Maman/Chapitres XXIV-XXVI

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Librairie Hachette et Cie. (p. 211-236).

Le jeu commença.


CHAPITRE XXIV


Deux nouvelles connaissances. — Lucien improvise une légende. --- Le jeu de croquet.

Opinions diverses de quelques jeunes personnages.


Ayant longuement réfléchi à toutes ces choses, Mme Gilbert vit clairement quelle serait sa tâche. Le problème pouvait se poser ainsi : Faire naître dans l’esprit des petits de Minias l’idée bien nette que Lucien était le personnage principal de la réunion ; que c’était lui qu’il fallait gagner pour avoir droit de cité dans la petite maison du percepteur.

La difficulté était de faire naître cette idée sans dire un’seul mot. Car tous les mots s’interprètent, se dénaturent, et surtout se répètent. Or, si l’on peut compter sur la délicatesse de sentiment des enfants bien élevés, il serait imprudent de compter sur leur discrétion absolue, la discrétion absolue n’étant pas de leur âge. Un mot imprudent dit par mégarde devant Lucien aurait pu le blesser au vit, en lui laissant voir qu’on le recommandait à l’indulgence des autres enfants.

Mme  Gilbert, avec des précautions infinies, laissa échapper quelques mots devant les enfants au sujet des nouveaux camarades qui devaient venir partager leurs jeux. Georges et Louise accueillirent la nouvelle comme une chose toute naturelle, et d’un commun accord portèrent leurs regards sur Lucien, comme pour lui demander ce qu’il pensait de cela.

Lucien se mordit les lèvres, mais il ne dit rien sur le moment.

Quand Mme Gilbert fut partie, Georges demanda à Lucien: « Les connaissez-vous ?

— Je les connais de vue, répondit-il d’un ton bref.

— Alors vous ne savez pas s’il sont gentils ? »

Lucien secoua les épaules.

« S’ils n’étaient pas gentils, reprit Louise avec vivacité, maman ne leur permettrait pas de venir jouer avec nous. »

Cet argument frappa les deux garçons, mais d’une manière différente.

« Gentils ou non, dit Lucien d’un air sérieux, je sais bien que je ne les aimerai jamais autant que vous deux.

—S’ils sont gentils, reprit Georges, on pourra faire de bonnes parties ; mais, ajouta-t-il d’un air de mystère: Nous trois, nous serons toujours nous trois, n’est-ce pas, Lucien ?

— C’est bien sûr, » répondit Lucien, en serrant les deux rebords de sa petite voiture de ses doigts maigres et pâles.

Tout le reste de la journée, Lucien fut plus agité que d’habitude ; par moments, il tombait dans des accès de rêverie. Mme Gilbert et ses enfants s’en aperçurent, et redoublêrent de tendresse envers lui.

Quand Mme Gilbert s’approchait de sa voiture, il lui prenait la main, et lui disait en levant les yeux vers elle: « Ma maman à moi !

— Votre maman à vous, bien à vous ! » lui disait-elle ; et elle se penchait vers lui, pour l’embrasser.

Il saisissant tous les occasions de dire « nous trois ! » et caressait Pateau avec un redoublement de tendresse.

Les deux insurgés de la maison Minias arrivèrent le lendemain à l’heure de la récréation, sous la conduite d’un valet de pied qui les quitta au seuil de la porte, sa mission se terminant là. Ils avaient été si bien sermonnés par leur père, leur mère, Mlle Foulonne et les cinq chanoinesses, qu’ils parurent d’abord tout décontenancés, le frère regardant la sœur et la sœur regardant le frère pour savoir lequel des deux précèderait l’autre. Ils finirent par arriver de front.

« Les voilà ! » dit Lucien qui les vit le premier. Mme Gilbert ouvrit la porte du boudoir, pour accueillir les deux nouvelles recrues.

Pendant qu’elle leur parlait dans le corridor, pour leur souhaiter la bienvenue, Lucien, involontairement, tendait l’oreille pour tâcher d’entendre ce qu’elle leur disait. Mais si les paroles de Mme Gilbert n’arrivaient pas à son oreille, il vit qu’elle se contentait de tendre la main à Maurice, et son cœur tressaillit de joie ; dès le premier jour elle l’avait embrassé, lui. En revanche, Mme Gilbert embrassa Nathalie, mais, après tout, Nathalie n’était qu’une fille.

Louise et Georges s’étaient levés, par politesse ; par politesse encore, ils firent quelques pas en avant, lorsque leur mère apparut à la porte du corridor, entre les deux enfants. Lucien, resté près de la table du jardin, se trouva tout d’un coup si isolé et si malheureux que des larmes de dépit lui montèrent aux yeux Comme il sentait renaître en lui les premiers troubles de la jalousie, une grosse tête velue se posa sur ses genoux et deux bons yeux de chien le regardèrent d’un air affectueux.

Il se souvint alors des paroles que Mme Gilbert avait prononcées le jour où elle l’avait amené à dire: « J’aime Pataud ! » et le mauvais esprit qui s’était réveillé en lui fut conjuré par ce doux souvenir.

De ses deux mains, il attira contre lui la tête de Pataud, et la serra si vigoureusement que Pataud’prit un air inquiet, sans oser toutefois faire la moindre résistance.

Quand Maurice et Nathalie eurent serré la main de Lucien, d’un air assez gauche, les cinq enfants se regardèrent avec embarras, ne sachant plus que dire ni que faire. Mme Gilbert vint à leur secours.

« Mes enfants, leur dit-elle, il fait trop chaud pour que vous puissiez sauter ou courir sans vous mettre en nage ; Lucien aura l’obligeance de vous raconter une histoire.

— Oh oui ! » s’écrièrent Georges et Louise, et Georges dit aux deux autres enfants: « Vous allez voir comme il sait de belles histoires. »

En effet, Lucien savait de belles histoires ; et non seulement ses histoires étaient belles, mais elles étaient toutes de son invention. Dans ses longues heures d’isolement, il avait lu et relu les livres d’enfants que sa tante avait mis à sa disposition, et surtout il avait beaucoup rêvé. Comme il avait de l’imagination aussi bien que de la mémoire, il brodait sur les thèmes que lui fournissaient ses lectures, et, sans y songer, il était devenu auteur, auteur inédit, bien entendu.

Quelquefois, quand l’inspiration le prenait, il faisait à Madeleine de longs récits, que Madeleine trouvait les plus beaux du monde. Madeleine avait révélé son secret à Mme Gilbert et à ses deux enfants, et plus d’une fois déjà Lucien leur avait raconté quelqu’une de ses inventions. Les enfants avaient partagé l’avis de Madeleine et Mme Gilbert elle-même avait été frappée du caractère de ces récits enfantins.

En le mettant en scène dès le début, elle espérait donner de lui une haute idée aux enfants de Mme de Minias.

Son attente ne fut pas trompée.

On a donné bien des définitions de l’idéal, celle-ci entre autres: « L’idéal, c’est ce qu’on n’a pas et que l’on voudrait bien avoir. » En conséquence, pour Lucien, l’idéal c’était la force, la santé, l’activité, l’énergie, la liberté de la pleine campagne, la vie au soleil, les grandes aventures. Il aimait bien Robinson Crusoé, parce que Robinson Crusoé avait vécu longtemps seul, comme lui, mais il préférait de beaucoup Don Quichotte, qui s’en allait par le monde, le casque en tête, la lance au poing, en quête d’aventures, et prenant toujours parti pour les faibles et les opprimés. Aussi, dans tous les récits de Lucien, l’on était sûr de rencontrer ou bien un jeune chevalier, cousin de Don Quichotte, ou bien un enfant courageux et fort, cousin de l’enfant qu’il aurait voulu être lui-même.

Cette fois-ci, c’est le second de ses héros qu’il mit en scène. L’enfant courageux, par des merveilles d’héroïsme et de dévouement, gagne l’amitié d’une princesse aussi belle que le jour, et aussi bonne que le bon Dieu. Quand la princesse lui dit de choisir lui-même la récompense de ses services, l’enfant courageux s’agenouille devant elle et lui dit: « Madame, je suis orphelin, permettez-moi de vous appeler maman ! » La princesse l’embrasse et lui dit: « Oui, je serai votre mère, mon fils sera votre frère et ma fille sera votre sœur. » Alors l’enfant courageux sentit qu’il avait en lui le cœur d’un homme, et tout le monde le sentit aussi. On l’arma chevalier avant l’âge. Une fois chevalier, il fit graver sur sa cuirasse, à l’endroit du cœur, le mot « maman » entouré de rayons d’or, et sur son bouclier, que l’on appelait dans ce temps-là un écu, il fit peindre ses armoiries. Au-dessus du cimier il y avait une banderole où on lisait, en lettres d’or sur fond d’azur, ces seuls mots: « Nous trois ! » Nous trois ! c’est-à-dire, ma sœur, mon frère et moi. C’était son cri d’armes. À la guerre ou dans les tournois, aussitôt qu’il mettait sa lance en arrêt, il invoquait sa mère en disant tout bas: « Maman, maman ! » et tout haut il criait: « Nous trois ! nous trois ! »

Le pauvre petit trouvère avait commencé son récit d’une voix tremblante, à peine distincte ; à mesure qu’il avançait, sa voix prenait plus d’assurance, ses yeux brillaient, son geste devenait éloquent. C’était sa propre histoire qu’il racontait, non pas telle qu’elle était, mais telle qu’il aurait voulu qu’elle fût. Bien entendu, il ne rougissait pas d’être entré dans l’affection de Mme Gilbert par la porte de la pitié, il était heureux de tout lui devoir. Mais s’il avait été l’enfant fort et courageux de la légende qu’il venait de créer, il aurait bravé tous les périls et enduré toutes les angoisses et toutes les privations pour gagner une amitié si précieuse: voilà tout ce qu’il avait voulu dire.

Il faut qu’un récit soit bien insignifiant et bien monotone pour ne pas charmer un auditoire d’enfants ; or celui de Lucien était plein d’action, de vie et de mouvement. Mme Gilbert seule peut-être en comprit toute la portée, et elle éprouva une impression presque douloureuse en voyant une fois de plus combien le pauvre Lucien était précoce pour son âge.

Georges et Louise l’écoutèrent avec une admiration profonde. De temps en temps ils échangeaient de petits signes de tête avec Maurice et Nathalie, comme pour leur dire: « Comme il raconte bien ! » Au commencement du récit, Maurice et Nathalie répondirent à leurs signes par des hochements de tête très significatifs, mais, quand les évènements se précipitèrent, quand l’improvisateur se lança à travers les plaines et les montagnes et décrivit les passes d’armes merveilleuses de son héros, ils s’y lancèrent à sa suite, respirant à pleins poumons le grand air des montagnes et des plaines, et se sentant vivre d’une vie nouvelle au milieu du tumulte des grandes mêlées. Ils tenaient leurs regards attachés sur Lucien et ne remarquaient plus les signes de Georges et de Louise.

Lucien, prisonnier de la maladie, chantait avec enthousiasme le charme de la liberté et de l’action au grand air. Cet enthousiasme avait réveillé un écho dans l’âme de Maurice et de Nathalie, prisonniers si longtemps d’une règle étroite et d’une’vie monotone.

Cette communauté de sentiments et d’aspirations établit tout d’un coup un courant de sympathie entre leurs âmes et celle de Lucien.

Quand le récit fut terminé, ils soupirèrent profondément, comme on soupire quand on se réveille, et ils continuèrent à regarder Lucien, s’émerveillant de la puissance qui était en lui, et pleins d’un respect enfantin pour une supériorité si incontestable.

Mme Gilbert avait atteint son but: elle laissa les enfants seuls. Aucun d’eux ne témoigna le moindre désir de jouer à des jeux bruyants. Mais la glace étant rompue, ils causèrent comme de vieilles connaissances. Par une pente fatale, la conversation revenait invariablement au récit de Lucien. L’admiration de Maurice et de Nathalie était si vraie et si naïve, que le cœur de Lucien battait de joie et d’orgueil. Il cessa de comparer d’un œil attristé la personne florissante de Maurice avec sa chétive personne ; et il lui pardonna du fond de son âme d’être fort comme un jeune chêne et rose comme une pêche. Maurice avait son lot, et lui il avait le sien.

Madeleine parut à l’heure habituelle, et Mme Gilbert lui prit la potion des mains. Georges expliqua à Maurice et Nathalie combien cette potion était amère, et combien il fallait être courageux pour la boire sans faire la grimace.

Lucien, se sentant regardé, avala la drogue nauséabonde tout d’un trait, sans sourciller. « Merci, maman, » dit-il en remettant le verre sur l’assiette.

Mme Gilbert l’embrassa. Au mot de « maman, » Maurice avait dressé l’oreille, et quand Mme Gilbert embrassa le malade, il se dit, à part lui, qu’il boirait bien un verre d’encre pour avoir le droit d’appeler Mme Gilbert sa maman, et d’être embrassé comme Lucien. Ce nouveau succès rendit Lucien tout à fait magnanime.

« Montrez-leur donc la vue ! » dit-il à Georges en lui désignant Maurice et Nathalie.

Le frère et la sœur, embarrassés comme on l’est toujours quand on entre pour la première fois dans une maison dont on ne connaît ni la discipline ni les habitudes, s’étaient contentés jusque-là de jeter des regards furtifs sur la forêt et les collines, sans oser s’approcher du parapet.

Leurs exclamations amenèrent un sourire sur les lèvres de Lucien. La vue qu’ils admiraient était un peu sa vue à lui aussi, puisqu’il était bien décidément de la famille ; et il n’était pas médiocrement fier de leur admiration. Quand les enfants revinrent auprès de lui, il leur dit d’un ton presque paternel:

« Vous voilà quatre, vous devriez faire une partie de croquet.

— Une partie de quoi ? demandèrent Maurice et Nathalie en se regardant avec stupéfaction.

— Georges et Louise vont préparer le jeu, dit-il d’un petit air d’autorité, et, pendant ce temps-là, moi je vous l’expliquerai. »

Georges et Louise allèrent docilement chercher la boîte au croquet, et pendant qu’ils plantaient les arceaux, Lucien expliqua la théorie du jeu aux deux novices. Il était d’autant plus fier de sa science qu’elle était de date récente. Personne à la Silleraye, avant l’arrivée du nouveau percepteur, n’avait entendu parler du croquet. Le jeu commença. Les novices faisaient école sur école, et riaient les premiers de leur maladresse. Lucien les encourageait, leur promettait qu’ils feraient mieux une autrefois, et leur prodiguait les conseils de sa vieille expérience. Il applaudissait gaiement aux heureuses réussites, se démenait dans sa voiture, quand une boule prenait une mauvaise direction, et c’est devant son tribunal que l’on portait les cas douteux ; bref, il était du jeu.

« Eh bien ! après tout, ils sont très gentils, » dit-il quand la porte se fut refermée sur les deux débutants. Les deux débutants de leur côté se communiquaient leurs observations.

« Te figurais-tu Lucien comme cela ? demanda Maurice à sa sœur.

— Non ! je le croyais ennuyeux ; quand nous allions en visite chez sa tante, il avait toujours l’air de bouder, et ne disait pas un mot.

— Lequel aimes-tu mieux de Georges ou de Lucien ?

—Je ne sais pas, répondit Nathalie, je crois que je les aime autant l’un que l’autre.

— Moi aussi. Il faudra que nous ayons un croquet à la maison.

— Mais où jouerons-nous ? — Dans le jardin.

— Les boules rouleront dans le bassin.

— Bah ! On ne croquera pas de ce côté-là, et puis si elles y roulent, on les repêchera, voilà tout. C’est si amusant, le croquet !

— Le paon se fourrera toujours dans le jeu. »

Maurice exécuta une pantomime méprisante à l’adresse du paon désabusé.

« Mais, reprit Nathalie, crois-tu que maman voudra nous laisser jouer au croquet à la maison ?  »

Maurice reprit, d’un ton péremptoire: « Mme Gilbert permet qu’on y joue chez elle ! As-tu remarqué que Lucien l’appelle « maman » ?

— C’est sans doute, répondit Nathalie d’un air réfléchi, parce

qu’il n’a plus de maman à lui. »

M. Pichon lança la casquette dans un champ.


CHAPITRE XXV


M. Michet devient conducteur suppléant. — Comment M. Max Delaborde se présenta lui-même a Mme Gilbert, en faisant la culbute.


M. Pichon a repris provisoirement son service, en attendant qu’il ait trouvé un nouveau suppléant.

L’expérience l’a rendu défiant et difficile, et il se creuse vainement la cervelle pour découvrir cet oiseau rare, un suppléant sans reproche. Il brûle d’aller reprendre là-bas, à Saumur, la bonne petite vie qui a été si brusquement interrompue ; mais le sentiment du devoir l’empêche de brusquer les choses au détriment du service.

Il venait de rejeter son septième candidat, dont les manières ne lui disaient rien de bon. Tout à coup, il conçut un plan si audacieux que lui-même en fut effrayé d’abord. Il crut prudent de dormir toute une nuit sur son projet, et de ne se décider tout à fait que s’il lui semblait praticable, après les mystérieux conseils de la nuit et de l’oreiller.

« Je me risque, » se dit-il le lendemain matin. Ce matin-là, il partait de Châteauroux. Arrivé au relai de Châtillon, il demanda au maître du poste : « Qu’est-ce que vous faites de ce Michet que je vous ai amené de la Silleraye ?

— J’en fais un très bon garçon d’écurie dont tout le monde est content, les gens comme les bêtes.

— Mon vieux, j’ai besoin de lui pour quelques jours ; cela vous gênera-t-il de me le prêter ?

— Cela me gênera certainement ; mais, pour vous être agréable, on saura se gêner un peu. L’emmenez-vous tout de suite ?

Et en effet il fut prêt.

« Monte à côté de moi, » lui dit M. Pichon sans autre explication. Michet monta à côté de lui, mais, au moment où il allait s’asseoir, M. Pichon s’écria : « Ne t’assieds pas encore, j’ai quelque chose à prendre dans le coffre. » Michet se tint debout, fort mal à l’aise, et se cramponnant à la tringle de fer pour n’être pas précipité sur le pavé. M. Pichon prit dans le coffre ce qu’il avait à y prendre ; il se trouva que c’était un objet circulaire, présentant l’apparence d’une brioche enveloppée dans un journal.

« Assieds-toi maintenant ! »

Michet s’assit, M. Pichon s’assit, les chevaux partirent ; M. Pichon tenait sa brioche sur ses genoux.

« Qu’est-ce que tu as là sur la tête ? demanda M. Pichon.

— C’est ma casquette, répondit Michet d’un air ahuri.

— Ça une casquette ! allons donc ! c’est une gibecière, c’est un cabas, c’est tout ce que l’on voudra. » D’un geste rapide, M. Pichon saisit la casquette de Michet et la lança dans un champ par-dessus une haie.

Michet se demanda si l’homme qui était assis à côté de lui n’était pas un fou, et si ses jours à lui Michet ne seraient pas en danger.

« Eh bien ! mon garçon, dit le conducteur facétieux, te voilà donc nu-tête.

— Oui, monsieur Pichon, me voilà nu-tête ; » et il ajouta : « le fait est que je suis nu-tête.

— Et sais-tu pourquoi tu es nu-tête ? reprit M. Pichon avec une sévérité affectée.

— C’est parce que vous avez jeté ma casquette dans les champs.

— Et pourquoi ai-je jeté ta casquette dans les champs ? »

Michet fut repris de toutes ses craintes, et répondit humblement : « Parce que ça vous a fait plaisir, monsieur Pichon.

— On te paye donc bien mal, puisque tu n’as pas seulement quinze sous dans ta poche pour acheter une casquette neuve, lorsque ton chef te fait l’honneur de voyager avec toi. Tout en parlant, M. Pichon travaillait, sous le tablier, à tirer de son enveloppe l’objet en forme de brioche.

— On me paye bien pour ce que je vaux, répondit Michet d’un air embarrassé, et même je reçois par-ci par-là de bons pourboires ; mais j’envoie mon argent à ceux de là-bas, qui en ont encore plus grand besoin que moi. »

Tout à coup M. Pichon dégagea brusquement ses deux mains de dessous le tablier, et appliqua sur la tête de Michet l’objet en forme de brioche.

Michet sursauta.

« C’est un chapeau neuf dont je te fais cadeau, dit tranquillement M. Pichon, parce que tu es un bon garçon et que tu mérites bien cela. Ôte-le de ta tête et regarde-le, au lieu de faire des yeux en boules de loto. Il te plaît ? tant mieux. C’est du solide, je t’en réponds, je l’ai choisi moi-même rue Royale. Si tu peux me faire grâce de tes remerciements, tu me feras plaisir. »

Là-dessus, M. Pichon se mit à regarder les oreilles du cheval de droite. Michet n’osa rien dire. Seulement, il se demandait si M. Pichon l’avait tiré de son écurie uniquement pour lui faire cadeau d’un chapeau neuf, et pour l’occuper à compter les arbres de la route, et les mètres de cailloux.

À force de regarder fixement les oreilles du cheval de droite, M. Pichon fut pris d’une étrange somnolence : « Prends ma place et tiens les guides, dit-il à Michet ; pendant ce temps-là je vais faire un petit somme. » Michet prit les guides sans répliquer et tendit tout son intellect à faire marcher la diligence d’un bon pas, et sans accidents.

M. Pichon avait une singulière manière de dormir ; sa tête, par moments lui tombait sur la poitrine, et il émettait de temps à autre des ronflements sonores. Malgré cela, il entr’ouvrait à chaque instant l’œil que Michet ne pouvait pas voir, et il surveillait attentivement les descentes, les passages difficiles, les saignées de la route et les rencontres de voitures. Il se réveillait juste à chaque relai et indiquait à Michet l’endroit où il devait s’arrêter.

Arrivé à Châteauroux, M. Pichon invita Michet à sa propre table, et lui retint une chambre voisine de la sienne.

« Je compte sur toi pour me réveiller demain matin à quatre heures, parce que je me sens tout « chose » et que je ne suis pas sûr de me réveiller tout seul. Voilà ma montre, elle est remontée, ne la pose pas sur le marbre. À quatre heures, heure militaire ! »

À quatre heures, heure militaire, Michet frappa à la porte de M. Pichon. M. Pichon avait passé une mauvaise nuit ; il allait se dorloter un peu pendant que Michet s’occuperait des préparatifs du départ.

Michet fut très troublé à l’idée de commander, et il craignit qu’on ne refusût de lui obéir.

« Ne t’inquiète de rien, lui répondit M. Pichon en affectant un air languissant, tu n’as qu’à leur dire: « J’ai ordre de fil. Pichon ! »

À peine Michet fut-il sorti que M. Pichon se leva prestement, et procéda à sa toilette avec l’entrain d’un homme qui aurait passé une excellente nuit.

Tout en faisant sa toilette, il regardait ce qui se passait dans la cour de l’hôtel. Michel sautillait à droite et à gauche avec une grande agilité.

« On ne croirait vraiment pas qu’il est boiteux, » se dit M. Pichon, en hochant la tête d’un air de profonde satisfaction.

Comme la diligence était attelée et les bagages chargés, et que M. Pichon ne paraissait pas encore, Michet prit la feuille de route et fit l’appel des voyageurs.

« Il est temps, » se dit M. Pichon, et il dégringola l’escalier.

« Tout est-il prêt ? demanda-t-il d’un ton d’autorité.

— Tout est prêt, lui répondit Michet.

— Alors, montons. »

M. Pichon avait repris le gouvernement de son attelage. Mais, à un kilomètre de Châteauroux, il fut repris de son accès de somnolence.

« Mon garçon, dit-il à Michet d’un ton sérieux, j’aime mieux le parler franchement. Je me fais vieux et je me ressens des atteintes de la vieillesse. J’ai des absences et des oublis, croirais-tu ? Je me sens dans un de mes accès, et voilà pourquoi je t’ai pris avec moi. C’est un grand service que tu me rends. »

Michet prit ses paroles au pied de la lettre et rougit de plaisir en pensant qu’il rendait service à son bienfaiteur. Pendant ce temps là, le vieux fourbe riait sous cape du succès de sa ruse, et se disait, les yeux à demi fermés: « J’aime mieux ne pas lui donner d’espérances ; si mon coup manquait, le pauvre bonhomme serait trop triste de redevenir gros Jean comme devant, et de retourner à l’écurie. »

L’accès de M. Pichon dura quatre jours entiers. Le soir du quatrième jour, il alla trouver le directeur et lui dit: « Cette fois j’ai un suppléant.

— Qui est-ce ?

-—Un nouveau venu, qui conduit très bien, qui a bonne mémoire, et qui plaît à tous les voyageurs. Je viens de le voir à l’œuvre pendant quatre grands jours.

—C’est ce boiteux en chapeau rond que j’ai vu ce matin avec vous ?

— C’est lui.

— Il est bien jeune.

— Il deviendra plus vieux à chaque tour de roue ; d’ailleurs, étant tout jeune, il ne s’en fera pas accroire comme cet ostrogoth qui arrivait de Paris.

— Il est boiteux !

— J’ai connu, et vous aussi, des conducteurs boiteux ; celui-ci est agile comme un cerf. — Écoutez, monsieur Pichon, je vois que vous vous intéressez à lui.

— Beaucoup, rapport à une personne qui me l’a recommandé ; et rapport à lui-même. Ce garçon est bon fils, monsieur le directeur, et il envoie à sa famille tout ce qu’il gagne. Je réponds de sa capacité et de son honnêteté.

— Du moment que vous répondez de lui, je l’accepte. Je me souviens très bien que vous ne répondiez de l’autre qu’en faisant des réserves. »

Voilà comment M. Pichon put repartir pour Saumur, et comment l’humble Michet fut promu aux fonctions de conducteur intérimaire. Mais M. Pichon ne partit pas pour Saumur avant d’avoir introduit M. le conducteur intérimaire dans un costume qui était en rapport avec sa nouvelle dignité. Il l’avait conduit, sans lui souffler un mot de ses intentions, dans un magasin de confections de la Rue Royale, et il lui avait déniché un costume qui lui allait comme un gant », à cela près que les parements des manches lui couvraient la moitié de la main, et que les jambes du pantalon étaient un peu courtes. Quand il le vit tout flambant neuf, il le présenta au capitaine Maulevrier: il est toujours utile pour les débutants d’avoir de bonnes connaissances.

C’est pendant l’intérim de Michet que M. Gilbert gagna son pari, et que « l’Institution Gilbert », comme il disait, s’accrut d’un nouvel élève.

Ce nouvel élève était un jeune monsieur de quatre ans et demi, très joufflu, très rebondi et très enclin à jouer de mauvais tours à son institutrice anglaise. Il était de ceux dont on pouvait dire d’avance: « En voilà un qui se sauvera de la Silleraye. »

Au moment où Mme Gilbert le vit pour la première fois, il se sauvait de sa gouvernante anglaise. Miss Pratt était la dernière fille d’un pasteur, lequel avait eu treize filles. De ce qu’elle était la dernière, il n’en faut pas conclure qu’elle fût toute jeune. Elle l’avait été autrefois, bien entendu ; et c’est à cette époque lointaine qu’un hasard inexpliqué l’avait jetée à la Silleraye. Elle avait passé de famille en famille, et pour le moment c’était la famille Delaborde, qui, pour une somme assez ronde, sans compter les cadeaux, avait attaché miss Pratt à la personne du jeune Max.

Miss Pratt avait au plus haut degré toutes les qualités morales que l’on est en droit d’exiger d’une institutrice ; par malheur, elle était très formaliste et légèrement ennuyeuse.

Ayant remarqué que son petit élève était saisi par instants d’une sorte de frénésie de locomotion, et que, dans ses accès, au lieu de courir dans les allées du jardin paternel, il piétinait sur les plates bandes, foulait les gazons et se mail à travers les massifs, elle résolut de calmer sa fougue par une promenade hygiénique (constitutional walk) faite en ligne droite, d’un pas mesuré, sous les arbres du Donjon.

Ce jour-là, par malheur pour la promenade hygiénique, un petit chat maigre, tapi dans les hautes herbes, au pied de la tour carrée, s’était mis dans la tête d’attraper un lézard gris.

Au bruit de la voix grave de miss Pratt, ce petit chat prit peur, sortit de sa cachette et s’élança à travers la promenade.

D’instinct, Max s’élança à sa suite, malgré les objurgations et les rappels réitérés de miss Pratt.

Comme il arrivait devant la maison de Mme Gilbert, le bout de sa petite bottine heurta contre un caillou enchâssé dans la terre dure. Il fit encore une dizaine de pas, la tête en avant, les bras étendus, cherchant à se retenir. À la fin, il tomba lourdement sur la poitrine, le bras droit replié, et demeura immobile.

Mme Gilbert, qui rentrait de la ville basse, venait de sonner à sa porte. Au bruit de la chute, elle s’élança vers le petit enfant, le prit dans ses bras, et, sans apercevoir miss Pratt qui gesticulait dans le lointain, emporta son petit blessé dans sa chambre et le déposa sur son lit. L’enfant, les yeux fermés, pâle comme un mort, gémissait faiblement, à intervalles réguliers.

Marie rencontra miss Pratt.


CHAPITRE XXVI


Une opération douloureuse. — Le marmot sacré.


Tout en s’occupant de faire revenir l’enfant à lui, Mme Gilbert envoya Marie en toute hâte chercher le docteur Durand.

Marie rencontra, dans le corridor d’entrée, miss Pratt, qui frappait de la pointe de son ombrelle les dalles du corridor pour attirer l’attention de quelqu’un.

« Grièvement blessé ?  » demanda-t-elle à Marie.

Marie ne sut que répondre, et lui montra l’escalier en se sauvant bien vite pour amener le médecin.

Miss Pratt monta l’escalier d’un pas indécis. Elle se reprochait amèrement de pénétrer dans une maison où elle n’avait pas été formellement présentée ; il lui semblait qu’elle se manquait à elle même, et qu’elle commettait une violation de domicile. D’autre part, l’inquiétude la poussait en avant et le sentiment du devoir triompha de ses derniers scrupules.

La porte de la chambre était toute grande ouverte ; Mme Gilbert se tenait penchée sur le lit. « Miss Pratt ! dit l’institutrice en s’annonçant elle-même, miss Pratt, institutrice de l’enfant. Désobligée d’entrer sans avoir été présentée ; mais… »

Mme Gilbert se retourna vivement, et vint au-devant de miss Pratt ; elle était très pâle et ses yeux étaient humides.

« Grièvement blessé ?  » demanda miss Pratt. Oubliant toute dignité, elle saisit les deux mains qui lui tendait Mme Gilbert, et se laissa conduire jusqu’à un fauteuil où elle tomba, plus morte que vive.

« J’ai fait appeler le médecin, lui dit Mme Gilbert à voix basse. J’espère qu’il n’y a rien de grave ; » et elle lui fit respirer des sels.

Marie rentra, précédant de quelques minutes le vieux médecin, qu’elle avait rencontré par hasard à quelques maisons de là.

Le petit blessé fit un mouvement et Mme Gilbert se précipita vers le lit. L’enfant avait les yeux ouverts, et regardait autour de lui d’un air effrayé. Mais quand il vit Mme Gilbert, il essaya de sourire.

« Je ne sais pas où je suis ni ce que j’ai, dit-il à voix basse ; mais je suis bien fatigué !

— Vous êtes chez moi, mon chéri ; et vous êtes fatigué, parce que vous avez fait une chute. Souffrez-vous beaucoup ?

— Je ne sais pas, madame, » dit doucement l’enfant, les regards toujours fixés sur les yeux de Mme Gilbert.

Quand le docteur entra, il salua rapidement d’un signe de tête et s’en alla tout droit au lit. Mme Gilbert resta près de l’oreiller, et miss Pratt vint se placer à côté d’elle.

« Mettez-le sur son séant, » dit le docteur à Mme Gilbert. Elle prit l’enfant sous les bras et l’assit sans secousse. La joue du petit blessé touchait la sienne ; elle fit un petit mouvement de tête, et mit un baiser de mère sur sa pauvre joue pâle, pour récompenser l’enfant d’avoir été bien sage.

Le docteur palpa les côtés, colla son oreille contre la poitrine, fit respirer l’enfant.

« Tout va bien de ce côté-là, dit-il d’un ton bref ; hum ! »

Il venait de s’apercevoir que le bras droit pendait inerte.

« Rien de cassé, dit-il tout bas ; mettez l’oreiller derrière lui pour le soutenir ; » et se retirant derrière les rideaux, il fit signe aux deux femmes de venir le rejoindre.

« L’épaule droite est désarticulée, dit-il en les regardant avec

Mme  Gilbert lui fit respirer des sels.
attention. Comme il n’y a pas encore d’inflammation, nous pouvons remboîter cela à nous trois, si vous vous sentez de force à le tenir. »

La première émotion passée, miss Pratt avait repris tout son sang-froid.

« Je suis capable, dit-elle d’un ton ferme.

— Et vous, madame ? demanda le docteur à Mme Gilbert.

— Moi aussi, » répondit-elle simplement. Son cœur tremblait bien un peu ; mais elle pensait à la mère du petit Max, qui pouvait apprendre l’accident et accourir d’un moment à l’autre. Il fallait à tout prix lui épargner l’horreur et les angoisses de l’opération.

Le docteur expliqua brièvement ce qu’il y avait à faire. Mme  Gilbert prit l’enfant dans ses bras, le déposa sur le canapé, et demeura agenouillée, lui adressant des paroles caressantes, qu’il écoutait avec un petit sourire.

L’opération fut courte, mais douloureuse. Le blessé poussa quelques cris, aussitôt étouffés par des baisers. « Pauvre agneau ! pauvre agneau ! » murmurait Mme Gilbert.

« Voilà qui est fait et bien fait, grâce à vous, mesdames, » dit le docteur Durand en s’essuyant le front. Ensuite il donna les indications les plus précises sur ce qui restait à faire, et prit congé.

Miss Pratt se leva, et dit: « Mon devoir est de prévenir Mme Delaborde. » Là-dessus elle quitta la chambre. « Ne me quittez pas, dit le blessé à Mme Gilbert.

— Non, mon chéri, je ne vous quitterai pas ; » et elle demeura agenouillée devant lui, le priant doucement de ne plus courir si fort à l’avenir, et lui disant qu’il était un courageux petit homme d’avoir si vaillamment supporté la douleur.

Au bout de dix minutes, on entendit un froufrou de jupes dans l’escalier. Mme Gilbert se leva, et attira un fauteuil tout près du canapé.

« Madame, tout va très bien, » dit-elle à une jolie dame blonde qui venait d’apparaître sur le seuil de la chambre. Elle conduisit la jolie dame blonde près du canapé, la fit asseoir sur le fauteuil, et se retira discrètement du côté de la fenêtre. Miss Pratt, qui avait médité une présentation en règle, se trouva fort désappointée d’avoir manqué au décorum. Elle alla rejoindre Mme Gilbert, et fit de son mieux pour excuser Mme Delaborde, qui n’avait pas attendu d’être présentée, qui n’avait pas même dit merci ! Cependant la jolie dame blonde sanglotait et prononçait des paroles entrecoupées. Peu à peu les sanglots se calmèrent, les paroles entrecoupées devinrent un chuchotement.

Tout à coup le chuchotement cessa, la jolie dame blonde se leva vivement, et, les yeux encore noyés de larmes, s’avança vers Mme Gilbert:

« Pardonnez-moi, madame, lui dit-elle d’une belle voix de contralto un peu traînante ; j’aurais dû tout d’abord vous remercier de ce que vous avez fait pour mon pauvre Max. Mais j’avais la tête perdue.

— Pauvre mère, lui dit Mme Gilbert, c’était si naturel de courir d’abord au petit blessé ; mais vous voyez que cette fois nous en serons quittes pour la peur.

— Grâce à vos bons soins, à votre présence d’esprit, à votre courage ! »

Elle avait prononcé ces paroles avec un joli balancement de cou qui lui était naturel.

Elle ajouta en rougissant un peu:

« Je suis votre obligée ; je voudrais être pour vous quelque chose de plus. Il y a longtemps que je vous connais, madame, sans avoir l’honneur d’être connue de vous. Cela vous surprend ? c’est cependant bien naturel. Tout le monde parle de vous ici, et dans de tels termes que je désirais faire votre connaissance ; mais je ne savais comment m’y prendre. L’étourderie de ce méchant enfant m’ouvre votre porte, un peu violemment peut-être ; je vous supplie de ne pas la refermer tout à fait. D’abord, vous ne pouvez pas m’empêcher de vous faire une visite de reconnaissance. »

Ce fut au tour de Mme Gilbert de rougir. Mme Delaborde reprit en souriant:

« Miss Pratt me fait des signes, et me rappelle que je ne vous ai pas été présentée. Chère miss Pratt, voulez-vous répondre de moi ? »

Miss Pratt, avec un sérieux parfait, se plaça entre les deux dames et fit une présentation en règle.

« Maintenant, madame, dit Mme Delaborde, en gardant dans sa main la main que Mme Gilbert lui avait tendue, j’espère que vous n’avez plus d’objections à faire ?

— Aucune, répondit Mme Gilbert avec un charmant sourire. —J’espère que vous me permettrez d’amener avec moi M. Delaborde ?

— Mon mari sera enchanté de faire sa connaissance.

— Moi, je viendrai aussi ! dit résolument le pupille de miss Pratt.

— Je ne sais pas, lui dit sa mère en le regardant avec tendresse, si tu t’es rendu bien digne d’une si grande faveur.

—La dame m’a embrassé, dit le petit garçon avec l’air triomphant d’un avocat qui a trouvé un argument sans réplique.

— Oh ! si la dame t’a embrassé, je n’ai plus rien à dire, reprit Mme Delaborde, avec cette gaieté à laquelle on s’abandonne si facilement après toutes les grandes crises.

— Elle m’a embrassé et elle m’a appelé son chéri ! n’est-ce pas, madame ?

— Oui, mon chéri, répondit Mme Gilbert, et je vais vous présenter tout de suite à mes enfants. »

Elle sonna ; Marie entr’ouvrit la porte:

« Faites monter M. Georges et Mme Louise. »

M. Georges et Mlle Louise ne se firent pas prier. Depuis que leur maman avait rapporté le petit garçon dans ses bras, ils étaient aux écoutes pour avoir des nouvelles. Ils savaient déjà que le petit garçon avait subi courageusement une opération très douloureuse. Leur mère combla donc leurs vœux en les faisant appeler, car ils ressentaient cet attrait singulier que nous ressentons tous pour les personnes qui ont traversé les mystérieuses épreuves de la souffrance.

C’est donc avec un mélange de curiosité, de respect et d’admiration, qu’ils s’approchèrent du canapé. Georges contempla, sans presque oser sourire, le marmot courageux qui lui souriait. Louise, les larmes aux yeux, se pencha sur le petit martyr, et lui effleura le front de ses lèvres, pour le récompenser d’avoir souffert.

« Moi, je viendrai vous voir, dit le marmot en leur adressant des signes de tête ; votre maman l’a dit ! »

Si Georges et Louise ne lui dirent pas que ce serait pour eux un grand honneur, c’est que cette formule ne leur vint pas à l’esprit ; mais leurs regards le disaient bien clairement.

« Et puis, reprit le marmot, vous m’apprendrez à jouer au croquet. Je sais que vous jouez au croquet ; Mlle Foulonne l’a dit à miss Pratt. Miss Pratt sait jouer ; mais je n’ai pas de croquet, moi. — Quand vous serez guéri, lui dit Louise en le regardant avec une tendre pitié, nous vous apprendrons toutes sortes de jeux. »

Les yeux du marmot brillèrent, et il demanda avec un intérêt profond:

« Sautez-vous à la corde ?

— Maman nous le permet quand il ne fait pas trop chaud.

— J’aimerais beaucoup sauter à la corde. Je cours très vite à quatre pattes, et vous ? »

Tous les assistants se mirent à rire, excepté miss Pratt, qui dit d’un ton presque sévère:

« Les animaux courent à quatre pattes et non pas les personnes. Ce n’est pas là un jeu qui convienne à un enfant bien élevé. »

Emporté par l’enthousiasme, le marmot continua:

« Je sais ruer, comme un cheval, en faisant voler beaucoup de poussière ! »

Après avoir promené autour de lui des regards de triomphe, le marmot reprit: « Je sais crier: hue ! et dia ! comme les charretiers. L’homme qui apporte le bois à la maison, jure à faire tout trembler quand ses chevaux s’arrêtent à la montée, mais miss Pratt dit que c’est un péché de jurer. C’est dommage ! si vous entendiez comme l’homme fait trembler les vitres !

— Choquant ! s’écria miss Pratt.

—Aussi je ne jure pas ! reprit le marmot d’un air grave ; mais l’homme m’a prêté son fouet. Il est lourd son fouet, mais, malgré cela, je sais m’en servir.

— Non-sens ! » murmura miss Pratt en haussant les épaules.

La simplicité sied bien aux héros. La simplicité des goûts de leur héros augmenta l’admiration que Georges et Louise avaient conçue pour lui.

Ce n’était qu’un marmot, le fait n’était pas niable: mais il prenait dans leur esprit les proportions d’un marmot sacré.

« Et puis, reprit Louise, empressée de faire montre des attraits de la maison, vous entendrez les belles histoires de Lucien de Servan ! »

Cette fois, le marmot fit preuve d’une coupable indifférence. Pour lui, le genre humain se divisait en deux catégories: d’un côté, il y avait les gens qui sautent, qui courent et qui font des culbutes ; de l’autre, ceux qui ne sautent ni ne courent, et font de la morale. Comme il était habitué à trouver beaucoup de morale dans les histoires que lui contait miss Pratt, il se défiait d’instinct de celles de Lucien de Servan.

« Et puis, il y a Pataud ! suggéra Georges. qui rivalisait de zèle avec sa sœur pour inspirer au marmot sacré le désir de fréquenter la maison.

— Pataud ! dit le marmot sacré d’un air surpris.

— C’est notre gros chien, reprit Georges ; il joue quelquefois avec nous ; il n’est pas méchant.

— Est-ce qu’on peut monter à cheval sur son dos ? demanda le marmot sacré avec le plus vif intérêt.

— Non, répondit Georges en riant. Je crois qu’il n’aimerait pas cela ; les chiens ne sont pas faits pour qu’on leur monte à cheval sur le dos. »

Le marmot sacré secoua la tête d’un air profond. Dans son idée à lui, un des grands plaisirs de la vie, c’est de chevaucher sur tout ce qui est chevauchable ; les chaises de la maison paternelle en savaient quelque chose, et le tabouret du piano aussi.

Cependant il garda ses réflexions pour lui, et se contenta de dire : « Je sais très bien aboyer. »

Un domestique vint enlever le marmot sacré, et coupa court à ses confidences.

Une semaine plus tard il apparut, plus ingambe et plus remuant que jamais. Par bonheur pour lui, il avait été précédé de sa renommée de martyr courageux, qui jeta un voile sur ses imperfections. Comme il était le plus jeune de la bande, chacun des autres enfants se fit un devoir de veiller sur lui, et il ne tarda pas à donner de l’occupation à ses protecteurs. Lucien ne le perdait jamais de vue, et c’est lui qui signalait ses frasques aux autres associés.

Le marmot sacré avait cela de bon qu’il ne boudait jamais. Arrêté dans l’exécution d’un de ses projets, il se consolait en en formant un autre, car il avait la cervelle merveilleusement féconde. Les autres enfants s’attachèrent à lui, en raison même des soucis qu’il leur causait ; quant à lui, il les aimait tous, mais à des degrés différents. Georges et Louise venaient en tête ; puis Pataud et Maurice, ex æquo ; Nathalie et Lucien fermaient la marche.

Mais toute cette hiérarchie fut bouleversée par l’apparition d’un nouveau personnage. Le capitaine Maulevrier, étant venu passer deux jours chez ses amis, ne dédaigna pas de se mêler aux jeux des enfants. Le marmot sacré s’éprit pour lui d’une passion folle en apprenant qu’il était officier de cavalerie, et qu’en cette qualité il chevauchait tous les jours sur un vrai cheval. Il le suivait partout comme un petit chien famillier et importun ; il voulait lui tenir la main ; il s’accrochait à son veston, il lui promettait d’aller lui rendre visite à Tours pour voir son cheval. Le capitaine Maulevrier s’amusait beaucoup de cette passion enfantine, et quelquefois, pour lui donner un avant-goût du plaisir de monter à cheval, il le faisait chevaucher sur son genou, et je vous prie de croire que le cheval trottait dur ! Mais plus le cheval trottait dur, plus le marmot sacré était content ; il n’aurait même pas été fâché d’être désarçonné une bonne fois, « rien que pour voir ! »