Chanson - Attente - Les Compagnons…

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Chanson - Attente - Les Compagnons…
Revue des Deux Mondes5e période, tome 57 (p. 927-934).
POÉSIES


CHANSON


Quand il est entré dans mon logis clos,
J’ourlais un drap lourd près de la fenêtre,
L’hiver dans les doigts, l’ombre sur le dos…
Sais-je depuis quand j’étais là sans être ?

Et je cousais, je cousais, je cousais…
— Mon cœur, qu’est-ce que tu faisais ?

Il m’a demandé des outils à nous.
Mes pieds ont couru, si vifs dans la salle
Qu’ils semblaient, — si gais, si légers, si doux, —
Deux petits oiseaux caressant la dalle.

De-ci, de-là j’allais, j’allais, j’allais…
— Mon cœur qu’est-ce que tu voulais ?

Il m’a demandé du beurre, du pain,
— Ma main en l’ouvrant caressait la huche, —
Du cidre nouveau ; j’allais, et ma main
Caressait les bols, la table, la cruche.

Deux fois, dix fois, vingt fois je les touchais…
— Mon cœur, qu’est-ce que tu cherchais ?

Il m’a fait sur tout trente-six pourquois.
J’ai parlé de tout, des poules, des chèvres,
Du froid et du chaud, des gens, et ma voix
En sortant de moi caressait mes lèvres…

Et je causais, je causais, je causais…
— Mon cœur, qu’est-ce que tu disais ?

Quand il est parti, pour finir l’ourlet
Que j’avais laissé, je me suis assise.
L’aiguille chantait, l’aiguille volait,
Mes doigts caressaient notre toile bise…

Et je cousais, je cousais, je cousais…
— Mon cœur, qu’est-ce que tu faisais ?


ATTENTE


J’ai vécu sans le savoir,
Comme l’herbe pousse…
Le matin, le jour, le soir
Tournaient sur la mousse.

Les ans ont fui sous mes yeux
Comme, à tire-d’ailes,
D’un bout à l’autre des cieux
Fuient les hirondelles…

Mais voici que j’ai soudain
Une fleur éclose…
J’ai peur des doigts qui demain
Cueilleront ma rose,

Demain, demain, quand l’Amour
Au brusque visage
S’abattra comme un vautour
Sur mon cœur sauvage.

Dans l’Amour si grand, si grand,
Je me perdrai toute,
Comme un agnelet errant
Dans un bois sans route.

Dans l’Amour, comme un cheveu
Dans la flamme active,
Comme une noix dans le feu,
Je brûlerai vive.


Dans l’Amour, courant amer,
Las ! comme une goutte,
Une larme dans la mer,
Je me noîrai toute.

Mon cœur libre, ô mon seul bien,
Au fond de ce gouffre,
Que serai-je ? Un petit rien
Qui souffre, qui souffre !

Quand deux êtres, mal ou bien,
S’y fondront ensemble,
Que serai-je ? Une petit rien
Qui tremble, qui tremble !

J’ai peur de demain, j’ai peur
Du vent qui me ploie,
Mais j’ai plus peur du bonheur,
Plus peur de la joie

Qui surprend à pas de loup,
Si douce, si forte
Qu’à la sentir tout d’un coup
Je tomberai morte,

Demain, demain, quand l’Amour
Au brusque visage
S’abattra comme un vautour
Sur mon cœur sauvage…

— Quand mes veines l’entendront
Sur la route gaie,
Je me cacherai le front
Derrière une haie.

Quand mes cheveux sentiront
Accourir sa fièvre,
Je fuirai d’un saut plus prompt
Que le bond d’un lièvre.


Quand ses prunelles, ô dieux !
Fixeront mon âme,
Je fuirai, fermant les yeux,
Sans voir feu ni flamme.

Quand me suivront ses aveux
Comme des abeilles,
Je fuirai, de mes cheveux
Cachant mes oreilles.

Quand m’atteindra son baiser
Plus qu’à demi morte,
J’irai sans me reposer
N’importe où, n’importe

Où s’ouvriront des chemins
Béans au passage,
Eperdue et de mes mains
Couvrant mon visage ;

Et, quand d’un geste vainqueur,
Toute il m’aura prise,
Me débattant sur son cœur,
Farouche, insoumise,

Je ferai, dans mon effroi
D’une heure nouvelle,
D’un obscur je ne sais quoi,
Je ferai, rebelle,

Quand il croira me tenir
A lui tout entière,
Pour retarder l’avenir,
Vingt pas en arrière !…

S’il allait ne pas venir !…


LES COMPAGNONS


J’ai regardé pousser le Printemps de ma porte…
J’avais le soleil tendre à mes pieds, sur mes mains,
Et, dans les yeux, au loin l’espace et les chemins
Montant au ciel avec tous les champs pour escorte


Et dans le cœur j’avais la brise et les oiseaux.
Tous m’ont dit : « Il est temps, ma petite âme, écoute,
Ecoute dans le vent, dans le sol de la route,
Les pas du fiancé qui vient des bois nouveaux ;

« Et, si ses pas légers chantent comme les rondes
En courant après toi, suis-le, c’est ton époux !
Ferme les yeux, va-t’en ; il est plus fort que nous
Et tu découvriras en lui bien d’autres mondes.

« Mais si tu n’entends rien que le souffle du jour
Nous sommes là, le ciel, les champs, l’herbe qui lève,
Et nous te retiendrons prise dans notre rêve…
Tu ne dois pas nous fuir pour d’autres que l’amour. »

J’ai longtemps écouté les voix que le vent porte ;
L’époux venait à moi sans hâte, sans chansons,
Et ses pas lents comptaient les gerbes des moissons…
Quand il est arrivé, j’avais fermé ma porte.

EL quand je l’ai rouverte, il était tard… En chœur
Les corneilles criaient dans le ciel monotone.
Alors j’ai regardé longtemps venir l’automne…
Qui m’aidera maintenant à porter mon cœur ?

Où rejoindre en courant les autres amoureuses
Qui, toutes, m’ont laissée au milieu du chemin
Si long, si long encore où je me lasse en vain ?
Au loin fument, au loin, les demeures heureuses ;

Au loin bruit la joie aux mille voix, le chœur
Des seuils clos, des murs pleins d’intérieure fête.
Des rires, des appels m’ont heurtée à la tête,
Et les cris des enfans sont tombés sur mon cœur.

Ah ! mauvais compagnons aux caresses d’aïeule,
Printemps, Brise, Soleil, las ! que m’avez-vous dit ?
Vos perfides conseils m’ont égaré l’esprit,
Et me voilà perdue, et vous me laissez seule !


Alors le Vent m’a dit : « Je suis là ! Je suis là !
Et c’est pour toi mon chant, pour toi, ma petite âme,
Ce chant passionné, si doux que nulle femme
N’eut le cœur mieux bercé quand l’amour lui parla. »

« Je suis là ! je suis là ! m’a répété la Pluie.
Gai ! mes petits doigts gais frappent à ton carreau.
Je sais les contes longs des Brumes et de l’Eau…
J’en sais, j’en sais, j’en sais !… Est-ce que je t’ennuie ? »

Et le Brouillard m’a dit : « D’impalpables toisons
Je t’envelopperai blottie en mon grand rêve.
Dors, les plantes d’hiver ne sentent plus leur sève ;
Dors, je te cacherai les lampes des maisons. »

Mes pauvres compagnons, comprenez mieux ma peine.
Dormir ? J’ai travaillé du matin jusqu’au soir ;
Ma quenouille est au bout de sa laine ; il fait noir,
Et ma maison devrait de mon œuvre être pleine ;

Mais tout ce que j’ai fait je ne le trouve plus.
Les arbres ont donné leurs fruits et les oiselles
Sous leur aile ont couvé d’autres petites ailes,
L’herbe folle a semé l’herbe sur les talus,

La bête a dans son trou des petits à défendre
Et moi seule je suis telle que le désert
Vide, brûlant, sans route, à tous les vents ouvert,
Qui n’a jamais produit que nuages, que cendre.

Alors le Ciel m’a dit : « Les nuages s’en vont
Sans savoir où, transis, vagabonds, solitaires,
Mais ils font en pleurant germer en bas les terres
Et colorent les fleurs que les rosiers auront. »

Et la Terre m’a dit : « Va, ma petite fière,
Pour besogner encore il nous reste du temps.
Apporte-moi ton cœur… Je t’attends ! Je t’attends !
Et nous travaillerons ensemble à ma poussière. »



CONVERSION


Jadis, dans mon pays il vint un grand prophète.
Ce qu’il disait aux gens assis au bord de l’eau
Était si plein d’audace et tellement nouveau
Que les vieux, les prudens, en perdaient tous la tête.

Moi, ça m’était égal : je n’y comprenais rien.
Qu’entend un pauvre esclave aux choses d’Écriture,
Aux lois qu’un sage fit et qu’un autre rature ?
Je souffrais, et voilà ! C’était mon lot de chien.

Un jour que je portais de l’huile à Béthanie,
Je vis des gens en pleurs sur le seuil d’un tombeau.
Comme l’outre était lourde et m’écorchait la peau,
La posant, je m’en fus à leur cérémonie.

Or, depuis quatre jours et trois nuits, dans ce trou
On avait mis un mort pourrir, et le prophète
Lui dit : « Sors ! » Aussitôt le mort leva la tête…
J’eus si peur que je pris mes jambes à mon cou.

Et depuis ce temps-là, quand il passait en ville,
Pour éviter ses yeux, — de peur des mauvais sorts, —
Ses yeux qui tout d’un coup font revenir les morts,
Je me voilais ; encor n’étais-je pas tranquille.

Mais un soir je vaguais comme un pauvre animal,
Hagard, désespéré… Pourquoi ? Peu vous importe.
Mon échine, c’est sûr, n’était pas assez forte
Pour emporter plus loin la charge de mon mal.

Je tombai. Dans mon cœur frappait un poing sonore.
Je le pressai contre une pierre, durement,
Pour l’engourdir ; et j’attendis sans mouvement
De souffrir un peu moins pour repartir encore.


J’étais là comme à terre une souche qu’on fend,
Sans crier, les yeux secs, seul, endurant mes peines.
Il vint… Déjà mes mains de cailloux étaient pleines,
Mais il me dit : « Qu’as-tu, qu’as-tu, mon pauvre enfant ?

 — Je vais mourir pour lui ce soir dans les Arènes.


CHANSON


Mon bien-aimé s’en fut chercher l’amour
Dès le matin parmi les fleurs écloses.
Pour le trouver il effeuillait les roses
Couleur du soir, de l’aurore et du jour.
Mon bien-aimé n’a pas trouvé l’amour.

Je l’attendais, pâle et grise lavande,
Et tout mon cœur embaumait son chemin.
Il a passé… j’ai parfumé sa main,
Mais il n’a pas vu mes yeux pleins d’offrande.

Mon bien-aimé s’en fut chercher l’amour
Au verger mûr quand midi l’ensoleille.
Pour le trouver il goûtait la groseille,
La pomme d’or, la pêche, tour à tour…
Mon bien-aimé n’a pas trouvé l’amour.

Je l’attendais, fraise humble à ses pieds toute,
Et mon sang mûr embaumait son chemin.
Hélas ! mon sang n’a pas taché sa main.
Il a marché sur moi, suivant sa route.

Vent du ciel ! vent du ciel ! éparpille mon cœur !
Je n’en ai plus besoin. O brise familière, Perds-le !
Dessèche en moi ma source, éteins ma fleur,
O vent, et dans la mer va jeter ma poussière !


MARIE NOËL.