Charles Gounod (Bellaigue)

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Revue des Deux Mondes4e période, tome 132 (p. 782-813).


CHARLES GOUNOD



Liebe sei vor allen Dingen
Unser Thema, wenn wir singen.


Que l’amour soit avant toute chose
Notre thème, quand nous chantons.
Goethe.


Avant de parler de lui, nous remercierons d’abord les fidèles gardiens de sa mémoire de n’en avoir pas été pour nous les gardiens avares et jaloux. À des mains qu’ils savaient pieuses ils ont bien voulu confier les manuscrits, les notes, les lettres, tout ce qui leur reste du maître[1]. Ainsi nous leur devons non de l’avoir mieux connu, mais de l’avoir connu plus longtemps et au delà même de la mort. Pendant quelques semaines il nous a semblé le réentendre, presque le revoir dans le cabinet de travail aujourd’hui sombre et muet, naguère harmonieux de ses chants, illuminé de son regard, de ce regard qui justifiait le mot du poète : « Notre prunelle dit quelle quantité d’homme il y a en nous[2]. » C’est chez lui, qu’il nous fut donné d’aller encore à lui ; mort, il nous a été pour la dernière fois ce que vivant il nous était toujours : un maître et un ami, lo mio maestro e lo mio autore. Devant nous, pour nous, il a revécu sa vie et son œuvre dans l’ordre même des années. Que ce soit aussi l’ordre de cette étude. Nous ne l’abordons ni sans appréhension ni sans mélancolie. En un travail de critique, de critique musicale surtout, le passage de l’émotion à l’analyse, la rentrée en soi-même et en soi seul, a toujours quelque chose de triste. On cesse à regret de lire et de relire, pour commencer d’écrire avec crainte. Les voix se sont tues ; il faut parler de ce qu’il était si doux d’entendre seulement, et l’on doute si les mots sauront jamais dire ce que chantèrent les sons mystérieux.


I


Son caractère est ouvert, gai, vif quelquefois jusqu’à la pétulance, un peu mobile, néanmoins excellent. À tout considérer, c’est un enfant aimable, qui donnera de la satisfaction à ses maîtres et deviendra la consolation et l’orgueil de sa mère. » Voilà le premier portrait de Gounod. Daté du 30 mars 1829, il est signé d’Hallays-Dabot, directeur de la pension que l’écolier de onze ans quittait alors pour entrer au lycée Saint-Louis. Quelques mois plus tard, le soir de la Saint-Charlemagne, après deux heures d’attente sous la neige de janvier, le petit garçon pénétrait pour la première fois dans la salle du Théâtre-Italien. Il y entendit Otello, et la musique lui fut révélée. Par quelle page de l’œuvre ? On aime à croire que ce fut par la plus belle, par l’immortelle plainte qu’avec admiration, peut-être avec reconnaissance, Gounod devait rappeler un jour, en invoquant sur la tombe de Rossini le « triste et doux gondolier de Desdemona ».

Dans le cœur ardent du collégien, l’amour de la musique fit de rapides progrès, et voici les fragmens d’une lettre que l’enfant (il avait alors treize ans) écrivait à sa mère pour lui déclarer cet amour :


Il est un âge où, sans manquer à la règle de soumission, d’obéissance, on commence à penser par soi-même et à ne pas laisser aux parents, par une indécision cruelle, tout le soin de l’avenir d’un fils. Telle est en ce moment ma position. Je ne saurais juger parmi les diverses carrières l’utilité et les désavantages de chacune d’elles ; l’inexpérience de mon âge ne me le permet pas. Mais je dirai qu’un goût très prononcé s’est déclaré chez moi pour la carrière des arts.

Je crois que dans cette carrière il existe un bonheur réel, constant, une consolation intime, qui doit compenser ce qui arriverait de moins heureux. Pour moi, l’homme qui seul avec son art, sa science et sa pensée peut être heureux, celui-là est l’homme dont le sort est à envier. Ainsi il y a plusieurs sortes de bonheurs. Un homme est riche ; il a des équipages, des biens ; il possède tout ce dont la fortune peut combler ses plus grands favoris. Que cet homme perde ses places, ses honneurs, ses dignités, et adieu le bonheur !… Mais quand un homme s’est acquis des talents supérieurs, une science dont il a approfondi l’étude, c’est une fortune qu’il est sûr de conserver ; elle est son ouvrage, elle ne dépend de personne que de lui… Je crois bien que de grands changements dans un État peuvent avoir quelque influence sur les arts ; mais je crois aussi qu’un homme qui se mettra hors de ligne sera toujours admiré, quels que soient les témoins de son talent… Quand je parle ainsi, ce n’est pas, qu’on le croie bien, que je veuille me prêter la belle position d’un homme entièrement né pour les arts et qui doit risquer cette carrière à tout prix. Non certes, je ne prétends pas à un tel honneur ; mais je crois qu’un homme qui ne saura pas préférer au simple bonheur de l’aisance, le bonheur d’un savoir qui peut quelquefois ensuite lui procurer l’aisance, je crois, dis-je, que celui-là ne serait pas fait pour embrasser la carrière des arts. Nous voyons qu’Achille préférait la gloire, à une longue vie passée sans se couvrir d’un nom glorieux. Pourquoi ne pourrait-on pas préférer la gloire des arts à une position que l’argent seul rendrait brillante ?…

Quelqu’un a dit que la musique peut calmer les cœurs les plus farouches, toucher les plus insensibles ; je n’en suis pas étonné. À mes yeux, un homme qui ne sent pas les charmes de la musique perd, sous le rapport des sentiments, du cœur ; non pas que pour cela il ne puisse pas être bon ; non sans doute, l’un n’entraîne pas l’autre. Mais un homme qui se laisse toucher par une belle mélodie qui lui parle dans le fond de l’âme, ne gagne pas peu à mes yeux. Car je ne vois rien de plus imposant ni de plus touchant qu’une belle création musicale. Pour moi la musique est une compagne si douce, qu’on me retirerait un bien grand bonheur si on m’empêchait de la sentir. Oh ! qu’on est heureux de comprendre ce langage divin ! C’est un trésor que je ne donnerais pas pour bien d’autres ; c’est une jouissance qui, je l’espère, remplira tous les moments de ma vie.


Mme Gounod mère, était excellente musicienne ; elle comprit cette lettre d’enfant. Mais elle était sage, et elle résolut d’attendre. Peu de jours après, le collégien était cité devant le proviseur averti. Gounod lui-même a raconté[3] cette entrevue décisive, l’épreuve à laquelle il fut soumis et dont il sortit vainqueur. Il s’agissait de composer un air sur les paroles de Joseph : « A peine au sortir de l’enfance. » En moins d’une heure, l’écolier qui ne connaissait pas la romance de Méhul, avait écrit la sienne. Elle était si jolie, qu’à l’entendre le proviseur non seulement s’émerveilla, mais s’attendrit. Quand le petit garçon eut fini de chanter, le proviseur pleurait, et prenant dans ses mains le jeune front prédestiné : « Allez, dit-il, allez mon enfant, et faites de la musique. »

L’enfant en fit désormais, sans toutefois cesser encore de faire autre chose. Mme Gounod exigea qu’il achevât ses études classiques. Un soir elle le conduisit aux Italiens. On n’y jouait plus Otello cette fois, mais Don Juan, ce Don Juan qu’il devait tant aimer. L’ouverture était à peine terminée que l’enfant laissa tomber sa tête sur l’épaule de sa mère en murmurant : « Oh ! maman, cela c’est vraiment la musique ![4] » Confié d’abord à Reicha, puis à Halévy et à Berton, Gounod obtint le prix de Rome en1839. Il partit aussitôt pour l’Italie, et dès qu’il la connut il l’aima. À peine arrivé à la villa Médicis, il sentit s’insinuer en lui la paix la grande paix romaine. La ville sans pareille lui dit ce que dit à l’âme le Dieu de l’Écriture : « Je te conduirai dans la solitude, et là je parlerai à ton cœur. » Rome lui parla donc et il l’entendit. Elle lui inspira d’abord le Soir et le Vallon. Il trouva l’admirable mélodie qui devint la phrase de Faust : O nuit d’amour ! en se promenant un soir auprès du Colisée. Peut-être fut-ce le soir, le beau soir de mai dont parle dans une de ses lettres Fanny Mendelssohn. La jeune femme, son mari, et Félix son frère, avaient été chercher leurs jeunes amis, les pensionnaires de la villa Médicis. On alla voir le Colisée au clair de lune, et Gounod, monté dans un acacia fleuri, chanta longtemps aux étoiles en faisant, pleuvoir sur ses compagnons des chants avec des fleurs.

Des deux notes, antique et chrétienne, que donne la grande voix de Rome, celle-ci d’abord fut la plus forte à l’oreille de Gounod. Revenu en France, maître de chapelle à l’église des Missions étrangères, gagné peut-être par l’exemple d’un ami retrouvé, d’un ami de son enfance et qui devait être parmi les plus chers et les plus fidèles amis de toute sa vie, Gounod résolut d’entrer dans les ordres[5].


Vers la troisième année de mes fonctions de maître de chapelle, — écrit-il dans les Mémoires d’un artiste, — je me sentis une velléité d’adopter la vie ecclésiastique. À mes occupations musicales j’avais ajouté quelques études de philosophie et de théologie, et je suivis même pendant tout un hiver, sous l’habit ecclésiastique, les cours du séminaire de Saint-Sulpice. Mais je m’étais étrangement mépris sur ma propre nature et sur ma vraie vocation. Je sentis au bout de quelque temps qu’il me serait impossible de vivre sans mon art, et quittant l’habit pour lequel je n’étais pas fait, je rentrai dans le monde.


À peu près à la même époque, un autre descendait, lui aussi, pour ne plus jamais les remonter en soutane, les degrés du séminaire. Mais, plus heureux que celui-là, Gounod les descendit sans combat et sans déchirement. Il n’avait rejeté qu’un manteau trop lourd à ses épaules ; il emportait toute son âme et toute sa foi.

Le talent du jeune musicien ne tarda pas à trouver d’illustres patronages. En 1819 Gounod fut introduit chez Mme Viardot, que dix ans auparavant il avait rencontrée, une seule fois, à Rome. La grande artiste venait de créer le Prophète. Elle souhaita que Gounod écrivit un opéra pour elle, et cet opéra fut Sapho (1851).

Tel est l’immortel prestige de l’art, ou de l’âme de la Grèce, que, pour l’avoir seulement comprise, on sera toujours grand. On sera Gluck, André Chénier ; on sera le Goethe d’Iphigénie, le peintre de l’Apothéose d’Homère ou le musicien de Sapho. Nulle main, pourvu qu’elle soit pieuse, ne touche ces formes divines sans en garder une trace et comme un parfum de beauté. De la Sapho de Gounod, de cette œuvre d’un débutant, en un demi-siècle plus d’un fragment s’est détaché ; mais la figure principale est debout encore et ne tombera pas. Taine, regardant les statues antiques, croyait voir quelquefois « leurs gestes s’achever, leur robe se mouvoir et leurs lèvres éternellement closes s’ouvrir pour prononcer des paroles. Que ne donnerait-on pas, s’écriait-il, pour les entendre ! Avec quel accent sonore et plein leur mélopée lente doit-elle retentir dans les palais des dieux !… » Leur discours n’est pas semblable au nôtre. C’est « un chant grave dont le rythme se déploie, se répète et s’infléchit autour de la pensée qu’il porte, comme une procession athénienne autour de l’image sacrée qu’elle conduit. » Voilà bien le chant de Sapho, ses chants plutôt, car son rôle est divers et la statue a plus d’une attitude. Elle n’en a pas une qui ne soit noble, admirable de style et de gravité. Voyez d’abord la poétesse paraître devant les juges du concours. Dès les premiers récits, dès le salut à Phaon, se retrouve la décence de Gluck et sa dignité souveraine. Sapho prélude maintenant. Elle chante l’histoire d’Héro et de Léandre, leurs amours que séparaient les flots, et l’Hellespont franchi par le nocturne nageur. Voici pour la première fois la mélodie de Gounod : la phrase large, pure, développée librement et magnifiquement résolue. Plus tard, adapté délicieusement aux vers de Lamartine, ce chant s’appellera le Soir. Mais ici peut-être il est plus beau dans sa nouveauté, dans son lyrisme originel ; plus beau, quand il se déroule sur le frémissement continu de l’orchestre, quand il plane enthousiaste et comme éperdu, semblable à je ne sais quelle mélopée ardente, à quelque libre improvisation d’amour.

Après l’ode enflammée voici la fraîche cantilène : Aimons, mes sœurs, aimons. C’est un autre aspect de la beauté antique : c’est Théocrite après Pindare ; après les plis qui tombent droit, c’est la draperie légère et flottante ; c’est le loisir païen et la volupté de vivre sur des bords heureux.

Voici enfin le dernier acte, par où Gounod s’égala d’emblée aux grands maîtres, l’acte qu’il suffirait d’avoir écrit pour être un musicien de génie. Tel fut dès le premier soir le sentiment de Berlioz, et Gounod a rapporté l’effet produit sur un juge aussi sévère, par le dénouement de son œuvre : « Ma mère, naturellement, assistait à la première représentation. Comme je quittais la scène pour aller la rejoindre dans la salle où elle m’attendait après la sortie du public, je rencontrai dans les couloirs de l’Opéra Berlioz tout en larmes. Je lui sautai au cou en lui disant : « Oh ! mon cher Berlioz, venez montrer ces yeux-là à ma mère ; c’est le plus beau feuilleton qu’elle puisse lire sur mon ouvrage[6]. » Les larmes de Berlioz ne s’étaient pas trompées. Lui qui devant un tel dénouement avait le droit d’être difficile ; lui, l’adorateur de Gluck dont certes les héroïnes savent mourir ; lui qui déjà portait peut-être en sa pensée les nobles adieux de Didon, il pouvait saluer en Sapho la sueur de ces sublimes mourantes.

On dit toujours : les stances de Sapho. On a tort d’oublier tout ce qui les prépare, tout ce qu’elles ne font que couronner. De l’heure dont parle Dante, de l’heure triste à ceux qui s’en vont sur la mer et à ceux qui les regardent aller, jamais la musique n’a mieux dit la tristesse. Il n’y a rien chez Gluck de plus grand ni de plus morne que la mélodie qui, sur un accompagnement égal, sur des basses profondes, traîne chaque syllabe de ces deux vers :

La mer et le vaisseau vont emporter ma vie
Et je viens assister à ma propre agonie.


Puis c’est l’anathème de Phaon sur l’amante qu’il croit infidèle : O Sapho, sois trois fois maudite ! et l’admirable réponse de Sapho : Sois béni ! Le texte porte : Sois béni par une mourante ! Mais le musicien, et cela est un trait de génie, le musicien a détaché les deux premiers mots du vers, et les jetant seuls d’abord au-devant de la malédiction injuste, il en a fait la brusque réplique, sublime par cette brusquerie même, de la bénédiction, de la miséricorde et de l’amour. Taine encore aurait pu dire ici de la Sapho de Gounod ce qu’il disait de l’Iphigénie de Goethe. Sapho, même en ce moment, est toujours « la statue antique, l’Ariane ou la Pallas aux grands yeux fixes ; nul raffinement, nul amollissement n’a dérangé un pli de sa stole ; la culture et l’œuvre de la civilisation n’ont point amoindri la force de sa beauté sculpturale… mais un sourire d’une douceur inconnue est venu se poser sur ses lèvres ; la résignation, l’abnégation, toutes les noblesses de la conscience ont agrandi la portée de son regard. »

Et d’où vient cette expression nouvelle et cette beauté morale encore ignorée ? De la chose la plus simple du monde : un accord inopiné de septième, inopinément résolu. Mais comme il est bien ici, l’accord de septième, celui que Bettina Brentano définissait un jour l’accord libérateur ! Comme il délivre en effet cette âme de femme ! Comme il l’affranchit de toute haine et de toute colère ! Quel passage il ouvre en elle aux flots de tendresse qui désormais n’y vont plus tarir ! Toutes ces dernières pages, y compris les stances, témoignent hautement d’une vérité chère entre toutes à Gounod c’est que le progrès, ou mieux l’évolution de l’art, si elle se produit souvent en dehors, à l’encontre même de la tradition, peut s’opérer quelquefois en s’y conformant. Tantôt elle abolit le passé ; tantôt elle le respecte et se contente de le rajeunir. C’est ainsi que le Gounod du dernier acte de Sapho donne la main aux grands ancêtres. George Sand lui écrivait un jour à propos d’un ouvrage pour lequel elle souhaitait qu’il composât un peu de musique : « Puisque nous dressons là un petit bout d’autel à Mozart, à Hændel ou à tout autre de nos vieux dieux, ils sont bien dignes que vous y attachiez votre guirlande. » C’est une guirlande aussi, attachée aux autels anciens, que le troisième acte de Sapho. Sans doute on put trouver naguère qu’elle exhalait des parfums inconnus : il y avait de la nouveauté dans les harmonies et les timbres (témoin le prélude de cor anglais avant le : Sois béni !), dans la coopération de l’orchestre avec la voix (rappelez-vous le contre-chant de la seconde stance). Nouvelle était également la note pittoresque avec les stances contrastait la chanson du pâtre, aussi calme, aussi indifférente que la nature même, à l’accomplissement des plus tragiques destins. Au fond cependant tout cela est classique ; tout cela est sobre et tout cela est serein. Comme elles portent bien leur nom, les strophes suprêmes ! Des stances ! quelque chose qui se tient, qui se dresse, qui demeure et qui dure, une halte fière devant la mort. Nulle autre femme jamais ne mourra comme cette femme : ni Selika, ni Didon, ni la blonde Iseult, ni l’héroïque Walkyrie. — Brunnhilde et Sapho ! J’aime à les évoquer l’une et l’autre, debout sur la falaise de marbre et près du bûcher sombre. Simplicité souveraine et complexité infinie, elles représentent et symbolisent les deux modes ou les deux pôles du sentiment et de la beauté. Au cœur de Brunnhilde quel tumulte ! quel flux et quel reflux ! quelle analyse et quelle synthèse suprême ! Quatre opéras avec tous leurs motifs ! Le Rhin, le Walhalla, Siegmund et la pitié, Siegfried et l’amour ; les dieux, les héros et les hommes ; son père, ses sœurs et jusqu’à son coursier, à quoi la Walkyrie expirante n’a-t-elle point à songer ! Un chaos se presse et se heurte en son âme, et son âme y suffit et y résiste ; de taille à le contenir, elle est de force à le dominer. Au contraire l’âme de Sapho n’est remplie que de son amour ; son regard à l’horizon ne suit qu’une voile légère ; elle ne redit qu’un nom sur sa lyre d’or. Elle ne rappelle rien du passé qu’elle a vaincu et qui se brise contre le roc, son piédestal de mort. C’est ainsi qu’aux confins opposés du monde esthétique et du monde moral expirent l’héroïne antique et l’héroïne barbare : l’une dans le conflit des pensées innombrables et véhémentes, l’autre dans l’unité de la sereine et profonde pensée.


II

Dans le dernier acte de Sapho, Gounod est déjà admirable ; mais dans Faust seulement pour la première fois il est lui.

Ne permettrez-vous pas, ma belle demoiselle…

C’est à cette page qu’il faut ouvrir le premier chef-d’œuvre du maître ; c’est ici, pour ainsi dire, le premier abord de son véritable génie. On n’a qu’à relire dans le livret et dans la partition tour à tour ce dialogue de quatre vers, pour comprendre ce que des notes, certaines notes du moins, savent ajouter à des paroles ; ce qu’il peut y avoir dans la courbe d’une mélodie, de grâce et d’élégance ; de beauté sérieuse et cependant familière dans la répétition de valeurs égales et lentes. Une phrase musicale unique enveloppe la demande de Faust et la réponse de Marguerite ; mais comme elle les traduit l’une et l’autre ! Comme en effet elle demande, cette phrase, et comme elle répond ! comme les deux mouvemens sont justes, celui qui monte et celui qui redescend ! « Qu’on vous offre le bras pour faire le chemin. » Sur le second hémistiche la tonalité semble s’ouvrir ; le refus de Marguerite la referme aussitôt. Chaste et doux est ce refus ; mais s’il est sans rigueur et sans affectation, il n’est pas sans quelque mélancolie. Demoiselle ni belle, répète Marguerite, et cette répétition, que la musique seule peut se permettre, ajoute au sens du texte une nuance plus délicate encore d’humilité, presque d’amertume. Ce n’est pas tout : caractéristique au point de vue de l’expression sentimentale, cette répétition l’est également au point de vue de la musique pure. Elle est en quelque sorte le dernier tournant de la phrase ; elle en prépare, elle en fait attendre et désirer la fin. Et cette fin ménagée et amortie, cette chute harmonieuse et tendre est déjà celle dont la mélodie de Gounod tombera toujours. Ainsi tombera la dernière phrase de la cavatine de Faust :… où se devine La présence d’une âme innocente et divine ; ainsi la chanson du Roi de Thulé : ses yeux se remplissaient de larmes ; ainsi tomberont une à une les exquises cantilènes qui vont éclore et mourir dans la nuit du jardin.

L’acte du jardin de Faust ! — Cet acte ou ce tableau n’a pas de précédens. En France, avant Gounod, on ignorait cet art à la fois intime et profond. Hormis les couplets de Siebel et la valse des bijoux, rien ne gâte la beauté de ces pages, et le plus sot reproche que les pédans leur aient jamais pu faire est celui de petitesse et de légèreté. Musique superficielle, a-t-on dit ! Musique intérieure au contraire, et qui n’emprunte rien au dehors. Tout y est sentiment et tout y est âme. « Tout ce qui m’a poussée, dit la Gretchen de Goethe, tout cela était si bon, si charmant. Chez Gounod tout cela est sérieux aussi. Je savais depuis des années combien cette musique est tendre ; il me semble que je ne sentais pas encore assez combien elle est grave. Rappelez-vous le prélude d’orchestre avant la romance de Siebel ; plus loin les séries d’accords, ces quartes étranges, et le solennel récit qui prépare la cavatine de Faust ; tout cela dit non seulement « que l’amour d’une vierge est une piété », mais qu’il est une pitié aussi. De ces harmonies et de ces ritournelles, de cet acte entier ne se dégage pas moins de tristesse que de douceur. Par tout un côté le rôle de Marguerite baigne dans l’ombre, — ombre de péché, de honte, de mort, — et cette ombre, loin de dénaturer le personnage, le rehausse au contraire et le grandit. Non, la Marguerite de Gounod n’est point une coquette ; l’air des bijoux n’est pas son rôle entier, mais une tache légère dans ce rôle. Après la cavatine de Faust, après la péroraison éclatante, voyez la tonalité pâlir et les sonorités s’éteindre. Est-ce une enfant rieuse dont cette symphonie pensive, ces quintes obstinément graves, cet orchestre sombre accompagne le retour ? Non, c’est une enfant déjà blessée au cœur, et d’une mortelle blessure. Croyez-en la note invariablement basse du premier récit : Je voudrais bien savoir quel était ce jeune homme ; croyez-en la cadence triste de chaque couplet du Roi de Thulé, le début sinistre du quatuor Oh ! calamité ! Croyez-en jusqu’au duo lui-même, où sous l’exquise douceur des mélodies et des accords se devine parfois l’inquiétude et presque l’épouvante.

Non, rien ici n’est mièvre ni frivole. Faut-il rappeler des beautés si connues : le quatuor, ce chef-d’œuvre de causerie musicale, où, comme disait Gounod lui-même, il y a des coins où circule un souffle tiède, qui ne brûle ni ne dévore ; où tout frissonne et languit sans que rien ait la fièvre, sans que l’émotion jamais altère la pureté, j’allais dire la santé de cet art exquis. Exquis, mais large quand il le faut : relisez dans Goethe, puis dans Gounod les confidences de Marguerite : Mon frère est soldat, et toute l’histoire de la petite sœur. Il vous semblera que la poésie indique seulement et que la musique développe ; qu’elle frappe la parole sèche et qu’elle en fait jaillir le sentiment et la vie. Oh ! l’ensemble final du quatuor ! Jamais depuis Mozart quatre voix n’ont plus harmonieusement chanté. La nuit vient ; tout se recueille, et se reploie. Le cercle des mélodies et des accords se resserre de plus en plus. Sous leur pression douce nous croyons descendre dans le mystère de l’œuvre et du génie ; nous approchons du centre et du foyer, nous allons surprendre le dernier secret de beauté, voir battre le cœur vivant. Le voici, le cœur de ce cœur : c’est le duo d’amour, et s’il fallait qu’à l’exception de cette seule page l’œuvre entière pérît, cette page sauvée attesterait ce que fut l’œuvre et suffirait presque à la reconstituer.

Laisse-moi contempler ton visage
Sous la pâle clarté dont l’astre de la nuit
Comme dans un nuage
Caresse ta beauté.

Sont-ce là des vers ? En tout cas, ce n’est pas de la poésie. Mais quelle musique ! Le charme, cette chose exquise et qui ne se définit pas, le charme est si grand ici, qu’il devient en quelque sorte une forme ou un mode du sublime. Oui, cette phrase est sublime à force d’être charmante. Comme celle d’autrefois, comme le premier salut de Faust à Marguerite, elle s’élève sur des accords régulièrement répétés, et des basses tenues longuement. Quatre périodes la partagent, ayant chacune sa valeur à la fois expressive et pour ainsi dire logique. L’une est un mouvement, une autre un repos. Le début monte avec le regard du jeune homme vers le front de la vierge qui écoute ; ce qui suit flotte et s’étale ; tantôt la mélodie se contient, et tantôt elle se donne carrière. Puis elle prend un dernier essor, elle atteint à son faîte, pour en descendre noblement. Toute fin, dit-on, est triste ; mais non pas la fin des phrases de Gounod, car elles s’achèvent dans la plénitude de leur être et dans un suprême épanouissement de beauté. Un instant le duo s’anime ; il a hâte d’arriver, comme à une halte délicieuse, à la phrase célèbre : O nuit d’amour, ciel radieux ! Les quelques mesures qui la précèdent, le seul mot : éternelle ! deux fois soupiré parmi des sonorités étouffées, des harmonies qui défaillent et meurent, tout cela était alors sans exemple, et tout cela est sans prix.

Quant à la mélodie elle-même, nous avons rapporté plus haut dans quelles circonstances elle fut composée : au Colisée, par une belle nuit. Étrange métamorphose, la plus étrange peut-être qui s’accomplisse dans l’ordre esthétique : la beauté d’un paysage, d’un spectacle, changée en beauté musicale, et ce qui se voit devenu ce qui s’entend. De l’âme du promeneur nocturne quelle émotion fit jaillir ce chant d’extase ? Une émotion puissante mais indéterminée, une ardente mais vague sympathie pour la splendeur des choses répandue autour de lui. Comment se fait-il que vingt ans plus tard cette phrase, et non pas une autre, se soit offerte ou plutôt imposée au musicien cherchant une cantilène d’amour ? C’est que pour la musique, la belle et la vraie, comme pour tout mode supérieur d’expression, le sentiment est toujours un ; il n’y a qu’un amour, ou plutôt de l’amour la musique ne rend jamais que l’unité et l’essence. Ce qui, dans le duo de Faust, particularise la mélodie en question, c’est la situation, ce sont les paroles, c’est la donnée littéraire et scénique, en un mot tout ce qui nous apprend que cette mélodie est chantée par un jeune homme et par une jeune fille, et que l’un s’appelle Faust et l’autre Marguerite. Mais si nous écartons tout cela, si de cet ensemble nous ne retenons que la seule forme sonore, elle restera toujours, et c’est pour cela qu’elle est si belle, — un symbole, un signe, l’expression enfin non plus d’un amour concret et précis, mais de cette faculté ou de cette affection de l’âme, de cette force virtuelle qui est l’amour. « Vous avez de la chance en musique, écrivait un jour à Gounod Alexandre Dumas, vous n’appelez pas les choses par leur nom. » Rien n’est plus vrai. La musique n’est pas faite pour nommer les choses, mais pour les révéler, pour nous en rendre sensible le mystère anonyme et l’ineffable réalité. Elle nous dit ce que dit Faust à Marguerite : « Quand tu te sentiras heureuse, bien heureuse, appelle ce sentiment comme tu voudras : bonheur, cœur, amour, Dieu, je n’ai pas de nom pour cela. Le sentiment est tout, le nom n’est que bruit et fumée, enveloppant et obscurcissant l’ardente splendeur du ciel. »

Il n’est pas vrai, bien qu’on l’ait prétendu souvent, que le génie de Gounod ait méconnu et défiguré le génie de Goethe. Le Faust de Gounod, sans doute, n’est pas tout le Faust ou seulement tout le premier Faust de Goethe. De l’immense poème, le musicien a détaché le drame de passion. C’est de ce point de vue qu’il faut regarder son œuvre. Si les deux figures de Faust et de Méphistophélès manquent du caractère, de la grandeur que leur ont donnée Schumann et Berlioz, cela tient à l’indifférence de Gounod pour la philosophie et l’ironie du sujet. Il a voulu que son Méphistophélès ne fût qu’un diable, son Faust un amoureux, et quel amoureux ! Le plus misérable de tous, le piètre héros de la plus vulgaire aventure d’amour.

Mais bien qu’elle soit, j’allais dire parce qu’elle est vulgaire c’est-à-dire humaine, cette aventure est peut-être pour le poème de Goethe lui-même le gage le plus sûr d’immortalité. En mourant à la fin de la première partie de Faust, Marguerite, a-t-on dit, réduit la seconde partie du poème « à la seule tradition et aux seules spéculations philosophiques, et, comme, pour se venger de son infidèle amant, elle le condamne aux ténèbres et à la stérilité. Où elle n’est plus, la vie n’est plus. C’est désormais le cerveau seul qui cherche et se tourmente, le cœur a cessé de battre et d’aller en avant. Le poète semble mort avec son héroïne. Il ne reste que le philosophe, et le philosophe allemand, le pire de tous. Faust en est réduit à des amours esthétiques, à des noces d’académie, à des baisers de cadavre. Il déterre Hélène et l’épouse sous prétexte d’unir la poésie moderne avec la poésie antique dans le culte du Beau, le seul générateur du Bien, etc., etc. » C’est encore Alexandre Dumas qui parle ainsi[7]. Et Gounod a été de son avis. En préférant ce qu’il a préféré dans Goethe, il estimait avoir choisi la meilleure part. Je ne crois pas que de longtemps elle lui soit enlevée. Que si maintenant on s’obstine à ne pas trouver dans la musique de Gounod la musique du sujet, même ainsi limité, si l’on se plaint d’entendre chanter ici des amoureux, mais quelconques, et qui ne soient ni Faust ni Marguerite, nous répondrons qu’un tel reproche vaut peut-être une louange. Il atteste que Gounod s’est élevé plus haut que les caractères particuliers, jusqu’à l’impersonnel et à l’absolu ; qu’au delà des figures mêmes de Goethe il a vu l’humanité, et au-dessus de tel ou tel amour, l’amour.


III

Si le Faust de Gounod n’est pas tout le Faust de Goethe, son Philémon n’est pas non plus exactement celui de l’antiquité, ni sa Mireille celle de Mistral. La faute en est d’abord aux librettistes, qui touchèrent d’une main trop lourde à des sujets fragiles ; et puis et surtout aux prétendues exigences, aux soi-disant convenances du théâtre, qui n’en sont parfois que les conventions et les préjugés. Trop souvent reprises et retouchées, les deux couvres ne pouvaient manquer de perdre en de telles vicissitudes quelque chose de leur tenue et de leur unité.

Autant le premier acte de Philémon est agréable, autant le second est déplaisant. Baucis rajeunie et flirtant avec un Jupiter d’opéra-comique nous a toujours gâté la vraie Baucis, la Baucis en cheveux blancs, celle du premier acte et de la délicieuse romance Ah ! si je redevenais belle ! mélancolique souhait, qu’il eût fallu ne point exaucer. Dans le répertoire païen de Gounod, le premier acte de Philémon semble une esquisse charmante. Sapho, c’est la statue en pied. Les chœurs d’Ulysse déroulent autour de la pâle tragédie de Ponsard leur frise éclatante. Il y a là des choses éblouissantes, des choses de pourpre et d’or, comme le chœur des prétendans ou celui des servantes infidèles. Philémon et Baucis est d’un trait plus léger et d’une saillie moins vive. Il en restera toujours une silhouette, un profil, quelques mouvemens d’une grâce exquise, et dans le fond d’un paysage antique des bacchantes qui chantent et bondissent sur le coteau.

Plus que tout autre ouvrage de Gounod, Mireille a souffert des hasards du théâtre, des répétitions d’abord, des reprises ensuite. Le musicien n’aura jamais vu qu’en esprit sa Mireille idéale, la tendre et fière magnanarelle qu’il était cependant allé, tant il l’aimait, chercher dans sa patrie et presque jusqu’en sa maison. Ce n’est pas seulement d’après le poème, c’est auprès du poète lui-même que Gounod voulut composer sa partition.


« Je le tiens enfin, — écrivait-il le 12 mars 1863, — je le tiens enfin, ce beau et bon Mistral tant rêvé, tant cherché et tant désiré. Maillane ! Un jour Maillane voudra dire Mistral, comme les Charmettes ou Vevey veulent dire Jean-Jacques… Je trouve en Mistral tout ce que j’y attendais, le poète dans le berger antique, dans l’homme de la nature, dans l’homme de la campagne et du ciel. »


Pendant deux mois Gounod lui aussi fut cet homme-là. Caché dans le village de Saint-Rémy, près de Maillane, il habitait une petite chambre d’auberge, blanche et propre, qui s’ouvrait au soleil couchant. Hormis le jeune organiste de l’église, qu’il avait fait le confident et le gardien de sa solitude, nul ne le connaissait que sous le nom de M. Charles. Chaque matin et pour tout le jour il sortait. Il allait chercher les premiers parfums et les premiers rayons, interroger les vallons, les montagnes et la plaine. À toute la nature de Provence il demandait de lui parler de Mireille et de la lui chanter. Après une semaine de promenade il se mit à l’œuvre : « Je viens de brouter le pays, disait-il, maintenant il faut traire la vache. » Dans la retraite et le silence, le travail lui fut une joie.


« Je ne sais, — écrit-il, — si mon travail a changé en lui-même ; je ne suppose pas qu’il soit d’autre nature, puisque, mes facultés étant les mêmes, ce qui en émane doit être le même aussi. Mais ce dont je suis frappé, c’est le mode de formation tout autre selon lequel se produit ma pensée. Je pense, je cherche sans aucun doute, mais les choses s’engendrent en moi avec une douceur et une tranquillité d’opération que je ne me connaissais plus depuis ma première jeunesse. Il y a travail et il n’y a pas effort pénible. Il y a réflexion, observation, méditation, mais il n’y a pas de crises douloureuses… En somme, si je ne me trompe pas, je n’ai pas encore eu une possession aussi tranquille de ce que j’écris. L’instrumentation elle-même me paraît présenter avec précision et clarté ; je tâche d’entendre tout ce qu’il faut et de n’écrire que ce que j’entends, et dans la paix où je suis, il me semble que j’ai l’oreille meilleure et plus sûre. » La paix ! c’est un des mots qui reviennent le plus souvent dans les lettres datées de ce printemps provençal.


« Oh ! soupire-t-il un jour, oh ! le bonheur de la paix et la paix du bonheur ! »


Il écrivait encore :


« Décidément c’est le parlage qui ne me va pas. Je peux tout (tout ce que je peux s’entend), dès qu’il n’y a autour de moi ni bruit ni mouvement, c’est-à-dire aucune agitation de corps ni d’esprit. Mais le tourbillonnage, le va-et-vient continuel, me tuent les idées, et à Paris on parle tant et si souvent ! Il me semble qu’on ne fait que cela, et qu’on regarde le silence comme un tombeau. Un tombeau ! Mais c’est un paradis que le silence. Il nous dit tant de choses, et tant de bonnes, pendant que nous nous taisons. »


Il se taisait, et tout chantait autour de lui et en lui.


« La campagne est ravissante. Avant-hier je me suis installé au bord d’un ruisseau et j’ai fait un morceau du rôle de Mireille : Heureux petit berger. J’étais dans un calme profond ; l’écorce luisante et unie des petits arbres qui bordent cette rivière mignonne semblait rire… Les oiseaux célébraient sans doute une de leurs fêtes dans les arbres voisins, car c’était un concert de virtuoses… De longues herbes souples et touffues tapissaient le fond du ruisseau et semblaient du velours sous du diamant… Tu n’as pas idée de la pureté et de la jeunesse du ciel de ce matin. Il y a quinze ans dans la transparence et la limpidité de l’air. L’aubépine est maintenant dans une telle exubérance de floraison, que la campagne a l’air de faire sa première communion. On dirait que tout ce qu’il y a d’anges au ciel et de jeunes âmes sur la terre s’est changé en buissons fleuris pour souhaiter Dieu aux passans. »

Jeune et pur comme le ciel de cette matinée est le premier acte de Mireille. Dans la transparence et la limpidité de cette musique, dans la sveltesse et jusque dans la gracilité des formes, là aussi, là partout il y a quinze ans. Quinze ans dans le chœur des magnanarelles dépouillant les mûriers, dans le premier aveu de Mireille, dans le duo avec Vincent que couronne un mouvement, un geste musical d’une grâce en quelque sorte plastique ; quinze ans dans le délicieux duo de Magali ! Gounod dut l’écrire aussi près du ruisseau courant sur les herbes souples, car il court lui-même, le dialogue agile, et sous la dernière reprise de la fluide mélodie, les longues tenues du chœur semblent étendre un tapis de velours.

Le maître voulut voir aux Saintes-Maries de la Mer la place où Mireille était morte.


« Il m’a été très utile de voir. J’ai visité et en quelque sorte palpé par les pieds cette terrasse de la chapelle supérieure, terrasse du haut de laquelle Mireille expirante plonge ses derniers regards sur cette admirable mer dont l’horizon lui semble le chemin du ciel… Il y a dans le mélange de cette situation dramatique et de cet aspect une grandeur légendaire qui émeut profondément. C’est un beau dernier tableau de dernier acte, et quand on voit ces deux choses à la fois, je t’assure qu’on n’a plus envie de faire revivre Mireille que parmi les anges du ciel. »


Hélas ! on la fit revivre sur terre. On voulut épargner à la sensibilité du public un dénouement funèbre, et Mireille, en dépit de Mistral et de Gounod, Mireille, au lieu de mourir du rayon de soleil qui l’a blessée, Mireille se guérit pour épouser Vincent.

L’œuvre a souffert encore d’autres dommages. On l’a raccourcie du très bel épisode fantastique : le Rhône, qui figure dans la partition gravée et qu’on devrait rétablir au théâtre. Mais Gounod parle aussi dans sa correspondance de certains fragmens que dans la partition autographe même nous n’avons pas retrouvés entre autres certaine fin du duo du premier acte : Oh ! c’Vincent !


« Je n’avais pas voulu m’occuper de cette fin. Je reculais toujours devant cette situation adorable, culminante, une de ces fleurs de situation comme celle de Marguerite à sa fenêtre, de Juliette à son balcon. Je pensais qu’il y avait dans cette pâmoison de Mireille, dans son aveu, un de ces accens, une de ces émotions à part, qui caractérisent les momens décisifs de la vie du cœur et de l’amour. Je répugnais à me plier, en cette conjoncture si délicate, aux formes, à la coupe usitée des morceaux consacrés. Je viens de trouver mon affaire, et je crois que cette fin d’acte pourra bien être dans son genre le pendant de la scène de Marguerite à la fenêtre. Mireille et Vincent n’ont plus la force de parler ; le bonheur les étouffe ; ils font entendre alternativement des bouts de phrase entrecoupés, détaillans du côté de Mireille, haletans d’ivresse croissante du côté de Vincent, pendant que les violons à l’orchestre font au contraire déborder un chant qui se charge d’expliquer pourquoi les deux amans ne peuvent plus chanter. »


Cette page et plus d’une autre, dont il est parlé dans les lettres de Gounod, ne fut sans doute pas écrite, ou conservée, et Mireille ainsi n’est pas tout ce qu’elle eût pu être. L’œuvre est inégale, mêlée de soleil et d’ombre, un peu comme les jours d’avril où elle est née. C’est moins un drame ou un poème en musique, que la musique de quelques tableaux : d’une idylle au premier acte ; au troisième, d’un paysage. L’épisode de la Crau, le chant du petit pâtre et la halte de Mireille dans le désert torride auprès de l’enfant endormi, est-ce bien la musique de ce pays, de la Provence elle-même ? Je ne sais ; mais, à n’en pas douter, c’est la musique de l’espace, de la lumière et de la chaleur ; c’est « Midi roi des étés ». L’opéra de Mireille pourra passer en tant qu’opéra, ces pages-là demeureront. Avec la chanson des cigales celle d’Andreloun sortira toujours du sol pierreux, de l’herbe rousse que le voyageur foule au pays arlésien, et quand Gounod là-bas n’aurait que surpris un instant l’âme des ardentes solitudes, l’année où il composa Mireille n’aurait pas perdu son printemps.


IV

C’est au printemps encore, et encore en Provence, à Saint-Raphaël, qu’en 1865, deux ans après Mireille, Gounod composa la plus grande partie de Roméo et Juliette. Écrite au crayon, d’une main légère, la partition remplit tout un album qu’il nous a été donné de feuilleter. Sous la reliure de cuir fané mais toujours odorant, entre les gardes de moire passée, sur le papier jaunissant, les petites notes fines, les notes exquises ont pâli. Tout est là, depuis le madrigal jusqu’à la scène du tombeau. Voici la page où pour la première fois la voix de Roméo s’est unie à celle de Juliette ; voici la page où l’alouette a chanté. On voit très bien ici comment travaillait Gounod, ou plutôt comment il créait. Le duo du balcon, c’est-à-dire le second acte entier, est écrit d’un seul jet ; la ligne de chant, sans interruption ni rature, accompagne le texte, et souvent même le dépasse. Il manque parfois sous les dernières notes, comme si la mélodie avait jailli non de la parole, mais de l’idée ou du sentiment. Çà et là une indication ou pour ainsi dire une amorce d’harmonie, d’instrumentation, témoigne de l’accord préétabli dans l’imagination de l’artiste entre les divers élémens de l’œuvre totale. On sait d’ailleurs par Gounod lui-même avec quelle facilité, quelle spontanéité fut composé Roméo.

« Je m’assois, — écrivait-il de Saint-Raphaël, — sous la galerie ou au bord de la mer, où il fait délicieux, et là, respirant à pleins poumons la santé des belles matinées, je commence mes journées de travail. Il me serait impossible de te peindre avec des mots ce qui se passe alors… Au milieu de ce silence, il me semble que j’entends me parler en dedans quelque chose de très grand, de très clair, de très simple et de très enfant à la fois. Il me semble me retrouver avec ma propre enfance, mais élevée à une puissance toute particulière. C’est la possession entière et simultanée de toute mon existence. C’est un état de dilatation qui a toujours été l’essence de mes plus grandes impressions et de mes plus beaux souvenirs. C’est alors que j’entends m’arriver la musique de Roméo et Juliette. Autant l’agitation me fait nuit, autant la solitude et le recueillement me font lumière. J’entends chanter mes personnages avec autant de netteté que je vois de mes yeux les objets qui m’environnent, et cette netteté me met dans une sorte de béatitude. »


Un mot surtout est à retenir ici : « Quelque chose de très enfant », dit Gounod, et il dit bien. « L’enfance élevée à une puissance très particulière », c’est là presque une définition du génie et surtout de ce génie. Dans le royaume de l’esprit ou dans le royaume de l’âme on n’entre qu’à la condition de se faire semblable à «l’un de ces petits ». Peintre, sculpteur, musicien, devant la nature et devant la vérité, qu’il la contemple ou l’écoute, l’artiste doit redevenir enfant. Sens, intelligence, imagination, il faut que tout soit neuf et comme vierge en lui. Tout ce qu’il voit et tout ce qu’il entend, qu’il croie l’entendre et le voir pour la première fois. Dépouillant le vieil homme, qu’il ne laisse rien d’acquis, d’habituel ou de convenu s’interposer entre les choses et lui. Des choses alors, mais alors seulement, il recevra l’impression directe et profonde. Alors il saisira plus que des reflets et des ombres, et la vision immédiate, la vision face à face qui ravissait Gounod lui sera donnée.

À l’artiste qu’était cet artiste, à celui qui dans le Faust du Goethe n’avait regardé que l’amour, Roméo et Juliette parut un merveilleux sujet, à la fois plus un et plus varié que Faust. Le drame de Shakspeare, étant tout amour et tout l’amour, obligeait le musicien à l’analyse plus profonde et plus fine de deux âmes plus riches et plus complexes que celles de Faust et de Marguerite. Qu’est-ce que l’amoureux allemand ? Un séducteur banal, un drôle, à parler franc, et le premier venu. Qu’est-ce que Marguerite ! « Ein gar unschuldiges ding, » un être, littéralement une chose innocente, et ce mot exprime bien, avec indulgence, avec pitié, ce qu’il y a non seulement de simple, mais d’élémentaire et de passif dans ce cœur, dans cet amour et dans cette faute d’enfant. C’est une enfant aussi que Juliette ; mais que ses quinze ans diffèrent de ceux de Marguerite ! Que l’âme de la jeune fille est donc plus diverse et moins passive surtout que celle de la pauvre fille ! Juliette est une parfaite créature, le type idéal de l’amour féminin. Elle en a toute la grâce avec toute l’énergie, la violence même ; aussi chaste qu’ardente, je ne sais rien d’égal à sa franchise que sa réserve, à sa passion que sa pureté. Quant au « fair Montagu, » qui donc, à ce jeune héros, à ce jeune dieu de l’amour, oserait, fût-ce de loin, comparer le pâle docteur allemand ? L’éminent traducteur et commentateur de Shakspeare a raison : « Les autres amans poétiques ne représentent que les diverses formes de l’amour. Roméo et Juliette seuls représentent l’amour vrai et complet. Shakspeare a exprimé par eux tout ce que contient ce sentiment et tout ce qu’il est capable de faire rendre à la nature humaine lorsqu’il s’empare d’elle… L’amour de Roméo et de Juliette a l’exigence de l’absolu ; il prend l’être humain tout entier, corps et âme, idéal, réalité. Shakspeare a donc réuni en un seul faisceau les divers élémens qui constituent l’amour parfait. Roméo et Juliette est plus qu’un admirable drame, c’est la métaphysique vivante de l’amour[8]. »

Je dirais plutôt que c’en est la vivante psychologie, et le Gounod de Roméo, plus encore que celui de Faust, a fait œuvre de musicien psychologue. La différence des deux sujets ne pouvait échapper au penseur qu’était Gounod, et l’artiste qu’il était aussi ne pouvait manquer de la rendre sensible. Comment il y a réussi, comment les deux chefs-d’œuvre du maître sont égaux mais non pareils, voilà ce que peut-être il n’est pas impossible de faire ici brièvement apercevoir.

Roméo tient tout entier en quatre duos d’amour. Qu’on les supprime, et l’œuvre n’existe plus ; qu’ils subsistent seuls, elle demeure. Ils sont les pages essentielles, celles qui rendent témoignage, et qu’il faut interroger.

Le premier, le madrigal, est déjà significatif. Rappelons-nous la première rencontre de Faust et de Marguerite : la demande et le refus en une seule phrase, l’hésitation de la requête, la modestie de la réponse, et ces mots : demoiselle ni belle, répétés si tristement. Rien de semblable ici, rien d’incertain ni de suspendu, rien qui doute ou qui craigne. Juliette écoute Roméo jusqu’au bout, sans l’interrompre et surtout sans l’éloigner ; ingénument sollicitée, elle consent ingénument. Enfin de ses lèvres à elle, la même mélodie s’échappe que de ses lèvres à lui, car déjà tous deux n’ont pour jamais qu’une âme, et leur premier soupir pareil, annonce leur éternelle unanimité.

Gounod donnait parfois comme une des principales raisons qu’il avait eues de renoncer au sacerdoce, le devoir par lui redouté de la confession féminine. Plus libre que le prêtre, l’artiste put se dédommager, et Gounod a confessé d’adorables pénitentes : Sapho, Marguerite, et surtout Juliette. On a défini la musique le rapport entre le son et l’âme. Jamais ce rapport ne fut plus finement saisi que dans le second acte de Roméo ; jamais d’une âme plus délicate le son ne fut un plus délicat interprète. Juliette vit ici par les sons d’une vie aussi complexe que par les mots. À la clarté changeante de la musique on voit ondoyer et miroiter son âme. À toute variante de pensée et de sentiment correspond une variante de mélodie, d’harmonie ou d’instrumentation. Pour la grâce obéissante des contours, pour la docilité comme pour la liberté de la forme, ces pages sont uniques dans l’œuvre entier de Gounod. Ici mieux encore et plus longtemps que dans l’acte du jardin de Faust, apparaît la nouveauté de ce style : la trame souple et continue, l’homogénéité du discours musical, l’équilibre ou la fusion de la mélodie et du récitatif. Plus de rigueur, plus de bornes surtout, comme disait Gounod lui-même ; toujours des bases, comme il disait aussi. Sur les pages du vieil et cher album, avec quelle aisance court la ligne chantante ! Quelle subtile main dessina cette figure de femme En faut-il rappeler tous les traits ? Dirons-nous la rêveuse langueur des premières paroles : Hélas ! moi le haïr ! Et puis, de ce mouvement soudain : Qui m’écoute ! la surprise fière, « et même un peu farouche ». M’aimes-tu, poursuit la douce questionneuse, et deux accords, prévenant Roméo, se hâtent de répondre pour lui. Sans cesse renaissant, coupé toujours, haché nulle part, le dialogue n’est pas moins un que divers. Tantôt ce sont des mouvemens brefs, des lueurs qui passent, des insinuations ou des réticences, tantôt de larges périodes et des effusions lyriques. Partout ici Juliette joue le rôle principal et nous apparaît autrement décidée, autrement active que Marguerite. Elle ne s’abandonne pas, elle se donne volontairement, et de ce don spontané l’enfant, non moins sage qu’aimante, fixe elle-même les conditions saintes. Avec quelle loyauté et quelle chasteté hardie ! Dans les transports et les sermens alternés des deux amans se trahit le sens le plus délicat de l’amour féminin et de l’amour viril. Deux phrases qui se répondent les caractérisent et les distinguent l’un de l’autre. Elles se ressemblent et diffèrent à la fois. les deux phrases que nous voulons dire : celle de Juliette : Et mon honneur se fie au tien, et la réplique de Roméo : Ah ! je te l’ai dit, je t’adore. Même rythme en toutes les deux, mouvement identique et pareille envolée des harpes ; mais plus large, animé par un souffle plus mâle, exhalé d’une plus robuste poitrine, le chant de Roméo se répand avec plus d’emportement et de magnificence. De l’accompagnement aussi les notes plus nombreuses (quatre par temps au lieu de trois) font plus rapides et plus chaleureux des arpèges que l’unisson des violoncelles vient encore fortifier. Ainsi tous les élémens de la musique concourent à la perfection de l’analyse morale. Ainsi les rapports et les valeurs sont gardés entre les deux figures. Ainsi la variété s’introduit dans ce qui pouvait être monotone, et dans ce qui pouvait être confus et vague, l’exactitude, les nuances et les distinctions.

L’acte s’achève sans hâte. Des parenthèses charmantes, de gracieux détours le retardent. C’est la phrase de Juliette : Comme un oiseau captif, où la musique imite et reproduit presque l’image pittoresque de la poésie ; c’est le doux nocturne par lequel avait commencé l’acte et par lequel il finit. Que ceux qui ne font entre Faust et Roméo nulle différence, écoutent cet épilogue en se souvenant d’un autre. Sous la fenêtre ouverte par Marguerite les mélodies et les sonorités se mêlaient voluptueusement. Toute modulation ressemblait à une défaillance ; toute cadence était véritablement une chute. Frissonnant de désir et d’amoureuse impatience, l’orchestre même se fondait en langueur. Un soir que nous écoutions cette scène à côté de Gounod, il nous demanda de sa voix profonde : « Mon enfant, sens-tu des cheveux de femme autour de ton cou ? » Et vraiment c’est à peine si l’étrange question nous fit sourire, car en toute cette musique, dans ces chants et contre-chants de hautbois, de flûtes et de cors, dans les enveloppantes douceurs de la symphonie délicieuse, on croyait sentir le parfum et presque l’enlacement d’une telle caresse. Rien de semblable sous la fenêtre que vient de fermer Juliette ; rien qu’une mélodie sereine, accompagnée purement ; un chant qui descend par degrés égaux, nulle recherche de timbres, pas de sonorités étranges et qui troublent, partout enfin l’assurance que le jardin de Juliette n’est pas celui de Marguerite, et qu’embaumés d’amour l’un et l’autre, ils ne le sont pas du même amour.


« Je crois,- écrivait Gounod de Saint-Raphaël au mois d’avril 1865, — je crois que j’ai trouvé pour le lever du rideau de la chambre à coucher de Juliette une petite ritournelle qui est assez tendre et passionnée… »


Et quelques jours plus tard :


« Enfin je le tiens, cet endiablé duo du quatrième acte. Ah ! que je voudrais savoir si c’est bien lui ! Il me semble que c’est lui. Je les vois bien tous deux, je les entends. Mais les ai-je bien vus, bien entendus, ces deux amans ? S’ils pouvaient me le dire eux-mêmes et me faire signe que oui ! Je le lis, ce duo, je le relis, je l’écoute avec toute mon attention ; je tâche de le trouver mauvais ; j’ai une frayeur de le trouver bon et de me tromper… Et pourtant il m’a brûlé, il me brûle, il est d’une naissance sincère… Enfin j’y crois. Voix, orchestre, tout y joue son rôle : les violons se passionnent ; les enlacemens de Juliette, l’anxiété de Roméo, ses étreintes enivrées, des accens soudains de quatre ou huit mesures au milieu de cette lutte entre l’amour et l’imprudence, il me semble que tout cela s’y trouve. »


Tout cela s’y trouve en effet, et Gounod avait raison de croire en son duo ; c’était lui, c’était bien lui. La « petite ritournelle assez tendre et passionnée » n’est pas inférieure à la phrase de Faust : O nuit d’amour. Par une curieuse rencontre, elle se trouve être exactement, au moins dans sa première mesure, cette même phrase reproduite, mais descendant au lieu de monter, autrement dit renversée. On pourrait la donner, elle aussi, pour un modèle parfait de la phrase de Gounod. Elle en réunit tous les caractères ; la facilité, l’élégance, le trait en même temps précis et large, la tendresse intime et intense à la fois, le développement sans obstacle et la chute sans précipitation. Elle ressemble aussi peu que possible à la phrase wagnérienne, à telle ou telle phrase amoureuse de Tristan par exemple. Elle exprime non pas l’aspiration, la tendance et l’effort, mais plutôt une plénitude heureuse, un désir éternel, éternellement satisfait. Quant au duo nuptial, il est permis, sans craindre de l’estimer trop haut, d’en égaler au moins une page, un mouvement, à l’immortel duo de Shakspeare. « Veux-tu donc partir ? Le jour est loin encore. C’était le rossignol, et non l’alouette, dont le chant a percé ton oreille craintive. Il chante la nuit sur ce grenadier là-bas. Crois-moi, mon amour, c’était le rossignol. — C’était l’alouette, le héraut du matin, et non le rossignol[9] … » Paroles, musique, rien de tout cela n’est wagnérien. La même antithèse, le même débat entre la nuit et le jour se retrouve dans le grand duo d’amour de Tristan, mais abstrait, mais transposé dans l’ordre et presque dans le langage de la métaphysique. Chez Shakspeare et Gounod au contraire, tout est concret, tout est image, et pour évoquer ou symboliser la lutte entre les ténèbres amies et la lumière ennemie de l’amour, toute la philosophie allemande ne prévaudra jamais contre ces deux seuls mots jetés dans la nuit d’Italie : le rossignol ! l’alouette ! — Et quel éclat ajoute ici la musique à la poésie ! Oui, même à cette poésie. Comme elle en renforce l’élan et le transport ! Comme le verbe devient par elle plus lumineux encore et plus puissant ! Un instant Gounod enveloppe Shakspeare, l’entraîne, et c’est la musique, pareille au fleuve de la fable, qui roule de l’or en ses flots. Si le Gounod de Roméo manque parfois de fougue et de violence, s’il n’est pas toujours assez méridional, s’il a moins de passion que de tendresse, voilà du moins des pages à l’abri de tels reproches. Voilà les « deux enfans du pays où tout est lumière… voilà la nature italienne avec ses volcans à fleur d’âme et sa vie morale si prompte à se jeter au dehors du moi interne[10]. » Chant, orchestre, tout déborde à la fois, et jamais le musicien n’avait encore manifesté tant de force expansive, une pareille puissance de projection et d’explosion.

Il a porté cette puissance au comble dans l’admirable scène du tombeau. Le dernier acte de Roméo et Juliette est peut-être d’un plus grand musicien que le dernier acte de Faust. Celui de Faust est beau par la répétition, celui de Roméo par le renouvellement. Dans le finale de Faust et la triple invocation : Anges purs, anges radieux ! il n’y a qu’une progression de tonalité, la formule mélodique demeurant la même. Ici au contraire la progression est plus que tonale ; d’un bout à l’autre de la scène, l’exaltation du sentiment se traduit par une gradation de phrases toujours plus pathétiques, par un redoublement continu d’éloquence passionnée et funèbre, par les adjurations de plus en plus lyriques de Roméo à la douce morte. Autant que la surabondance de l’invention, il en faut admirer la liberté. Symphonique et chantante, cette musique n’est esclave d’aucun parti pris ni d’aucun système. Belle par la mélodie et les accords, par les timbres et par l’accent de la déclamation, elle sait l’être aussi par l’élaboration des thèmes (voir le réveil de Juliette) ou simplement (voir la reprise du thème de l’alouette) par leur brusque retour. Tout conspire à faire de ce dernier acte une sorte d’assomption. La fin de Sapho était un chef-d’œuvre d’apaisement, presque d’immobilité ; ce qu’il y a d’admirable en cette fin de Roméo, c’est qu’elle se meut, c’est qu’elle monte. Musique statique d’une part et de l’autre dynamique, diraient les savans. Et Gounod enfin, musicien d’amour, ne le fut jamais d’un tel amour. Qu’est-ce que le dénouement de Faust auprès de ce dénouement ? L’idée plus haute ici a porté plus haut la musique. Des quatre duos que renferme la partition de Roméo, le dernier dépasse les autres ; il les confirme en quelque sorte ou les consomme. Il est la suprême consécration de cette unanimité immédiate, invincible, absolue, qui met au-dessus de tous les amours de l’histoire et de la légende, l’amour des enfans de Vérone. L’amour, suivant une parole sacrée, veut ou fait les âmes pareilles, pares aut invenit aut facit. Si les pages finales de Roméo sont les plus belles, c’est qu’on y entend chanter pour la dernière fois deux âmes plus que jamais pareilles, et plus près de l’être pour l’éternité.


V

Mgr Gay écrivait un jour à Gounod : « Je sais ton âme par cœur. Ce n’est qu’en Dieu qu’elle peut se reposer, se dilater et fleurir. » Le prêtre connaissait bien l’artiste. C’est en Dieu qu’après le travail, la fatigue, la défaillance même, cette âme enfin se reposa ; en Dieu qu’elle fleurit sinon ses plus belles, du moins ses dernières fleurs. Années antiques, années d’amour, années pieuses ; on pourrait diviser ainsi la carrière du musicien de Sapho et d’Ulysse, de Faust et de Roméo, de Rédemption et de Mors et Vita. N’est-ce pas l’ordre d’une belle vie ? Gounod avait eu la jeunesse d’un lévite ; sa vieillesse fut d’un patriarche. Le sentiment religieux, qui ne s’était jamais retiré de son âme, finit par l’occuper tout entière. Je dis le sentiment, parce qu’à propos de Gounod c’est toujours le mot qui se présente d’abord ; mais il faut dire aussi l’idée religieuse, car Gounod fut chrétien par l’intelligence autant que par le cœur, et n’eut pas moins de foi que d’amour. Aucun artiste contemporain n’a ressenti plus que lui le goût, la passion du divin, et du divin sous toutes ses formes. Il le cherchait et l’adorait en toute vérité comme en toute beauté : dans la doctrine de l’Évangile et dans le génie de Mozart, dans une page de saint Augustin, dans une symphonie de Beethoven et dans une formule de Copernic ou de Kepler. Parmi les manuscrits qu’il a laissés, nombreux sont les essais de philosophie ou de théologie. Ce sont des Études de logique, signées l’abbé Gounod, des Méditations sur la prière, des notes sur l’Histoire comparée des religions, sur la Foi et la raison, sur l’Hostilité envers l’enseignement de l’Église. C’est encore un Essai philosophique sur les Dogmes, une élégante traduction de Dix sermons du pape saint Léon sur la fête de Noël ; enfin, sur une grande feuille de papier, dans un vaste demi-cercle tracé au crayon, le maître avait groupé les principaux articles de la foi chrétienne, et dessiné une sorte de plan du monde métaphysique et moral.

Ainsi méditait le croyant qu’était Gounod. Mais quand survenait l’artiste qu’il était aussi, qu’il était surtout, une métamorphose ou plutôt une réaction avait lieu. En passant du domaine de l’intelligence dans celui de la sensibilité, de l’ordre spéculatif dans l’ordre formel, je veux dire dans l’ordre spécial des formes sonores, la pensée du maître se modifiait. Elle s’adaptait naturellement au tempérament, au génie du musicien, elle en reproduisait le caractère essentiel. Or ce caractère étant, nous l’avons reconnu, la tendresse, musicien religieux ou musicien profane. Gounod resta toujours et avant tout musicien d’amour. On s’est plaint, scandalisé même comme d’une confusion, d’une inconvenance, voire d’un sacrilège. On a prononcé de grands mots, et de gros mots, parlé de piété voluptueuse et de mysticisme érotique. Peu s’en est fallu qu’on ne dénonçât en l’auteur de Rédemption le Renan de la musique, le chantre équivoque lui aussi de la piété sans la foi, celui dont la harpe sonne comme une lyre et qui célèbre sur le même mode l’amour divin et tout autres amours. Il y a là plus qu’un malentendu, je crois un défaut de justice et de justesse aussi. N’oublions pas d’abord que la loi de l’appropriation d’un certain style aux sujets sacrés, ne régit peut-être pas avec autant de rigueur l’ordre littéraire et l’ordre artistique. L’art étant un mode d’expression moins direct et moins précis que la parole, il semble que l’interprétation par les formes, sonores ou plastiques, puisse être plus libre, plus lâche en quelque sorte, que l’interprétation par les mots. En art la vérité, même la vérité religieuse, souffre certaines hardiesses et n’en est point outragée. Le pinceau ne la blesse pas comme la plume, et tandis que deux mots suffisent à Renan pour dénaturer le Christ, Véronèse a pu sans impiété l’asseoir sous les portiques de Venise, à des banquets de patriciens. La musique paraît plus privilégiée encore. Son langage, qui sait être à la fois le plus ardent et le plus chaste, est aussi celui qui permet, avec les moindres risques de profanation ou d’irrévérence, l’expression par des signes pareils de l’amour divin et des humaines amours. S’il se peut que la même phrase accompagne et prétende traduire l’extase baptismale d’un Polyeucte et l’ivresse amoureuse d’un Roméo, cela ne se peut assurément qu’en musique. À cette assimilation ou plutôt à ce double emploi les mots se refuseront toujours ; les sons au contraire peuvent s’y essayer. Aussi bien fut-il jamais un musicien, et plus généralement un artiste, qui changeant de sujet ait changé de style, et n’ait pas réduit à l’unité de son génie personnel l’infinie diversité des choses, des idées et des sentimens ? Jusqu’en sa musique mondaine Palestrina demeure religieux et ce n’est guère que par les paroles que ses madrigaux diffèrent de ses motets. Hændel emprunte à ses opéras certaines pages de ses œuvres sacrées. Le Mozart d’Idoménée et celui du Requiem ne sont pas deux Mozart, et Beethoven est le même dans la Messe solennelle et dans la Symphonie avec chœurs. Voilà d’illustres exemples et, si Gounod en avait besoin, de glorieuses excuses. Mais en a-t-il besoin ? L’amour, pour être divin, ne cesse ni de s’appeler ni d’être l’amour, et Gounod n’a jamais pu le chanter qu’amoureusement. Qu’il en ait toujours donné la plus haute et la plus forte expression, on ne saurait le soutenir ; mais n’est-ce donc rien d’en avoir donné l’expression la plus tendre ? Le mysticisme n’est pas toute la religion, ou toute la piété ; il en est cependant une partie et comme un mode légitime, et dans la musique de Gounod il a prévalu. L’âme du maître était de celles dont parle Fénelon dans ses Lettres spirituelles, de celles plutôt auxquelles il parle, qu’il avertit et reprend, mais qu’il comprend mieux encore et qu’il aime en secret parce qu’elles ressemblent à son âme. « Elles sont, dit-il, toutes dans le sentiment ; elles ne prennent pour réel que ce qu’elles goûtent et imaginent ; elles deviennent en quelque manière enthousiastes… Elles ne suivent Jésus-Christ que pour les pains miraculeusement multipliés ; elles veulent des cailles au désert ; elles cherchent toujours, comme saint Pierre, à dresser des tentes sur le Thabor et à dire : O que nous sommes bien ici ! — Heureuse l’âme qui est également fidèle dans l’abondance sensible et dans la privation la plus rigoureuse… Elle mange le pain quotidien de pure foi et ne cherche ni à sentir le goût que Dieu lui ôte, ni à voir ce que Dieu lui cache… Quand on perd, sans se procurer cette perte par infidélité, le goût sensible, on ne perd que ce que perd un enfant que ses parens sèvrent : le pain sec et dur est moins doux, mais plus nourrissant que le lait. »

Cette page suffirait à définir deux fois, par tout ce qu’il possède et par tout ce dont il manque, l’art religieux de Gounod. La ferveur et l’abondance sensible, l’amour enivré du Thabor, la délectation plus que la volonté nue et la pure foi, le lait en un mot plutôt que le pain, voilà l’aliment de ce génie, et s’il faut reconnaître qu’il y en a de plus solides, on peut avouer au moins qu’il n’en est pas de plus délicieux.

Oui, les grands ancêtres nous avaient donné le nécessaire Gounod nous a donné les délices. Les Palestrina, les Bach élevèrent les cathédrales géantes ; à leur ombre Gounod a bâti son église. Elle est blanche, élégante, toute parfumée et fleurie ; on y est bien pour goûter Dieu. J’aime à l’imaginer, à la voir ou plutôt à l’entendre en rêve, harmonieuse de la seule musique du maître. On n’y chanterait pas d’autres chants que les siens, et ce serait encore une belle liturgie. Trois œuvres en fourniraient les élémens : Polyeucte, Mors et Vita et Rédemption. Elle serait complète, car elle comprendrait à la fois des récits ou des tableaux d’après les saints Livres, des méditations et des prières. Ainsi elle servirait tantôt à la commémoration des événemens ou des mystères, tantôt à l’effusion des âmes.

Polyeucte est une œuvre de transition entre les opéras de Gounod et ses oratorios. Étant donné la double nature du sujet, amoureux et chrétien, on pouvait espérer que Polyeucte serait l’un des chefs-d’œuvre du maître. Il ne l’est pas, mais Polyeucte du moins contient un chef-d’œuvre, un admirable morceau d’éloquence sacrée : la lecture de l’Évangile faite par Polyeucte à Pauline dans la prison. Au nom de leur amour, au nom des Dieux que longtemps ils adorèrent ensemble, Pauline a supplié son époux vainement. Lui, pour toute réponse, ouvre l’Évangile et lit. Il lit d’abord la Nativité, l’adoration des Mages : Jésus en ce temps-là naquit à Bethléem. Aux sons d’un vieux noël, les mystères de l’enfance divine se déroulent. Imperturbable, insensible en apparence à force de pieux respect, la voix du récitant psalmodie sur une seule note ; un simple hautbois l’accompagne. Alors, ce que n’avaient pu faire trois actes d’opéra : créer l’antithèse historique et morale qui résume et partage un tel sujet, voici que pour l’accomplir il suffit d’une frêle ritournelle ; et le paganisme, et Rome, et tout le vieux monde s’écroule au souffle d’un chalumeau de berger. Contre ce souffle grandissant, en vain se raidit la fière patricienne. À chacun de ses mépris répond une plus forte et plus impérieuse leçon. Puis, reprend la voix : puis, quand ils l’eurent condamné, Au Golgotha Jésus fut emmené. Qui donc, ayant lu de telles pages, refuserait encore à Gounod la dignité, la sublimité même du style religieux ? Il n’est pas en musique de plus beau crucifiement. « Lorsque je serai élevé, j’attirerai tout à moi. » C’est en s’élevant aussi que la voix de Polyeucte attire tout à elle. Elle s’élève lentement, et de sa lenteur même sa puissance d’attraction ne fait que s’accroître. Chaque note plus haute est plus forte et plus éclatante. L’orchestre au contraire s’assombrit. Des triolets désemparés s’y traînent à travers les ténèbres. Mais la voix monte, monte toujours, jusqu’à ce que sur ces mots : Et les cieux mêmes ont pleuré, le souffle et les notes lui manquant à la fois, elle touche au faîte, en retombe et se brise. Gounod, les variantes de son manuscrit en témoignent, a cherché longtemps cet admirable cri. Une autre fois, une seule, il en a retrouvé l’éloquence. Dans le recueil inédit de ses pensées, j’ai lu cette exclamation : « L’homme a coûté Dieu ! Et Dieu ne coûterait rien à l’homme ! » Il semble que le mouvement, le transport soit le même, et qu’en ce peu de mots comme en ce peu de notes on entende éclater à la fois toute la reconnaissance et toute l’horreur de l’homme qui a coûté Dieu.

En ses deux oratorios jamais Gounod ne fut plus pathétique ; à diverses reprises il fut encore plus touchant. Rédemption et Mors et Vita ne sont ni des œuvres totales, ni des œuvres grandioses. Il arrive qu’elles faiblissent et qu’elles ploient : avec grâce sans doute, mais enfin elles ploient. Elles sont moins les monumens de la foi robuste que de la piété tendre, et si le temps vient à les ruiner un jour, leurs ruines mêmes n’auront rien de sévère, encore moins de terrible. Mors et Vita ! tandis que ce titre seul, les deux mots qui le composent, l’ordre dans lequel ils se suivent, tout annonce une pensée puissante, l’œuvre même ne trahit guère qu’un sentiment souvent profond et plus souvent exquis. L’un des plus beaux épisodes en est bien connu : c’est Judex. Il se compose d’une phrase deux fois exposée : par l’orchestre seul d’abord, puis par l’orchestre auquel les chœurs se sont unis. Cette phrase est la phrase de Gounod par excellence ; c’est à peu de chose près une phrase du prélude de Faust élargie démesurément, enveloppant d’une plus noble courbe un espace plus large et plus rayonnant. On reconnaît jusqu’à l’accompagnement : les triolets réguliers dont Gounod aime à soutenir ses nobles cantilènes. Judex. Oh ! le doux jugement, où nous serons tous à la droite du juge ! Oh ! la tendre, ineffablement tendre mélodie, qui ne s’élève pas pour maudire, mais qui s’ouvre comme pour un embrassement divin. Dira-t-on qu’elle est passionnée ? Oui, si passion signifie amour ; non, si cela signifie souffrance, car tout aime en cette musique et rien ne souffre. Le Christ qu’elle annonce n’est pas celui de Michel-Ange mais celui de Raphaël, celui de la Dispute (et pour nommer la fresque suave, je voudrais un nom plus doux) ; celui qui trône sur les nuées, mais qui ne voit autour au-dessous de lui que des saints, des élus, des heureux.

Heureux ! Tel est le dernier mot de cette musique : Beati qui lavant stolas suas ! — Felix culpa ! Voilà les pages maîtresses, les pages authentiques et révélatrices du maître. Beati qui lavant stolas suas in sanguine Agni ! Dans ce texte sacré, le musicien a vu l’idée doctrinale moins que le tableau, le paysage plus que le sacrement. Quand il jouait, en la commentant, cette page, je me souviens qu’il avait coutume de traduire : « Elles lavent, elles lavent en chantant. » Il féminisait malgré lui les personnage et pour nous comme pour lui-même, ces rythmes gracieux, ces clairs triangles tintant comme des clochettes, tout évoquait je sais quelle pastorale féminine et primitive, et dans une prairie mystique où van Eyck eût semé ses fleurs, des lavandières divines plongeant au sang de l’Agneau des tuniques de lin.

Félix culpa ! « Heureuse faute, qui nous valut un tel Rédempteur ! » Plus sensible à la félicité qu’à la faute, Gounod oublie ici le péché pour ne se rappeler, et avec quel amour ! que le salut et le Sauveur. En dehors même de toute signification psychologique, analysée en soi, une telle mélodie mérite qu’on s’y arrête. Elle est, dans la pleine acception du mot, une mélodie, une idée musicale. Or voici ce que Gounod entendait par là.


« Une idée, c’est une forme musicale précise, qui me saisit à l’instant, sans attendre, et de plus une forme féconde, qui contient en elle tout le morceau qu’elle annonce, morceau qui se déroule clair, puissant, logique, un, sans que je sois obligé de me traîner à tâtons pour en percevoir la robuste et majestueuse identité. L’ensemble de la conception découle de son principe, non par voie d’artifices, de complexités arbitraires facultatives, mais par voie de génération… Le propre d’une mélodie, c’est d’être non pas une forme quelconque, plus ou moins vague, mais une silhouette déterminée, un contour distinct, frappant instantanément, dès sa première apparition. Ce n’est point une énigme, un problème ; c’est une figure nette ; c’est-à-dire un être. Une succession telle quelle de notes ne constitue pas une mélodie ; il faut que cette succession aboutisse à une réalité complète, vivante par elle-même et consistante par elle seule. Prenons, je suppose, les deux adorables cantilènes de Chérubin dans les Noces de Figaro de Mozart : Je ne sais quelle ardeur me pénètre et Mon cœur soupire. Détachons-les momentanément du sentiment qu’elles expriment et du délicieux orchestre qui les accompagne. N’est-il pas évident qu’elles sont par elles-mêmes ? Ne contiennent-elles pas tout ce qui constitue le sens et la précision d’une idée le contour net, le rythme caractéristique et constant, et même l’harmonie impliquée dans la mélodie ? »


Les idées, ainsi entendues, étaient presque toute la musique d’autrefois ; elles ne sont presque plus rien dans la musique d’aujourd’hui. Mozart en effet ne connut jamais un autre mode de pensée, et Gounod, qui invoquait toujours Mozart, lui ressemblait à cet égard. C’est de la phrase de Mozart que procède une phrase comme le Felix culpa. Elle a trente mesures, dont pas une seule n’est inutile, encore moins étrangère aux autres. Rien ne l’arrête et rien ne l’égare. Elle ne se hâte pas plus qu’elle ne se lasse, sûre de trouver tout le long de son heureux chemin des haltes ménagées et comme des repos délicieux. Continue et cependant partagée, elle est un parfait exemplaire de l’ordre et de l’harmonie, non pas dans la combinaison, car elle est simple, mais dans la succession et le développement. Jamais enfin la cadence chère à Gounod ne fut plus qu’ici douce et comme amortie avec amour. Devant une telle page on ne songe plus à se demander si l’œuvre qui la renferme a tenu toutes les promesses d’un titre peut-être trop ambitieux. On se dit que dans Mors et Vita le sentiment a plus d’une fois prévalu sur l’idée, et que c’est une faute peut-être, mais comme celle que Gounod chanta si tendrement, une faute heureuse.

Tu fis ton Dieu mortel et tu l’en aimas mieux.


Ce vers pourrait servir d’épigraphe à Rédemption. Il en exprimerait bien le charme pénétrant, la beauté touchante et cette douceur enfin plus que jamais passionnée et pieusement amoureuse, qui semble un hommage à l’humanité plus encore qu’à la divinité du Christ. Nous parlions tout à l’heure de la liturgie de Gounod, et nous disions qu’on y trouverait également des récits et des prières. Après le Crucifiement de Polyeucte, voici une Résurrection ; non pas le miracle même, l’élan sublime hors de la mort, mais les scènes qui suivent, plus intimes et partant plus favorables au génie du maître : les saintes Marie au sépulcre, et l’apparition de Jésus au milieu d’elles. De lourdes critiques ont pesé sur ces pages exquises. Aux visiteuses sacrées, on a reproché de trop aimables empressemens. Elles courent, a-t-on dit, comme feraient les magnanarelles. De leur pieuse hâte on n’a pas compris le naturel et la simplicité. Comment cheminèrent-elles donc, il y a deux mille ans, par les sentiers de Judée ? Fallait-il autre chose ici que cette pastorale, cette espèce de noël attristé, ce noël de mort ? Elles coururent au tombeau, les humbles femmes, comme à la crèche autrefois avaient couru les bergers. Elles allèrent pleurant, et la naïve symphonie est mélancolique, printanière aussi, presque souriante à travers les larmes, car elles allèrent par un matin d’Orient, par un matin déjà fleuri, rendre des soins funèbres, mais tendres à leur doux maître enseveli. Qu’on ne prenne donc point ici la défense du grand art ; il n’est pas menacé. Que plutôt on admire un art intime et familier, un sentiment primitif et profond, réaliste au meilleur sens du mot ; qu’on reconnaisse enfin ce double idéal dont Gounod un jour nous disait qu’il doit être à la fois « supérieur et prochain ».

« Supérieures » sont des pages comme le discours de l’ange aux saintes femmes, les derniers mots surtout : Voyez, voici la place où son corps fut posé. Devant cet élan de ferveur, ce paroxysme de passion, ne criez pas non plus au sacrilège. Gounod s’en serait justifié (et avec quel éclat !) non pas même par la piété, mais par la plus simple, la plus stricte foi. Ces linges ont touché les divines paupières. Est-ce donc autre chose qu’un dogme, le dogme d’amour par excellence, dont les notes extasiées et, puisqu’il faut le dire, amoureuses, chantent ici le prodige ? Ceci est mon corps, a dit le Christ un jour, et la phrase ou la cadence de Gounod est sublime, parce que de ce corps lui-même elle nous fait presque sentir la présence et comme l’attouchement divin.

Voici de nouveau les beautés « prochaines ». Ayant vu le Seigneur et l’ayant entendu, les saintes femmes s’en vont. Non pas certes comme elles étaient venues, mais consolées, mais joyeuses. Et leur rapport aux apôtres, ce scherzo mendelssohnien, ce babillage, j’allais dire ce commérage pieux, cette hâte et cette émulation dans le récit, tout cela forme encore un chef-d’œuvre de réalisme primitif et de familière vérité. Étonnés et peut-être un peu assourdis, les apôtres doutent d’abord. « Ils croyaient, dit saint Luc, que c’étaient des rêveries. » Alors la nécessité de les convaincre élève au-dessus d’elles-mêmes les humbles messagères. Elles ne racontent plus, elles proclament, elles confessent, et de leurs lèvres devenues éloquentes jaillit comme une flamme le témoignage sacré. L’antithèse est heureuse entre la bonhomie des pages qui précèdent et le lyrisme du cantique : Vos bontés paternelles, Seigneur, à vos fidèles enseignent votre loi. Dans l’œuvre du musicien, je ne sais pas un plus magnifique mouvement, un plus beau cri d’amour divin. Jamais la mélodie de Gounod, cette mélodie ascendante et circulaire, n’est montée plus haut en élargissant davantage le cercle de son vol.

Le dogme de la Rédemption fut toujours le dogme favori de Gounod. Voici ce qu’il en écrivait un jour


« Le premier principe simple, lumineux, fécond, inépuisable, et d’où découle tout entière et sans solution l’admirable et invulnérable économie de la doctrine catholique, c’est le dogme de la chute originelle appelant le dogme de la rédemption. Hors de là le problème religieux reste sans solution ; il n’y a plus qu’un effroyable chaos au-dessus duquel se balancent comme deux fantômes désespérans la misère de l’homme et la cruauté de Dieu. Avec le dogme de la chute originelle et celui de la rédemption, tout reprend sa place, tout s’explique, tout s’enchaîne dans un ordre si calme, si lumineux, si satisfaisant, que le mystère lui-même semble disparaître devant le ravissement de l’esprit et du cœur, tant la conscience et la misère de l’homme y sont apaisées par cette ineffable conciliation Ide la justice et de la bonté divines. »


À cet exposé, ou mieux à ce résumé par les mots correspond un résumé par les notes : c’est le prologue même de l’oratorio, sorte de sommaire anticipé, dont l’œuvre entière n’est que la paraphrase en récits et en prières. Cette page est pour ainsi dire la plus dogmatique et la plus doctrinale de Gounod. Et la doctrine et le dogme même y furent par lui dans cette page tout animés et comme échauffés de tendresse. La mélodie typique du Christ, apparue pour la première fois, est plus affectueuse encore et plus intime surtout que la mélodie de Judex dans Mors et Vita. Le petit choral : La terre est mon partage, est délicieux de bienveillance et d’aménité divine ; le trait de violons qui le couronne et les derniers mots du Sauveur s’offrant lui-même O mon père, je viens.. . ont une suavité sans pareille. Ainsi la page littéraire et la page musicale se ressemblent, et Gounod dit les mêmes choses en l’un et l’autre langage. Si nous avons gardé pour la fin l’analyse de cette courte préface, c’est qu’elle équivaut non seulement à un épilogue, mais à une conclusion ; c’est que nous y avons cru trouver une dernière et totale révélation de l’âme ardente et du beau génie où toute pensée devenait passion, où tout acte de foi s’achevait en acte d’amour.


VI

Tel que nous le connaissons maintenant, où convient-il de le placer ? — Dans la région des idées claires et des sentimens tendres. Le mot de saint Bernard : Ardere et lucere, aurait pu servir de devise à Gounod. Son œuvre est lumineuse et elle est chaude. Qu’on prenne en cette œuvre une mélodie au hasard, j’entends une de celles qui comptent et qui marquent : les stances de Sapho, le cantique de Rédemption : Vos bontés paternelles ; « Félix culpa » de Mors et Vita ; « Salut, demeure chaste et pure » dans Faust, ou dans Roméo le duo de l’alouette, en chacune de ces pages brûle une flamme, une flamme d’amour. De quel amour, nous avons tâché de le faire apercevoir. L’amour que chanta Gounod est moins violent que tendre ; il n’a rien d’âpre ou de frénétique : on ne le sent jamais, comme parfois chez Wagner, frère de la destruction et de la mort. De plus, il est l’amour aimé pour lui-même et pour lui seul ; pur de tout mélange, il n’emprunte aucun intérêt, fût-ce de contraste, soit à l’épopée comme chez Wagner encore, soit, comme chez Meyerbeer, à l’histoire. Enfin c’est un amour intime, familier, et qu’avant Gounod la musique française ne connaissait pas. Notre opéra d’alors avait plus d’ambition ; notre opéra-comique, moins de profondeur et de poésie. Exempt de frivolité comme d’emphase, l’art qu’inaugurait Gounod l’était aussi de complication et d’obscurité. Toute mélodie de Gounod est claire. L’oreille et l’esprit en saisissent immédiatement l’économie et l’architecture : la répétition d’abord, et, pour ainsi dire, le report continuel à des hauteurs diverses, du motif ou de la ligne sonore. Par là, par cette symétrie caractéristique. Gounod est un classique pur, un fils, non seulement de Mozart, mais de Bach.

De cette dernière filiation, le fameux Ave Maria du maître suffirait seul à témoigner. Il est un parfait modèle de la forme ou de la formule mélodique de Gounod, et puisque cette formule s’est aussi naturellement adaptée aux harmonies de Bach, c’est qu’elle y était d’avance contenue et comme impliquée.

Eclairée en quelque sorte par la reproduction constante de périodes similaires, la mélodie de Gounod l’est encore par sa cadence finale, par sa chute ou plutôt sa molle descente dans la lumière et dans la paix. Hegel a très bien dit à propos des accords dissonans : « L’harmonie ne peut consister dans de pareils accords, qui ne donnent à l’oreille qu’une contradiction ; elle exige une conciliation, afin que l’oreille et l’âme soient satisfaites. Ainsi avec l’opposition est immédiatement donnée la nécessité d’une destruction de cette dissonance et d’un retour à l’accord parfait. Ce retour à l’unité, c’est le vrai en toute chose. »

De ce retour à la consonance, qui seule est le vrai en musique, parce que seule elle est sa propre fin, parce que seule elle demeure tandis que tout le reste passe ; de ce retour aucun musicien peut-être depuis Mozart n’aima plus que Gounod et ne fit plus aimer la suprême douceur. Toute mélodie du maître semble accomplir ou du moins imiter une destinée humaine. Après avoir grandi, vécu dans l’ardeur et la passion, c’est dans le calme, dans la sérénité qu’elle finit et meurt. Ainsi elle est belle deux fois ; elle réalise un double idéal et comble en nous un double désir : celui de l’émotion et celui de la vérité.

La vie même de Gounod fut semblable à l’un de ses chants. Son âme, qui jadis avait été de feu, finit par n’être plus qu’une aime de lumière. La paix y était descendue. Il ne composait plus guère. Si par hasard il prenait encore la plume, c’était pour écrire, non plus des pauvres passionnées, mais des œuvres contemplatives : des messes de style palestrinien, où volontairement il se renonçait lui-même et tâchait de fondre sa personnalité dans celle du grand artiste pieux. Je me souviens aussi d’un hymne à la nuit, l’une de ses dernières inspirations, plus calme encore peut-être et plus auguste que le Soir. Un jour, peu de temps avant Sa mort, un jour qu’il me chantait ce chant, je crus voir son œuvre entière passer devant moi. Je la vis aboutir, l’œuvre de passion et d’amour, à cette mélodie sereine, à ces consonances inaltérées, et je compris alors que dans le génie du maître et dans son âme s’était accomplie harmonieusement une profonde parole d’Amiel : « Aime et reste d’accord. »


CAMILLE BELLAIGUE

  1. Depuis que ces pages ont été écrites, la Revue de Paris a publié, sous le titre de Mémoires d’un artiste, les fragmens d’une autobiographie de Gounod. Nous renverrons quelquefois le lecteur à ces Mémoires, qui s’arrêtent en 1859.
  2. Victor Hugo.
  3. Mémoires d’un artiste.
  4. Ibid.
  5. Cet ami s’appelait alors l’abbé et depuis s’est appelé Mgr Gay. Il était excellent musicien ; « plus musicien que moi, » disait Gounod ; et l’éminent prélat disait à son tour : « Je sais moins théologien que lui. »
  6. Mémoires d’un artiste.
  7. Préface pour la traduction de Faust, par M. H. Bacharach ; M. Lévy, 1873.
  8. M. Emile Montégut, avertissement de Roméo et Juliette.
  9. Trad. Montégut.
  10. M. Emile Montégut, loc. cit.