livre comme l’Apocalypse ? On sait les étranges aberrations qui, à l’époque de la révolution d’Angleterre, sortirent de cette méditation malsaine. En Amérique, la source de ces folies n’est pas encore tarie. J’ose dire que, pour le peuple, la lecture de la Bible est peu profitable et même dangereuse. C’est au moins un triste spectacle que celui d’une nation intelligente passant son temps à lire un monument d’un autre âge et cherchant tout le jour des symboles dans un livre où il n’y en a pas.

Les efforts de Channing pour échapper à cette pression de la Bible l’amènent parfois à de singulières subtilités. L’enfer, tel que l’a entendu l’orthodoxie, répugne à sa mansuétude. L’enfer pour lui n’est que dans la conscience, de même que le ciel n’a rien de local et n’est autre chose que l’union avec Dieu et avec tous les êtres bons et grands. Je le veux bien; mais quelle puérilité de se mettre à compter combien de fois l’enfer est nommé dans la Bible, de remarquer avec satisfaction qu’il ne l’est que cinq ou six fois, et que même une bonne traduction trouverait moyen de se débarrasser de ce mot désagréable! Il n’y a pas d’à peu près pour le Saint-Esprit : ce qui est révélé l’est tout à fait ou ne l’est pas. — En histoire, ce sont les mêmes contre-sens. Channing est amené à se faire un christianisme primitif tout idéal auquel il ne s’agirait que de revenir. « La religion, dit-il, qui fut donnée pour élever l’homme, on s’en est servi pour le rendre abject. La religion qui fut donnée pour créer en nous une généreuse espérance, on en a fait un instrument d’intimidation servile et de tortures. La religion révélée de Dieu pour enrichir l’âme humaine a été employée à la renfermer dans l’étroite enceinte d’une secte, à fonder l’inquisition, à allumer les bûchers des martyrs. La religion donnée pour rendre libres l’intelligence et la conscience a servi, par une criminelle perversion, à les briser l’une et l’autre pour les soumettre aux prêtres, aux symboles purement humains. » Cette théorie protestante d’un âge d’or du christianisme, suivi d’un âge de fer où la pensée primitive se serait obscurcie, est inacceptable. Le christianisme n’a jamais été ni si parfait que les protestans le supposent à l’origine, ni si dégradé qu’ils le font à son déclin. Il n’y a aucun siècle de sa longue carrière qui puisse être pris comme l’idéal, comme il n’en est aucun où il ait précisément manqué à sa mission. Une histoire critique des origines du christianisme montrerait les singulières illusions que l’on se fait sur cet âge primitif, encore si peu connu, parce qu’on ne l’a guère étudié qu’avec un parti pris et avec l’intention d’y chercher des argumens pour ou contre des dogmes dont le germe était dès lors à peine entrevu.

En général il a manqué à Channing ce qui manque à l’Amérique, la haute culture intellectuelle, la finesse, la grande science critique. Il n’est pas parfaitement au courant des choses de l’esprit humain; il ne sait pas tout ce qu’on sait de son temps, quant au résultat général. Comme religion de l’esprit, sa religion ne vaut pas celle de l’Allemagne du nord; comme grande institution, elle ne vaut pas le catholicisme ; elle demande trop de sacrifices au critique, et elle n’en demande pas assez à ceux qui éprouvent le besoin de croire. Que la tendance des temps modernes semble appeler une religion de cette sorte, formée du résidu commun de toutes les religions après l’élimination des particularités dogmatiques propres à chacune d’elles, des faits nombreux ont pu porter à le croire. L’Asie entière, depuis deux ou trois siècles, semble arriver par la simplification de ses vieux cultes au déisme. L’Inde, fatiguée d’errer dans le dédale de sectes infinies, y aboutit de toutes parts. Rammohun-Roy, le plus illustre représentant de la race brahmanique dans notre siècle, mourut unitaire à la manière de Channing. Voltaire, traduit en guzarati, sert de nos jours à la controverse des derniers disciples de Zoroastre, devenus déistes purs, contre les missionnaires protestans. Sous la révolution de la Chine se cache évidemment un appel au monothéisme contre la dégradation dont les vieilles religions du Céleste Empire semblent frappées. Est-ce là un signe qui doit nous montrer dans le déisme le terme final des évolutions de l’humanité ? Cela pourrait être, si l’esprit humain à côté de la raison ne renfermait des instincts beaucoup plus capricieux. Ce grain de fantaisie, qu’on ne saurait détruire, dérangera toujours les combinaisons en apparence les plus sensées. Le besoin de croire à quelque chose d’extraordinaire est inné dans l’homme; une religion trop simple ne le contentera jamais. Au lendemain des plus sévères exclusions, les bizarreries, les croyances particulières, les pratiques mesquines reprendront leurs droits. La religion n’est pas seulement philosophie, elle est art; il ne faut donc pas lui demander d’être trop raisonnable. Que signifiaient Adonis et Sabazius, dont s’éprenait l’antiquité ? Rien en soi, mais tout par le sentiment qu’on y mettait. La foi veut l’impossible; elle n’est satisfaite qu’à ce prix. Aujourd’hui encore, tous les ans, les Hindous marchent sur des charbons ardens pour attester la virginité de Draupadi, l’épouse commune des cinq fils de Kourou.


III.

La véritable mission de Channing était évidemment toute morale. Sa théologie est de tous points très attaquable; quant à sa morale, on peut la louer sans réserve : c’est par là qu’il est pour nous original et neuf. Rien, en effet, dans notre organisation européenne, ne peut nous donner une idée d’un tel apostolat. A nos yeux, l’ardeur de prosélytisme qui fait l’apôtre ou le missionnaire ne va pas sans une religion positive et compliquée, chargée de dogmes et de pratiques. Ici nous avons un Vincent de Paul moins la dévotion, un Cheverus moins le sacerdoce. Il faut lire la biographie que Channing lui-même nous a donnée du révérend Tuckermann, son maître et son guide dans cette voie de charité, pour se représenter la forme nouvelle de la sainteté laïque, telle que les États-Unis paraissent destinés à la révéler au monde. La nature éminemment anglaise de Channing, ses délicatesses de gentleman, son optimisme aussi, qui faisait de la vue du mal un véritable supplice pour lui, rendaient d’autant plus méritoire son ministère de charité. «Mon esprit cherche le bon, le parfait et le beau, écrivait-il. Je ne puis sans une sorte de torture présenter vivement à mon imagination ce que l’homme souffre de ses propres crimes et des torts ou des cruautés de ses frères. Toute la perfection de l’art répandue sur des sujets horribles ou purement tragiques ne peut me réconcilier avec ces sujets. C’est seulement par un sentiment de devoir que je lis dans les journaux le récit des crimes et des malheurs... Vous voyez qu’il y a en moi peu d’étoffe pour un réformateur. »

Je ne connais vraiment de nos jours rien qui rappelle ces belles et grandes prédications morales et cette manière élevée de prendre les questions sociales. Les problèmes, qui chez nous ont troublé l’esprit humain, et dont la solution n’est pas encore entrevue, sont tous résolus chez Channing par la charité, l’estime de l’homme, la croyance que la nature humaine est bonne et qu’en se développant elle va au bien. Jamais on n’a cru plus fermement au progrès, aux influences bienfaisantes des lumières et de la civilisation sur toutes les classes. Channing est un démocrate, en ce sens qu’il n’admet d’autre noblesse que celle de la vertu et du travail, qu’il ne voit de salut pour l’humanité que dans la culture intellectuelle des masses populaires et dans leur introduction au sein de la grande famille civilisée. « Je suis un niveleur, écrivait-il en 1831, mais je voudrais accomplir ma mission en élevant ceux qui sont au dernier rang, en tirant les travailleurs de l’indigence qui les dégrade et de l’ignorance qui les abrutit. Si je comprends ce que signifient christianisme et philanthropie, il n’y a pas de précepte plus clair que celui-là. »

En politique, Channing est peu raffiné. Il est libéral, et, chose assez rare, libéral par motif religieux. La révolution de 1830 lui causa une vive joie. Il en apprit la nouvelle à Newport, et repartit immédiatement pour Boston, afin d’échanger ses félicitations avec des amis de la liberté constitutionnelle et de communiquer du haut de la chaire les espérances dont son cœur était rempli. Il fut fort étonné de ne trouver que peu de réponse à son enthousiasme, et maudit plus énergiquement que jamais l’engourdissement de l’opinion causé par les intérêts. La froideur de la jeunesse surtout le surprit et l’affligea. Il se reportait aux processions et aux feux de joie de son enfance et ne comprenait pas que les hommes libres de l’Amérique vissent avec indifférence la réapparition de Lafayette, la fermeté, le calme du peuple et l’avenir de liberté qui semblait s’ouvrir pour l’Europe. Un soir, vers cette époque, il rencontra une personne de sa connaissance : « Eh bien! monsieur, dit-il avec un accent de sarcasme qui ne lui était pas habituel, êtes-vous aussi trop vieux, trop sage, comme les jeunes gens du collège, pour avoir quelque enthousiasme à témoigner en faveur des héros de l’École polytechnique ? — Monsieur, répondit son interlocuteur, vous me semblez être le seul jeune homme que je connaisse. — Toujours jeune pour la liberté ! » repartit Channing d’une voix vibrante et en serrant chaleureusement la main de son ami.

Voilà de nobles sentimens dont il est bien de ne jamais rougir. Et pourtant les idées politiques et sociales de Channing, qui sont assurément le côté par lequel il est le plus acceptable, sont-elles à l’abri de la critique ? Un peuple qui réaliserait l’idéal de Channing serait-il vraiment un peuple organisé d’après les principes de la civilisation moderne ? Nous ne le pensons pas. Ce serait un peuple honnête, rangé, composé d’individus bons et heureux; ce ne serait pas un peuple grand. La société humaine est plus complexe que Channing ne le suppose. En présence de calamités comme celles du moyen âge, on se laisse aller à croire que l’essentiel serait de rendre la vie le moins malheureuse possible; en présence d’un relâchement moral comme celui dont nous sommes les témoins, on se figure volontiers que l’œuvre de la réforme sociale consisterait à donner au monde un peu d’honnêteté; mais ce sont là des vues exclusives conçues sous l’empire de nécessités momentanées. L’homme n’est pas ici-bas pour être heureux; il n’y est même pas pour être simplement honnête : il y est pour réaliser de grandes choses par la société, pour arriver à la noblesse (à la sainteté, comme disait le christianisme) et dépasser la vulgarité où se traîne l’existence de presque tous les individus. Le moindre inconvénient du monde de Channing serait qu’on y mourrait d’ennui; le génie y serait impossible, le grand art inutile. L’Italie est certainement le pays où l’idéal de Channing a été le moins réalisé : au XVe et au XVIe siècle, païenne, sans morale, livrée à tous les emportemens de la passion et du génie; puis abattue, superstitieuse, sans ressort; dans le présent, sombre, irritée, privée de sagesse. Et pourtant, s’il fallait voir s’abîmer l’Italie avec son passé ou l’Amérique avec son avenir, laquelle laisserait le plus grand vide au cœur de l’humanité ? Qu’est-ce que l’Amérique tout entière auprès d’un rayon de cette gloire infinie dont brille en Italie une ville de second ou de troisième ordre, Florence, Pise, Sienne, Perugia ? Avant de tenir dans l’échelle de la grandeur humaine un rang comparable à ces villes-là, New-York et Boston ont bien à faire, et je doute que ce soit par les sociétés légumistes et la propagation de la pure doctrine unitaire qu’elles arrivent à s’en approcher.

Persuadé que le perfectionnement de la société humaine consiste uniquement dans l’amélioration de l’individu, Channing s’attache avec passion à des détails qui nous font presque sourire. Il a vu avec raison que l’intempérance est la principale cause de la misère et de la grossièreté des classes inférieures, d’où il conclut que guérir l’intempérance serait attaquer à sa racine le mal social : une grande partie de sa vie et de son activité fut en effet consacrée à cette œuvre très louable assurément. Mais en vérité un peuple qui ne boira que de l’eau en sera-t-il plus grand ? réalisera-t-il une plus belle page de l’histoire humaine ? trouvera-t-il un plus haut idéal de l’art, de la pensée ? Cette manière d’attacher une importance sociale à une chose que nous ne pouvons envisager que comme relevant de la morale individuelle montre bien l’abîme qui sépare la pensée américaine de la nôtre, et combien il est difficile qu’en suivant des vues si différentes le nouveau et le vieux monde se rencontrent jamais dans une même politique et une même foi.

Des deux façons en effet de concevoir le progrès humain, — soit comme résultant de l’élévation graduelle de l’ensemble de l’humanité, et par conséquent des classes inférieures, vers un état meilleur, — soit comme réalisé par une aristocratie, supposant au-dessous d’elle un vaste abaissement, — Channing s’attacha très décidément à la première. A Dieu ne plaise que je lui en fasse un reproche : ce sera évidemment la destinée de l’Amérique d’essayer l’œuvre du progrès de l’esprit humain sur ce pied inconnu jusqu’ici : belle et grande destinée, mais qu’il faut se garder d’envisager comme absolue et d’opposer à la manière toute différente dont l’Europe continuera vraisemblablement d’envisager la civilisation! Si l’on prend son parti une fois pour toutes sur le sacrifice de quelques-uns aux besoins de l’œuvre commune, si l’on admet, comme le faisait l’antiquité, que la société se compose essentiellement de quelques milliers d’individus vivant de la vie complète, les autres n’existant que pour la leur procurer, le problème est infiniment simplifié et susceptible d’une bien plus haute solution. On n’a pas à tenir compte d’une foule d’humilians détails auxquels la démocratie moderne est obligée de songer. L’élévation d’une civilisation est d’ordinaire en raison inverse du nombre de ceux qui y participent; la culture intellectuelle cesse de monter dès qu’elle aspire à s’étendre; la foule, en s’introduisant dans la société cultivée, en abaisse presque toujours le niveau.

Telle est la véritable raison pour laquelle nous croyons que les idées de Channing seraient peu applicables en France. Ces idées supposent ou du moins aspirent à créer une population éclairée, mais non pas précisément une grande culture. Or, sous le rapport de l’intelligence, la France est un pays essentiellement aristocratique. Le tempérament moral de la France réunit les extrêmes : une vulgarité générale au-dessous du médiocre et une aristocratie intellectuelle à laquelle aucune autre peut-être ne saurait être comparée. Nulle part on ne trouve à la fois tant d’esprit et si peu de goût pour les choses libérales. L’éducation, telle que l’entend Channing, serait chez nous trop forte pour les uns, trop faible pour les autres. — En religion, les idées de Channing ne me semblent pas mieux appropriées à notre pays. La France est dénuée d’initiative religieuse. Si la France avait été capable de se créer un mouvement religieux qui lui fût propre, elle serait devenue protestante. Jamais les circonstances ne seront aussi favorables qu’elles le furent au XVIe siècle. Eh bien ! la France, il faut le dire, a vomi le protestantisme comme antipathique à sa nature. La France est le pays du monde le plus orthodoxe, car c’est le plus indifférent en religion. Innover en théologie, c’est croire à la théologie. Or la France a trop d’esprit pour être jamais un pays théologique. l’hérésie n’a rien à y faire ; le seul grand hérésiarque qu’elle ait produit, Calvin, ne fit fortune qu’au-delà de ses frontières. Le misérable avortement de toutes les tentatives faites plus récemment pour modifier chez nous les formes et l’esprit du catholicisme est l’indice manifeste du sort réservé aux essais du même genre dans l’avenir.

En religion comme en toutes choses la France veut l’universel, et se soucie peu du délicat et du distingué. Elle n’aime pas les petites sectes, les a parte, ces religions de chapelles et de coteries où se complaît si fort la race anglaise. Toute controverse religieuse paraît en France de mauvais goût ; on ne comprend pas qu’on se divise pour si peu de chose. L’argument des théologiens, reprochant au protestantisme ses perpétuelles divisions et les sectes nouvelles qu’il ne cesse de produire (comme si ce n’était pas là en réalité un signe de vie et d’activité religieuse, comme si l’uniformité de la croyance n’avait pas presque toujours pour cause l’abaissement des esprits), cet argument, dis-je, est trouvé en France tout à fait décisif[2]. Voilà pourquoi, après chaque effort tenté pour secouer son indifférence, la France retombe plus lourdement que jamais dans le catholicisme ou l’incrédulité. Ce pays est absolu en toute chose : il lui faut des thèses tranchées, qui lui donnent occasion de placer sa rhétorique et de satisfaire son goût pour les déclamations générales. Les sages voient et veulent quelque chose de mieux; mais les sages ne sont pas de leur pays. La philosophie du XVIIIe siècle, qui est bien quelque chose d’éminemment français, est en un sens profondément catholique par sa tendance universelle, son manque de critique, son peu de souci des nuances et sa prétention de substituer à l’infaillibilité théologique une autre infaillibilité.

On ne peut donc espérer, ce nous semble, que les idées de Channing soient destinées à réunir parmi nous une bien nombreuse famille d’adhérens. Lui-même le comprit. Ses lettres à MM. de Sismondi et de Gérando trahissent une perpétuelle préoccupation de la France, et, au milieu des sentimens d’une vive sympathie, laissent percer peu d’espoir. « Je désire, écrivait-il à ce dernier, vous poser une question à laquelle vous répondrez, je l’espère, avec une entière franchise. Les vues religieuses développées dans mon volume sont-elles en quelque chose applicables aux besoins et à l’état de la France ? Je ne suis pas fâché de lire dans votre lettre que les sectes anglaises ne réussissent point à s’étendre parmi vous. Elles ne peuvent donner qu’une pauvre forme de religion. Depuis quelque temps, l’Angleterre a fait peu de progrès dans les hautes vérités. Ses missionnaires, si on leur prêtait l’oreille, feraient reculer la France de trois siècles. Je crois que la religion, quand elle reparaîtra parmi vous, se montrera sous une forme plus divine. Je crois que la France, après tant d’efforts vers le progrès, ne reprendra point la théologie vermoulue des âges d’antiquité. » — « Je n’espère ni ne désire, écrit-il à M. de Sismondi, que le christianisme revive en France sous ses anciennes formes. Quelque chose de mieux est nécessaire... Un des plus grands moyens pour restaurer le christianisme, c’est de rompre l’habitude presque universelle en France de l’identifier avec le catholicisme ou le vieux protestantisme. Un autre moyen, c’est de montrer combien il est en harmonie avec l’esprit de liberté, de philanthropie, de progrès, et de faire voir que ces principes exigent, pour leur entier développement, l’aide du christianisme. L’identité de cette religion avec la bienveillance la plus étendue a particulièrement besoin d’être comprise. A moins que le christianisme ne remplisse toutes ces conditions, je n’en puis désirer le succès. » — « D’où nous viendra le salut ? dit-il encore. C’est la question qui s’élève sans cesse dans mon esprit. Le monde recevra-t-il l’impulsion de réformateurs individuels ou de nouvelles institutions ? L’œuvre s’accomplira-t-elle par une action silencieuse s’exerçant au sein des masses ? ou bien de grandes convulsions, renversant l’état de choses actuel, seront-elles nécessaires, comme à la chute de l’empire romain, pour introduire une réforme digne de ce nom ? Quelquefois je crains que ce dernier moyen ne l’emporte, tant la corruption de l’église et de la société me semble profonde. »

Ces doutes sur l’avenir religieux de l’ancien monde ne se dissipèrent jamais pour lui. Il comprit que son christianisme libéral et sans tradition était bon pour une terre jeune, où se fonde un autre plan de l’humanité, mais serait inapplicable à nos vieilles civilisations, où tout le monde est antiquaire à sa guise. Il resta fidèle à l’Amérique. Là, en effet, ses idées nous semblent avoir un immense avenir. Les États-Unis sont peut-être destinés à réaliser pour la première fois aux yeux du monde une religion éclairée, purement individuelle, faisant d’honnêtes gens, et tout à fait exempte de prétentions métaphysiques. Le nom de Channing s’attachera sans doute à cette fondation, non comme celui d’un chef de secte (il aurait été le premier à repousser cet honneur), mais comme celui d’un des hommes en qui l’esprit nouveau arriva d’abord à une complète et attrayante expression.

Si le problème du monde devait être résolu par la droiture du cœur, la simplicité, la modération de l’esprit, Channing l’aurait résolu ; mais d’autres dons sont pour cela nécessaires, et Channing, qui les reçut peut-être de la nature autant que la nature les donne, ne se trouva pas dans le milieu intellectuel qui les développe et les fait fructifier. Disons tout d’abord que rien ne vaut l’honnêteté, la bonté, la piété véritable, ces dons essentiels des belles âmes. « Lorsque Dieu forma le cœur de l’homme, il y mit premièrement la bonté, comme le propre caractère de la nature divine, et pour être comme la marque de cette main bienfaisante dont nous sortons[3]. » La bonté ne suffit pas cependant pour résoudre le problème des choses. Sa part est assez belle : consoler cette vie, mais non en révéler le secret. Ceci appartient à la science et au génie. Savoir l’hébreu ou savoir le sanscrit est aussi nécessaire pour cela que d’avoir le cœur simple et l’âme honnête. Un monde sans science et sans génie est aussi incomplet qu’un monde sans bonté. Channing ne comprit guère que la seconde condition, et cette fois pécha encore pour avoir entrevu le monde comme beaucoup plus simple qu’il ne l’est en réalité.

A Dieu ne plaise que je veuille décourager les nobles esprits qui, justement frappés de l’imperfection de notre état religieux, en désirent la réforme et appellent de leurs vœux un culte mieux approprié à leurs besoins ! Quand leurs efforts n’aboutiraient qu’à améliorer et consoler quelques âmes d’élite, ne seraient-ils pas assez récompensés ? Mais je n’ose espérer pour eux d’action étendue et véritablement sociale. Il ne paraît pas qu’il y ait place désormais pour des spéculations nouvelles et originales dans le champ de la théologie, ni que l’état religieux de l’humanité soit susceptible de changer d’une manière notable. Le bouddhisme semble, il est vrai, destiné à disparaître, et l’islamisme ne sera éternel que dans la race arabe; mais il est difficile de croire que l’équilibre des trois grandes branches du christianisme fondées par les siècles (église latine ou catholique, église grecque ou orthodoxe, protestantisme) doive désormais être troublé d’une manière notable. Les relations de la philosophie et du christianisme changeront-elles ? L’une de ces deux formes de la pensée humaine réussira-t-elle à absorber l’autre ? ou bien une paix durable réunir a-t-elle leurs prétentions contraires ? Nous ne le pensons pas davantage. La philosophie sera toujours le fait d’une minorité imperceptible quant au nombre, mais qu’il serait impossible de détruire à moins de déraciner en même temps la civilisation. Maintenir en face l’une de l’autre ces puissances rivales, ne pas décourager ceux qui veulent les réconcilier, et cependant ne pas trop croire à la réconciliation d’ennemis qui se brouilleront le lendemain, tel est le seul programme que puisse se proposer dans le temps où nous sommes un esprit vraiment critique. Il serait injuste de reprocher au passé de n’avoir pas pratiqué une tolérance qui n’est que le résultat bon ou mauvais de l’état intellectuel que nous traversons; mais il n’est pas moins certain que la liberté est le seul code religieux des temps modernes, et on ne conçoit guère comment, après s’être accoutumée à envisager ses croyances d’une façon toute relative, l’humanité s’habituerait de nouveau à les prendre. comme la vérité absolue.


ERNEST RENAN.

  1. La Revue, à plusieurs reprises, avait eu l’occasion de signaler le rôle de Channing dans le mouvement intellectuel et religieux des États-Unis.
  2. Je n’insiste pas sur ce point, qui a été si habilement touché par M. de Rémusat dans la Revue du 15 juin 1854.
  3. Bossuet.