Chants populaires de la Basse-Bretagne/L’héritière de Crec’hgouré

La bibliothèque libre.


L’HÉRITIÈRE DE CREC’HGOURÉ.
________


I

 Cent écus d’or il m’a coûté
D’attendre ma maîtresse pour nous marier :

  Cent écus viennent, cent écus s’en vont,
Cent écus d’or ce n’est rien ;

  Cent écus d’or ce n’est rien,
À un jeune homme pour mener joyeuse vie.

  Quand j’allais à l’étude et à l’école,
Je saluais ma douce sur le seuil de sa porte ;

  Je la saluais de loin :
— Bonjour, ma douce demoiselle ;

  Je vous salue de loin,
Si j’étais près de vous, je ferais mieux !

  — Descendez, Kloarec, venez dans la maison,
Pour me parler de vos études. —

  Je ne descendrai ni n’entrerai dans la maison,
Ni ne vous parlerai de mes études ;

  Mais je vais à Tréguier,
Pour recevoir mes derniers Ordres. —

  — Descendez, Kloarec, venez dans la maison,
Et parlez-moi de vos études. —

  — S’il vous faut des nouvelles de mes études,
Je vous en conterai tout-à-l’heure :

  Dix-huit tailleurs sont dans ma maison,
Occupés à me faire des habits neufs ;

  À me faire des habits de satin gris,
Pour aller à l’étude à Paris. —

  — Mon doux Kloarec, dites-moi,
Pourquoi allez-vous à l’étude :

  Pourquoi allez-vous à l’étude,
Si vous avez dans l’esprit de vous marier ;

  De vous marier et prendre femme,
Vous moquez-vous donc de moi ? —

  — Je ne me moque pas de vous,
Ni ne voudrais le faire ;

  Je ne voudrais pas le faire,
Ni me trouver où on le ferait :


  Bien plus, je voudrais
Défendre votre cause et la mienne. —

  — Dites au marquis de Coatanhai
De venir me demander à Crec’hgouré ;

  De venir me demander à Crec’hgouré,
Il est gentilhomme comme moi.

  Si Coatanhai est refusé ?
Mais il ne le sera pas, grâce à Dieu ! —

II

  Le jeune Kloarec souhaitait le bonjour,
En arrivant à Coatanhai :

  — Bonjour et joie à tous dans cette maison,
Où est le Marquis, que je ne le vois ?

  Où est le Marquis, que je ne le vois,
J’ai besoin de lui parler. —

  — Il est dans sa chambre, à dîner,
Qu’avez-vous besoin de lui ? —

  — Dites-lui de descendre,
Pour que je lui dise un mot ou deux.

  Bonjour à vous, seigneur de Coatanhai ! —
— À vous de même, mon frère de lait !

  Vous venez rarement me voir,
Et moi qui vous aime tant !

  Vous venez rarement à ma maison,
Quoique vous me plaisiez beaucoup !

  Qu’est-il arrivé de nouveau,
Que vous êtes venu me voir aujourd’hui ?

  Que vous êtes venu me voir aujourd’hui,
Vous n’êtes pas habitué à venir. —

  — Je suis venu pour un motif
Que j’ai honte de dire. —

  — Qu’as-tu fait de nouveau,
Que tu aies honte à avouer ?

  Si tu n’as ni incendié, ni volé,
Ni violé aucune jolie jeune fille ;

  Ni violé aucune jolie jeune fille,
Que tu ne veuilles pas épouser ensuite ?

  Et quand tu aurais fait l’un et l’autre,
Pendant que le marquis de Coatanhai sera en vie,

  Pendant que le marquis de Coatanhai sera en vie,
Jamais il ne t’en arrivera de mal. —

  — Je n’ai ni incendié, ni volé,
Ni violé aucune jolie jeune fille :

  Venez avec moi à Crec’hgouré,
Pour demander l’héritière de là. —

  — Mon frère de lait, tu le sais bien,
Cela ne serait pas convenable,

  Que celle qui possède cinq mille écus de rente
Epousât le fils d’un paysan ;

  Épousât le fils d’un laboureur,
Fille de maison noble et demoiselle. —

  — Marquis de Coatanhai, je le sais bien,
Cela ne serait pas convenable ;

  J’aimerais mieux être prêtre,
Mais la fille ne le permettrait pas. —

  Etre prêtre, c’est lourd,
Aussi bien qu’être religieux (moine) ;

  Si la fille est de ton côté,
J’irai avec toi à Crec’hgouré ;

  Et je te l’aurai de là,
Avec ma lance et mon épée ! —

III

  Le marquis de Coatanhai demandait,
En arrivant à Crec’hgouré :

  — Bonjour et joie à tous dans cette maison,
Le marquis de Crec’hgouré, où est-il ? —

  Le marquis de Crec’hgouré répondit
À Coatanhai sitôt qu’il l’entendit :

  — Descendez, Marquis, entrez dans la maison,
Pour que vos chevaux aillent à l’écurie :

  Mettez sur eux des tapis,
Pour que nous allions nous promener tous les deux :

  Pour que nous allions nous promener tous les deux,
En attendant que le dîner soit prêt. —

  Je ne descendrai ni n’entrerai dans la maison,
Avant que je n’aie dit mon message ;

  Avant que je n’aie dit mon message,
De peur qu’il ne s’élève entre nous quelque fâcherie —

  — Il ne s’élèvera pas entre nous de fâcherie,
Si ce que vous demandez est dans ma maison. —

  — C’est votre jeune héritière qu’il me faut,
Pour se marier avec mon frère de lait ;


  Votre héritière pour mon frère de lait,
Fils de bonne maison et écrivain ;

  Ecrivain aux ordres du roi,
Frère de lait du seigneur de Coatanhai. —

  — Et quand il aurait dix-huit titres,
Cela ne serait pas convenable,

  Qu’il eût une demoiselle
De noble lignée et de haut sang ;

  Si c’était pour vous que vous la demandiez,
Coatanhai, je vous la donnerais. —

  Le marquis de Coatanhai disait,
A son petit page, en ce moment :

  — Va-t-en trouver l’héritière,
Pour que nous sachions si elle est moqueuse. —

  Le petit page disait,
En arrivant dans la cuisine :

  — Bonjour à vous, cuisinière,
Où est l’héritière ? —

  — Elle est dans la chambre au-dessus de la cuisine,
Avez-vous besoin de lui parler ? —

  Dès que le petit page entendit,
Il monta par l’escalier tournant ;

  Il est monté par l’escalier tournant,
Et a salué l’héritière :

  — Bonjour à vous, héritière,
A vous et a toute votre société :

  On vous prie de venir en bas,
Pour parler à mon maître, un mot ou deux. —

  La petite servante disait,
A l’héritière, en ce moment :

  — Chère héritière, ne descendez pas,
Car Coatanhai est bien en colère ;

  Il est là-bas dans la cuisine,
Aussi bleu (de colère) que le bluet ;

  Il est aussi bleu que le bluet,
Et menace de tuer votre père ! —

  Quand l’héritière entendit,
Elle descendit par l’escalier tournant ;

  Elle descendit par l’escalier tournant,
Et entra dans la cuisine.

  — Bonjour à vous, héritière de Crec’hgouré ! —
— A vous pareillement, marquis de Coatanhai ;


  A vous pareillement, marquis de Coatanhai ;
Où est mon amour ? —

  — Votre amour est allé à Paris,
Pour recevoir les Ordres, m’est avis ;

  Pour recevoir les derniers Ordres ; (1)[1]
Dimanche sera sa première messe.

  Quand l’héritière a entendu,
Elle a dit à son garçon d’écurie :

  — Sellez-moi ma haquenée,
Pour que j’aille encore à Paris. —

  — Et qu’iriez-vous faire à Paris ?
Il n’y a pas plus de trois mois,

  Il n’y a pas plus de trois mois
Que vous êtes revenue de Paris. —

  — N’importe, et quand il n’y aurait pas trois jours,
Il faut que j’y retourne ;

  Et si j’y arrive avant lui,
Jamais il ne recevra les Ordres —

  Son père dit alors
A l’héritière, quand il l’entendit :

  — A Crec’hgouré il y a des chaînes,
Petite héritière, qui vous retiendront. —

  — Gardez vos chaînes, mon père,
Vous les trouverez pour attacher vos chiens,

  Et donnez-moi mes rentes,
Que vous recevez depuis dix-huit ans ! —

  Le marquis de Coatanhai disait
A l’héritière, en ce moment :

  — Petite héritière, ne vous fâchez pas,
Votre bien-aimé est à vous écouter ;

  Il est là-bas, à la porte de la cour,
Qui vous attend avec une haquenée ;

  Il vous attend avec une haquenée blanche
Qui a une bride d’argent en tête ;

  Ayant une bride d’argent en tête,
Et capable, héritière, de vous porter. —

  Son père disait alors
A l’héritière, en entendant cela :

  — Si vous avez été choisis par Dieu,
Petite héritière, je ne vous retiendrai pas.


IV

  Les voilà fiancés et mariés,
Puisqu’ils étaient choisis par Dieu.

  — Mon frère de lait, tu as eu
Une chance que tu ne méritais pas :

  Tu as eu celle qui possède cinq mille écus de rente,
Et toi tu n’as pas un sou vaillant !

  Voilà l’héritière,
Grâce à ma lance et à mon épée ;

  S’il lui arrive autre chose que du bien,
Je tremperai mon épée dans ton sang ! —


Chanté par Jeanne-Yvonne Le Merle, femme de 75 ans,
et écrit par mon oncle, J. M. Le Huerou,
à Kernigoual, dans la commune de Prat. — 1836.


________


NOTE.


Cette ballade est très-répandue dans tout le pays de Tréguier, et dans les longues veillées d’hiver, les fileuses aiment a la chanter sur leurs rouets. La version que je donne a été recueillie par mon oncle, J. M. Lehuërou, l’auteur des Institutions Mérovingiennes et Karolingiennes, en l’année 1836 ou 37. Il avait compris de bonne heure l’importance de ces poésies du peuple, dont on ne se souciait guère alors, et il en avait recueilli plusieurs dans les communes de Plouaret et de Prat, où il passait ordinairement ses vacances. Je ne puis donner aucun éclaircissement historique sur cette chanson. Je sais seulement qu’il existe dans la commune de Prat quelques ruines informes, comme une ancienne motte féodale, qu’on appelle dans le pays Kastell Crec’hgoure. Dans la commune de Trézélan, à environ deux lieues de là, il y a aussi un manoir de Coatgouré, encore habité, et les chanteurs disent tantôt Crec’hgouré, tantôt Coatgouré, mais plus souvent Crec’hgouré. J’ai recueilli plusieurs versions, mais celle-ci est la plus complète, et les autres ne présentent aucun détail intéressant qui ne s’y trouve.



  1. (1) Pour être ordonné prêtre.