Chasses et voyages au Congo/Texte entier

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Éditions de la “Revue mondiale” (p. 11-316).

MAURICE PESCATORE


Juin 1910. Le Comité International olympique tient cette année-là sa session annuelle à Luxembourg et comme d’habitude ses membres sont de la part de tous l’objet des plus charmantes attentions. Le château de Septfontaines est en fête pour eux. M. et Mme Pescatore les ont reçus à dîner. Une réception suit le dîner. Le parc est illuminé… Mes collègues et moi nous avons l’impression que déjà notre groupement s’est accru d’un nouvel élu. Jusqu’ici le Grand Duché n’était point représenté. Il va l’être… En effet quelques mois plus tard des suffrages unanimes désignèrent Maurice Pescatore pour ce poste. Car le C. I. O. tient fortement à ses prérogatives de « self recruiting body ». Ceux qui le composent étaient alors quarante et un appartenant à vingt-huit nationalités différentes. C’était, comme on le dira plus tard « la maquette de la Société des Nations avec vingt ans d’avance ». En fait les constitutions ne sont pas semblables et le vénérable M. Eyschen, ministre d’État du Luxembourg avait eu raison, la veille, de louer l’originalité de la nôtre qui fait des membres du C. I. O. les « ambassadeurs de l’idée olympique » dans leurs pays respectifs et non les délégués de leurs concitoyens au sein du Comité ; d’où résultent une stabilité et une indépendance peu communes. Telle était l’institution dont Maurice Pescatore désormais allait faire partie pendant dix-neuf ans jusqu’à ce qu’une mort prématurée l’arrachât à notre affection.

À la mienne surtout, car des liens s’étaient d’emblée forgés entre nous qui malgré l’âge différent (il venait de dépasser la quarantaine et j’approchais de la cinquantaine) eurent cette spontanéité charmante de la camaraderie printanière. Elle ne s’atténua point avec les années. Nous nous disions toutes choses avec l’abandon d’une confiance entière.

Qu’ai-je aimé en lui ?… Sa silhouette circule à travers tant de souvenirs ! Non seulement je le revois à chacune de nos sessions olympiques à Budapest, à Stockholm, à Lausanne, à Paris, à Rome, à Anvers, à Prague mais je l’entends au lendemain de la guerre prendre la parole à la Chambre Luxembourgeoise dont il fit partie pendant douze ans. Je me le rappelle courant Venise en gondole avec sa famille et la mienne, à Marseille, dans le tohu-bohu des départs pour l’Abyssinie où se complaisaient son sens pratique d’ancien industriel, sa passion d’aventures sportives et sa curiosité de voyageur insatiable. Je le retrouve à travers les circonstances et les entourages les plus disparates et toujours si admirablement lui-même, c’est-à-dire compréhensif à un degré rare, et modeste, à un degré bien plus rare encore. Beaucoup d’hommes de haute valeur s’imposent la modestie et réussissent à se faire pour cela justement apprécier. Mais elle est chez eux raisonnée en quelque sorte réfléchie. Maurice Pescatore possédait cette vertu de façon innée et constante. Elle lui coulait dans le sang. Les lecteurs des pages qui suivent s’apercevront de sa haute culture à laquelle lui-même ne croyait point. Il ne croyait jamais à ses propres qualités, pas même à sa valeur sportive. Et quel sportif n’était-il pas ?

Aux séances de la Chambre Luxembourgeoise que je viens de rappeler je me souviens d’avoir apprécié avec l’aisance de ses exposés, sa dialectique calme, bien enchaînée, ordonnée et dont l’idée centrale restait toujours visible de partout comme une cloche s’élevant au-dessus d’une agglomération d’habitations. Point d’effets oratoires sinon ceux qui résultent d’une pensée claire et convaincue. Il ne s’agissait alors de rien moins que des destins immédiats de régions bousculées par la guerre : de la grande politique par conséquent nécessitant qu’on tienne compte à la fois du passé et de l’avenir.

Il était né au Château-Giscours en Gironde, le 6 mars 1870. Ce grand vignoble appartenait à son grand-père. Son père l’administrait. À 24 ans il entra dans l’industrie. Sa famille maternelle était intéressée dans la Faïencerie de Septfontaines près Luxembourg. Il en devint directeur et exerça cette direction jusqu’en 1914. La guerre, l’occupation allemande du Grand Duché l’amenèrent à donner sa démission. Depuis 1905 il était bourgmestre de sa commune et depuis 1908 député du canton : poste dont il ne démissionna qu’après l’armistice, malgré la popularité dont il continuait de jouir parmi ses électeurs. Les mesures qu’il préconisait — et qui, à mon avis, étaient les bonnes — n’avaient pas été suivies. Il y a là un chapitre d’histoire diplomatique et politique qui sera bien intéressant à écrire…

Pendant la guerre, ayant contribué à fonder la Croix-Rouge Luxembourgeoise, il s’était employé en outre à organiser et à distribuer lui-même des secours aux habitants des régions dévastées limitrophes, françaises et belges. La médaille d’or de la Reconnaissance française et la Légion d’Honneur consacrèrent cette belle page de sa carrière active et courageuse.

Alors il voyagea… en sportif. À cette nouvelle forme de sa belle virilité, une mort sournoise et brusque devait mettre fin en moins de quarante-huit heures, le 30 avril 1929, à bord de L’Albertville qui le ramenait en Europe avec Mme Pescatore après leur vaillante traversée de l’Afrique.

Maurice Pescatore était par excellence un sportif. Celui-là se révèle par l’unité et la diversité avec lesquelles il prépare, exécute et apprécie chacune de ses performances. Préparation, exécution, appréciation réclament des qualités successives dissemblables et que pourtant doit animer une individualité aux contours nets, de substance uniforme et d’inspiration continue. C’est là, en somme, le grand secret de la valeur humaine. Le sport fournit, pour se l’assimiler, un terrain d’exercice et d’entraînement supérieur à tout autre. Le sportif qui est assez imprégné de cet idéal pratique pour pouvoir l’étendre à tous les domaines, le transposer notamment du plan musculaire au plan moral peut s’élever à de très hauts sommets. Celui dont je parle fut du nombre. La large minutie, si j’ose ainsi dire, avec laquelle il préparait ses exploits sportifs, la joyeuse philosophie avec laquelle il les exécutait, la tranquille équité avec laquelle il en jugeait ensuite ne se sont, je crois, jamais démenties, Par ces termes associés il me semble que son portrait peut être tracé de la plus exacte manière et qu’en les assemblant j’aurai donné de lui une juste idée. Mais que sont les mots — pierres froides — sans la flamme de vie qui est le ciment de l’édifice ? Je remercie du moins celle qui m’a donné ce privilège d’inscrire en tête d’un petit volume plein d’enseignements l’hommage fidèle d’un cœur qui n’oublie pas…


Pierre de Coubertin.

I

VERS LE CONGO BELGE

Préparatifs de voyage

Octobre 1928

Une expédition de chasse en Afrique, comme tout voyage qui doit sortir de l’ordinaire et des voies usuelles, demande une préparation et un programme. Ne faites pas ce pro­gramme trop vaste, car en voyage et dans la vie qui ne sait se borner risque de ne pas arriver ; ne craignez pas non plus qu’immuable, il ne vous entrave par sa rigidité : les événe­ments se chargeront déjà de le bouleverser. Dans l’exécution, les difficultés qui surgissent journellement, les renseigne­ments recueillis en cours de route sur des régions qui vous tentent, infligent assez d’accrocs au tracé théorique pour satisfaire les esprits les plus fantaisistes et les amateurs de l’imprévu… Les occasions d’improviser se présentent d’elles-mêmes, et il est inutile de les provoquer faute de prévoyance. Au contraire, ne négligez aucun détail.

Une fois le voyage étudié, le canevas établi, et le par­cours fixé, l’exécution commence. Premier pas : quand on a l’avantage d’être, citoyen d’un pays minuscule où tout le monde se connaît, et où le protocole n’existe pas, et l’heur de posséder un Ministre d’État qui perpétue l’accueil souriant de son prédécesseur d’avant-guerre, ce premier pas mène d’abord chez lui. Ce même accueil, aimable et bienveillant sera dès lors assuré dans les chancelleries et les ministères auxquels il faut demander les autorisations et les facilités indispensables pour chasser avec succès dans les colonies. J’en ai maintes fois fait l’expérience pour l’Afrique Française et Anglaise et cette fois-ci le Ministre des Colonies à Bruxelles a bien voulu combler mes désirs de Nemrod les plus ambitieux, et me permettre en outre d’abattre quelques spécimens rares, protégés par la loi au Congo, à condition bien entendu d’en remettre les dépouilles au Musée du Congo à Tervueren. Depuis plusieurs années j’entretiens avec le Dr Schouteten, Directeur du Musée, des relations des plus intéressantes et instructives pour moi, et je lui dois en grande partie le succès de mes démarches et les renseigne­ments qui m’ont permis d’établir un itinéraire fructueux. Car je suis loin d’être un savant moi-même, et il ne faudra pas s’étonner, si comme Bouvart et Pécuchet, je découvre parfois des choses connues de tout le monde ; je n’ai nulle prétention d’en remontrer à autrui, encore moins l’intention de juger et de critiquer les gens et les institutions de pays où l’hospitalité la plus large et la plus cordiale m’a été accordée partout par les autorités et par les particuliers, mais je nourris le désir beaucoup plus modeste, d’essayer de rendre les impressions d’un passant qui aime l’Afrique, voudrait la faire aimer, et dont l’œil averti par de longs séjours dans cette Afrique qui vous conquiert et vous garde, en perçoit le charme, à chaque retour plus pénétrant. Si mes connaissances en histoire et en géographie proviennent en grande partie d’Alexandre Dumas père et de Jules Verne, j’en ai tout au moins tiré un goût tardif des aventures, et de la sympathie et de l’estime pour ceux qui dans la brousse savent vaincre le besoin de confort et le sentiment de la peur qui sommeille en chacun de nous. D’ailleurs Michelet, si séduisant, qui écrivait l’histoire, la grande, pour les grandes personnes, n’a-t-il pas eu de l’imagination en ce qui concerne le passé, et Jules Verne dont les récits enthousiasmaient notre jeunesse, n’a-t-il pas prophétisé les inventions modernes ? S’il avait vécu, de nos jours il aurait vu ses anticipations les plus hardies et les plus invraisemblables se réaliser une à une ? Quand donc on n’est ni savant ou artiste, ni explorateur ou encore moins missionnaire, l’expédition de chasse seule autorise et oblige à demander des permis et des faveurs auxquelles on n’oserait pas prétendre sans cela, et qui permettent de pénétrer plus avant, que la moyenne des touristes ne pourrait le faire, dans des régions peu connues, ou peu sûres. En outre je confesse à ma honte, que le désir de voir et de m’instruire n’est pas assez puissant en moi pour me faire passer par-dessus les privations et les petites misères que comporte la vie sous la tente pendant des semaines et des mois ! Sans la chasse à la grosse bête, et le goût des trophées et des collections, je n’aurais jamais connu les personnages intéressants qu’il m’a été donné de rencontrer en dix années de pérégrinations en Afrique, jamais je n’aurais admiré des paysages que peu de gens ont vus, ni pu observer au jour le jour la vie et les mœurs des indigènes en vivant au milieu d’eux. Peut-être pourrai-je aussi sur le Congo, qui, du train où il marche, sera sous peu ouvert partout au grand tourisme, offrir encore quelques détails inédits à mes lecteurs.

Bref, c’est muni du viatique nécessaire et en une joyeuse perspective que nous avons entamé la besogne obsédante, chaque fois la même, des préparatifs matériels. Qui n’a pas passé par là ne se doute pas des choses innombrables nécessaires à l’être civilisé pour se subvenir à lui-même pendant six mois et sous ce rapport les indigènes sont enviables !

Nos trois vieilles tentes à double toit, fidèles confidentes des joies et des mécomptes d’antan nous attendent à Marseille, remises à neuf pendant le repos bien mérité de l’été ; de leurs campagnes antérieures elles n’auront gardé qu’une teinte fanée qui tout de suite donnera à notre premier camp un air respectable, celui d’un campement de vieux Africains. Trois tentes ? L’une pour ma femme, la seconde pour moi. On pourrait trouver la troisième superflue ? Trois petites tentes sont préférables à deux grandes plus luxueuses, mais moins maniables ; souvent d’autre part, un compagnon de fortune qui connaît la région surgit en cours de route, et on est heureux de pouvoir l’héberger. D’ordinaire le double toit de la troisième tente, tendu en prolongation de celui de l’une des autres, donne à celle-ci de l’ombre et un peu de fraîcheur, et jouant salle à manger pendant le jour, sert d’abri aux bagages durant la nuit.

Les munitions, cinq cents cartouches par fusil lisse et deux, cents par carabine, sont parties directement de Bruxelles dans des caissettes de 25 kilos, la charge d’un porteur, — cadenassées ! Un conseil d’ami : n’employez jamais de caisses clouées, mais faites-les munir de cadenas solides. Autrement il faut continuellement clouer et reclouer les couvercles, les boys cassent les planches au lieu d’arracher les clous et cela devient un travail fastidieux. Il en est de même des caisses à provisions. Quant aux quantités, la même erreur se commet toujours ; trop de cartouches à plomb, un poids inutile à traîner derrière soi. Lorsqu’il s’agit de séjours prolongés dans des pays comme l’Algérie, pour chasser la sauvagine et la bécasse, ou du Maroc, où les vigoureuses perdrix rouges font brûler d’innombrables cartouches, il faut se munir de toutes autres quantités. Mais dans des expéditions dont le but est l’antilope et le gros gibier, la plume ne se tire que pour la cuisine, et très vite on se dégoûte des massacres inutiles et de tuer pour le plaisir du beau tir. À moins de mission scientifique le simple chasseur n’est ni outillé, ni assez habile pour apprêter les oiseaux, et s’il lui est possible de conserver des exemplaires isolés, spécialement rares ou curieux, par des injections de formol, le procédé ne conviendrait pas pour de grandes quantités. D’ailleurs il est facile en se servant d’une carabine de petit calibre, d’abattre avec moins de dégâts qu’à plomb, les grands oiseaux, aigles, vautours, cygnes, oies, grandes outardes, marabouts, pélicans et autres, pour orner le, carnet de chasse. Au début on emporte également une trop forte proportion de cartouches à balles expansives, par rapport aux balles blindées pleines (solid bullets) pour les carabines ; après de nombreuses expériences je me sers de plus en plus pour les forts calibres de « Solid », ainsi que le font les chasseurs professionnels, à l’avis desquels j’ai mis du temps et de la résistance à me rallier, et cela même pour le buffle et d’autres animaux dont la peau est moins épaisse que celle des pachydermes. L’effet des balles expansives est souvent irrégulier, elles donnent des surprises, en cas de charge elles ne perforent pas l’os frontal, et celles à tête de plomb (soft nose) à moins d’avoir une tête très petite et sans effet, ont en outre l’inconvénient de se déformer à l’usage et d’empêcher dans ce cas le verrou du fusil de se fermer. En Europe il en résulterait un simple ennui, un peu de mauvaise humeur et une pièce de moins au tableau, en Afrique les conséquences peuvent être plus graves. Les balles expansives ne sont vraiment nécessaires que dans les petits calibres avec lesquels elles donnent des résultats extraordinaires même sur les grands fauves, qui ont la peau tendre.

Le choix des carabines double express ou arme à répétition et leur calibre est une affaire de goût, d’habitude et de tempérament. Quelles que soient les préférences personnelles, pour ma part je préfère le système à répétition ; un double express, en tant qu’arme de défense est en tout cas indispensable, car une carabine à répétition de la meilleure marque peut toujours s’enrayer et laisser le tireur en plan au moment du danger ; celà m’est arrivé. Un simple raté suffit même pour le gêner et le retarder, tandis qu’avec le double express le coup gauche reste en réserve, si celui de droite n’est pas parti… ou n’a pas porté juste.

Le nombre des fusils, ou plutôt des carabines, est discutable, mais ce n’est pas leur transport qui entre en ligne de compte, à côté du nombre et du poids des autres charges ; après avoir fait la dépense et supporté les fatigues d’un pareil voyage, il serait impardonnable de devoir renoncer à en récolter les fruits faute d’armes appropriées. J’estime qu’il est sage, vu les risques d’avarie et de perte dans les transbordements du chemin de fer au bateau, dans les chutes qu’on fait soi-même ou les traversées de rivières par les porteurs noirs, de posséder en double chaque catégorie de carabines : deux gros calibres, deux carabines à lorgnette de calibre moindre, et le double express indispensable. La Rigby 416 (10/40 mm.) de Mahillon fait merveille, j’ai vu des éléphants transpercés de part en part, de l’arrière à l’avant, tomber foudroyés ; la 10/75 Mauser est très prônée au Congo et a l’avantage de trouver des munitions d’occasion ; on dit grand bien de la nouvelle 375 avec lorgnette qui au besoin pourrait remplacer aussi bien la grosse carabine que le calibre moyen, et économiserait ainsi une arme. L’armement le plus pratique et le plus simple serait peut être, même pour une expédition de longue durée, une 416 pour le gros gibier, la 375 en question et une autre carabine à répétition de calibre moyen, chacune avec sa lorgnette, un double express et un, calibre 12 : en tout et pour tout cinq fusils.

En fait de provisions de bouche, beaucoup de conserves, mais veillez à ce qu’elles soient fraîches. Vous ne trouverez que des œufs et l’éternel vieux poulet (coco) dans les villages et ne vous fiez pas trop au gibier comme ressource culinaire quand vous serez à la poursuite de la grosse bête. Pour la soif : un ou deux bons filtres, un syphon, beaucoup de spartlets, du whisky et une petite provision d’eau minérale pour les jours de misère où l’eau devient trop dangereuse et trop dégoûtante pour être consommée, même bouillie et filtrée. Le thé très léger est la meilleure boisson et la plus désaltérante ; il faut boire beaucoup au camp pour faire fonctionner les reins après les fortes suées, mais le moins possible en chasse ; une fois qu’en marche on commence à toucher à sa gourde on est perdu et on la vide.

Aux pieds des souliers solides et silencieux à semelles de caoutchouc, crêpe ou durci, le kaki rend déjà invisible et si le chasseur arrivait à se rendre inodore il n’y aurait plus d’art à approcher le gibier. Des jambières aux mollets et des culottes de forte toile ; je n’ai jamais rencontré de chasseur sérieux en capitulas, les genoux nus pour suivre l’éléphant à travers la forêt et les épines, pas une peau de blanc n’y résisterait ! Cette mode est bonne pour le désert et les plaines herbeuses après que l’épiderme est aguerri aux coups de soleil. Des lainages et un imperméable léger, car sous les tropiques les soirées et les nuits sont fraîches, la transition du soleil à l’ombre est sensible et les orages sont fréquents et violents.

Ce sont les bricoles, les petits objets sans valeur en Europe, qui sont les plus précieux en campagne : aiguilles, fil, clous, lacets, boutons, hameçons, ficelle, vieux gants, tant d’autres encore, dont la liste interminable doit être revue avant chaque nouveau départ, ainsi que celle des médicaments.

L’équipement terminé et les ballots fermés, quoi qu’ayant retranché impitoyablement tout ce qui semblait superflu, vous embarquerez quand même une soixantaine de colis, pesant mille à quinze cents kilos. Ils vous donneront les angoisses d’une poule qui a couvé des canards et vous causeront plus de soucis que ne le feront les bêtes les plus dangereuses que vous affronterez dans la suite. Le transport de ces enfants terribles entrera pour plus de la moitié dans les frais totaux du voyage et quoique vous fassiez selon les usages des pays que vous traverserez avec eux, il vous demanderont vingt-cinq mulets en Abyssinie, au Soudan une quinzaine de chameaux et au Congo une cinquantaine de porteurs au moins, sans compter ceux qui vous porteront, vous-mêmes.

EN MER

Enfin Marseille ! Est-ce parce qu’un beau dimanche de­ Carnaval, il y a longtemps hélas ! je fus mis au monde au milieu de l’un des grands crûs du Bordelais, sur les rives de la Gironde et que je suis moi-même un peu du Midi, est-ce parce que Marseille est pour nous plein de souve­nirs ensoleillés d’arrivées et de départs, de réussites et de déboires, ou bien est-ce tout bonnement par ce que Marseille est déjà un peu africain et teinté d’orient ? J’ai un faible pour Marseille ! Dès l’arrivée je me sens en pays connu ; les matelots du port et les porte-faix de la gare Saint-Char­les me reconnaissent et me demandent où je vais. J’y ai mes magasins favoris, les vendeuses sont avenantes, le ser­vice est bien fait, aussi bien et à des prix plus doux qu’à Paris et Bruxelles ; les restaurants sont bons et joyeux, les rues bariolées et amusantes, il y a de tout : des Mireille aux regards noirs et des pêcheurs tannés ; des hommes d’affaire, rasés de près, au menton bleu, jouant à l’anglais, mais dont les yeux et l’accent dénoncent la naissance ; des matelots de toutes les nationalités, Marsouins, Français au pompon rouge, ceux des États-Unis coiffés du bizarre béret blanc aux bords retroussés ; des Arabes, des légionnaires en permission, des nègres et des Américains en world’s tour chronométré !

C’est ici que nos boys, frais émoulus d’Abyssinie et reni­pés à neuf, complets clairs et chapeaux de paille, prononcèrent ces paroles lapidaires de l’air d’« un nègre arrivé » : « quand les gens ils nous voient ils disent, ça pas noirs, ça américains ». Tout cela grouille, gesticule et s’attable le long de la large avenue qui mène à la mer et qui s’ouvre sur l’univers : cette Mare Nostrum, que le vieux port canalise jusqu’au cœur de la cité, où comme à Venise elle devient sa propriété. Autour du quai qui a été rebaptisé « Quai des Belges » en souvenir reconnaissant de l’Yser, les ruelles malodorantes, dans lesquelles pendant la grande peste de 1720 Mgr, de Belsunce réconfortait les mourants, font place l’une après l’autre à l’hygiène du municipe moderne ; les petites places pittoresques sont devenues semblables à des champs de bataille et les façades éventrées des hôtels, aux armoiries brisées pendant la révolution, parmi lesquels celui peut-être où Madame de Grignan recevait les lettres de sa mère, déchues depuis longtemps de leur grandeur passée dévoilent les pauvres intimités des chambres de marins, avec des papiers lacérés qui s’effilochent lamentablement au vent. Bientôt le vieux Marseille ne sera plus !

La capitale Phocéenne possède au Prado des quartiers élégants, modernes et de grandes avenues, qu’ignorent les globe-trotters pressés ; elle a son beau parc Borelli, la villa de Gaby de Lys, pimpante, comme ses voisines juchées dans la verdure au flanc des coteaux, enfin Notre-Dame de la Garde, qui domine la mer bleue et surveille ses enfants en danger. De son parvis qui surplombe la ville, le regard voudrit percer l’horizon jusqu’aux villes d’or de l’Afrique française. Puis il y a la Cannebière, le Château d’If, et Alexandre Dumas.

Marseille envoie de par le monde, avec beaucoup d’autres flottes, celle des Messageries Maritimes ; peut-être quelques-uns des vieux bateaux de la ligne de Madagascar sont-ils moins somptueux que ceux de ses autres lignes, mais on y est en famille l’accueil cordial et complaisant qu·on trouve à bord, font qu’« on y revient toujours » malgré Hollandais, Anglais et… Allemands !

Cet automne une grève des inscrits maritimes, sans manifestations, sans troubles, dont on ne se serait pas douté dans les rues, une grève en dentelles, courtoise à l’égard des voyageurs qui réclamaient et trépignaient, mais quand même bien vexante et qui comme toujours a dû coûter cher aux deux parties, retarda notre embarquement de plusieurs jours. Un équipage hétéroclite, recruté le jour même sur d’autres unités prouve une fois de plus par ses services intelligents en cours, de route, que le Français est le premier parmi les débrouillards.

Le 24 octobre au soir nous sortions du chenal guidés par les fanaux des bouées lumineuses qui, balancées par les vagues, ressemblaient de loin à des lucioles dansant au ras des eaux ; à l’arrière les lumières des quais profitaient les contours de la terre ferme, et le « Général Duchesne » glissa silencieux sous les bastions sombres du Château d’If, hantés sans doute à cette heure par les spectres d’Edmond Dantes et de l’abbé Faria.

Roland Dorgelès dans « Partir » a décrit la vie à bord de manière à décourager tout nouvel essai dans le genre. Une tradition intangible et que la bienséance défend de fausser, veut que dans le Golfe du Lion tout le monde soit malade et qu’on s’observe et s’ignore ; en Mer Rouge on fait connaissance, et les flirts s’amorcent ; dans l’Océan Indien, sur les « Indo-Chine » les fêtes battent leur plein et les flirts vont quelquefois plus loin. Descendus à Djibouti, cette troisième phase nous échappe, mais les amoureux doivent tour à tour nous bénir ou nous maudire. Car les passagers se rendant de Djibouti à Colombo ou retour, sont rares, et dans les deux sens, la cabine inoccupée devient celle des rendez-vous. Ses légitimes propriétaires, selon qu’ils descendent ou montent à Djibouti, sont des « braves types » ou des « empêcheurs de danser en rond », si j’ose m’exprimer ainsi.

Les « Madagascar » sont plus sages, leurs passagers s’égrènent sur la côte de l’Afrique orientale et la grande ressource est le Ring-tennis, quand il y a des Anglais. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, on lit très peu sur les paquebots, la mer engourdit et rend paresseux intellectuellement s’entend, car physiquement il faut réagir et s’entretenir en vue des fatigues à venir.

Dans la Méditerranée, les messageries ne font pas escale, elles ont pour ces ports des services spéciaux. Parfois au retour quand l’horaire le permet, un aimable capitaine contourne le Stromboli pour faire plaisir et offrir une distraction à ses passagers. Rien n’est curieux comme de voir le volcan en pleine activité, lancer toujours du même côté des volées de pierres à la mer, par intervalles irréguliers. Il constitue à lui seul une île, presque sans rivage, mais habitee. Peut-être un jour s’effondrera-t-elle dans la mer, avec ses habitants trop confiants, sans crier gare, comme jadis elle en a surgi. De nuit la vision est grandiose ; la lave incandescente, semblable à une coulée de haut-fourneau, se déverse dans l’eau qui bouillonne et forme des vapeurs, qui, jointes à celles crachées par le cratère lui-même, maintiennent le ciel constamment nuageux.

Après le Stromboli, nous entrons dans le cycle des réminiscences classiques : Charybde et Scylla, la Grande-Grèce et l’Etna, mais le ferry-boat qui va et vient entre Messine et Reggio, transportant des trains entiers de Sicile en Calabre, vient interrompre nos méditations et nous rappeler que nous sommes des enfants du XXe siècle. Au sortir du détroit les courants de l’Adriatique font renaître pour certains les angoisses du Golfe du Lion, et les rangs sur le pont s’éclaircissent, puis la Crête s’estompe à babord sur le ciel diaphane de la Grèce, et nous reporte aux temps où les infortunes conjugales étaient encore prises au tragique.

Dans six mois, au retour, si Dieu veut, fin avril 1929, nous couperons ici-même le sillage d’aujourd’hui, en rentrant par Alexandrie, qu’on devine là-bas au sud, derrière les phares de Damiette et qui pointent un instant à l’horizon et annoncent la terre africaine. Mais aujourd’hui nous passons au large pour aller à Port-Saïd saluer la statue du « Grand Français » et faire du charbon ou du mazoute, selon l’âge du bateau.

Le programme de notre expédition prévoit en effet l’itinéraire suivant : Dar-Es-Salam, le lac Tanganyka, le Ruanda, le Kiwu, les réserves de chasse du lac Edouard, les provinces de l’Ituri et du Haut-Uelé, en un mot toute la zone frontière orientale du Congo-Belge, puis le retour par Redjaf et le Soudan anglo-égyptien, le Nil blanc, Karthoum et Alexandrie. Un beau programme, ma foi, auquel les nécessités du moment, et les imprévus donneront sans doute plus d’un croc-en-jambe.

Quoiqu’ayant visité l’Égypte, il semblait intéressant de compléter ce premier voyage en rejoignant, notre itinéraire d’alors par le Nil blanc, qui, comme on le sait, recueille le Nil bleu à Omdurman, aux portes de Karthoum et de connaître ainsi les deux grandes branches du fleuve depuis leur origine. D’autre part les premiers jeux olympiques africains définitivement fixés au début d’avril 1929 nous attiraient à Alexandrie. Ceux-ci dorénavant doivent s’intercaler entre chaque Olympiade, pour éveiller et développer parmi les populations du continent noir, le goût du sport désintéressé, en consacrant les principes qui régissent les jeux olympiques eux-mêmes, pour lesquels les gens de couleur ne sont pas encore mûrs. Au printemps 1927, j’avais admiré le stade d’Alexandrie, dont la conception exemplaire promettait de nous donner enfin un stade parfait, et qui possédait même la fameuse ligne droite de 400 mètres ; j’étais curieux de le voir, dans toute sa gloire, pavoisé et rempli d’athlètes. Tout cela est loin de nous encore ! Pour le moment, le « Général Duchesne » engloutit du charbon à Port-Saïd en saupoudrant nos vêtements blancs et nos malles d’une vilaine poussière noire qui pénètre par les fentes des cabines dont les portes et les fenêtres sont hermétiquement closes, tandis que sur le pont les prestidigitateurs arabes, nous émerveillent par leur habileté. « Galla » « Galla » ! Ils vous tirent un poussin jaune et bien vivant du nez, vous en trouvez dans toutes vos poches et la cou­ronne que vous serrez énergiquement dans la paume de votre main, le poing fermé, est transformée en une pièce d’un penny. La couronne leur appartient, vous y êtes pris chaque fois, ils vous avaient prévenu ! Puis les soutes gor­gées, après avoir traversé le canal pour la huitième fois, discuté à Suez au coucher du soleil si le fameux rayon vert existe ou non, croisé le Chemin de Moïse, qu’aucun savant jusqu’à présent n’a pu situer exactement, cherché le Sinaï dans l’incomparable lumière du désert d’Arabie, nous voguerons sur la Mer Rouge, qui n’a de rouge que le nom, vers notre prochaine relâche, ce bon vieux Djibouti, auquel nous serons infidèles cette fois-ci.

II

ESCALES

Djibouti, le 7 novembre 1928.

« Alamé ! Alamé ! » Ce sont les petits Somalis de la côte, nus comme des vers et noirs comme de l’encre qui, sans crainte des requins, nagent autour du bateau et guettent les sous que les passagers leur jettent. Jamais ils ne les ratent ! En un bref éclair cuivré, la pièce disparaît dans l’eau, le négrillon plonge et reparaît la joue gonflée : le sou a rejoint les sous précédents dans cette tirelire improvisée. Chose curieuse, loin à l’intérieur, à des centaines de kilomètres le long de la voie du chemin de fer, d’autres petits Somalis, misérables et mal venus ceux-là, victimes de la tuberculose, de la syphilis et de la civilisation des blancs, mendient et quêtent la menue monnaie et les débris des festins des voyageurs en clamant à tue-tête ce même « alamé ! alamé » quoiqu’ils n’aient jamais vu la mer, les pauvres, ni beaucoup d’eau non plus, dans ce désert de damnés. Sans doute cela veut dire pour eux un sou, en français.

Djibouti, chef-lieu de la côte française des Somalis, qui a remplacé Obock, comme siège du Gouvernement a la réputation d’être le port le plus chaud d’Afrique et d’offrir comme seule verdure deux palmiers en fer blanc devant le palais du Gouverneur. Réputation surfaite ! Il fuit aussi chaud ailleurs, sur l’île de Périm par exemple, l’enfer des officiers anglais, que nous venons de côtoyer, et… une allée de vrais palmiers mène aux beaux bâtiments du Gouvernement. Djibouti, — réhabilité — possède un Jardin des Sports fort coquet, où malgré la chaleur Djiboutins et Djiboutines jouent au tennis avec maîtrise, et, narguant son sort, Djibouti fabrique de la glace pour ravitailler les glacières des paquebots et rafraîchir les gens difficiles et malveillants qui viennent d’Europe la calomnier. Nulle part ailleurs je n’ai chez d’excellents amis, consommé autant de drinks, savamment combinés et glacés ; ce qui ne veut pas dire que j’aimerais finir mes jours à Djibouti, trop fermé pour mes goûts et emprisonné d’un côté par l’Océan Indien dans lequel on ne peut pas même se baigner parce que les requins y pullulent, de l’autre par une muraille de laves noires, dépassant deux mille mètres qui défend l’Abyssinie. La grande distraction est fournie une fois par semaine par les paquebots qui séjournent pendant quelques heures, sans pouvoir aller à quai. Les belles dames achètent chez le coiffeur du bord des soieries et des bibelots chinois et japonais, se font donner un schampoing et onduler, puis dînent au champagne sur le pont avec des amis de passage sur la grand’route de Saïgon. L’escale d’un grand steamer est une fête pour le « tout Djibouti » et les indigènes eux-mêmes sortent comme d’une ruche du village Somali, pour vendre des plumes d’autruche, serrées dans des étuis en fer blanc et des piquets d’aigrettes à des prix qui font sourire les personnes qui ont habité l’Éthiopie. Ce village somali révèle bien des choses outre des danses pour touristes et des jeunes personnes peu farouches qui s’offrent toutes nues et avec complaisance aux appareils photographiques. Il y a trois ans, on pouvait s’y procurer à des prix dérisoires d’excellents vins de grands crûs, provenant des cales du « Fontainebleau » jeté à la côte, juste à temps par son capitaine, la cargaison de coton s’étant enflammée spontanément. Le petit jeu des achats clandestins a pris fin quand des naufrageurs autorisés se sont incrustés dans la coque à demi immergée du pauvre Fontainebleau, sur lequel j’ai navigué jadis, pour le dépecer au profit de ses propriétaires legitimes, les compagnies d’assurances maritimes. J’ai vu à cette époque un capitaine au long-cours, originaire de Dundee en Écosse, y vendre des boîtes de sardines et mixturer des cocktails et cette année un ingénieur suisse essayer de renflouer l’épave. Tous les ans la ville ménage de nouvelles surprises et s’est transformée pour le grand bien de ses habitants, mais au plus grand dam de son originalité très spéciale, qui la distinguait des autres villes de la côte : dans sa baie, à chaque retour, moins de barques à rame manœuvrées par des coolies noirs vociférant et gesticulant, et plus de vedettes au pétrole qui accourent la proue en l’air, suivies d’un bouillonnement d’écume. Sur le môle des autos-taxis occupent le stationnement des victorias branlantes d’autrefois. Le bon vieux temps a connu devant les gares de banlieue entre les brancards des fiacres, de lamentables rossinantes rêvant à un glorieux passé. Ici, les véhicules, faisant oublier la pitié, accaparaient tout l’intérêt. Par quels avatars, d’où et par quel miracle, après quelles déchéances avaient-ils échoué en ce lieu. Rafistolés avec des débris de vieilles caisses en bois blanc, les garde-boue râclant le sol et retenus par des ficelles, les marche-pieds cédant sous la botte du client, ils faisaient la joie des voyageurs et les paris s’ouvraient à qui s’écroulerait le premier avant d’arriver chez la bonne Madame Quess à l’hôtel de France.

Depuis les inventions du dernier demi-siècle, l’électricité, la T. S. F., les camions-automobiles, quand la fringale de la mécanique prend une ville africaine, elle réalise par bonds des progrès que ceux d’entre nous qui ont vu le jour sous Napoléon III, et doublé le cap de la soixantaine sans être complètement gagas, ont mis une vie d’homme à voir appliquer en Europe. J’ai connu les salles de vente des marchands, les bureaux des messageries eux-mêmes, rafraîchis par des pankas, grands matelas de cuir suspendus au plafond, manœuvrés à l’aide de cordages par des serviteurs noirs, qui, vêtus à l’arabe de longues chemises blanches, leur imprimaient un mouvement de balançoire, pour établir des courants d’air. Ce mode de ventilation charmant, plein de couleur locale et silencieux, est malheureusement remplacé depuis peu par des ventilateurs électriques au souffle moins caressant et beaucoup moins doux, dont le ronflement brutal détonne dans une ambiance orientale. Car Djibouti est moitié Hindou, de même que Mombaza, Zanzibar, Dar-Es-Salam, et beaucoup d’autres villes de l’Est Africain. Mohammed-Ali, Hindou comme son nom l’indique, dont l’action s’étend de Bombay au Soudan, en passant par Colombo, Djibouti et Addis-Abeba, vend de l’aboudjèdite aux indigènes : le calicot écru, qu’il importe des Indes avec d’autres objets pour son commerce, et qui habille uniformément de blanc Abyssins et Abyssines du haut en bas de l’échelle sociale depuis les Dedjaz jusqu’aux plus petits chefs. À la fin du compte cela fait un certain métrage ! Aussi est-il fort riche, certainement multi-millionnaire, et l’enseigne de ses magasins trône dans toutes les villes de cette partie de l’Afrique orientale. En même temps, tandis que autres Hindous, moins puissants, prêtent à la petite semaine, lui-même joue au banquier. Car les Hindous sont des banquiers nés, et si le petit commerce, en Abyssinie et au oudan, est aux mains des Grecs, ce sont eux qui monopolisent celui de l’argent. Et cela n’a rien que de naturel quad on songe qu’il n’existe que deux maisons de banque : a Djibouti, la Banque d’Indo-Chine, à Addis-Ababa la Bank of Abyssinia. Une fois franchies les montagnes qui barrent à l’ouest le ciel de la Colonie Francaise, le papier monnaie, les chèques, les notions européenns de finance et de crédit n’ont plus cours. Le thaler de Marie-Thérèse règne en maître absolu et incontesté. Bientôt même, à l’intérieur, les cartouches de fusil gras, puis les barres de sel gemme le remplacent. Personne ne sait expliquer comment, ni pourquoi, dans la seconde moitié du xviiie siècle, cette monnaie impériale et archiducale portant la date de 1753 et provenant d’un pays rien moins que colonial, s’est imposée à toute la côte des Somalis, en Abyssinie et jusqu’au cœur du Soudan ? Dans les colonies anglaises, françaises et italiennes elle a été remplacée peu à peu par des monnaies nationales, mais en Abyssinie elle a toujours cours, et Menelik, le tout puissant empereur, craint par ses sujets de son vivant, et vénéré après sa mort, a tenté en vain de remplacer l’effigie de Marie-Thérèse par la sienne. Seule la capitale a accepté cette substitution, et en dehors d’Addis, les indigènes refusent tout thaler qui ne porte pas l’auguste profil de sa Majesté apostolique. Cette pièce d’argent encombrante frappée à Trieste, avant la guerre par les Autrichiens, présente en outre l’anomalie de se subdiviser selon les endroits, en dix, douze ou seize piastres, à l’image de Menelik, ceux-là. On voit d’ici les opérations frauduleuses que provoque ce billon au change variable, et d’autre part combien il est facile de transporter quelques milliers de thalers, de la dimension d’une pie de cent sous. Pour la paie des ouvriers de nos plantations de café, situées il deux cents kilomètres d’Addis, nous sommes obligés de former des caravanes de plusieurs mulets, escortées d’une dizaine d’askaris armés de Mauser, pour transporter le numéraire nécessaire, car aucune compagnie ne veut courir le risque de l’assurance. Quand on part en expédition de longue durée dans l’intérieur, et ceci me ramène à nos Hindous, on serait bien empêché sans eux. Tels, au moyen âge les Fugger de Nuremberg, les Jacques Cœur de Bourges, et autres grands marchands (monnayeurs) de l’époque, ils vous recommandent à des parents, des correspondants ou des amis, échelonnés sur le chemin, qui vous accueillent et garnissent votre bourse, ou pour mieux dire, vos bissacs de monnaie sonnante et trébuchante. C’est ainsi qu’il m’a été donné de pénétrer sur la route du Nil, grâce aux lettres d’introduction de Mohammed Ali, dans des intérieurs que peu de gens ont vus, et d’y consommer du café turc et des friandises sucrées, dans un décor plus asiatique qu’africain, tandis que des scribes de couleur d’ébène et enturbannés, esclaves ou eunuques, déchiffraient pour leur maître, la missive compliquée dont j’étais le porteur. Si je relate ces choses, c’est qu’il est bien de les retenir, car sous le règne éclairé du Négus Taffari, qui d’une main habile et décidée conduit ses peuples au progrès, elles se transformeront bien vite et il n’en restera que des contes de fées, et encore…, dans tout l’Orient, heureusement pour ceux qui l’aiment, le pittoresque a la vie dur il ne résiste pas seulement dans les institutions et les choses, et le terne occident aura beau inventer, transformer, imposer, il restera la lumière les couleurs et les âmes, qu’il ne modernisera jamais ! Chassez le naturel, il revient au galop, voudrait-on s’écrier, si cette phrase pleine de mouvement n’était le contraire même de l’immobilité indolente et de la passivité de l’oriental. Enfin, je tenais à montrer en même temps qu’il serait erroné de croire qu’en Afrique les Européens sont seuls en présence de la race nègre. Le problème hindou, celui des Arabes et de l’Islam persiste et se complique d’influences qui ont agi pendant des siècles et qui agissent encore. Et last not least, il y a le problème abyssin !

Pour revenir à Djibouti, sa vie économique est intimement liée à celle de l’Abyssinie, car son commerce propre est nul, a l’exception du produit des salines et des pêcheries, spécialement de la pêche au requin. C’est le transit qui fait vivre son port : cafés, ivoire, métaux précieux quelquefois et essences rares, comme du temps, des rois mages, qui descendent d’Ethiopie, du Harrar, du Godjam, du Kaffa, jadis par l’antique route des caravanes, aujourd’hui par le chemin de fer Franco-Abyssin. Djibouti est la clé de l’Abyssinie, clé que les Francais gardent jalousement, car le jour où les Italiens seront prvenus à accorder un port, franc aux Abyssins en Erythrée, et auront pu, par une voie ferrée, rejoindre celle-ci à leur Somali, cela en sera fait de la prédominance et de l’opulence de Djibouti.

En attendant le chemin de fer franco-abyssin, géré par des commissaires des deux nationalités, un peu comme notre Guillaume-Luxembourg, est la seule voie donnant accès, par des prodiges d’habileté à l’empire de la reine de Saba. Sur un parcours de 850 kilomètres, terminé après guerre seulement, il serpente par des montagnes de fer et de feu et par des déserts arides, grimpant de zéro à deux mille mètres, dégringolant pour enjamber des ravins et des rivières, et aboutit enfin à Addis-Abeba, la « Nouvelle Fleur », édifiée tout d’une pièce à deux mille six cents mètres d’altitude, par Ménélick qui trouvait l’ancienne capitale Gondar trop excentrique et trop proche de l’avancée anglaise au Soudan. Œuvre essentiellement française, de pénétration pacifique et de civilisation, le but commercial du chemin de fer était secondaire et sa valeur inappréciable pour le pays, sous ce rapport, se révélera, quand, sous peu, des routes accessibles aux autos-camions, dont la Soc. P. A. vient d’établir la première, s’embrancheront sur lui, et se ramifieront dans les vallées et sur les hauts-plateaux fertiles du Sud-Est. À l’origine la prolongation de la voie, envisagée jusqu’à Gambella et vers le Nil blanc, aurait donné à Djibouti un tout autre avenir et une importance mondiale, lorsque l’héroïque épopée de Marchand (1898), coupant la route aux Anglais qui venaient du Caire, tenta de joindre, par l’Abyssinie amie, l’empire colonial français de l’Orient à celui de l’Occident. C’est de Djibouti que partit la colonne de ravitaillement et la mission Michel-Bonchamp, dont Michel-Côte lui-même m’a conté les douloureuses péripéties, — la relation imprimée étant épuisée en librairie, — et qui sombra dans les marais inhospitaliers et malsains du Baro, après d’indescriptibles épreuves. Non loin de là, à la fin du dernier siècle, périt le capitaine Bottego, parmesan : son objectif atteint et le cours de l’Omo reconnu jusqu’au lac Rudolph, il rentrait confiant, ignorant l’état de guerre entre sa patrie et l’Abyssinie, auquel la bataille d’Adua mit : fin. Cerné, avec sa poignée d’hommes, par des ennemis mille fois plus nombreux, qui l’avaient d’abord accueilli amicalement, il préféra la mort en combattant, à une reddition qu’il trouvait indigne d’un soldat. Ce drame a repris de l’actualité par la récente expédition Cevenini, journaliste de Parme, entreprise à la suite d’une souscription nationale, dans le but de rapatrier les restes du glorieux compatriote, que d’ailleurs les indigènes refusèrent de livrer, une superstition locale s’étant attachée à leur séjour dans le pays.

En 1902, du Bourg de Bazas, officier français, partit également de Djibouti pour explorer la province du Bali, encore peu connue aujourd’hui dans ses parties montagneuses, où les cartes laissent pas mal de taches blanches ; j’y ai vagabondé moi-même en 1925, à la poursuite du gibier, et parcouru, probablement le premier, les monts Arena et les grandes forêts qui les recouvrent.

Si, en 1776 l’Écossais James Bruce, qui découvrit les sources du Nil bleu, partit de Massaoua ; après une tentative infructueuse par le Soudan, c’est qu’à cette époque, ce port actuellement italien, faisait partie de l’Éthiopie, qui par lui avait une vue sur la mer. L’accueil favorable du Négus lui permit de contrôler le cours du fleuve, par le lac Tsana, jusqu’à Khartoum et il rentra en Angleterre en 1775, convaincu d’avoir trouvé la source principale du Nil. Cependant, longtemps avant lui, les grands aventuriers portugais du xvie siècle, qui ont laissé leur empreinte sur tous les rivages, avaient fait la même découverte et guerroyé par là. Dans quelques jours quand nous relâcherons à Mombaza, j’aurai sans doute l’occasion de parler de quelques uns de leurs hauts fait qui sont inséparables de l’histoire de l’Afrique. Pour, aujourd’hui la promenade m’a entraîne assez loin, par le chemin des écoliers, et j’aurai connu en faisant l’école buissonnière, ce que jadis à l’école elle-même la paresse et l’insouciance m’empêchaient d’apprendre.

Mombaza, Kenya, le 14 novembre 1928.

Au passage de l’Équateur, la jeunesse ne tourmente pas de vieux comme nous — passons ! Mombaza, où le Général Duchesne dépose nos joueurs anglais de Deck-tennis, est d’origine portugaise, comme Mazagan à l’ouest du continent et Roseirès au sud du Soudan. Ces Portugais ont été partout ! J’ai moi-même, il y a quelques années, trouvé leur trace, au fin-fond des forêts, chez les Gallas-Arroussis sur les bords de la Magna, petite rivière qui se jette dans le Shanane, affluent lui-même du Webbi. Je chassais le long de la rive quand l’empreinte fraîche d’un lion sur le sable humide, m’entraîna dans le taillis épineux ; soudain le fourré s’élargit et je me trouvai dans un sous-bois fleuri d’orangers et de citronniers, dont les fruits dorés jonchaient le sol. Pendant plus de trois cents ans les sauvageons, se renouvelant sans cesse, avaient résisté à la brousse envahissante pour nourrir et désaltérer des générations de colobes noirs et blancs. Dernier vestige d’un établissement portugais, ils provenaient peut-être d’arbres plantés par Diego da Gama lui-même, le frère du célèbre Vasco. On reste pensif en songeant à ces hommes, qui, avec des armes à feu primitives, sans, désinfectants pour soigner les blessures et les plaies, sans quinine, se maintenaient, au milieu d’une population et d’un climat hostiles, là où aujourd’hui nos contemporains, munis de tout l’arsenal de la science moderne, ont peine à résister. Peut-être usaient-ils contre l’action des moustiques et de la fièvre, de décoctions d’écorce de quinquina ; on sait que celui-ci fut introduit en France sous Louis XIV,… Quoiqu’il en soit, pendant les trois quarts du xvie siècle, les Portugais purent se croirent les maîtres incontestés du continent noir, sans être troublés par une seule puissance européenne, dans une main-mise qui s’exerçait de la Mozambique au Maroc. Mais bientôt leur prosélytisme religieux, compromit, à l’Orient, la réussite économique, quand, se heurtant à un peuple, qui se considérait d’une race et d’une religion supérieures, leurs missionnaires se crurent tout puissants et voulurent convertir au catholicisme les Abyssins chrétiens, mais Koptes.

L’empire abyssin d’alors qui a étendu son influence ethnique jusqu’au Ruanda et à l’Urundi, n’était pas un « Hinterland » comme il l’est de nos jours, mais il se prolongeait le long de la mer, de Massaoua à Mombaza ; il en a gardé la nostalgie et les aspirations, son « Drang nach Osten » à lui : la poussée vers la mer libre ! En 1532, à l’appel de l’empereur David, une expédition portugaise entreprit une véritable croisade, contre l’invasion mahométane des Somalis et des Arabes, venant d’Aden. Le grand conquérant musulman Grane s’était rendu pratiquement maître de l’Abyssinie, quand Christophe da Gama, fils de Vasco da Gama, débarqué à Massaoua, avec quelques cent hardis compagnons, défit Grane dans plusieurs rencontres. Fait prisonnier par Grane dans une embuscade et décapité, il fut vengé par l’un de ses lieutenants Pedro Leon, qui tua Grane à son tour, et mit pour toujours l’Abyssinie à l’abri de l’emprise de l’Islam. Pendant la grande guerre, en 1916 et 1917, une tentative de l’empereur abyssin Lidg Jas­sou, converti à l’islamisme, tourna à sa déconfiture et porta au trône son beau-frère et cousin le Raz Taffari Maconnen. L’empereur renégat, agissant sous la pression germano­-turque avait espéré gagner ainsi le concours des populations musulmanes de la côte, pour arracher leurs colonies aux Anglais, Français et Italiens et reconstituer l’ancien Empire d’Éthiopie.

Il est singulier de voir actuellement par un retour des choses de ce monde, toujours injuste, les descendants de ces grands Portugais traités comme des intrus, en dehors de leurs propres colonies, où, paraît-il, eux-mêmes sont très accueillants et hospitaliers. Si les Abyssins ont une graduation dans leur mépris pour ce qui n’est pas de leur race : le nègre, puis le juif, après lui l’Arménie, si, nulle part en Afrique, le Grec n’est considéré tout à fait comme un Européen — full bred —, on se demande pourquoi parmi les blancs, le Portugais — dans la brousse tout au moins — pâtit de la même mésestime ? Peut-être le méprise-t-on avec une dose de rancune, à cause de ses procédés commerciaux ; sa sobriété, la simplicité de sa vie, lui permettent de vivre avec et comme les indigènes, et de tuer le commerce des autres blancs, en vendant à des prix auxquels ses concurrents, qui ont plus de besoins que lui, ne peuvent pas lutter. Pour être juste cependant il ne faut pas trop généraliser ; il s’agit ici du déchet de la population. Il y a des Grecs au Soudan comme il y a des Portugais au Congo, qui sont devenus des grands seigneurs du, commerce, par des moyens parfaitement légitimes, et parmi ceux qui n’ont pas réussi, les minables, j’en ai connu, qui ont parcouru avec leur pacotille les régions les plus malsaines et les plus dangereuses, armés de leur seul courage, en accomplissant des prouesses dont bien des explorateurs se vanteraient.

Le Mombaza que j’ai visité est anglais. Des gazons tondus comme en Angleterre, et des fleurs qu’on croirait être les mêmes que là-bas, tant elles en ont pris la forme et les couleurs. Seuls les baobabs aux troncs énormes et aux membres atrophiés ; poussahs ventrus qui contemplent leurs nombrils sans remuer ni une branche ni une feuille, donnent un caractère exotique à l’île… car Mombaza quoique solidement ancré à la terre ferme fait l’impression d’une île, verte et britannique, l’eau bleue scintille à travers tous ses interstices, entre les buissons fleuris dans les jardins des cottages, par-dessus les terrains de golf et de tennis. Des clubs de canotage, de natation, de football, le long de tous les chemins ; de la mauvaise cuisine et ce qui vaut mieux des hôtels admirablement compris et tenus, comme on désirerait en trouver partout… Hélas ! nous en reparlerons !

Les Anglais sont nos Maîtres à tous en matière de colonisation, et pour peigner les villes, ils n’ont pas leurs pareils.

Zanzibar, le 15 novembre 1928.

Nous stoppons devant Zanzibar, l’île des essences et des parfums. Deux heures pour visiter. Sa spécialité sont les clous de girofle et les portes de l’ancien palais du Sultan. Ces dernières ne font aucune impression quand on a vu celles de l’université de Fez, quoique d’un autre style. Les clous de girofle, ce que j’ignorais, sont les boutons de la fleur d’un arbre, tandis que la vanille qui pousse aussi ici est la gousse d’une plante grimpante, originaire de l’île Bourbon.

Il fait une chaleur humide et qui mouille comme chez : nous entre deux orages mais le ciel est sans nuages, et la mer sans une ride, du plomb fondu à se demander si du doigt on percerait sa surface. Des pirogues bizarres y sont collées, soutenues de chaque côté par des balanciers. Elles doivent avoir un nom ?

Une auto, croisant aux carrefours des policemen noirs, campés sur des socles dans le vide, et qui manient gravement leur bâton blanc comme s’il y avait foule, nous conduit en vitesse à la résidence de campagne du Sultan. C’est un palais quelconque, entouré de champs d’ananas, les premiers que nous voyons, et d’arbres à girofle. Dit-on giroflier ?

Le sultanat de Zanzibar est protectorat anglais. Autrefois grand marché d’esclaves, les esclavagistes en partaient, pour faire des razzias de noirs jusque sur les bords du Tanganyka, comme les Mahdistes en faisaient au nord sur les rives du Victoria-Nyanza. Stanley a fait à Zanzibar ses préparatifs pour sa traversée du continent mystérieux et Jules Verne l’a choisi comme point de départ pour « cinq semaines en ballon. »

La sirène du « Général Duchesne » retentit, vite nous embarquons et disons adieu aux derniers compagnons de voyage anglais qui nous quittent.

C’est tout ce que j’ai retenu de Zanzibar ; je n’aime pas me parer des plumes du paon et raconter ce que je n’ai pas vu ; et puis, pour dire vrai, nos pensées sont ailleurs, nous sommes pressés d’arriver ce soir à Dar-Es-Salam, les bagages et la douane nous préoccupent.

Dar-Es-Salam, le 15 novembre 1928, au soir.

L’entrée dans la rade de Dar-Es-Salam se fait par un étroit goulet, on y voit la carcasse d’un chargeur éventré par une torpille, et plus loin la « Moeve » apparaît, au fond de la baie, coulée par les Allemands eux-mêmes. Involontairement on songe à l’agonie du « Koenigsberg » dont Paul Chack, avec une maîtrise si poignante, a conté l’agonie — là-bas au sud-ouest, dans les marais de papyrus.

Nos passeports étant visés à Bruxelles, nous débarquons sans autres formalités, en règle avec la police, pour laquelle avant Mombaza, nous avons rempli les formulaires, qui demandent, « sous quels faux noms nous avons déjà voyagé, de quels pays et pourquoi nous avons été expulsés, où, pourquoi et combien nous avons fait de la prison ? » Puis nous nous jetons dans les bras de la Belbase, nullement une belle femme comme son nom semble l’indiquer, mais une société belge de transports qui néanmoins nous recueille avec des soins maternels et nous délivre de tous nos soucis. Le lendemain après une nuit passée à l’ex-Kaiserhof des Allemands, remanié, non à l’anglaise, mais à la grecque, ce qui est beaucoup moins agréable, nous nous risquons avec prudence dans notre premier pousse-pousse, pas très sûrs de nous y prendre de la bonne façon et nous jetons des regards furtifs autour de nous, pour voir si les habitués nous observent en souriant ? Mais l’Anglais ne fait jamais de ces choses ! Du trot allègre d’un poney, les braves noirs nous mènent chez le consul de Belgique, qui gracieusement nous avait priés à déjeuner.

Ici m’attendait la première des rencontres stupéfiantes, que j’ai faites dans ce voyage.

Après un vrai bon déjeuner, dans une vraie maison, devant une vraie table bien servie — ceux seuls qui ont roulé leur bosse de par le monde, connaissent le sentiment agréable de s’y asseoir au sortir du bateau, du train ou en descendant du dos d’un chameau ou d’une mule et en gardent un souvenir reconnaissant — au dessert donc, ma femme, en vraie Belgo-Luxembourgeoise, qui a retrouvé un compatriote, après avoir parlé de Bruxelles, demanda :

— Et connaissez-vous Luxembourg ?

— Comment donc, j’y ai passé dix-huit mois pendant la guerre.

— Pas possible, nous vous aurions connu ; mon mari était député et s’occupait particulièrement des réfugiés belges.

— Aussi n’y allais-je pas officiellement.

Et M. B. de nous raconter avec modestie son odyssée, d’ailleurs connue de moi dans les grands traits. Mais j’ignorais le nom du héros, qui à l’armistice s’était éclipsé, fuyant les ovations. Chargé par l’état-major anglais d’une mission secrète, le lieutenant B. de l’armée belge, avait quitté Verdun, seul, en ballon. Descendu de nuit à Grosbous, près de Rédange, l’officier sauta à terre et libéra son ballon pour effacer toute trace de sa venue. Allégé celui-ci d’une envolée le sépara des siens, peut-être à tout jamais, et l’aventure commença. Jusqu’à Luxembourg, le voyage se fit en chemin de fer, par notre Prince-Henri, en compagnie de deux officiers allemands, qui fumaient et causaient — l’un d’eux Tesmar peut-être ? Puis notre héros, tour à tour, jardinier, manœuvre, ou traqueur à nos battues, accomplit sa mission. Un médecin luxembourgeois, de mes amis, avisé de son projet, l’avait recueilli, et me demanda un jour des habits pour un officier français, évadé des prisons d’outre-Rhin, les siens étant trop grands pour lui. À cette époque déjà les vêtements se faisaient rares à Luxembourg, les magasins n’en vendaient plus. Je lui envoyais des complets de mon beau-frère français, plus petit que moi, qu’en 1914 il avait laissés à la maison en partant pour reprendre la tunique bleu-clair des chasseurs.

N’est-ce pas une coïncidence invraisemblable, d’être invité, au-delà de l’Équateur, chez une personne dont on a connu les exploits à deux pas de chez soi, sans la connaître elle-même ? Nous avons quitté nos hôtes, en emportant la promesse formelle de nous permettre de montrer Luxembourg et Grosbous à Mme B. d’une façon plus confortable, que celle expérimentée par son mari !

Dar-Es-Salam anglais ne diffère guère de Mombaza anglais ; gazons, clubs, verdure, fleurs, — j’y renvoie le lecteur. Vers le soir, le directeur de la Banque du Congo, très aimablement nous fit les honneurs de la ville et de ses environs et nous promena en auto dans les campagnes. La route longe la mer, le pays est peu accidenté, sans arbres, sauf de rares baobabs presque sans feuilles et dont les fruits inutilisables, ressemblent à des rats morts suspendus par la queue ; de temps en temps une petite plage sablonneuse invitant au bain, se rencontre ; on croise les autos des joueurs de tennis, blanc-vêtus, qui après la partie vont humer la bise rafraîchissante de la mer. De grandes étendues de plaine, plantées de sisal retiennent l’attention. Les fibres du sisal, espèce d’aloès, servent à fabriquer des cordes, surtout des cordages de navires. Cette culture fut implantée par les Allemands, avant-guerre ; elle se pratique en grand au Mexique. Dans les déserts de l’Aouache, en pays Denkali, j’ai rencontré du sisal, à l’état sauvage, et il m’est revenu, qu’à la frontière de l’Erythrée, il en croissait de telles quantités, qu’une utilisation industrielle en serait intéressante.

III

OST-AFRIKA

Samedi, le 17 novembre.

Toute autre ville serait en liesse, les Anglais sont plus calmes. On vend à la gare des médaillons ornés de rubans bleus, avec la photographie du Prince de Galles. Trois trains spéciaux vont quitter Dar-Es-Salam pour emmener le gouverneur et les autorités à un point de la ligne, où ils doivent aller saluer le fils de leur souverain.

La ligne de chemin de fer est une création allemande, construite dans un but stratégique et terminée, chose curieuse, en 1914, et inaugurée le 15 août. Le prince impérial avait annoncé sa visite pour l’inaugurer, se doutant peut-être bien qu’il ne serait pas libre à cette époque. Destinée à relier la côte au futur « Central-Afrika », elle n’a servi qu’à la retraite, comme chez nous celle d’illustre mémoire, raccordant Œtrange à Bettembourg-Berchem. Malgré l’encombrement fatal de la voie, le train démarre vigoureusement à l’heure, silencieux, sans coups de sifflet ; il traverse un pays désertique, qui, des fenêtres du wagon, semble inhabité, mais pour en juger il faudrait connaître le recensement ; d’autres voyages en chemin de fer, par des contrées tout aussi arides, en Abyssinie, révèlent une population plus dense, partout la brousse épineuse y est lézardée de sentiers, à tout moment des guerriers nus armés de lances, des bergers nomades, des femmes surgissent sur le talus, pour contempler le train. Ici pas ou peu de villages ! Ce qui frappe c’est le manque d’indigènes, le vide, animé de loin en loin par des installations européennes. Par-ci. par-là des fermes ombragées de manguiers, et des champs de sisal, datant de l’occupation allemande et repris par des Anglais, interrompent la monotonie du paysage et forment des oasis foncées, ou encore des plantations de faux cotonniers, grands arbres qui produisent le kapok, Ersatz, qui sert à rembourrer les matelas de deuxième qualité : (pas confondre avec Kopecks, qui avant-guerre poussaient en Russie et rembourraient les porte-feuilles). On me dit, et je le rapporte sous bénéfice d’inventaire, que peu à peu les anciens propriétaires reviennent et rachètent aux nouveaux-venus leurs concessions à des prix exorbitants. D’autres colons, encerclés et isolés des leurs, vendant à leur tour, les Allemands sont déjà redevenus majorité. C’est un danger ! Mieux eût valu peut-être, laisser quelques mauvaises colonies, à ce peuple prolifique, venu trop tard dans un monde trop vieux, et qui de nouveau éclate dans sa peau, mais qui est industrieux, il faut le reconnaître.

Tabora, Dimanche, le 18 novembre.

Nous entrons en gare de Tabora, l’ex-capitale du « Ost-Afrika » allemand. Quinze minutes d’arrêt, impossible de visiter, il faut se contenter des récits de nos compagnons de route et de nos propres souvenirs. Tabora, anglais ! Si un endroit dans cette Afrique orientale allemande aurait dû devenir belge, c’est bien celui-ci, qui fut conquis par les seules troupes belges, le 19 septembre 1916. Le général Tombeur qui les commandait, créé Baron Tombeur de Tabora pour consacrer moralement une victoire, dont le fruit échappa à la Belgique, fit son entrée dans la ville le lendemain 20 septembre et en prit possession jusqu’en février 1917, lorsqu’à leur tour les Anglais l’occupèrent.

Ces faits sont trop peu connus chez nous, comme du reste toute cette campagne africaine, qui ajoute une page glorieuse à l’histoire militaire belge, après celle de Liège, de Heeren et de l’Yser. Dans le Grand-Duché la censure allemande nous coupait toutes les nouvelles favorables aux, alliés, et à l’armistice, d’autres enthousiasmes et d’autres préoccupations nous empêchèrent de nous mettre rétrospectivement au courant de ces événements, qui pâlissaient à côté de ceux qui venaient de se dérouler à nos frontières, et cette phase de la guerre nous resta inconnue. Loin de moi la pensée de vouloir combler cette lacune ; je ne suis pas qualifié pour le faire, et même outillé, je n’en serais pas capable, mais dans un voyage le long de la frontière Est du, Congo nous allons rencontrer continuellement des traces de cette campagne, et déjà dans le wagon-restaurant d’anciens combattants nous en racontent des épisodes. Cette histoire devra un jour être écrite et publiée dans tous ses détails, et sans aucun doute, si les Allemands avaient été les vainqueurs, ce serait chose faite par eux depuis long-temps. À ce propos je me rappelle une déclaration typique d’un général allemand que j’ai entendue dans les derniers jours du mois d’août 1914. Le général von Webern occupait le village de Rollingergrund, avec sa division silésienne de Breslau. Ma femme qui ne cachait jamais son opinion à Ces hôtes de malheur qui s’imposaient, indignée de ce qu’elle venait de voir en accompagnant la Croix-Rouge à Ethe, Rossignol et dans d’autres villages dévastés et martyrisés, de la province du Luxembourg, demanda au général : « Comment justifierez-vous devant l’histoire les crimes et les horreurs que vous commettez en ce moment en Belgique et en France ? »

« Gnädige Frau, wir schreiben die Geschichte. »

« Madame, c’est nous qui écrirons l’histoire. »

Cet aveu dépeint un état d’âme et se passe de commentaires. Ils ont d’ailleurs écrit celle de 1870. Pour être véridique et impartial je dois ajouter, que d’après tout ce que j’ai appris sur place en Afrique, les Allemands ont été corrects pendant la campagne africaine et n’ont pas commis les cruautés qui les ont illustrés près de chez nous. Leurs mœurs s’étaient-elles adoucies au contact des nègres, ou bien devinaient-ils qu’en Afrique tout au moins, ce ne serait pas eux qui écriraient l’histoire ?

Une anecdote curieuse et peu connue je crois, illustre le tour pittoresque et l’allure de guerre d’Indiens, que prenait parfois la campagne africaine belgo-allemande.

À Berlin, après l’armistice, l’ancien officier d’ordonnance du général Tombeur et un officier allemand se faisaient vis-à-vis à la table de l’une des nombreuses commissions qui siégeaient à cette époque. La conversation s’engagea et prit un tour moins guindé dès que les deux interlocuteurs découvrirent qu’ils avaient été combattants et ex-adversaires en Afrique. Même en Europe, la brousse facilite les rapports entre blancs.

— Votre général a eu de la chance, dit l’Allemand.

— Comment ?

— « Voici comment ! Un jour je l’ai tenu au bout de mon fusil, et il s’est fallu d’un petit mouvement de mon index, pour que sa brillante carrière fût terminée ! J’avais pour mission d’intercepter vos courriers à l’arrière. Accompagné tout juste du nombre d’hommes indispensable, je me trouvais derrière vos lignes. Croyant voir venir le courrier, je me blottis dans un buisson épineux, de façon à voir sans être vu, le fusil armé et prêt à tirer. J’attendis. Mes noirs s’étaient aplatis, invisibles, comme vous le savez. Une pointe d’avant-garde passa, puis un premier peloton ; derrière un gros de troupe s’avançait. Depuis un moment je me sentais engagé dans une vilaine aventure, mais je ne pouvais qu’attendre la suite des événements, sans bouger. Bientôt un officier parut, dans lequel je reconnus immédiatement un officier supérieur, qui n’était autre que votre général Tombeur. J’hésitais un instant sur ce que je devais faire ? Mes ordres formels portaient d’intercepter le courrier, et m’interdisaient de divulguer ma présence par des manifestations inopportunes. Je me tins coi, et laissai passer la colonne, — heureux quand ce fut fini — »

C’est ainsi que le général Tombeur a bien failli, sans s’en douter, ne jamais entrer à Tabora ! N’est-ce pas là une aventure qui eût enchanté notre enfance, nourrie des livres de Mayne Reid ?

Bref, les Allemands, comme on le sait guignaient le Congo Belge pour créer leur « Central Afrika ». La voie ferrée de Bar-Es-Salam au Tanganyka, était une ligne militaire, et les troupes belges après la prise de Shangugu sur le lac Kiwu, en ont découvert une autre, en préparation dans le Ruanda, qui devait pénétrer dans le Kiwu. Des deux côtés de ce que les Allemands appelaient le « Grosse Graben » le grand fossé formé par les lacs et le Nil, qui sépare l’Est-Africain du Centre, les sentinelles allemandes et belges depuis longtemps se contemplaient, déjà avant-guerre. Chaque fois que les Allemands en ajoutaient une, les Belges de leur côté en plaçaient une de plus. Les soldats de couleur belges nommaient leurs vis-à-vis les « Funf und zwanzig » les « vingt-cinq », en raison du nombre de coups de chicotte qui était la mesure du côté allemand ; ceci n’a d’ailleurs rien de péjoratif, car à cette époque déjà lointaine, la chicotte était appliquée partout, et les noirs donnent à tout le monde des sobriquets, en général bien tapés, C’est le cas de le dire !

Les troupes belges, se montant à douze mille hommes, environ, prirent l’offensive en 1915. Elles avaient à faire à forte partie. Si von Lettow occupait les Anglais, les Belges avaient devant eux Waha, un peu mûr il est vrai, mais qui en Witgens avait son Ludendorff. Et si d’un côté les soldats de couleur belges ont été magnifiques — « notre chef-d’œuvre au Congo est le soldat noir » a dit quelque part un magistrat, peu susceptible d’être taxé de militarisme — d’un autre côté les troupes allemandes étaient solidement encadrées et en plus forte proportion que les Belges par des sous-officiers blancs, provenant du « Koenigsberg » et de la « Moeve », jetés à la côte, et quoique bloqués par la flotte anglaise, les Allemands furent deux fois ravitaillés par des forceurs de blocus.

L’offensive belge avait tardé jusqu’en 1915, parce qu’elle avait demandé un an de préparation, et il faut se rendre compte des difficultés que celle-ci a dû rencontrer après les désastres d’Europe et la petite mère-patrie étant occupée par l’ennemi. Une autre cause encore retarda le déclenchement : les troupes belges disponibles au début, durent soutenir les Anglais, à leur appel, dans leur propre colonie, où ils n’étaient pas en force suffisante pour résister aux Allemands.

Je ne sais pas, si Sir H. H. Johnston, l’auteur de nombreux livres remplis de science sur l’Afrique, et plus spécialement de The Opening of Africa vit encore ? Qu’eût-il dit s’il avait vu la grande Angleterre obligée de demander l’aide de la petite Belgique, dans l’une de ses colonies, et cela à côté de ce même Congo Belge dont il a vilipendé le grand Fondateur, en des termes qu’il est superflu de reproduire aujourd’hui. L’histoire a fait droit de ces calomnies intéressées ! Rien que le livre lumineux de Lichterveld sur Léopold II, que je viens de lire sur le bateau en venant, suffit pour éclairer et montrer au grand jour le désintéressement du Grand Roi, qui avec une prescience prophétique et avec une ténacité et une patience inlassables, a poursuivi, durant son long règne, deux grands projets impopulaires tous les deux : il a voulu pour le bien de son pays — et malgré son peuple — doter sa patrie de deux choses qu’il savait indispensables à La Belgique de l’avenir : une armée capable de la défendre contre le danger allemand qu’il prévoyait, et une colonie pour lui donner dans le monde la place qu’il ambitionnait pour elle et pour lui procurer l’air dont elle avait besoin pour respirer.

Son œuvre congolaise place Léopold II au-dessus de toute atteinte.

Kigoma-Ujiji
Lundi, le 19 novembre.

Après Tabora le train a repris sa marche monotone par une région couverte d’arbres rabougris. Par ci, par là, des feuilles d’un vert nouveau aux buissons, tandis que le sol est encore jaune de fanes et d’herbes desséchées, indiquent que les pluies ont à peine commencé. Nous arriverons au bon moment pour la chasse d’autant plus que la pluie étant plus tardive vers le Nord, nous remonterons avec elle.

Ici on pourrait se croire nu milieu d’une haie à écorces du Grand-Duché, au moment de La bécasse, quand les bourgeons chassent des branches les dernières feuilles mortes qui ont résisté à l’hiver, n’était la température qui nous rappelle la latitude où nous sommes. Le manque de gibier, et plus encore, la rareté des oiseaux nous étonnent. On nous avait promis monts et merveilles de la réserve de chasse anglaise que la voie traverse, mais nous y pénétrons à la nuit tombée, sans voir la girafe habituelle. Par contre, les premières tsé-tsé ont fait leur apparition tantôt, nous piquant à travers les bas jusqu’au sang ; heureusement que contrairement aux moustiques, elles disparaissent vers le soir et ne sont désagréables que pendant la journée. Puis la locomotive envoie des étincelles dans la nuit et notre sommeil n’est plus troublé qu’aux postes de bois, par la chute des bûches que les noirs de corvée envoient, sans douceur, dans le tender.

Enfin, Kigoma ! Le lundi matin en descendant du train, j’eus une déconvenue désagréable, semblable à celle de l’illustre Paganell lorsqu’il s’adressa au chef Patagon en portugais, croyant avoir appris l’espagnol en traversant l’Atlantique sur le Duncan.

J’avais profité, moi aussi des loisirs d’une longue traversée, pour tâcher de m’approprier les finesses de la langue swahilie, dans un petit lexique très pratique, établi par un R. P. blanc. Ce petit manuel avait des pages divisées en trois colonnes, sans en-tête, qui indiquaient en trois langues différentes les phrases usuelles dont on a besoin en voyage. La première colonne était en français, la seconde en un idiome en « i », une manière d’italien, du japonais peut-être, qui ne retint pas mon attention, et la troisième en un jargon aux accents sauvages, que je me mis à bûcher avec une énergie, digne d’un meilleur sort ! Tout fier de ma science linguistique récente et pour épater mes compagnons de route, j’interpellai le premier porteur qui se présenta sur le quai de la gare, en des termes que j’avais soigneusement préparés d’avance.

« Neem gij dezen Zak, ga dan de leaden holen. »

Le résultat immédiat fut que le noir s’enfuit terrifié et avec lui tous les négrillons que la curiosité et l’espoir d’un matabich avaient attirés. Un peu honteux je me dis que sans doute ma prononciation laissait encore à désirer. Mais averti par mes voisins qui me dirent que dans la zone anglaise, les nègres ne comprenaient pas encore le flamand, je me rendis compte de mon erreur. Je m’en consolai vite, car une gymnastique intellectuelle — nous avons bien dû apprendre le grec au Collège — n’est jamais perdue, et celle-ci me servira pour diriger les traqueurs, chez ma fille, dans les Flandres. Réflexion faite, le résultat obtenu n’était que naturel, et je me rendis compte de la cause de la terreur des noirs. Au Caire, quand les mendiants et les quémandeurs m’importunaient par trop, j’avais pris l’habitude de les apostropher d’un « geeste huss » bien appuyé en patois luxembourgeois, et j’en étais définitivement débarrassé, ce que même par la courbache je n’avais pu obtenir. Je-conseille ce moyen à tous mes compatriotes en voyage.

Kigoma port principal sur le lac, du « Tanganyka Territory britannique » ex Afrique Orientale allemande, comme Tabora devrait être belge, et participe aux glorieux souvenirs de la campagne de 1916, car c’est d’ici que partit la brigade du Sud, après avoir débarrassé la rive est du lac Tanganpka des troupes allemandes qui l’occupaient, et fit flotter le drapeau tricolore sur le port où elle entra le 19 juillet.

Mais de même que sa glorieuse voisine, Kigoma a été attribuée à l’Angleterre par la Ligue des Nations, et la Belgique qui était en droit de revendiquer les territoires conquis par elle, dut se contenter du mandat qu’on lui déféra d’administrer le Ruanda Urundi, les fameux T. O. (territoires occupés).

Par compensation on lui accorda encore (Convention du 15 mars 1921) sur les quais de Kigoma et de Dar-es-Salam, deux emplacements qui par une singulière fiction de droit, sont réputés territoire belge, et qui constituent les ports francs par lesquels la Colonie peut évacuer en franchise de douane, tout son commerce tributaire de l’Océan Indien. C’est ainsi que nos bagages plombés avant l’arrivée à Dar-es-Salam, n’ont point passé par la douane britannique, mais ont été directement convoyés vers Kigoma où nous allons en reprendre la libre disposition, en nous rendant au quai, où une centaine de mètres carrés figurent la concession belge.

À part la gare qui est monumentale, et un hôtel assez somptueux (ex-Kaiserhof) dont une moitié sert de résidence au « District Commissioner », je n’ai vu à Kigoma que de rares habitations qui s’éparpillent au long d’une ou deux avenues ombragées et le quartier indigène où la population se compose surtout d’Arabes et d’Hindous. Mais dans les environs une visite s’impose : on ne peut passer à Kigoma sans aller saluer le « Manguier d’Ujiji », l’arbre célèbre qui fut témoin de la réunion de deux hommes dont le souvenir hante tous ceux qui pour la première fois mettent le pied au Congo : Livingstone et Stanley.

Nous voilà donc partis dans une espèce de char à bancs, et après une demi-heure de route poussiéreuse, nous arrivons à un gros bourg, habité presque exclusivement par des Arabes, et qui est composé d’un certain nombre de carrés coupés régulièrement par des avenues plantées d’arbres et bordées de maisonnettes presque toutes semblables. Pour trouver l’arbre que nous sommes venus chercher, il faut de l’autre côté du village redescendre vers le lac, et tout à coup à un endroit assez abandonné, et où les herbes ont peu à peu envahi le terrain on arrive au manguier historique, dont hélas ! il ne reste plus grand’chose, car peu à peu la mort l’a rongé, et il ne lui pousse plus que quelques branches décharnées. À son pied, un bloc de pierre rappelle la date de la rencontre des deux explorateurs :


Livingstone
Stanley
1871

C’est tout, et l’on songe avec une certaine mélancolie à l’oubli qui si vite couvre les gloires passées. De retour à Kigoma j’ai voulu relire ce que Stanley lui-même a écrit de sa rencontre avec Livingstone, et je crois ne pouvoir mieux faire que de copier en traduisant le passage de son livre : « How I found Livingstone ». — Prévenu de la présence de Livingstone à Ujiji, Stanley vient d’y arriver : « Mon cœur battait à se rompre. Que n’aurais-je donné pour avoir un petit coin de désert où, sans être vu, j’aurais pu me livrer à quelque folie, me mordre les mains, faire une culbute, fouetter les autres, enfin donner libre cours à la joie qui m’étreignait… Mais je ne laissais pas mon visage trahir mon émotion, de peur de nuire à la dignité de ma race.

J’écartai la foule, et me dirigeai entre deux haies de curieux vers le demi-cercle d’Arabes devant lequel se tenait un homme à barbe grise. Tandis que j’avançais lentement, je remarquai sa pâleur et son air de fatigue… Il avait un pantalon gris, une vieille veste rouge et un casque. Je m’approchai d’un pas délibéré, je dis, en ôtant mon chapeau : « Le Docteur Livingstone, je présume ? »

— Oui, répondit Livingstone en soulevant sa casquette.

Nos têtes furent recouvertes, nos mains se serrèrent.

— Je remercie Dieu, repris-je, de ce qu’il m’a permis de vous rencontrer.

— Je suis heureux, dit-il, d’être ici pour vous recevoir.

Et tandis que Stanley remet à Livingstone le courrier d’Europe qu’il a apporté avec lui et l’invite à le lire.

« Ah ! dit le missionnaire, j’ai attendu des lettres pendant des années ; j’ai maintenant de la patience ; quelques heures de plus ne seront rien… Mais que se passe-t-il dans le monde ?… »

Il y a une certaine grandeur antique à la simplicité avec laquelle ces deux homme s’abordent et se retrouvent alors que l’un venait de passer des années loin de toute civilisation, et que l’autre pour le rejoindre avait traversé des régions inconnues au milieu de mille dangers. Le « je présume » de Stanley est d’ailleurs un poème, et caractérise la race à laquelle il appartenait.

Le bateau qui doit nous emmener étant arrivé d’Albertville, nous nous y embarquons, et quittons Kigoma le lendemain, en route sur le Tanganyka.

IV

LE TANGANYKA

La baie de Burton
Baraka, 25 novembre.

Le lac Tanganyka est plus grand mais moins beau qu’un lac suisse ou italien et les montagnes qui l’entourent sont assez hautes, mais n’ont rien qui ressemble aux glaciers des Alpes ; les différents ports que nous avons touchés, Kigoma Usumbura, Uvira sont des centres de colonisation à leurs débuts, et comparables à Dire-Dawa en Ethiopie, mais les hôtels qui recueillent les voyageurs du chemin de fer franco-éthiopien sur la ligne de Djibouti à Addis sont très supérieurs à ceux qu’on rencontre dans cette partie-ci du Congo, et les Grecs qui en sont les tenanciers, feraient bien d’aller prendre quelques leçons chez leurs compatriotes établis en Abyssinie.

Le trafic sur le Tanganyka est assuré dans la partie sud du lac par une Compagnie anglaise, dans le nord par la Cie des Grands Lacs, dont le groupe Empain tient la direction. Quand on dit que le trafic est assuré, c’est pour le moins une exagération, car si nous n’avons pu juger de la manière dont la Cie Anglaise s’acquitte de sa tâche dans la partie du lac qui lui est réservée, nous avons expérimenté l’insuffisance absolue des moyens de transport de la Cie des Grands Lacs. Au moment de notre arrivée son grand bateau, le Baron Dhanis ayant eu une chaudière éclatée, la Compagnie ne disposait que d’un mauvais sabot, le Duc de Brabant, sur lequel nous avons navigué, et où il y avait exactement 6 cabines pour transporter les 40 ou 50 passagers montés sur le bateau, ce chiffre étant celui auquel se montaient nos compagnons de route du dernier Voyage, et l’on voit d’ici l’encombrement qui en est résulte. Les neuf-dixièmes des voyageurs ont pu coucher sur le pont, et n’était l’ennui des moustiques qui troublaient le sommeil de ceux qui devaient ainsi dormir à la belle étoile, on préférait encore ce mode de repos à celui qu’on trouvait dans des cabines trop petites, malodorantes et dont le linge des couchettes était plus que douteux. Je passe des détails contraires à la propreté et à l’hygiène la plus élémentaire qui constituent un véritable scandale pour la Compagnie qui dirige cette entreprise de navigation. — Je me hâte d’ajouter qu’un des directeurs de la Compagnie en tournée d’inspection voyageait avec nous et se montrait pour le moins aussi scandalisé que nous-mêmes, de sorte que l’on peut espérer que le rapport qu’il a adressé au Siège de la Société, aura porté ses fruits et que l’on verra sous peu mettre bon ordre à un état de choses qui est une honte Pour la Belgique, quand on voit, paraît-il, à côté dans la Compagnie anglaise rivale, une organisation toute différente et qu’il serait facile de prendre comme exemple. Tout le monde se plaint d’ailleurs non seulement de la Compagnie de navigation, mais également de l’administration civile, et l’on entend formuler sur le manque d’organisation des différents services, les mêmes plaintes que partout ailleurs quand il s’agit de fonctionnaires. Thème connu. Les marchandises restent à traîner pendant des mois dans des endroits comme Kigoma, faute de moyens de transport suffisants pour les évacuer, et l’on fait venir d’Europe des contremaîtres poseurs de rails, avant que le tracé du chemin de fer soit seulement achevé !

Après trois jours passés sur ce charmant bateau, en comptant les escales bien entendu, nous avons débarqué à Baraka, à l’est de la Baie de Burton. Celle-ci ainsi que la presqu’île du même nom ont été ainsi nommées en souvenir de Richard Burton, voyageur anglais qui explora l’Afrique orientale, et qui en 1856 étant parti avec Speke à la recherche des sources du Nil, découvrit toute la partie occidentale du Tanganyka.

À Baraka nous sommes accueillis par le Directeur de la Texaf auquel nous avions été recommandés ; cette Société cotonnière a un certain nombre d’établissements dans toute cette partie Est du Congo ; elle s’occupe de fournir aux indigènes des graines de coton pour les plantations dont ils doivent ensuite moyennant paiement rapporter le produit à l’usine. À côté de l’usine, il y a la maison du Directeur, bâtiment en pierre, entouré d’une pergola avec toit en tôle, une seconde maison devant servir aux hôtes de passage, puis un bureau où nous étions logés nous-mêmes, en attendant que la susdite maison soit terminée, enfin une menuiserie, et un hangar pour automobiles, le tout recouvert en bambous et en chaume et formant un ensemble assez coquet. Devant la maison du directeur s’étend un potager, où en cette saison on est heureux de trouver tous les légumes qui poussent chez nous en été, et faisant suite au potager, il n’y a plus qu’un terrain à herbes marécageuses qui s’étend jusqu’au lac et dans lequel nous relevons les traces d’une petite antilope ; il paraît que nuitamment les busch-bucks descendent de la montagne voisine pour venir se promener ici.

Pour préparer nos prochaines expéditions nous sommes obligés de nous adresser à l’Administrateur de la région qui habite à Fissi dans les montagnes, à 30 kilomètres de Baraka ; nous louons la seule auto existant dans les environs, appartenant à un colon, ancien soldat, qui après la guerre s’est installé dans la région et est en train d’y faire fortune ; outre la forêt qu’il exploite, il a une belle ferme avec un important troupeau de vaches, et il y ajoute le commerce de denrées alimentaires ; depuis peu, il a acquis un camion-automobile et transporte les voyageurs et leurs colis jusqu’au pied de la montagne, d’où les uns comme nous partent en expédition de chasse, les autres, et ce sont les plus nombreux, vont faire de la prospection dans les coins encore inexplorés de ce côté-ci du Congo. Nous voilà donc engagés sur une route qu’ici dans la brousse on trouve admirable, mais qu’en Europe on déclarerait impossible à pratiquer, et nous traversons en vitesse plusieurs filages indigènes où nous suscitons l’admiration de la population noire et nue pour la plus grande partie : les enfants entièrement, les femmes jusqu’à la ceinture ; on voit peu d’hommes et ceux-ci sont généralement habillés et la plupart à l’Européenne. À moitié chemin environ, nous sommes obligés d’arrêter : il y a une rivière qui traverse la route, et comme le service des ponts et chaussées n’a pas encore passé par ici, c’est un bac qui remplace le pont absent, et le bac en question se composant uniquement de plusieurs barques juxtaposées, reliées entre elles par des planches plus ou moins branlantes, il est plus sage de ne pas s’y risquer chargés ainsi que nous le sommes, et pour passer notre camion, on décide qu’il faut commencer par le décharger, après quoi on nous passera nous-mêmes et nos bagages ! O lenteur orientale ! comme tu mets à l’épreuve notre patience occidentale ! Il ne faut pas être pressé quand on voyage en Afrique, et plus vous montrerez de hâte à vouloir faire ou faire faire les choses par les indigènes, moins vous avez de chance d’aboutir : on dirait qu’ils ont un malin plaisir à vous faire enrager par leur apathie, sachant très bien qu’ils sont les maîtres de la situation et qu’on est, bon gré mal gré, obligé d’avoir recours à eux. Que vous le vouliez ou non, ce passage de la rivière vous prend une heure, après ce temps on est encore très heureux d’arriver, car il faut un certain art pour faire monter et descendre le camion sur le bac en question ; l’on se demande à chaque passage s’il arrivera sain et sauf de l’autre côté, et la dernière fois où nous sommes passés, il y a eu derrière nous un craquement sinistre, qui était celui de la planche sur laquelle nous venions de rouler : s’il s’était produit un instant plus tôt, nous faisions bel et bien un plongeon peu agréable au fond de la rivière !

Après cet épisode plein d’imprévu, nous reprîmes la route et sans autres incidents nous arrivâmes au pied de la montagne où l’auto nous déposa. Le téléphone indigène avait marché, et notre arrivée chez l’Administrateur était signalée ; aussi celui-ci avait-il aimablement envoyé à notre rencontre des tippoyes pour nous hisser jusque chez lui et il nous attendait à déjeuner.

La vue qu’on a de Fissi, nous rappelle celle qu’on a de nos plantations de café à Gololcha ; nous sommes sur un plateau tout entouré de hautes montagnes, et dans le fond, à nos pieds, nous voyons se découper les contours de la baie et de la presqu’île de Burton ; autour de la maison de l’Administrateur un parterre de roses superbes nous fait un instant oublier que nous sommes en Afrique, au Sud de l’Equateur, et nous rappelle la mère patrie, illusion qui est complétée au dessert, par un superbe plat de fraises… Mais nous ne sommes pas venus ici pour nous laisser vivre et rêver, et il s’agit de parler de choses sérieuses. Vite on fait des plans, et comme pour préparer notre expédition future, l’Administrateur nous dit qu’il lui faut huit à dix jours pour recruter le personnel nécessaire (nous demandons 80 porteurs) et trouver la nourriture qu’il faudra emporter pour nourrir tout ce monde, nous décidons pour employer utilement ces loisirs, d’aller faire un petit tour d’exploration dans la presqu’île de Burton, et nous retournons à Baraka.

En pirogue
26 novembre.

La presqu’île de Burton est peu connue jusqu’ici, et un nombre fort restreint de Blancs y ont pénétré avant nous ; une mission américaine la visita il y a quelques années, et l’on dit qu’un lac s’y trouve à son sommet. Le mystère dont on l’entoure, pique notre curiosité. Nous affrétons la pirogue d’un Grec qui moyennant finance met son équipage à notre disposition, et nous voilà partis pour notre première expédition.

À nous s’est joint un Anglais rencontré sur le bateau entre Kigoma et Baraka, et qui désormais sera notre compagnon de route pendant les semaines à venir. Le capitaine B., ancien officier aviateur pendant la guerre, vient de passer sept années consécutives en Afrique à tuer la grosse bête et principalement l’éléphant, et maintenant fatigué de son rôle meurtrier, — il a 230 éléphants à son actif, — il a décidé de les photographier, et il part armé d’un merveilleux appareil cinématographique, dont il ne connaît pas encore trop bien le maniement.

Notre pirogue, comme toutes les pirogues indigènes, est un tronc d’arbre creusé, long de 15 mètres environ, sur 1 m. 50 de large, il est manœuvré par dix rameurs noirs, et nous y montons, ma femme, le capitaine et moi-même plus nos boys, et les deux agents de police que l’Administrateur nous a donnés pour nous garder, en tout une vingtaine de personnes.

Nous avons décidé de faire la traversée de nuit, car à ce moment-là, le lac est généralement calme, tandis que pendant la journée il s’y élève parfois de véritables tempêtes et les gens du pays qui en connaissent le danger, n’aiment pas s’y risquer. Nous sommes au commencement de la saison des pluies, presque chaque jour un gros orage vient obscurcir l’horizon pendant quelques heures dans l’après-midi : le ciel de bleu qu’il était devient tout à coup noir comme de l’encre, des éclairs scintillent de tous côtés, de grosses gouttes de pluie commencent à tomber, mais cela ne dure pas longtemps, un grand coup de vent chasse le tout, et au bout de quelques minutes le ciel, redevient serein comme si de rien n’était. Pour éviter ce grain toujours possible durant la journée, mais excessivement rare la nuit, nous nous sommes embarqués à 9 heures du soir et avons fait une délicieuse traversée au clair de la lune qui était dans son plein à ce moment ; je n’oublierai jamais le bruit du clapotis des vagues se cassant contre notre pirogue, alors qu’au rythme de leurs rames, nos noirs chantaient une mélopée étrange qui nous berçait. Deux heures de’ce balancement sur les flots nous parurent n’avoir duré qu’un instant, et à 11 heures sans heurt ni bruit nous nous trouvâmes tout à coup débarqués dans une petite crique : nous avions abordé à la presqu’îie, au village de Manga qui allait nous servir d’asile pendant deux jours.

Nous n’avions emporté que le strict nécessaire pour camper, ayant laissé le gros de nos bagages à Baraka ; vite, vite, dans la demi-obscurité les boys hissèrent nos trois tentes, firent nos lits et le capitaine B. s’étant encore fait chauffer de l’eau pour son thé (car nul Anglais ne se lève ni ne se couche sans consommer au moins une tasse de ce breuvage), nous allâmes nous coucher, n’ayant aucune idée des lieux où nous campions. Aussi fûmes-nous bien étonnés le lendemain matin, en nous réveillant, de voir que nos tentes étaient dressées au bord même d’un village indigène, dont les habitants ne se gênaient pas pour venir nous regarder sous le nez. Nous avions bien vu la veille au soir se glisser quelques ombres au moment de notre arrivée, mais jamais nous n’aurions pu croire que ces tas que nous prenions pour des amoncellements de pierres et d’herbe étaient des huttes, et que toute une population se dissimulait dans l’anfractuosité de la côte qui lui servait d’abri. C’est que le noir a un don tout spécial pour se cacher et il arrive même à rendre sa demeure invisible, de telle sorte qu’il faut un œil exercé pour la découvrir.

27 novembre.

À 7 h. 1/2, mûs par la curiosité qui nous a entraînés dans ces parages, nous nous mettons en route bien décidés a aller à la reconnaissance du lac qu’on nous a signalé, malgré la résistance du chef du village et de nos hommes qui voulaient nous en dissuader. Je n’ai jamais compris pour quel motif cet endroit inspirait aux indigènes une sainte terreur, car le lac Kalwé, pour l’appeler par son nom, n’a rien de bien effrayant. Mais une montée assez pénible de plusieurs heures serait un motif suffisant pour expliquer le déplaisir que nos hommes mirent à nous suivre dans cette ascension, car le noir étant comme tout le monde sait, partisan du moindre effort, ils trouvaient parfaitement superflu de se fatiguer dans un but dont ils ne voyaient pas bien l’utilité. Situé à 1.325 mètres d’altitude, ce petit lac forme au milieu des montagnes comme une poche d’eau, c’est sans doute le cratère d’un ancien volcan éteint, et il est entouré d’une plaine marécageuse avec de hautes herbes qui rendent à peu près impossible de s’en approcher ; néanmoins nous avons été aussi près de ses bords que la prudence nous permettait de le faire, et avons bu de son eau pour nous convaincre qu’elle n’était point salée comme on nous l’avait assuré. Pour rien au monde nous n’aurions pu décider l’un des hommes qui nous accompagnaient à en faire autant, car ils étaient persuadés que ce breuvage serait pour eux rempli de maléfices.

Nous relevâmes aux environs quelques traces fraîches d’éléphants parmi lesquelles une assez grosse pour nous tenter d’essayer de la suivre, mais il nous fallût bientôt y renoncer, car elle nous conduisait tout droit dans le marais où il n’était pas trop prudent de nous aventurer. Au retour nous aperçûmes deux buffles dans le lointain, mais nos porteurs les mirent en fuite et nous ne pûmes nous en approcher. — Pour descendre au village de Manga nous prîmes un chemin plus court mais plus dur que celui de la montée, et nous aboutîmes à Tongwé où se trouvent des plantations de coton ; nous y avions fait venir notre pirogue qui nous ramena à notre petite plage où le sultan du pays nous attendait pour nous saluer. On le régala d’un whisky fort sec d’où le soda était absent, car l’indigène préfère les boissons quand elles sont le plus possible alcoolisées et, de lui avoir donné ce goût-là, est encore un des méfaits à son égard qu’on doit imputer au Blanc.

28 novembre.

Nous retournons dans la montagne, mais de l’autre côté cette fois, car on nous a signalé une plaine herbeuse où les buffles vont paître nuitamment. Nous sommes malheureusement montés trop tard, car lorsque nous arrivons en haut, il n’y a plus une bête en vue sur la plaine, mais soudain nous apercevons sur le bord à l’extrémité opposée, et presque dissimulé par un arbre, un gros buffle noir qui nous regardait : je tire, la bête marque le coup, mais disparaît presque aussitôt dans le fourré ; nous nous rendons sur la piste et découvrons beaucoup de sang de poumon et nous voilà prenant la poursuite à travers la forêt. Trois heures durant, nous avons suivi le sang dans un terrain invraisemblable, descendant dans des ravins qu’il fallait remonter ensuite, rampant sous les lianes et s’arrachant les vêtements aux branches des épines ; à la fin il fallut renoncer à la poursuite, car la trace conduisait dans le marais où le buffle est sans doute entré pour se coucher et mourir, étant mortellement blessé, mais jamais on ne le retrouva.

Nous avons en somme été passablement imprudents dans cette poursuite, car nous n’aurions jamais dû nous risquer dans un pareil terrain à la recherche d’une bête blessée qui d’un moment à l’autre pouvait surgir devant nous et nous attaquer ; elle avait été couchée à différentes reprises et tout le monde sait que la rencontre avec un buffle blessé est toujours dangereuse et très souvent mortelle. Le capitaine B. qui nous avait entraînés dans cette aventure, en connaissait certainement les risques en vieux chasseur professionnel qu’il était, mais ma femme et moi, nous nous sommes dit après coup, qu’il avait voulu nous éprouver, et voir jusqu’à quel point nous n’avions pas peur de nous mesurer avec les bêtes sauvages… Inutile d’ajouter que les noirs qui nous accompagnaient, avaient fui à la première alerte, et qu’ils ne reparurent que lorsque tout danger fut écarté.

Le soir du même jour je pris la pirogue et je partis en voyage de reconnaissance vers la pointe de la presqu’île. Ayant doublé le promontoire je débarquai de l’autre côté, et me mis en chasse. Je vis une femelle de bongo (bush-buck) rouge à lignes blanches, mais elle ne se laissa pas approcher ; puis j’aperçus un troupeau de singes de la taille des totas abyssins, gris comme des marmottes avec une longue queue, une collerette et des favoris jaune serin et du rouge dans la figure ; je tirai et je manquai, n’ayant pas mon fusil à plomb et le tir à balle sur ces petites bêtes remuantes étant très difficile. — Je ne vis rien d’autre de ce côté de la presqu’île et me rembarquai d’assez méchante humeur parce que d’abord comme toujours les indigènes, vers la tombée du soir, hâtaient le retour, voulant être rentrés avant la nuit, et ensuite ma chasse avait été gênée par l’un des rameurs qui, enfreignant les ordres reçus, était descendu à terre allant se promener dans la montagne où il avait dérangé le gibier. Pour sa désobéissance je le fis gifler par le policeman noir qui m’accompagnait, et celui-ci de même que le fustigé me saluèrent ensuite en portant la main à la française, car le nègre n’a vraiment de respect que pour celui qu’il sent être son maître. — Après cet incident, le retour dans la nuit me laisse un très joli souvenir ; les hommes avaient entonné une mélopée bizarre que cadençait le mouvement de leurs rames, et dont le refrain qui m’est resté peut se traduire à peu près ainsi : Hé le lé, Hellen gezé ! Et de temps en temps, pour éclairer la côte que nous frôlions, et éviter les récifs nombreux en ces parages, nous allumions de grandes torches et nous voyions tout autour de nous des feux semblables qui de loin en loin paraissaient des vers luisants se mouvant sur les flots, et qui n’étaient que d’autres torches guidant comme la nôtre, l’une ou l’autre barque de pêcheur, attardée dans la nuit.


29 novembre.

Nous décidons le départ vers le fond de la baie malgré le temps très menaçant ; de grands voiles de nuages couvrent la rive opposée et font comme un paravent de brouillard ; bientôt les nuages qui nous entourent crèvent et la pluie se met à tomber. Malgré cela nous embarquons et tels les noirs nous nous laissons tranquillement inonder, sachant que le soleil que déjà l’on sent derrière les nuages, viendra bientôt sécher jusqu’au dernier fil de nos vêtements mouillés.

Nous faisons halte au village de Vano où nous venons rendre au Sultan du même nom sa visite de l’autre jour. On croit peut-être, et avant de venir dans ce pays c’était aussi mon idée, que pour être promu à la dignité de chef, il faut que l’âge ou un certain mérite y donne droit, mais ceci n’est pas du tout le cas parmi ces peuplades primitives où c’est plutôt une sorte d’oligarchie qui régit la communauté, et où les familles influentes préfèrent bien souvent avoir à leur tête un enfant qu’elles dirigent à volonté et selon leur bon plaisir ; et j’ai par la suite eu plus d’une fois l’occasion de constater, que tel adolescent, chef soi-disant d’un puissant Etat, n’était que l’instrument de l’ambition de ses oncles ou cousins dont il était le jouet entre leurs mains. Quoi qu’il en soit, le Sultan Vano est un tout jeune homme et il ne nous inspire qu’une confiance relative ; il nous fait les présents d’usage, c’est-à-dire quelques œufs pourris et une couple de volailles étiques, que nous payons en retour, comme le veut la coutume, le double de leur valeur et après une légère halte au milieu des siens, le village se composant en tout et pour tout d’une demi-douzaine de huttes de chétive apparence, nous disons adieu aux Bubuadi qui est le nom de la race autochtone et nous rembarquons.

Entre temps, le soleil a réapparu et notre équipage s’est rembarqué séché et réconforté par une distribution de Manioc octroyé par le Sultan, mais nous n’allons pas beaucoup plus loin ce jour-là. Le long de la berge nous apercevons dans les branches d’un arbre qui surplombe le lac, un singe qui attire et retient notre attention, et ayant mis pied à terre, nous nous sommes mis à le poursuivre en faisant un véritable exercice d’acrobate sur des rochers mousseux et glissants ; inutile d’ajouter que le singe, plus agile que nous avait depuis longtemps disparu, quand nous sommes arrivés à l’endroit où nous l’avions d’abord aperçu et après cet intermède, l’après-midi étant déjà assez avancée, nous décidons de camper sur une assez jolie petite presqu’île que domine à l’arrière une belle cascade, tombant du haut de la montagne et déversant probablement Par là le trop-plein du petit lac que nous avons visité il y a quelques jours sur la hauteur. Et de même qu’on a vu que celui-ci n’était pas un mythe, nous constatons que ce qu’on nous a dit au sujet de la presqu’île qui soi-disant devait être inhabitée, est parfaitement inexact ; au contraire, ses rives sont parsemées de petits villages qui se cachent dans des criques au milieu des plantations de manioc, ce qui explique d’ailleurs le manque de gibier que j’ai signalé, les indigènes l’ayant sans doute massacré.

30 novembre.

Nous nous remettons en route par un temps resplendissant ; le lac tout argenté nous renvoie les rayons qui ainsi multipliés transforment bientôt en une véritable fournaise notre maison mouvante ; nous naviguons sur ce qui semble du métal fondu et bientôt un assoupissement général est le résultat de la trop grande chaleur qui nous accable ; à midi nous avons certainement plus de 50 degrés, et nous décidons de faire halte un moment. Aussitôt tout l’équipage de se précipiter à l’eau pour se rafraîchir, et nous assistons au bain de ces messieurs et de ces dames, car je crois ne pas l’avoir dit encore, nous sommes accompagnés dans notre voyage par trois femmes de couleur, épouses légitimes ou non de nos hommes de police et de l’un de nos boys : le noir, étant paresseux avant tout, ne se met jamais en route sans emmener une personne du sexe dit faible, pour le servir et le décharger de tous les soins domestiques. Les jeunes personnes qui nous accompagnent sont vêtues d’un pagne aux couleurs voyantes, qu’elles serrent de telle sorte au-dessus de leurs seins que ceux-ci en sont complètement aplatis, et peut-être est-ce là une des raisons pour lesquelles les négresses même jeunes, ont la poitrine si tôt déformée ? Autour de la tête, elles se nouent avec art un fichu qui forme turban et qu’on rencontre dans presque tout le Congo où le Blanc a pénétré. Celles qui n’ont pas de turbans sont coiffées différemment selon les régions ; ici nous retrouvons les petites tresses collées contre la tête comme nous en avons déjà vu au pays Somali en Abyssinie. Après s’être lavées elles-mêmes et leurs pagnes, nos jeunes beautés ont mis le tout à sécher au soleil sans rien cacher de leur anatomie, et tandis que nous déjeunons à l’ombre d’un palmier, nous assistons d’un œil amusé à cette scène des temps bibliques qui n’a rien d’inconvenant dans sa naïve simplicité.

Au loin nous avons vu un gros point noir se profiler sur le lac : on dirait un morceau de bois, pour des yeux inexpérimentés comme les nôtres, mais l’équipage se met à clamer « Kiboko » et nous apprenons que nous allons faire connaissance avec notre premier hippo. Bientôt d’autres points semblables paraissent à l’horizon, et vite nous nous rembarquons et essayons de rattraper les monstres qui fuient devant nous : inutile, dès qu’ils nous ont aperçus, ils plongent avec une rapidité inconcevable pour reparaître quelques centaines de mètres plus loin et ainsi de suite, on pourrait courir derrière eux toute une journée sans arriver à les atteindre jamais. Le capitaine B. risque une balle sur l’un d’eux, mais même si le coup a porté, nous n’en saurons rien, car ce n’est généralement que le lendemain que l’on retrouve le corps des hippos que l’on a tués la veille et que les flots mettent tout ce temps à vous rendre.

Nous arrivons au fond de la baie et y dressons notre camp dans l’espoir d’y trouver enfin le gibier que nous sommes venus y chercher, mais ici nous attendait une nouvelle déconvenue !


1er  décembre.

Sorti à l’aube avec deux hommes, je me dirige vers un marais où l’on m’a signalé la présence d’un troupeau de buffles ; quand j’arrive à l’endroit indiqué j’aperçois en effet Un troupeau de 25 à 30 bêtes, mélange de buffles noirs et roux, mais impossible de s’en approcher, toute la largeur du marais, plusieurs kilomètres, me séparant de lui. Je me décide alors à grimper dans la montagne, où bientôt j’aperçois les traces d’un second troupeau que je me mets à suivre, mais après plusieurs heures d’une course qui m’a entraîné jusqu’au sommet de la montagne d’où j’aperçois l’autre côté du lac, je renonce à la poursuite et je reprends le chemin du camp ; en route je croise la trace d’une femelle d’éléphant et de son petit, mais je n’aperçois pas la moindre antilope, fait que j’avais déjà constaté la veille et qui confirme mon opinion sur la rareté du gibier dans ces parages.

Après le déjeuner nous décidons de nous rembarquer et d’aller tenter notre chance de l’autre côté de la baie ; nous remontons en pirogue par un beau soleil, mais brusquement le temps change, de gros nuages paraissent à l’horizon, le ciel se couvre et en même temps le vent se met à souffler, le lac se ride, de grosses vagues l’agitent furieusement et il prend l’aspect d’une mer déchaînée : la tempête bat son plein dans toute son horreur et sa beauté et notre pirogue, simple coquille de noix livrée aux caprices des flots a fort à faire pour se maintenir debout sur les lames qui l’emportent. Nos rameurs ne sont qu’à moitié rassurés et longent autant que possible la côte pour pouvoir aborder, si le besoin s’en faisait sentir, et faisant force de rames nous arrivons au bout d’une heure de traversée dans une petite crique où nous jetons l’ancre ; malgré une pluie diluvienne qui s’est mise à tomber, nous ne sommes pas fâchés de nous sentir hors des atteintes du cyclone et vite nous dressons nos tentes pour nous mettre à l’abri. On nous avait bien dit que sous l’Équateur ce genre de tornade vous surprend avec une soudaineté déconcertante, mais il faut l’avoir éprouvé soi-même, pour se rendre compte de la rapidité foudroyante avec laquelle en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, l’orage arrive, éclate et repart en balayant tout sur son passage. Quand le grain est passé, et que l’on se retrouve trempé mais heureux d’en avoir été quitte pour une douche, on est tout étonné de voir s’apaiser les éléments qui peu d’instants auparavant paraissaient devoir tout engloutir et l’arc-en-ciel qui se reflète dans le lac redevenu transparent, semble dans les teintes roses du couchant, être le sourire de Dieu réconcilié avec la terre…

Profitant des dernières lueurs du jour, nous avons fait aux environs du camp un petit tour d’inspection, et tandis que je ne rencontre pas même la trace d’un animal vivant, ma femme qui s’est promenée au bord du lac tue un aigle de grande envergure et blesse un hippo qui s’était imprudemment aventuré hors de l’eau, mais sur le coup de feu il y retourne et disparaît sans laisser de traces. Les hippos sont d’ailleurs nombreux à cet endroit, mais ils se tiennent toujours à une distance respectueuse du rivage, de sorte qu’il est rare qu’on arrive à en abattre un.

Le soir le chef de la région (capita) que nous avons fait mander pour connaître par lui les possibilités de chasse pour le lendemain, nous avoue qu’il n’y a plus aucune espèce de gibier dans les proches environs, les Blancs ayant tout tué ou ce qui est pire, fait tuer par leurs noirs. Nous apprenons que bien souvent la chasse au buffle devient un véritable massacre, et l’on nous cite telle expédition à laquelle on avait convié la troupe pour prêter main-forte aux chasseurs, et où ceux-ci tirant pêle-mêle avec les soldats, avaient occis sans faire de distinction mâles et femelles et même des veaux dans le troupeau. Ceci est un véritable scandale et pour peu qu’on n’y mette bon ordre, on verra bientôt disparaître de ce coin du Congo toute la faune qui en faisait autrefois le principal attrait pour le véritable sportman.


2 décembre.

Dégoûtés nous renonçons à prolonger notre séjour dans ces parages peu giboyeux et décidons de rentrer à Baraka ; partis à 7 heures du matin nous y arrivons vers 2 heures de l’après-midi, après avoir longé presque continuellement une immense plaine de papyrus, car contrairement à la rive opposée, qui est fort escarpée, celle de ce côté-ci de la baie est entièrement plate et est constituée par un marécage qui se continue à perte de vue : nous y’voyons beaucoup d’oiseaux de tous genres qui fuient à l’approche de notre pirogue, mais du bateau j’arrive pourtant à tirer deux butors et quelques macreuses.

Grande est notre stupéfaction en arrivant à Baraka de trouver l’endroit vide de ses habitants ou tout au moins de son personnel blanc ; nous croyons que le dimanche en est la cause, et que tout le monde est parti en excursion ; mais bientôt nous trouvons caché au fond de sa boutique un Grec qui nous apprend qu’une révolte de nègres a éclaté à Luebo et que tous les Européens sont partis pour aller prêter main-forte au colon dons les biens et la vie même sont menacés. Nous hésitons un moment, le capitaine et moi à aller nous joindre aux défenseurs, mais à la réflexion nous préférons ne pas nous en mêler pour ne pas inutilement compliquer les choses ; je redoute un peu l’ingérence de mon compagnon dont la tête chaude pourrait le porter à des voies de fait regrettables, et à des actes, qui comme sujet anglais pourraient avoir une répercussion pleine de conséquences ; et quant à moi-même envoyé quasiment en mission par le Gouvernement belge, et jouissant de faveurs et de permissions toutes spéciales, que penserait-on en haut lieu, si, comme première grosse bête, j’annonçais un nègre au tableau ?…

Nous préférons donc attendre les autorités qui paraissent le lendemain sous figure de l’Administrateur accompagné de sa femme, de son adjoint et de huit soldats. On s’étonnera peut-être qu’il ait fallu à la justice près de quarante-huit heures pour arriver sur les lieux, mais si l’on réfléchit que dans la région où nous nous trouvons, il n’y a ni téléphone, ni télégraphe, mais que toutes les nouvelles doivent se transmettre par porteur, on comprendra aisément qu’avant que celle des événements de Luebo ne soit parvenue aux oreilles de l’Administrateur qui se trouve à quarante kilomètres de là deux jours entiers soient déjà passés. Surtout que les indigènes qui bien certainement en étaient avertis depuis longtemps, n’avaient aucun intérêt à voir se terminer plus ou moins vite la rébellion de leurs compatriotes, qui tôt ou tard devaient finir par écoper, et il est même probable, que l’un ou l’autre des nombreux messages envoyés pour avertir l’Administrateur auront été interceptés en route.

Bref, nous nous joignons à la petite troupe de l’administrateur qui est tout à la fois chef civil et militaire de la région qui lui est confiée, et tous ensemble nous montons sur la mogodille de la Texaf qui en moins d’une heure nous dépose sur les lieux du drame.

Luebo est la ferme du colon dont j’ai déjà parlé et présente à notre arrivée un aspect riant qui n’est pas du tout en rapport avec les sombres pressentiments que nous avions, conçus sur ce qui nous y attendait. Une belle allée de grands flamboyants rouges tout chargés de fleurs, met comme une tache de lumière dans ce coin de terre qui a tout l’aspect d’une grande ferme d’Europe : elle mène au bâtiment principal qui sert d’habitation à son propriétaire et est ma fois très coquet avec sa vérandah ajourée et ses parterres fleuris. Plus loin sont les étables qui donnent, abri à un beau troupeau de vaches dont nous admirons les cornes de dimensions extraordinaires, puis à mi-hauteur se profile une suite de petites maisons en bois toutes pareilles et parfaitement alignées dont le but est de donner abri à la population ouvrière qu’emploie le maître de céans. Plus loin encore et plus haut c’est la forêt dont l’exploitation a commencé la fortune de celui-ci et a bien failli lui coûter la vie.

En effet, on nous raconte que dimanche dernier la bagarre a commencé parce que le capitaine d’un petit bateau de la C. G. L. ayant demandé une charge de bois pour pouvoir continuer sa route, M. X. malgré le jour de fête lui avait donné trois de ses ouvriers pour faire le travail en question. Déjà mis de fort mauvaise humeur par cette besogne supplémentaire qui les frustrait de leur congé, l’exaspération des hommes fut portée à son comble quand ils virent que pour transporter le bois de la rive au bateau ils devaient se servir d’un méchant petit radeau qui ainsi chargé menaçait de sombrer. Le capitaine du bateau ayant insisté malgré les observations qu’on lui fit, le radeau se mit en marche, mais avant qu’il n’eût atteint le bateau, il se retourna avec toute sa charge, entraînant les hommes avec lui, et le malheur voulut que lorsqu’on retira ceux-ci, deux d’entre eux avaient cessé de vivre. Aussitôt grande rumeur dans l’endroit, et toute la population prenant fait et cause pour les travailleurs immergés, se rua vers la demeure du fermier, où entre temps le capitaine du bateau s’était réfugié, et proférant des menaces de mort, demanda qu’on lui livrât en échange des deux morts la tête de ceux qui avaient ordonné le travail. On put heureusement calmer ces forcenés qui parlaient de mettre le feu à l’établissement et ne prétendaient pas rendre la liberté à leurs victimes assiégées et gardées prisonnières dans leur propre maison. Ils consentirent pourtant à attendre l’arrivée de l’administrateur, persuadés dans leur naïve ignorance qu’on leur donnerait raison.

Aussi furent-ils un peu désabusés quand le jugement survint. Entourés par les soldats, fusils chargés à l’épaule, on amena les coupables, et après un interrogatoire ne laissant aucun doute sur la participation qu’ils avaient prise dans la rébellion, l’officier de police asséna à chacun d’eux le nombre de coups de chicote réglementaire, puis les attachant les uns aux autres par une corde passée autour du cou, on les emmena en prison, ou pour mieux dire aux travaux forcés. Nous devions les retrouver quelques jours plus tard sur la route, en corvée de portage, mais n’ayant rien perdu de leur arrogance, ni de leur mine de brigands.

Car cette race des Ubembe est une des plus mauvaises du Congo, n’étant pas pure, mais un ramassis de métis où le sang arabe a déformé la population primitive.

Il ne m’appartient pas de discuter ici des bienfaits ou des méfaits de la chicote, thème qui passionne en ce moment les neuf dixièmes des colons d’un bout à l’autre du Congo, et l’on ne peut juger de la question avec une mentalité européenne, mais il faut se mettre à la place de ceux qui sont journellement en contact avec une population primitive et souvent insoumise. Et de même qu’un bon père de famille peut à l’occasion administrer une fessée à son fils récalcitrant pourquoi le blanc ne pourrait-il pas faire donner de la chicote au nègre qui n’est vis-à-vis de lui qu’un grand enfant ne comprenant guère que ces arguments « parlants ». D’ailleurs les Allemands pour lesquels la population a gardé un certain respect, n’hésitaient pas à faire appliquer leurs vingt-cinq coups de chicote (die flünf und zwanzig) et je suis bien persuadé que dans la circonstance spéciale qui nous occupe, Allemands et même Anglais, n’auraient pas hésité à faire payer de leur tête Pour l’exemple, quelques-uns des meneurs de Luebo.

Après le jugement, le calme étant rétabli, nous reprîmes notre motorboot, et rentrâmes par la nuit noire à Baraka, ayant perdu notre chemin, mais guidés ensuite par les feux que ceux qui nous attendaient avaient allumés sur la berge.

Et le lendemain, ayant enfin après ces incidents, obtenu des colons rentrés dans le rim-ram de leurs occupations, qu’on voulût bien s’occuper de nous, et nous conduire au pied de la montagne, nous partîmes cette fois pour Fissi avec tout notre bagage, l’expédition que nous projetions devant durer un mois et nous entraîner assez loin à l’intérieur des terres.

II

SUR LA LUAMA

En tippoye
6 décembre.

Enfin nous voici en route pour notre première expédition de chasse sérieuse ; nous quittons Fissi montés sur nos tippoyes et suivis de nos quatre-vingt-dix hommes portant nos charges. Nous traversons un pays de collines alternant avec des plaines de hautes herbes au sol marécageux qui dévalent devant nous jusqu’au pied des montagnes dont le cirque barre l’horizon. De temps en temps une termitière pointe à travers l’herbe nouvelle, et des acacias parasols surgissent parmi les roseaux, tels des champignons monstres. Tout est vert et frais et l’on dirait presque un paysage de chez nous, tant l’aspect de ces prés me rappelle celui de nos parcs à bestiaux : c’est que nous sommes au début de la saison des pluies, et maintenant presque chaque jour une bonne ondée va venir désaltérer la terre, mais en même temps transformer en marécage tous les proches environs ; la température est lourde et humide tout ensemble, et l’on se croirait en serre chaude.

Après avoir cheminé quelque temps à travers une brousse plantée d’arbres, « l’open forest » des Anglais nous arrivons à une espèce de ruisseau stagnant formant mare qu’il nous faut passer en pirogue au milieu des papyrus qui l’entourent, puis continuant notre route, qui nous mène par une plaine de bambous et de nombreux petits ruisseaux nous voyons se dessiner dans le lointain Kalembe-Lembe le Vieux ; aux approches de l’endroit nous croisons de nombreux indigènes transportant des balles de coton entouré et ficelé dans des osiers tressés formant des quadrillés ; des flocons restent accrochés au passage tout le long du chemin fort étroit bordé de ronces et de roseaux, et l’on dirait à les voir de la neige fraîchement tombée. C’est toute une caravane se rendant à Baraka pour y livrer à la Texaf sa précieuse charge de coton ; mais les indigènes semblent en prendre peu de soin, car la pluie qui s’est mise à tomber, ne doit guère l’améliorer. Nous traversons des champs de maïs semés de-ci de-là de bananiers, mais nos hommes ont hâte d’arriver à l’étape et pressant l’allure, ils se mettent à trotter comme des chevaux qui sentent l’écurie ; un moment encore ils s’arrêtent pour boire au ruisseau, puis, tout en courant, volent et grignotent maïs et bananes qu’ils rencontrent sur le chemin : tels des singes lâchés en liberté ! Encore un pont en branches impressionnant dans sa caducité à enjamber, et nous voilà rendus à notre premier campement !

Kalembe-Lembe me rappelle trois choses. La première de merveilleux cannas en fleurs qui attirèrent nos regards dès notre entrée au village, et nous incitèrent à en faire un bouquet. La seconde la réception de M. C., employé à la Texaf, et dans lequel nous avons retrouvé un ex-trompette aux Guides, qui faisait son service militaire à Duisbourg sous les ordres de mon beau-frère ; la troisième une chasse dans le marais que je vais vous conter. Le village situé dans la plaine encadrée de montagnes est comme encerclé dans un immense cirque d’herbages et d’ajoncs qui a cette saison se transforme en marécage, et où le buffle foisonne paraît-il. Dans un petit tour de reconnaissance que je fais le soir, j’en trouve des traces nombreuses, mais sans voir les bêtes elles-mêmes et nous décidons de partir le lendemain matin pour aller les chercher à deux heures d’ici. Levés à quatre heures nous partons en tippoye malgré l’orage qui menace : il a déjà plu la nuit et nos hommes dérapent comme s’ils étaient sur du verglas ! Dans la forêt qui par son aspect me fait penser à la forêt de Soignes, nous sommes plus d’une fois arrêtés par des passages scabreux, ravins profonds ou ponts de branchage fléchissants dont nous passons à pied les plus mauvais. Au village de Mussingero dont le capita devait nous renseigner la place habitée par le troupeau de buffles, nous ne trouvons personne, et nous voici en route pour les hautes herbes. Le jour entre temps s’est levé mais le ciel reste bien chargé, et des nuages blancs accrochés aux flancs des montagnes menacent à chaque instant de crever : les herbes hautes de 1 m. 20 à 1 m. 50 dans lesquelles nous pénétrons nous déversent constamment une douche glacée. Nous ne voyons aucun buffle se profiler à l’horizon, mais à 1.000 mètres environ on entend bientôt le bruit d’un troupeau d’éléphants dont nous avions croisé la trace en arrivant en tippoye. Malgré la frousse des noirs nous nous en approchons : nous sommes in « open forest » et voyons assez loin devant nous ; nous grimpons sur un tronc d’arbre et le spectacle se déroule à nos pieds ; au bord de la forêt se trouve une bordure de hauts papyrus, puis le marais ; on entend le barrit des éléphants, les boules chevelues des papyrus ondoient ; le troupeau a dû y entrer, et bientôt de là où nous sommes nous voyons défiler six à huit grosses masses grises : une plus grosse et très noire retient mon attention, mais je n’en vois pas les défenses ; les noirs qui m’accompagnent prétendent qu’elles sont longues comme leur canne, donc environ 0 m. 60, ce qui ne serait pas énorme. C’est peut-être une femelle. Après celle-ci un intervalle d’un bon moment, puis je vois surgir un énorme éléphant mais sans défenses me semble-t-il, donc encore une femelle. Nouvel intervalle, puis un jeune paraît, la trompe en l’air cherchant le vent et semblant s’amuser tout seul. Comme il vagabonde, il est possible qu’il nous voie et que par exubérance il va se diriger vers nous pour nous charger. Dans ce cas nous nous verrions dans l’obligation de le tuer ce qui serait passablement ridicule et fort ennuyeux. Le permis de chasse donnant droit à deux éléphants seulement, il serait fâcheux de sacrifier ainsi sa chance inutilement. Nous nous retirons donc sans coup férir, et nous hâtons de retourner, car l’orage vient d’éclater formidable et sans prendre nos tippoyes trop froids sous l’ondée, nous rentrons à pieds et trempés comme des barbets. Le capitaine Bird qui est resté au lit pendant notre promenade, ayant le mépris du buffle qu’il considère comme de la viande (meet) pour les porteurs, me console de ma rencontre manquée avec les éléphants en me disant que dans les troupeaux avec des jeunes, il ne se trouve jamais de mâles ayant de belles défenses, et il m’en promet sur la Luana dépassant les trente kilogs ! Jnch allah !


9 décembre.

Le lendemain le temps est toujours couvert, mais nous reprenons la route, disant adieu cette fois au dernier vestige de civilisation, pour nous enfoncer dans la sauvagerie où nous allons désormais vivre pendant plusieurs semaines. En quittant M. C. et la Texaf dont les locaux servaient auparavant à l’administration avant que celle-ci ait été transportée à Fissi, nous passons à quelque cent mètres de là par le village indigène de Kalembe-Lembe ; il se compose d’une rue principale toute droite et bien tenue, plantée d’une allée de jeunes palmiers dont les troncs sont protégés à la base par des branches pour empêcher le bétail de les abîmer. Les maisons bien alignées, sont des carrés en pisé couvertes en toits de chaume dépassant la construction et formant vérandah. À notre approche, les femmes se sont mises sur le seuil de leurs demeures pour nous voir défiler et nous les voyons par groupes de deux ou trois nous dévisageant tout en continuant à allaiter leurs gosses pendus à leurs mamelles.

Au sortir du village nous passons d’abord devant la mission anglaise qui domine le village et se voit de tous côtés : elle est dirigée par deux vieilles filles, l’une Suisse Allemande et l’autre Anglaise et ne semble pas jouir de la sympathie de notre compagnon d’Outre-Manche ? Elle met une tache de couleur gaie, toute blanche et entourée de cannas sauvages rouges et jaunes dans le cadre vert des collines environnantes, et ces teintes d’émeraude étonnent en Afrique sous les tropiques où l’on est accoutumé de voir le sol grillé par le soleil, mais n’oublions pas que nous sommes ici en saison de pluie.

Nous commençons à gravir la montagne et à mesure que nous montons, nous voyons se dérouler derrière nous tout le panorama des lieux que nous venons de quitter : au loin à l’est la chaîne de montagnes qui domine le Tanganyka dont deux jours de marche nous séparent déjà, dans le fond l’immense plaine d’herbages avec le marais et les ruisseaux où hier j’ai été me promener à la recherche des buffles, et devant nous, la muraille des collines que l’une après l’autre nous allons devoir escalader.

Le temps est couvert, de minces et longs nuages blancs accrochés au flanc des montagnes nous annoncent la pluie que nous allons trouver là-haut, le tonnerre gronde au loin et nous nous demandons si l’orage qui nous guette, va entraver notre ascension. Bientôt paraît un nouveau village composé de cases régulières qui bordent des deux côtés une avenue rectangulaire formant une manière de place ou de square : c’est l’ancien Sultanat de Kalembe-Lembe et la politesse et l’usage exigent que nous y fassions un temps d’arrêt. D’ailleurs nos hommes sont habitués à ce qu’on leur donne ici à boire et à manger et tandis que les femmes du village leur apportent de quoi se désaltérer, ils grignotent les carottes de manioc qu’on leur a distribuées. Nous avons beaucoup de peine à les arracher à ces délices, mais la pluie ayant cessé et le soleil ayant reparu, aucun prétexte ne subsiste pour nous empêcher de continuer notre route, et bientôt le long des côtes on se dérouler derrière nous, tel un serpent, le long ruban de notre caravane : la file de nos hommes qui s’interrompt de place en place fait penser à un ver de terre coupé en morceaux, dont les parties sectionnées se tordent dans la poussière après la pluie. Les charges ont beau avoir été longuement soupesées et équilibrées avant le départ, il y en a pourtant de plus lourdes les unes que les autres, et surtout il y a des porteurs plus fainéants les uns que les autres, et au long du chemin ce sont ceux-là qui se laissent devancer par leurs camarades et arrivent toujours les derniers à l’étape. Au fond ce système de portage à dos d’homme qui est d’usage au Congo a beaucoup d’inconvénients, et je préfère de beaucoup celui à dos de mulet en honneur en Abyssinie. Outre que c’est un métier tuant et en quelque sorte une corvée qu’on impose à l’indigène, on ne peut exiger de celui-ci la même endurance que celle d’une bête de somme, et fatalement la distance qu’on franchit d’une étape à l’autre s’en ressent. D’ailleurs on cherche peu à peu à supprimer le portage au Congo, et bientôt ce ne sera plus que dans les coins les plus reculés que l’on y aura recours, car déjà là où il y a des routes et où le trafic peut se faire par camions-automobiles, il est interdit de recourir à la traction humaine et nul administrateur ne vous fournira plus de porteurs si vous lui en demandez. Le seul avantage est que le matin au départ la levée des bagages est un peu plus rapide, les hommes, étant pourtant un peu plus intelligents que les mulets, viennent eux-mêmes prendre leurs charges, tandis qu’une heure est vite passée avant d’avoir remis leur collier aux quadrupèdes qu’il faut commencer par rattraper alors qu’ils gambadent généralement aux environs. Il est vrai de dire que les mulets ne désertent pas, alors que ce matin même deux de nos porteurs manquaient à l’appel au moment du départ…

Quoi qu’il en soit, le système encore en vigueur pour le moment dans la région que nous visitons est typique et fait penser aux migrations bibliques ; nous-mêmes ouvrant la marche, portés à l’antique sur nos tippoyes, sorte de brancards entre lesquels un petit carré de bambou tressé nous sert de siège : quatre hommes y sont attelés et alternativement et selon les accidents du terrain vous portent soit sur la tête soit sur l’épaule. Quatre autres hommes suivent pour les relayer, et suivant leur humeur et leur degré d’habileté, ce fauteuil mouvant se transforme en un lit d’épines ou en un délicieux berceau. Après nous viennent les charges les plus précieuses, nos fusils et munitions que nous couvons jalousement de l’œil et auxquelles nous ne permettons jamais de rester en arrière ; puis commence la longue théorie des charges bien intéressantes celles-là aussi, des tentes, des sacs de literie, des caisses de vivres et de vêtements de toutes sortes dont on connaît bientôt la physionomie particulière de chacune, de telle sorte qu’en arrivant au camp et en voyant apparaître l’une après l’autre les soixante-dix charges qui nous suivent, on peut à première vue déjà dire à peu près certainement celle qui manque à l’appel.

Enfin, fermant la marche, les femmes de nos boys et de nos soldats succombant sous le poids des ustensiles de ménage dont leurs maris les ont surchargées, complètent cette vision de fuite en Égypte dont nous donnons l’impression.

Ce qui frappe surtout dans le paysage, c’est le manque absolu de bétail dans la région que nous traversons ; ni ânes, ni mulets, ni bêtes à cornes d’aucun genre, seules quelques rares chèvres broutant autour des huttes indigènes sont les uniques bêtes que nous rencontrons sur notre passage. Et l’on s’étonne de ne pas voir des troupeaux dans ces coteaux verdoyants et l’on se demande pourquoi l’on n’a pas encore songé à exploiter cette richesse, car le pays s’ouvre à la prospection ; à chaque instant l’on rencontre l’un ou l’autre jeune aventureux qui, envoyé soit par la Forminière (Soc. Générale) soit par la Banque de Bruxelles, est à la recherche du filon qui va donner à sa Société et à lui-même la fortune qu’il est venu quérir dans ces parages. Mais si l’on veut un jour exploiter les richesses du Manyéma, et il est bien possible que celui-ci devienne plus tard un second Katanga, il faudrait, me semble-t-il, commencer par y créer les moyens d’y attirer et d’y faire vivre la population ouvrière qu’exige toute grande entreprise. Les travailleurs ne peuvent être constamment nourris de viande de buffle ou d’éléphant et à la longue ; la ressource fournie par le gibier viendra elle-même à disparaître ; alors ne serait-il pas sage de pourvoir dès maintenant à une lacune qui m’a d’ailleurs paru être générale dans toute la partie du Congo que j’ai visitée. Amener du bétail du Ruanda, où il pullule paraît-il, ou encore des colonies anglaises du Sud où il est bien acclimaté, me paraîtrait être pour un colon bien avisé une source presque certaine de profits, et si j’avais vingt ans de moins, peut-être même que je tenterais l’aventure.

Une chose me frappe, c’est que les régions que nous parcourons, qui du temps de Stanley étaient si peuplées, paraissent aujourd’hui presque vides d’habitants, et s’il est vrai que la maladie du sommeil a causé par ici des ravages terribles, il est non moins exact que la population indigène au lieu d’augmenter va en diminuant d’année en année : on voit peu ou pas d’enfants dans les localités qu’on traverse et si la mortalité infantile n’en est pas la seule cause, il est certain que si en même temps que de la viande pour les adultes on arrivait à procurer du lait aux nourrissons, on aurait résolu une partie du problème de la dépopulation qui est à mon avis l’un des grands dangers pour l’avenir du Congo belge.

Tandis que je me livre à ces réflexions nous avons peu à peu gravi l’une après l’autre les collines qui nous séparent du sommet ; toujours des prés à perte de vue, et le soleil qui a réapparu entre temps met une note de gaîté dans ce paysage alpestre : de temps en temps sans qu’on sache pour quelle raison, une pierre blanche et marmoréenne, et alternant avec elle d’énormes digitales à fleurs blanches, fait comme une tache lumineuse dans cet océan de verdure.

Une petite antilope rousse bondit et disparaît aussitôt dans le buisson d’où par curiosité elle était sortie pour voir la cause du bruit qui trouble sa retraite : c’est un médafiel de montagne qui à notre vue se hâte de se cacher pour nous enlever toute velleité de le poursuivre.

La montée est palpitante comme celle qui mène à tous les cols. Que verrai-je de l’autre côté ? Après un dernier effort nous voici en haut et nous mettons pied à terre pour laisser souffler nos hommes et nous reposer nous-mêmes en nous orientant. La crête sur laquelle nous sommes est celle de partage des eaux entre le Tanganyka (Océan Insien) et la Luaina, qui est elle-même un affluent du Lualaba (Congo) lequel se déverse dans l’Atlantique. C’est curieux de se dire que les petits ruisseaux que nous entendons murmurer à nos pieds vont tous grossir l’énorme fleuve dont le cours dans quelques mois, nous ramènera nous-mêmes à l’Océan.

Devant nous, grimpant les unes sur les autres nous avons une suite de côtes ridées comme de la marne mais sur lesquelles les récentes pluies ont mis comme un duvet de verdure, et je pense au pays d’Alsace ; dans le fond au loin une immense étendue plate comme la main donne d’ici l’impression d’un lac et attire nos regards ; ce sont les plaines du Manyéma qui se découvrent à nos yeux et nous font rêver, car elles recèlent toute la faune que nous sommes venus chercher en ces lieux. Nous avons hâte d’y aller tenter notre chance et vite nous redescendons la pente opposée. Nous avons mis quatre heures pour la montée, mais la descente se fait beaucoup plus rapide. Au col nous étions à 900 mètres d’altitude et en moins d’une demi-heure par un sentier de chèvre caillouteux et presque à pic nous avons dégringolé de près de 500 mètres ; inutile de dire que sur ce chemin scabreux nous avons renoncé à nos tippoyes et sommes descendus à pied, non sans dommage car le souvenir m’en reste d’une petite blessure au talon qui m’ennuie par la crainte de la voir par la suite m’immobiliser. A midi et demi nous arrivons à Mutsoba-Kilina et n’allons pas plus loin ce jour-là : 30° à l’ombre nous promettent pour l’avenir une température agréable et après une sieste bien méritée nous faisons connaissance avec tous les rites du « pocho », cérémonie à laquelle à l’avenir tous les soirs nous allons avoir le plaisir d’assister. C’est celle qui consiste à ditribuer leur nourriture aux hommes de notre caravane. Dès qu’on arrive à’étape on présent le chef du village avoisinant, et celui-ci est tenu par les ordres qu’il a précédemment reçus de l’administrateur ou de celui qui le remplace dans la région, de fournir le ravitaillement nécessaire à toute expédition qui vient camper dans ses environs. On voit alors vers le soir s’amener toute une théorie de femmes et d’enfants portant des corbeilles dans lesquelles elles ont amassé les unes des bananes ou du maïs, les autres du manioc, d’autres encore, et ce sont les plus appréciées, ont apporté de la farine de ce même manioc qu’elles ont longuement pilé et qui sert à préparer la bouillie chère à tout cœur indigène ; quelquefois des pois chiches ou des lentilles varient l’ordinaire, mais c’est la grande exception, et l’on comprend que l’appât du gibier qu’on leur a promis et dont d’ici peu ils vont être gorgés, ait incité à nous suivre bon nombre de ceux qui malgré la fatigue de l’expédition qu’ils ont entreprise, préfèrent à leur repos et à leur maigre chère de chaque jour, un cuissot d’éléphant agrémenté de quelques aventures.

Quand tout le monde réquisitionné est arrivé, on commence par faire le dénombrement des provisions et par les payer ; chaque femme a mis par terre devant elle ce qu’elle a apporté, et souvent elle reste ainsi accroupie pendant des heures, couvant sa marchandise, attendant avec un flegme et une patience toute orientales le moment où on lui donnera les quatre sous qui lui reviennent et qui constituent tout le gain de sa journée de travail, car une carotte de manioc ou un régime de bananes ne se paie pas bien cher au Congo. Enfin le blanc paraît et après avoir contrôlé et payé à la ronde le « pocho » que la population a bien voulu apporter, la distribution commence, et chaque homme reçoit la portion qui lui est attribuée, de la façon la plus équitable possible, des provisions hétéroclites apportées, et en plus une cuillerée de sel, dont nous avons prudemment emporté un sac avec nous.

Pendant que se déroule devant nous pour la première fois cette scène qui nous charme par sa nouveauté, mais qui en se renouvelant chaque jour deviendra fastidieuse à la longue et parfois même pénible, quand après de grandes fatigues en rentrant le soir au camp, au lieu de pouvoir aller jouir sous sa tente d’un repos bien mérité, il faudra encore se soumettre à toutes les exigences du « pocho ». Car il ne faut pas croire que celui-ci se passe en douceur ; il est généralement accompagné des cris et des vociférations de tous genres habituels à une réunion de sauvages et bien souvent les contestations qui s’élèvent se terminent par de véritables pugilats dans lesquels il faut intervenir, en séparant les combattants et en les mettant d’accord en les faisant gifler tous les deux. Ce soir pourtant la paix règne dans le camp, et tandis que j’admire la coiffure des hommes de la région qui sont venus se promener aux abords de nos tentes, et qui me rappelle celle des femmes abyssines aux petites nattes tressées et collées contre la tête, et que je rêve à la plaque qu’ils se sont passés à travers le lobe de l’oreille en guise de bijou et qui n’est autre que le numéro d’ordre de leur bulletin d’impôt payé, j’entends dans la paix du crépuscule qui tombe, siffler un merle et chanter les grillons, et j’oublie tout à coup que je suis au centre de l’Afrique et pense être « chez nous ».


10 décembre.

Au réveil on vient me chercher parce qu’une antilope


En pirogue


En pirogue


Chasses à l’éléphant


Chasses à l’éléphant

s’est imprudemment montrée dans la côte au-dessus de

notre campement et les hommes désireux d’avoir de la viande veulent me la faire tirer ; bien que ceci doive retarder notre départ, je me rends à leur prière et à la grande joie des assistants je tue presque au sortir de ma tente et à belle distance un bongo mâle d’assez grande dimension. Ensuite laissant derrière nous deux hommes pour dépiauter la bête et en apporter la dépouille, nous nous mettons en route ; nous avons retrouvé « l’open forest », le terrain est plat et nous cheminons dans un sentier bordé de buissons épineux mais pas très épais, quand tout à coup, traversant la route devant nous, nous voyons passer un troupeau de cinq ou six grandes antilopes ; impossible d’en déterminer la nature ; mais bientôt Bird et moi de nous jeter à leur poursuite à travers le fourré, et tandis que mon compagnon plus heureux que moi tue un beau mâle de bubale de l’espèce Lichtenstein, j’en blesse moi-même à mort deux que je vois couchés devant moi mais qui s’étant ensuite relevés à mon approche, m’ont laissé les poursuivre au sang pendant deux heures sans succès.


De guerre lasse et craignant de trop m’attarder, car j’ai laissé en partant la caravane m’attendre sur le chemin, je reviens en arrière et ai la chance de tuer un sanglier mâle au retour, de sorte que je ne reviens pas entièrement bredouille. De nouveau la pluie s’est mise à tomber, et comme il est presque midi nous décidons d’aller camper à Kasanga qui se trouve non loin de là ; cette région me semble d’ailleurs fourmiller d’antilopes variées, car étant ressorti le soir, je tue une belle roan (antilope cheval), je banque encore un troupeau de Lichtenstein, et je vois deux buffles sans pouvoir les approcher, la nuit étant survenue entre temps.

Malgré l’intérêt que nous pourrions trouver à prolonger notre séjour dans un endroit si giboyeux, nous décidons d’aller plus loin, pressés d’arriver au plus vite au vrai royaume des éléphants, et nous promettant de nous arrêter ici plus longuement au retour.


11 décembre.

Au matin nous nous remettons donc en route et bientôt notre attention est prise tout entière par la végétation luxuriante du pays que nous traversons ; de grands lys aux couleurs jaune, pourpre et orangée alternent avec des orchidées roses, des iris blancs et mauves et émaillent de leurs couleurs éclatantes le fond plus sombre du parterre. Ces lys, tels ceux du Japon, ont de bizarres formes déchiquetées et ressemblent à des papillons et à ces insectes qu’on voit voler le soir, éclairés par les derniers rayons du soleil couchant, ou mieux encore à d’énormes guêpes dont la taille mince et ridicule rappelle les élégantes de notre jeune temps.

Tout le sous-bois n’est qu’un tapis de verdure, lianes et fougères enchevêtrées et surtout une plante aux tiges feuillues qu’on appelle « Matungul » et qui a beaucoup d’analogie avec les aspedistra cultivées dans nos serres, forment un fouillis fantastique et invraisemblable et la splendeur de cette nature exubérante me fait penser à un « Paradou » africain dont pour décrire le charme, il eût fallu posséder la plume d’un Zola.

D’ailleurs quand on voyage dans ces pays, il faudrait être tout à la fois botaniste, entomologiste, peintre et écrivain et non pas seulement un chasseur vagabond qui sent les choses mais a beaucoup de peine à les décrire, ayant toujours plus manié le fusil que la plume ou le pinceau. Mais cette flore tropicale est tellement luxuriante à côté des pauvres petites fleurs si modestes de nos bois que l’âme la moins lyrique doit en être transportée et le charme qu’elle dégage est si puissant qu’il se décrit presque de lui-même sans qu’on y fasse attention.

Depuis un bon moment nous marchons sur un sentier de sable argenté et l’on se croirait parcourir les allées artificielles d’un jardin d’hiver européen.

Au bord du chemin nous frôlons des arbres aux fruits bizarres qui par trois ou quatre sont pendus à des lianes et m’intriguent beaucoup, car je ne puis établir s’ils sont le produit de l’arbre lui-même ou du parasite qui l’entoure. Un coup de lance ou de « mâchete » hache indigène, a ouvert dans l’un d’eux une large blessure, sorte de plaie rouge qui montre à vif une chair sanglante et granulée. Des fougères innombrables, dentelées comme des fers de lance, ont surgi de terre comme par enchantement. Bientôt la végétation est de plus en plus dense et prend peu à peu l’aspect d’une forêt vierge impénétrable ; les arbres sont plus hauts, les lianes plus touffues, et tandis que les fleurs deviennent de plus en plus bizarres et charnues, une odeur moite d’humus et de champignons pourris vous prend à la gorge et vous poursuit.

Mais bientôt notre intérêt se porte ailleurs ; depuis un moment déjà nous remarquons que le sentier est sillonné de traces fraîches d’éléphants et à mesure que nous avançons elles se font plus nombreuses ; fougères, lianes et lys du Japon sont impitoyablement piétinés et écrasés par les pas des monstres, et l’on songe au drame solitaire qui se joue ici chaque jour ou plutôt chaque nuit.

Ce qui m’étonne, c’est de ne pas voir de singes et peu d’oiseaux, et par la suite j’ai plus d’une fois fait la même remarque dans cette partie-ci du Congo, la comparant à l’Abyssinie ou au contraire l’une et l’autre espèce abondent.

Nous ne tardons pas à être croisés par des femmes indigènes chargées de calebasses, et ayant comme ornement des colliers de verroterie au cou, et aux bras des anneaux de cuivre ! Nous savons dès lors que le village n’est plus loin, et que nous en approchons ; l’étape a été courte aujourd’hui, deux heures seulement, encore un marais à traverser, dans lequel mes porteurs, en dérapant dans la boue, ont failli me laisser choir, puis vient une lande où un fourmillement de touffes aux fleurs jaune citron et des graminées mûres donnent l’impression de nos prairies avant la fenaison, et nous sommes arrivés à Kayumba où le capitaine B. espère avoir d’intéressants renseignements sur les éléphants.

Le capita du village qui, entre parenthèses, est un vieux brigand, nous signale la présence dans les environs d’un énorme solitaire, dont nous avons en effet vu la trace au passage en arrivant, et après un déjeuner pris en hâte, je retourne en arrière et marche longtemps en suivant les empreintes laissées par la bête, qui est sans doute déjà loin à cette heure. La nuit survenant, je retourne au camp, non sans avoir admiré au loin derrière moi les montagnes du Kivu dorées par le Couchant, et je trouve en arrivant le capitaine Bird en grande dispute avec le capita ; celui-ci, sans doute pour se débarrasser de nous, prétend ne pas pouvoir nourrir notre caravane, et joignant l’action à la parole, il nous envoie un « pocho » tout à fait insuffisant et ridicule. Prières, menaces, rien n’y fait, il reste inexorable et force nous est de décamper, tout en dépêchant une lettre de plainte au chef du district à Kabambaré. Sans doute le vieux filou a-t-il eu peur que nous tuions le gros éléphant dont la présence nous a été révélée dans les environs et a-t-il craint par là d’être frustré de la proie qu’il guettait. Car contrairement à ce que l’on pourrait croire et en dépit de toute logique, l’indigène au Congo est autorisé à tuer autant d’éléphants que bon lui semble, et tandis que l’Européen doit sous peine d’amende, s’en tenir rigourensement aux deux exemplaires que son permis lui confère, il doit assister impuissant au massacre imbécile qu’annuellement la population noire inflige à la race éléphantine, car femelles et jeunes sont tués sans discernement par ceux qui ne recherchent que la viande ou l’ivoire et pour lesquels la quantité plus que la qualité fait force de loi.

Quand je me suis informé du pourquoi de cette mesure, qui à première vue semble être le comble de l’absurdité, on m’a répondu que la faveur dont jouissent les indigènes, et qu’on ne trouve nulle part ailleurs, ni dans les colonies anglaises ni autrefois dans l’Ouest Africain allemand, provient d’un droit ancien, que le Gouvernement Belge reconnaît aux populations de l’ancien État Indépendant du Congo, et qu’il n’a jamais été possible de leur enlever. C’est bien malheureux, car il est certain que dans un avenir pas très lointain, on verra disparaître entièrement de ces régions l’éléphant dont annuellement on massacre plusieurs milliers d’exemplaires, et l’on ne pourra pas dire que ce sont les chasses peu nombreuses en somme organisées par les blancs qui en sont cause, mais les razzias formidables que le Gouvernement tolère et encourage même en quelque sorte par la vente officielle de l’ivoire.

CHASSES À L’ÉLÉPHANT
BUFFLES ET HIPPOS
12 décembre.

En quittant Kayumba pour nous diriger vers Penge nous croisons sur la route une énorme trace d’éléphant ; c’est un solitaire et problablement celui que la veille nous avons suivi sans succès. Aussitôt nous prenons la poursuite, Bird et moi, tandis que ma femme continue seule avec les charges pour se rendre à l’étape et nous y attendre. Nous prenons trois hommes avec nous ; deux pour porter nos vêtements de rechange, (nous sommes en saison de pluie et une ondée est notre pain quotidien) et le troisième est chargé de mon fusil, en l’espèce ma 10/75 alors que je suis armé moi-même de ma 416, l’Anglais outre son appareil cinématographique, porte en bandoulière sa 450. Pour débuter, le terrain est plat et la trace de l’éléphant nous mène à travers des herbes feuillues et mouillées par la pluie, puis la forêt devient plus épaisse, et nous rampons sous les lianes, c’est une véritable bataille contre la nature pour passer ; chacun à son tour se faufile à quatre pattes pendant que l’autre ayant dégagé son fusil des lianes qui l’enserrent et lui lient les membres, se tient prêt à tirer en cas de charge toujours possible. De temps en temps la forêt est coupée de clairières marécageuses où les hautes herbes rendent l’avancée plus pénible encore.

Je me souviens surtout d’un ruisseau marécageux dans lequel on enfonçait jusqu’aux épaules et que l’éléphant s’était amusé à suivre : des fiandes humides et chaudes encore core nous indiquent que la bête a passé par ici il y a peu de temps et qu’elle n’est pas loin de nous. Deux heures durant nous l’avons ainsi poursuivie dans les fourrés où son passage formait sentier. Tout à coup, arrivés dans une petite clairière nous entendons l’éléphant mâcher des herbes derrière un rideau de hauts buissons impénétrables à la vue ; à coups de pied nous obligeons l’un des noirs à jeter un coup d’œil sous les branches. Cri d’alarme du monstre ; un peu comme celui d’une biche qui « schmäeht » mais en beaucoup plus fort. Malheureusement le noir, en bondissant en arrière, a averti l’éléphant de notre présence. Il n’y a plus à hésiter et nous nous engageons à quatre pattes sous les branches, Bird toujours armé de son appareil et tenant de l’autre main sa carabine, moi ma 416 prêt à tirer ; l’éléphant est à dix mètres à peine visible, et rampant à genoux, nous n’avions pas écarté les premières branches, que sans autre avertissement, l’animal nous a chargés : devant nous à trois ou quatre mètres au plus, sa tête a surgi à travers le buisson comme un diable à ressort sortant d’une boîte : nos deux coups de carabine sont partis ensemble ; je me appelle n’avoir vu qu’une tête noire, un œil, un gros morceau de défense, et la naissance de la trompe sous le front. C’est là que doit être ma balle, car l’endroit n’était pas à deux mètres du bout de mon fusil. Heureusement cette démonstration lui a fait faire demi-tour et il est parti en priant comme un cochon qu’on égorge. Nous nous précipitons derrière lui ; vis-à-vis de l’Anglais je me garderais bien d’avoir l’air de reculer, mais au bout de cinquante mètres je culbute dans les lianes qui m’agrippent comme des pieuvres ; elles sont remplies de sang d’éléphant et cela me donne du courage pour me relever et continuer ma poursuite ; mais après avoir enjambé l’appareil de cinéma de mon Anglais, puis son casque, je le’retrouve lui-même empêtré dans les lianes, tandis que l’éléphant continue à marcher devant nous dans la boue. Nos noirs ont naturellement disparu à la première alerte, emportant mon second fusil et pendant une bonne demi-heure on ne les revoit plus. Quand enfui nous les avons retrouvés et rossés pour leur couardise, et après avoir ramassé casque et ciné, nous avons pendant deux heures suivi sans résultat le sang qui devait couler à flots par la bouche : bien certainement que la bête aura été crever quelque part, mais nous n’en avons jamais rien su, car si les indigènes l’ont trouvée, ils en ont gardé l’ivoire pour le vendre à leur profit, et cela valait la peine, l’Anglais taxant le poids des défenses à 40 kilogs chacune ! C’est bien dommage mais je me console, en me disant que comme nous avons tiré ensemble pour nous défendre, malgré nos conventions (moi devant avoir le premier coup et Bird le suivant) je n’aurais pas pu priver mon compagnon de son bénéfice, et je lui aurais abandonné la bête que je n’aurais pas été seul à tirer. « We had a narrow escape ». Nous l’avons échappé belle, m’a-t-il dit pendant que nous nous en retournions au camp, puis le soir à ma femme tandis que nous lui racontions les péripéties de la journée : « Your husband never was so near his death ». Votre mari a été bien prêt de la mort aujourd’hui. Et voilà les seuls commentaires que cette aventure qui faillit nous coûter la vie à tous deux, pût arracher à son flegme britannique. Quant à moi, je me souviendrai longtemps de ce premier essai de filmage, qui se termina de façon si tragi-comique…


13 décembre.

À Pengue devant notre camp, je vois pour la première fois un petit édifice, hutte en miniature, couverte d’un toit de chaume et abritant le Dieu de l’endroit. Ici c’est un amas de pierres rappelant un peu les tombes musulmanes, et les habitants viennent y apporter leurs offrandes, car non seulement on adore le Dieu, mais il faut le nourrir, et à l’entrée de chaque village que nous allons maintenant traverser, nous retrouverons un édicule analogue, dont la divinité variera seulement en prenant successivement


Chasses à l’éléphant


Le parc Albert


Le parc Albert

l’aspect des différentes bêtes de la création, mais de préférence

celle de l’hippo ou d’un pachyderme y ressemblant.

Car nous sommes parvenus au pays des Babuyas, et il n’est pas étonnant que dans ce pays, où les éléphants et les hippos se voient encore ! par centaines, un culte spécial leur soit voué.

La population très différente de celle des bords du Tanganyka donne une impression de santé et de richesse ; les villages sont en général propres et bien tenus ; l’indigène aime l’eau et quand il le peut, on le voit se baigner. Les sommes grands et bien portants semblent exempts des maladies qui trop souvent ravagent la race noire, surtout celle où l’Arabe a laissé de ses traces en passant. Les femmes ne sont point farouches, et les « jeunes » personnes qui hier soir nous ont apporté le « pocho » avaient l’œil passablement allumé. Aussi le tam-tam qui jusqu’à une heure avancée de la nuit nous a empêchés de dormir, nous fait-il croire que les dames de Pengue ne se sont pas montrées trop cruelles envers les hommes de notre caravane… Nous avons eu passablement de peine à les arracher ce matin à ces délices de Capoue, car l’indigène au Congo semble manquer d’obéissance et de discipline, mais le passage du Luiko, affluent de la Luama, que Bird redoute un peu à cause des fortes pluies qui sont tombées tous ces jours-ci nous fait hâter le départ, et nous reprenons la route qui se poursuit comme hier à travers « l’open forest ». L’alerte donnée par un troupeau de buffles vient en rompre la monotonie ; en passant près d’un ruisseau, mes porteurs de tippoye pris de terreur m’ont brutalement déposé, et tout en prenant la fuite ils me criaient « viande, viande » afin que je leur tue l’une des bêtes qui les affolaient. Mais il n’y avait rien à faire : les herbes étaient hautes, et avant d’avoir eu le temps de le reconnaître, le troupeau avait disparu à ma vue. D’ailleurs, à cause de B… qui ne voulait pas effrayer les éléphants, il avait été convenu qu’avant d’avoir tué quelques-uns de ceux-ci, on ne tirerait plus d’autres coups de fusil. Mon compagnon en veut quatre pour lui, et moi-même je ne quitterai pas ces parages sans en avoir au moins tué un.

Bientôt des champs de maïs, entourés de haies de bananiers, nous annoncent l’approche d’un village, car le bananier au Congo tel le clocher chez nous, dénote la présence immédiate d’une agglomération ; nous réquisitionnons quelques hommes, car peu confiants dans la force de nos porteurs, B. préfère pouvoir compter sur l’assistance des gens du pays pour nous passer de l’autre côté de la rivière. Nous arrivons au Luiko, large comme la Moselle et à courants rapides, et le passage en est extrêmement pittoresque. Les Babuyas qui sont venus nous prêter leur assistance sont de véritables géants ; nus jusqu’à la ceinture, ils cachent leur sexe sous des feuilles retenues par une ficelle nouée autour des reins, et tels des Centaures marins, ils nous portent avec nos tippoyes à travers le torrent, et nous déposent délicatement de l’autre côté ; puis à leur tour, ils aident nos hommes à transporter nos bagages qui arrivent tous sains et saufs et à peine mouillés ; le passage de la femme de notre boy provoque notre hilarité, car son beau pagne rouge orné d’un soleil dans le milieu, a pris un bon bain et tandis qu’elle le sèche au soleil, elle est obligée de se draper dans un déshabillé bleu un peu trop court pour la dérober entièrement aux regards indiscrets.

Nous avons abordé sur un passage d’éléphants frais du matin, et qu’a envahi une nuée de fourmis rouges : gare à nos jambes ! Puis dans le désordre de nos charges, qu’à la hâte nos hommes ont déposées pêle-mêle sur la berge au fur et à mesure qu’elles arrivaient après avoir franchi le passage scabreux de la rivière, un pique-nique s’organise. Vite oh voit surgir des ballots à provisions, les gousses de maïs, les bananes ou le manioc que tous se mettent à grignoter ; je goûte moi-même de ce dernier, et ne le trouve pas mauvais au goût, mais suis pris après cela d’une soif dévorante. Nous donnons cent sous à chacun des hommes qui nous ont aidé à passer la rivière, puis après une poignée de mains à l’Européenne avec les femmes de notre caravane, nous voilà repartis pour Kimano où nous arrivons — vers midi. Le chef d’ici est un ami de B… et aussitôt commencent entre eux de grands palabres en langue indigène auxquels je ne comprends rien, mais de tous ces racontars et histoires variées qu’on me traduit plus ou moins, je ne retiens qu’une chose : c’est qu’il y a beaucoup d’éléphants aux proches environs, qu’ils sont très beaux, et qu’il y en a qui traînent leurs défenses jusqu’à terre. Cela promet !

Mais il y a un revers à la médaille. Comme son voisin de Kayumba, le Capita de Kimano nous déclare qu’il ne trouvera pas de quoi pourvoir à la subsistance de notre nombreuse suite. Nous arrivons au plus mauvais moment : a récolte précédente est épuisée, et les pluies qui viennent seulement de recommencer, n’ont pas encore donné à celle qui doit venir le temps de se développer. Aussi décidons-nous d’envoyer le soldat qui nous escorte, accompagné d’un boy du Capita au Sultan de Kabaya pour lui réclamer des vivres. Et le soir, B… déclare, vu le manque de nourriture, la nécessité de séparer momentanément notre campement : tandis que nous resterons ici, il partira avec ses 25 hommes pour Kabaya d’où il maintiendra le contact avec nous. Il est probable que ses projets de chasse personnels ont Un peu influé sur sa décision.


14 décembre.

Bird se met en route à 6 h. 1/2 après avoir donné des ordres concernant mes pisteurs, et une demi-heure après son départ, ceux-ci viennent m’annoncer qu’ils ont vu la piste fraîche d’un énorme éléphant solitaire sortant des maïs qui bordent le village. Immédiatement je suis prêt et je pars avec mon tippoye et deux noirs, l’un devant 10-75 suivant la trace, l’autre derrière moi portant ma 10-75, moi-même avec ma 416. Au sortir du village, je passe à côté du temple dont le Dieu ici au lieu d’une grosse pierre est une bête sculptée, montée sur quatre pattes écartées, à la queue en Jack et aux yeux saillants de grenouilles ; puis après avoir traversé les champs de maïs où l’éléphant s’est promené cette nuit, nous entrons dans la forêt aux herbes hautes de 1 m. 50 à 2 mètres très mouillées par la pluie de la nuit ; nous suivons la trace de l’éléphant qui paraît grande sans être énorme ; de temps en temps, je grimpe sur une termitière pour jeter un coup d’œil alentour, car les herbes, plus hautes que moi barrent à tous moments la vue ; il y a une heure à peine que nous marchons ainsi dans les traces de l’éléphant, quand tout à coup d’une petite éminence, je vois la bête qui s’avance au pas à 40 mètres environ devant nous. Probablement que j’ai été favorise par un accident du terrain, une bosse imperceptible que je franchissais au moment précis où la bête se remettait en mouvement, car mes noirs ne l’ont pas aperçue, et moi-même j’ai juste pu voir le haut du dos et la bétel se faufilant dans les herbes, et j’ai eu le temps de mettre une balle en biais de derrière dans le milieu du dos. Puis tout a disparu, nous ne trouvons pas une goutte de sang, et déjà je commence à me désespérer de voir échapper cette nouvelle proie, quand à 400 mètres, je trouve l’animal couché sur le flanc droit raide mort, un caillot de sang sortant de la trompe. Ces Rigby 416 ont une perforation merveilleuse : la balle que j’ai retrouvée au dépeçage, avait traversé le corps dans toute sa longueur, et après avoir perforé les poumons était venue se loger dans l’os de l’épaule !

Mon éléphant est un tout beau ! Couché sur un gros arbre dont les feuilles ressemblent à celles du frêne, il semble plus brun que ceux que j’ai aperçus ces jours derniers, et fait l’effet d’être moins grand ou en tous cas plus trapu que celui que j’ai tué au Dinder il y a deux ans. La trompe ornée de quelques crins isolés donne l’impression d’être plus courte et plus grosse. Les pieds quoique plus longs paraissent plus petits et les chevilles moins énormes, j’allais dire plus minces ; la queue plus longue, est aussi plus fournie. Les mesures que j’ai prises, démentent mon appréciation. L’oreille mesure 1,35 sur 0, 97. Le pied de devant 0,42 sur 0,36, alors que celui de derrière’qui a 0,47 sur 0,27 est encore plus oblong que celui du Soudan. La longueur de la queue est de 1 m. 75 et les défenses très boires ont comme dimensions, la droite sur laquelle il est tombé 2 m. 49, dont 1 m. 92 sortant de la bouche avec une circonférence de 0 m. 55, et la gauche dont la pointe est cassée, donne encore 2 m. 32 avec 1 m. 82 sortant de la bouche et 0 m. 57 de circonférence.

Le dépeçage du monstre fut un poème ! J’avais immédiatement envoyé un message au camp, pour prévenir ma femme afin qu’elle vienne prendre une photographie et qu’elle amène le monde nécessaire pour rapporter la dépouille de ma victime. Et bientôt tout le village fut sur place, et de 10 heures du matin à 5 heures du soir, nous assistâmes à une véritable scène de cannibalisme. Mes hommes d’abord furent autorisés à prélever la part du lion de la magnifique proie qui leur était échue, et l’on vit chacun d’eux armé de son couteau (Kichu) se tailler à même la bête le morceau de son choix, et le dévorer tout cru ; puis quand les premiers furent repus, hommes et tînmes du village se précipitèrent à leur tour dans le ventre mis à nu et au milieu de cris et de batailles quasiment inhumaines, s’arrachèrent les lambeaux d’entrailles, qui sont, paraît-il, le mets le plus réputé ; j’ai vu sortir de là des hommes entièrement couverts de sang et de matières fécales, et ce spectacle d’aspect préhistorique, joint à l’odeur nauséabonde qui l’accompagne, m’enleva pour longtemps e goût d’assister au dépiautage de mes victimes. Mais j’ai voulu surveiller jusqu’au bout le travail de dégagement de mon ivoire, et quand enfin au bout de six heures la panière alvéole de la gencive dans laquelle est encastrée la défense craqua, ce fut avec un sentiment de soulagement, mêlé’à celui de la joie d’avoir réussi, que je rentrais au village, rapportant mon butin en triomphe ; quatre hommes eurent de la peine à charger les défenses sur leur dos, et le soir quand je reçus de B… prévenu entre temps, la balance que je lui avais fait demander, je constatai non sans fierté que l’ivoire pesait 43 et 45 kilogs et mon compagnon m’assura que sur cent chasseurs d’éléphants qui parcourent l’Afrique il en est bien peu qui peuvent dire avoir tué un spécimen dépassant 40 kilogs par dent, lui-même, sur plus de 230 qu’il a à son actif, en compte deux plus gros, l’un pesant 52 et l’autre 47 kilogs par dent. Je puis donc me vanter d’avoir eu de la chance, et même si par la suite, je ne devais plus réussir aussi bien, mon voyage au Manyéma m’aura rapporte un trophée dont je puis être justement fier.


15 décembre.

Le lendemain de ce jour mémorable fut employé tout entier au nettoyage des défenses et des pieds, ce qui représente un travail considérable et le bris d’un certain nombre de haches ; pendant que mes hommes travaillaient et se reposaient tour à tour, je faisais aux environs un petit tour de reconnaissance, mais le terrain très marécageux dans lequel je m’étais engagé ne me permit pas d’aller plus loin ; un moment je suivis la trace d’une femelle d’éléphant puis dans un fourré inextricable, j’aperçus tout à coup une tache ronsse : c’était à dix mètres de moi un buffle rouge qui me regardait : je tirai et heureusement je manquai, car si j’avais blessé la bête elle me chargeait bien certainement, tandis qu’elle a eu peur de mon coup de fusil, et a disparu en grande hâte dans le fourré, entraînant derrière elle tout un troupeau de buffles noirs et rouges mélangés que je n’avais point vus, et qui dévalèrent devant nous avec un véritable bruit de tonnerre ; il y en avait au moins cinquante. Mes porteurs de tippoye, terrorisés s’étaient réfugiés dans les arbres, tandis que les Babuyas qui m’accompagnaient ne montrèrent nulle peur et restèrent bravement à mes côtés. Après cette alerte, je m’en retournai au camp où pour soulager notre caravane, je préparai le renvoi à Fissi des dents de mon éléphant et de nos autres trophées que je jugeais inutile de traîner derrière nous au long de nos randonnées futures.

Quand nous rejoignîmes Bird à Kabaya, nous le trouvâmes de très bonne humeur ; lui aussi avait tué un éléphant, et s’il était de moindre importance que le mien, pesant seulement par dent 14 kilogs, ce succès répété nous donnait bonne confiance pour l’avenir. Un violent orage étant survenu, nous passâmes le reste de l’après-midi à supputer nos chances futures et à discuter longuement les différentes manières de tuer un éléphant. Quelle est la partie la plus vulnérable de l’animal ? Est-ce la tempe ou le derrière de l’oreille ? Faut-il tirer entre les deux yeux ou dans le haut de l’épine dorsale ? Car contrairement à que l’on croit généralement, l’éléphant n’a pas le dos rond, c’est une faute de dessin de lui en attribuer un et son anatomie révèle au contraire une chute des reins très caractéristique. Le cœur est placé assez haut en avant de l’épine dorsale, et derrière la partie recouverte par l’oreille qui est très grande et dissimule presque entièrement l’épaule : si vous pouvez atteindre cette partie, le coup sera évidemment mortel, mais comme pas deux fois de suite, la bête ne se présentera à votre vue de la même façon, la plupart des théories sont infirmées par la pratique, et l’on ne tire presque jamais où l’on veut mais la plupart du temps où l’on peut.


16 décembre.

En quittant Kabaya, nous traversons d’abord un mauvais marais rempli de tsé-tsé, mais nous arrivons ensuite dans une superbe clairière qui est bordée d’arbres élancés à larges feuilles de la famille des platanes et d’autres qui ont penser aux frênes de nos allées ; et toujours de formidables lianes suspendues à leurs branches et les reliant les uns aux autres, complètent le tableau de végétation tropicale qui se déroule à nos yeux. Longtemps nous cheminons dans cette espèce de forêt vierge où à chaque instant de nouvelles essences d’arbres à nous inconnues attirent notre attention ; je note au passage un arbrisseau couvert de boules vertes et jaunes semblables à des oranges, mais plus dures, et comme les boys en mangent, je me demande s’il y a quelque analogie avec le fruit de l’oranger ; les éléphants en sont, paraît-il, très friands, et l’arbre se nomme « jala » ou « makara » au dire de Bird que j’interviewe à ce sujet.

À la halte du déjeuner dans un petit village à 2 kilomètres de la Luama que nous allons devoir traverser, un pisteur vient nous annoncer une trace fraîche d’éléphant ; dans tous ces hameaux Babuyas où les éléphants détruisent les champs de maïs, dès que l’approche d’un Blanc est signalée, les indigènes d’eux-mêmes se mettent en quête d’une piste, qu’ils se hâtent de venir vous signaler dans l’espoir de voir mettre fin aux ravages infligés à leurs champs et en même temps pour avoir de la viande qu’on ne manquera pas de leur distribuer.

— « Have a look », dit le Capitaine dans l’espoir de pouvoir filmer à cette heure du jour, et nous partons sans grande confiance d’ailleurs derrière notre pisteur, tandis que ma femme se dirige vers la rivière avec le gros du bagage. Au bout d’une demi-heure de marche nous voyons la bête dans les herbes, broutant à 1.000 mètres environ de distance, et séparée de nous par une prairie marécageuse que nous jugeons praticable ; nous nous approchons en rampant comme des Sioux, et tenant tout le temps des branches devant nous pour nous camoufler, car nous sommes « en vue » ; à 80 mètres la bête a sans doute vent de nous, car elle regarde hésitante, puis se met en route. C’est trop loin pour filmer et j’ouvre le feu ; je tire, elle vacille, puis se met à courir, et moi de galoper derrière elle, en mélangeant les coups de ma 416 avec ceux de la 9/5 ; je jette celle-ci, et au moment où Bird qui m’a rejoint, s’apprête à tirer, l’éléphant chancelle et tombe sur mon dernier coup, une balle dans la fesse droite qui a dû le traverser ; ses défenses pèsent 28 et 26 kilogs et demi, et quoique moins beau que le premier, je suis néanmoins très content de pouvoir compter cette nouvelle victime à mon actif.

La nuit n’est plus très loin maintenant et nous avons hâte d’aller rejoindre ma femme qui doit se morfondre au bord de la rivière, où nous sommes convenus de la retrouver pour passer ensemble de l’autre côté. Nous ne sommes plus qu’à 50 mètres de la Luama, que le blessé avait essayé de joindre, et où il nous a entraînés à sa suite, et déjà nous entendons tout près, le souffle des hippos. En nous approchant de l’eau, nous en apercevons neuf qui flouent et se poursuivent ; j’en tue un raide mort et en blesse un autre qui descend emporté par le courant et va s’échouer plus loin le long de la berge. Puis sans plus flâner nous coupons au court, et rejoignons la caravane au moment même où un épouvantable orage éclate et nous plonge presque dans l’obscurité, le soir venant rapidement, pendant que trempés des pieds à la tête nous passons nous-mêmes d’abord puis nos charges dans une mauvaise pirogue, qui, instable comme une périssoire, manque plus d’une fois de chavirer ; notre passeur lui-même tombe à l’eau, et on doit le repêcher. Arrivés de l’autre côté nous tirons encore sur les hippos qui sont revenus à la charge, et tout à coup une détonation formidable nous fait nous retourner : c’est le fusil de Bird qui vient d’éclater, et nous ne pouvons nous expliquer la chose que par l’eau qui pendant l’orage sera entrée dans les canons et en aura déterminé l’éclatement. La Capitaine n’est heureusement pas blessé, mais cet incident retarde encore notre avancée et quand enfin nous nous remettons en route toutes nos charges étant passées, la nuit est bel et bien entièrement tombée, et nous ne ardons pas à nous perdre dans l’obscurité ! Longtemps nous errons de droite et de gauche dans les herbes marécageuses qui bordent la rivière, essayant un sentier, puis un autre, revenant dix fois sur nos pas pour nous retrouver toujours à notre point de départ, car chaque chemin que nous essayons, assez large au début, va en se rétrécissant peu à peu jusqu’au moment où il se perd tout à fait ; à la fin nous aboutissons à une sorte de canal que bon gré, mal gré, nous nous décidons à traverser ; un noir nous précède pour en essayer la profondeur, puis Bird et moi y entrons malgré l’eau qui nous monte jusqu’à la taille, tandis, que ma femme, grimpée sur les épaules d’un indigène arrive derrière nous sur cette monture improvisée.

Il fait noir comme dans un four, et malgré la lumière falote des lanternes que nous avons fait allumer et qui ne servent qu’à nous éblouir, nous ne voyons pas à deux, mètres devant nous. Nous avons recommencé à marcher dans la direction que nous pensons être la baume pour nous mener à Bullu, mais la route nous parait interminable ; de temps en temps les indigènes poussent des cris stridents, vains appels qui se perdent dans la nuit, et nous continuons à avancer de plus en plus péniblement, trébuchant presque à chaque pas dans ce qui nous paraît être un ruisseau, mais qui n’est autre que le chemin que l’orage a momentanément transformé en un lit de rivière. Nous commençons à nous désespérer et à penser qu’il nous faudra passer la nuit entière à marcher ainsi dans la fange, quand tout à coup il nous semble qu’à notre dernier « hou-houp » un bruit lointain ait répondu ; oui, Dieu soit loué, nous ne nous sommes pas trompés, peu à peu le son de la voix qui nous répond se fait plus, distinct, et sortant bientôt de l’ombre nous voyons briller un point lumineux qui vient vers nous : nous sommes sauvés ! « C’est le Capita de Bullu qui nous a entendus, et s’est amené pour nous guider à travers le marais à trouver l’entrée de son village, qui bien dissimulé derrière un mur de bananiers, se cachait entièrement à nos yeux. Nous n’en sommes pas très loin et le dernier kilomètre qui nous reste à franchir nous paraît peu de chose, maintenant que nous avons la certitude de ne pas devoir coucher dans le marais cette nuit.

Il était dix heures passées quand enfui nous avons vu ou plutôt deviné les premières maisons du village ; après nous être débarrassés à la hâte de nos vêtements mouillés, car nous étions trempés jusqu’aux épaules, nous nous sommes roulés dans tout ce que nous avons pu trouver de sec à portée de main, et assis devant une bonne flambée allumée dans la hutte du chef pour nous sécher, nous avons, à nous trois, vidé en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire une excellente bouteille de Porto que le Capitaine anglais tenait en réserve, et qu’il a sorti de son sac à provisions au bon moment ; car je suis certain que c’est grâce à ce cordial, qui a amené une réaction salutaire, que nous ne nous sommes pas ressentis le lendemain des suites de notre équipée. Tandis que nous nous réchauffions ainsi l’intérieur et l’extérieur, nous causions gaiement des péripéties par lesquelles nous venions de passer, et nous voyions sortir de l’ombre et arriver les uns après les autres nos soixante-dix porteurs qui à notre suite s’étaient égarés, mais dont, chose bizarre, pas un ne se trouva vraiment perdu.


17 décembre.

Après une nuit passée dans le rest-house, où contrairement à notre habitude nous avons fait dresser nos lits, car à cette heure tardive et par l’obscurité il ne pouvait être question de hisser nos tentes, nous consacrons la matinée du lendemain à sécher nos vêtements et le reste de notre attirail que la pluie a mis dans un lamentable état, mais le soleil est si puissant qu’à midi il n’y paraît déjà plus, et lorsqu’à deux heures on m’appelle pour me dire qu’à peu de distance il y a un troupeau d’antilopes qui se promène, je n’hésite pas à repartir pour le marais qui la nuit précédente nous a joué un si vilain tour. Au grand jour l’aspect en est beaucoup moins effrayant, et bien que de temps en temps j’y enfonce assez profondément, j’arrive pourtant à m’approcher assez facilement des antilopes qui sont des « Gwala », et ressemblent en plus roux et en plus grands aux médafiels d’Abyssinie. J’en tire trois dont deux tombent touchés à la tête, et ce sport me semble si facile, que je retourne au village chercher ma femme qui à son tour avec sa Mannlicher 6/7 en tue deux, dont un beau mâle.

Le soir nous attendons les hommes qu’on a envoyés chercher de l’autre clé de la Luama les dents et la viande de l’éléphant tué la veille, et lorsqu’ils sont arrivés, nous décidons de ne pas prolonger notre séjour à Bullu, car nous y avons trouvé la même misère qu’aux endroits précédents : pas de « pocho » ! Nous commençons à croire à la mauvaise volonté des chefs, et j’écris une nouvelle lettre à l’administrateur à Niembo.


18 décembre.

Peu après la sortie de Bullu nous traversons une merveilleuse forêt de palmiers, on dirait des chamérops aux fûts élancés, dont le tronc lisse comme celui d’un hêtre, secrète une matière blanchâtre qui lui a fait donner le nom « d’arbre à lait » et le soleil qui se joue à travers le feuillage, produit des effets d’ombre et de lumière qui raviraient un peintre.

Nous passons sous ce dôme de verdure dont l’éclat se trouve encore rehaussé par des grappes aux boules d’or, qui pendent de chaque côté du ruisseau lequel en serpentant nous sert de chemin ; de temps en temps un tronc d’arbre tombé en travers du ruisseau forme comme un pont branlant sur lequel mes hommes de tippoye me portent avec dextérité ; ils sont extraordinaires d’agilité, et jonglent avec leur charge comme si de rien n’était ; à chaque instant le tippoye oscille et penche de façon inquiétante à droite, à gauche, en avant ou en arrière ; déjà l’on croit choir, et l’on pense au bain forcé que l’on va devoir prendre, quand soudain l’équilibre se rétablit, et que s’agrippant aux lianes tels des singes, les hommes se redressent et reprennent le rythme de leur allure habituelle. On se fait à tout, et c’est ainsi, à moitié assis dans l’eau, que je prends des notes, et essaye d’esquisser le tableau féerique qui se déroule à mes yeux, et qui semble si peu naturel, que plus que la réalité, on le croirait le décor d’un théâtre.

Lorsque nous avons laissé derrière nous cet incroyable fouillis de verdure, dans lequel de loin en loin les éléphants ont seuls réussi à tailler une brèche, nous retrouvons la forêt habituelle où nous cheminons assez longuement, quand soudain sans qu’on s’y attende, des champs de maïs coupés de bananiers annoncent un village que bientôt nous atteignons : comme d’habitude, à l’entrée, un Dieu bizarre nous salue, ici c’est un quadrupède à la tête d’oiseau peint en blanc et quadrillé de rouge. Le Capita nous dit « Jambo » bonjour, et espère nous retenir en nous disant que tout près a nuit dernière, on lui a signalé un passage d’éléphants, mais Bird seul se laisse tenter, et tandis que nous poursuivons notre route, il reste en arrière avec ma 10/75 que je lui ai prêtée en remplacement de son fusil éclaté.

Nous passons à côté de pièges d’éléphants ; plus que le fusil, ceux-ci sont redoutables aux pachydermes, qui sans se méfier, vont en se promenant s’engloutir dans d’énormes fosses préparées d’avance et recouvertes de branchages, d’où ils ne peuvent plus se retirer, et où leurs ennemis viennent misérablement les achever à coups de lances ou de flèches. Ce système en vigueur dans tout le pays est toléré, bien qu’il soit mille fois plus barbare et plus meurtrier que l’emploi d’une bonne et honnête carabine. À midi, nous arrivons à l’orée de la forêt, et une superbe échappée de vue nous réjouit ; car devant nous s’étend le pays, qui nous, l’espérons, nous réserve de nouveaux succès. Au fond du paysage, une chaîne de montagnes barre l’horizon, puis une vaste plaine au bord de laquelle un village se dessine, descend vers la rivière dont le cours sinueux tel un ruban d’argent tour à tour se montre et disparaît derrière un rideau de hauts palmiers ; devant nous, la descente en pente rapide par des lacets successifs doit nous mener à cette même rivière, la Luama pour l’appeler par son nom, but vers lequel nous marchons depuis que nous avons quitté Baraka. Où arrivons-nous, à Muero on à Touroungo ? Le Capitaine Bird n’est pas là pour nous renseigner, et la plupart des hommes de notre caravane, n’ont jamais été en ces lieux, mais ils savent que nous approchons, et joyeux ils courent et ils chantent au balancement de mon tippoye.

Ce passage de la Luama sur les deux pirogues indigènes affectées à cet usage, fut pittoresque, mais long à souhait, et malgré notre hâte, plus d’une heure se passa, avant que la dernière charge eût atteint l’autre rive et que nous fîmes notre entrée à Muero. Le village est précédé d’un tabernacle contenant cette fois trois Dieux, ce qui prouve je pense, l’importance de l’endroit qui lui-même est d’assez belle apparence. Précédé d’une large allée de bananiers qui y mène, il forme un vaste quadrilatère avec une place au milieu et des cases construites régulièrement tout autour ; sur la place du village, je remarque un bout de tronc d’arbre sortant du sol, et sur lequel de chaque côté, tel un Janus, est gravée une figure triangulaire peinte en rouge. J’avais déjà vu en plus petit, une figure analogue représentée sur un arbre le long du sentier que nous suivions, et elle avait pareillement éveillé ma curiosité, mais je ne pus en obtenir l’explication. Nous nous installons à un angle de la place à côté du rest-house, et des cornes de bubale que j’y vois attachées me donne bon espoir pour mes promenades futures. Vers le soir, je sors avec deux hommes du village pour me guider, et après deux heures de marche, je rencontre un troupeau de buffles mélangés noirs et roux ; je blesse un premier buffle, mais je renonce bientôt à suivre le sang qui mène à des fourrés trop dangereux ; une demi-heure plus tard ayant retrouvé le troupeau, je tue un bœuf sauvage (buffle roux) en cornes en demi-lune, car il y a ici toute la gamme des croisements, depuis celui dont je viens d’abattre un exemplaire, jusqu’aux grand buffle noir du Cap. Mais la nuit survenant, je dois, renoncer à ramener ma victime au camp le même soir.


19 décembre.

Je retourne sur le terrain emmenant ma femme, qui espère avoir également l’occasion de faire le coup de feu, car on nous a promis de nous conduire à un endroit où soi-disant, il y a des bubales. Arrivés à l’endroit où la veille j’ai rencontré des buffles, je voie de nouveau un troupeau qui se faufile dans les herbes, et m’approchant, j’ai la chance de pouvoir encore tirer sur l’un d’eux ; au passage du troupeau, je l’ai fait rouler, puis tout a disparu et déjà je croyais avoir manqué la bête, quand une large traînée de sang bientôt découverte, vint nous convaincre qu’elle avait été mortellement blessée. Alors avec précaution, nous nous mîmes à la suivre, car il est toujours dangereux de poursuivre un buffle blessé. À pas comptés, et inspectant chaque touffe que nous laissions derrière nous, croyant à tout moment en voir surgir menaçante notre victime, nous escaladions une termitière après l’autre, pour inspecter les alentours. La poursuite est toujours émotionnante dans ces herbes touffues, hautes d’1 m. 50 à 2 m. où le buffle mort ou vivant, tombé ou agenouillé, disparaît entièrement. On ne distingue pas même de creux dans cette mer d’herbages, et seuls les oiseaux à buffles qui mangent les insectes parasites sur le dos des buffles, viennent en se posant, vous indiquer l’endroit où la bête est cachée. Arrivés à quelques mètres de là, on fait grimper l’un des noirs sur un arbre, pour repérer la place exacte où se trouve l’animal blessé, il se met à lancer des mottes de terre dans le trou d’herbes pour se rendre compte si « cela bouge encore ». Alors quand rien ne semble plus bouger, on s’approche à son tour, et l’on commence par précaution, par mettre une balle dans la masse foncée dès qu’on la voit. Il est rare que la bête soit morte, et généralement au premier coup elle se relève, et essaye de vous charger ; il s’agit alors de tirer vite sans hésiter ; le buffle dont je vous parle, s’est relevé cinq fois sur les genoux, avant que la mort l’ait définitivement cloué sur le sol.

Laissant derrière nous deux indigènes pour dépecer la tête, et aller chercher de l’assistance au village pour y rapporter en même temps les dépouilles de ma victime d’hier soir et de celle de ce matin, je continue avec ma femme notre promenade, et nous avons encore la chance de tuer trois antilopes, trois mâles de moyenne grandeur, nommées « pichus », dont ma femme a tiré un et moi deux exemplaires. Vers le soir, voulant passer le temps, nous nous rendons au bord de la Luama pour chercher des hippos ; « par l’odeur alléchés », nous retrouvons l’un de ceux que j’ai tués l’avant veille au passage de la rivière, que le courant a entraîné jusqu’ici à plusieurs kilomètres de l’endroit où il a été tiré et qui est resté accroché entre les rochers qui bordent la rive ; il est déjà dans un état de putréfaction avancé, et tout le voisinage en est empesté. Continuant notre route, nous arrivons à un coude de la rivière qui forme comme un petit lac, où les eaux moins rapides, permettent aux hippos de prendre leurs ébats plus tranquillement. Nous en comptons une quinzaine de toutes tailles, qui se sont donné ici rendez-vous ; en général on ne voit paraître que le haut de la tête et deux gros yeux qui vous regardent, mais dès qu’ils vous aperçoivent, vite ils rentrent sous l’eau et c’est seulement à 100 mètres de là, qu’on les voit surgir à nouveau. Je mets 5 balles dans cinq têtes, trois coups ont certainement porté, deux sont douteux ayant voulu essayer la 8 m/m pour économiser mes grosses cartouches, néanmoins les balles avec la lorgnette étaient bien placées.

En rentrant au camp, nous trouvons une lettre de Bird annonçant qu’il a tué trois éléphants, un triplet qui a failli lui coûter la vie, car il s’est trouvé un moment sans cartouches, entouré de ses trois victimes se relevant, retombant et le poursuivant ; finalement ses boys lui ont apporté du camp quelques cartouches, qu’il avait enfermées dans une malle, et il a pu achever les moribonds. Il nous réclama des munitions et du pain, deux choses indispensables au chasseur d’Afrique, et nous annonce qu’il nous rejoindra demain pour poursuivre notre route.

Après souper notre caravane et les gens du village célèbrent nos différents exploits par des danses sur la place et dans les huttes environnantes et organisent un chahut monstre qui a duré jusque bien avant dans la nuit, sans trop troubler notre sommeil heureusement.

20-21 décembre

Vers le matin, nous sommes réveillés par un violent orage qui inonde nos tentes, et nous retient au lit une partie de la journée. Bird nous ayant rejoints nous quittons Muero le jour suivant, mais notre étape est de deux heures {a peine ; nous traversons une forêt dense coupée de plaines herbues où de nombreux ruisseaux entretiennent la fraîcheur et la verdure, pendant la saison des pluies mais qui en saison sèche sont brûlées et arides.

Nous arrivons à Mapuli dont le rest-house est planté au milieu du village en plein dans les champs de maïs et de bananiers ; les régimes de bananes sont mûrs et nos boys sont enchantés, mais nous nous demandons pourquoi le capitaine Bird a fait dresser les tentes dans ce camp peu sympathique où nous apprenons que récemment un autre chasseur nous a précédés, tuant le seul gros éléphant des environs, et d’où il ne nous reste par conséquent plus qu’à nous en aller pour nous diriger sur Turungo, but extrême de nos pérégrinations dans cette région.


23 décembre

Partis par un temps couvert à 8 heures du matin, nous arrivons bientôt en sortant de la forêt à une vue merveilleuse ; dans le fond à gauche la Luama serpente en formant une large boucle et miroite au soleil qui est peu à peu sorti des nuages laissés par l’orage de la nuit ; une vaste plaine parsemée d’arbres, s’étend à perte de vue devant nous jusqu’à la chaîne de montagnes qui au sud ferme l’horizon. De ci, de là, des termitières sont parsemées, et ce qui est typique dans ce pays, c’est qu’elles sont vertes et herbues, couvertes d’arbres et de buissons touffus contrairement aux termitières que j’ai été accoutumé de voir ailleurs en Afrique, où pas la moindre végétation ne pousse jamais sur leurs flancs dégarnis. Notre journée fut des plus mouvementées. Le capitaine Bird nous avait annoncé dans une petite crique formée par la Luama une extraordinaire vue sur les hippos, qui viennent ici se baigner et dormir au soleil et il se proposait lui-même d’y cinématographier ces intéressantes bêtes ; nous voilà donc partis à travers les roseaux qui font comme une muraille épaisse tout le long de la berge, et nous faufilant à la queue leu leu tels des Peaux Rouges, en tâchant de faire le moins de bruit possible pour ne pas effaroucher les paisibles habitants de ces lieux. Nous arrivons tellement près de l’endroit où ils sont couchés, que certainement pas trois mètres nous séparent de ceux qui sont le plus rapprochés du rivage ; le spectacle est vraiment extraordinaire : plus d’une vingtaine de monstres de toutes tailles sont littéralement entassés les uns sur les autres, la tête et la moitié du corps sortant de l’eau et entr’ouvrant leur large gueule pour humer l’air et respirer longuement ce qu’ils ne peuvent faire quand ils plongent. Vite Bird se met en position pour faire marcher son appareil, et prendre sur le vif, une scène de vie quasi-préhistorique, mais hélas, au premier déclic, l’attention des hippos fut mise en éveil, et bientôt l’une après l’autre, toutes les grosses têtes disparurent en moins d’une minute, et il ne resta plus sur l’eau de la petite crique que quelques rides révélatrices du passage de ses habitants, qui filant à toute vitesse, se profilaient déjà à cent mètres de là sur le courant du fleuve. Nous avons bien essayé d’en arrêter l’un ou l’autre, par un coup de carabine lancé au hasard, mais nous n’avons jamais su si l’une de nos balles avait porté.

À peine nous étions-nous éloignés de la crique, qu’on vint nous annoncer la présence d’un éléphant qui non loin de là se promenait dans les herbes d’un marais. Nous étant, rendus à la place indiquée nous le voyions parfaitement du haut d’une colline où nous étions montés et ma femme que nous laissâmes à cette place en observation, continua à le voir pendant tout le temps que nous mîmes à l’approcher. Ce fut un travail extrêmement pénible : pendant plus d’une heure, Bird et moi nous rampâmes dans la vase du marais, devant marcher le plus possible sans faire de bruit, pour ne pas déranger l’animal, qui tout le temps se tenait devant nous, mais que nous ne pouvions voir à cause des herbes plus hautes que nous. À un moment, Bird voulant reconnaître notre position réciproque grimpa sur mon dos : l’éléphant n’était plus qu’à 15 mètres de nous. Malheureusement, au moment où Bird descendant de mon dos, nous venions de décider de monter sur un arbre pour ouvrir l’attaque, je m’aperçus que le verrou de ma carabine avait joué, et qu’elle s’était ouverte pendant que nous marchions à quatre pattes. Le bruit que je fis en la refermant, avertit l’éléphant de notre présence insolite, et sans plus attendre son reste, il prit la fuite, sans que nous pûmes nous rendre out de suite compte de sa disparition. Quand plus tard nous rejoignîmes ma femme, elle nous raconta, que tandis qu’elle nous avait complètement perdus de vue, cachés comme nous l’étions par les hautes herbes du marais, elle avait au contraire pu suivre constamment tous les mouvements de l’éléphant. Celui-ci avait commencé par rester immobile assez longtemps, puis il avait d’abord relevé la trompe pour renifler, comme font les bêtes de son espèce quand elles flairent le danger, ensuite il avait une ou deux fois agité ses grandes oreilles, et finalement, il s’était mis en route au petit trot vers la rivière, qu’il avait traversée pour reparaître sur l’autre bord où il avait fini par disparaître dans les hautes herbes. C’était, paraît-il, un exemplaire avec d’assez belles défenses, mais ma femme qui se rendait compte de tout le péril de notre situation, ne nous a pas caché sa satisfaction, d’avoir vu l’éléphant prendre le parti sage de s’enfuir, car s’il avait eu la fantaisie de nous charger, nous étions très exposés, ne sachant pas exactement où il se trouvait par rapport à nous et nous avions dix chances pour une d’être piétinés par lui. Je n’ai d’ailleurs jamais compris pourquoi Bird avait préféré aborder l’ennemi par le marais ce qui rendait toute l’opération beaucoup plus périlleuse, avec moins de chances de réussite, que si nous l’avions tourné, pour arriver sur lui du côté de la rivière, ainsi que le conseillaient les indigènes, et comme c’était mon propre sentiment de le faire. Mais quand un professionnel vous conduit, on est obligé de le suivre…


24 décembre

Parti de Turungo ce matin à 7 heures avec ma femme nous passons une demi-heure plus tard la rivière Kalumia, Au passage, nous apercevons un hippo qui entre dans l’eau, et aussitôt nos porteurs de tippoye de vouloir nous diriger de ce côté, espérant ainsi nous dissuader d’aller plus loin et de continuer notre tournée d’exploration qu’ils prévoient devoir être longue et fatiguante. Mais nous ne nous laissons pas prendre à leur manœuvre, et après un long palabre avec le guide indigène qui nous conduit, et quelques arguments parlants assénés aux boys, nous les contraignons à marcher dans la direction qui nous a été indiquée. Après avoir cheminé un certain temps, et gravi une ou deux pentes assez raides, nous nous retrouvons en terrain plat, et une grande plaine herbue se déroule devant nous ; peu après, nous croyons apercevoir la silhouette d’un éléphant qui se faufile dans l’herbage, et en le cherchant, nous nous trouvons tout à coup en présence de trois buffles arrêtés au bord d’un petit marais. J’en blesse un au sang, et après une assez longue poursuite nous y renonçons, la trace nous ayant menés jusqu’au bord d’un fourré trop épais pour y continuer nos recherches sans danger. Nous retournons en arrière vers l’endroit où nous avons laissé nos typpoyes, et nous mettons à héler les porteurs de ceux-ci, pour qu’ils nous rejoignent, mais pendant bien une heure nous les appelons en vain, ils restent sourds à notre voix et se cachent obstinément pour retarder autant qu’ils le peuvent notre marche en avant ; à la fin, ils se décident à reparaître, mais c’est pour nous persuader qu’il n’y a plus rien à faire dans la région, et qu’il est temps de rentrer au camp. Nouvelle lutte et nous finissons par les décider à marcher dans le sens opposé, mais tout à coup, nous tombons sur la trace d’un éléphant, probablement celui que nous avons aperçu tout à l’heure, et comme la trace marche dans la direction du village, nous croyons à une nouvelle ruse des boys pour nous y ramener, et nous les suivons sans grande confiance. La trace nous mène vers un ruisseau caché des deux côtés comme d’ailleurs tous les ruisseaux de ce pays, par un épais rideau d’arbres, et nous nous engageons dans le sentier en pente qui y mène, quand tout à coup l’homme qui me précède crie « tembo » (éléphant) et au même moment, j’entends le bruit que fait la bête en se déplaçant dans l’eau, et en se frayant un passage à travers le fourré ; malheureusement mon guide me fait revenir en arrière, alors que mon sentiment était de pousser en avant, et sur le sentier je rencontre ma femme dont le tippoye moins rapide que le mien suivait à quelque distance, ce qui lui avait permis d’apercevoir l’éléphant au moment où il sortait du fourré de l’autre côté et gravissait la colline de la rive opposée pour disparaître bientôt dans les herbes à la crête. Je me jette aussitôt à sa poursuite à travers le ruisseau mais je tombe dans un infâme marais, et je perds beaucoup de temps à sortir de la boue où je suis enlisé, de sorte que ma proie prend sur moi une belle avance, et quand à mon tour, j’arrive au haut de la colline, je n’aperçois plus rien que la trace que je me mis alors à suivre pendant plusieurs kilomètres, mais ce fût hélas sans succès, et je ne vis plus rien. Pendant que je m’éloignais, j’avais dit à ma femme de m’attendre au bord de la rivière, et quand au bout d’un certain temps je vis que ma poursuite était vaine, je lui dépêchais un messager pour lui dire de venir me rejoindre avec le déjeuner, car le soleil était au zénith, il faisait très chaud, et une collation suivie du repos obligatoire à cette heure s’imposait. Elle fut longue à venir, et lorsqu’enfin je la vis paraître, elle me raconta indignée, que lorsque mon message lui était parvenu, et qu’elle avait ordonné à ses porteurs de tippoye de se mettre en route, ils lui avaient tout simplement refusé obéissance, et déclaré qu’ils n’iraient pas plus loin : toutes ses injonctions étant restées vaines, elle avait dû finir par se servir de son parasol, et ce n’est qu’à coups de trique, qu’elle avait réussi à faire avancer les récalcitrants. Tous ces avatars et la non-réussite de notre journée nous avait mis tous deux de fort méchante humeur, et le retour au camp fût morne, d’autant plus qu’un ciel devenu peu à peu noir d’encre menaçait de déverser sur nous toutes ses cataractes. Aussi après avoir avalé à la hâte nos sardines et nos œufs durs, nous hâtâmes nous de repartir. En route nous vîmes encore un gros buffle, et je ne résistai pas au plaisir de m’en approcher ; porté sur les épaules d’un homme, je traversai un ruisseau qui m’en séparait, mais lorsque j’arrivai sur la place où nous l’avions aperçu, il avait disparu, et je ne m’attardai pas davantage à le chercher, car entre temps l’orage avait éclaté formidable, et après une heure de marche au pas gymnastique sous les rafales qui tombaient, nous sommes rentrés au camp trempés de la tête aux pieds.

Le capitaine Bird qui était sorti dans une autre direction avait vu de loin notre éléphant, mais ne l’avait pas suivi comme il allait vers nous ; rentré avant la pluie, il nous attendait sous la tente avec un bon grog au rhum qui nous réconforta, et le soir eut lieu le jugement des hommes qui nous accompagnaient, et qui, pour les punir de leur insubordination, reçurent chacun six coups de chicote, administrés par les ordres du Sultan de l’endroit auquel la loi reconnaît le droit d’en agir ainsi. Mais ce mauvais esprit qui peu à peu se fait jour, cette désobéissance et ce manque de respect des noirs à l’égard des blancs sont des symptômes inquiétants. Et l’éternelle question de la sévérité avec laquelle il faut traiter les nègres et du maintien de la chicote se présente à mon esprit : comme ils sont peureux et craintifs il est certain qu’il n’y a que la force qui leur impose ; ils n’auront de considération que pour le maître qui les traitera durement et toute douceur leur paraîtra signe de faiblesse. À côté de cela ils ont un très grand sentiment de justice, il ne faut pas les châtier injustement, mais s’ils ont commis une faute, ils ne trouveront pas mauvais d’en être punis et même sévèrement, et c’est pourquoi on a peut-être tort de supprimer la chicote dans un pays où il est d’usage ancestral de l’appliquer, et où la supprimer sera dans l’esprit de ces âmes simples, synonyme d’impuissance et peut-être même de lâcheté.

Je sais ne pas me rencontrer dans cette opinion avec les théories émises par André Gide dans l’étude qu’il a écrite sur le Congo, mais la théorie et la pratique sont deux choses différentes et les illusions généreuses dans lesquelles tombe généralement l’Européen de passage seulement sur le Continent noir me font penser à celles dans lesquelles on verse facilement par rapport au socialisme avant d’en avoir connu les conséquences pratiques et tragiques. J’en ai parlé dans un de mes discours à la Chambre (voir Poincaré.)


Mardi 25 décembre, Noël.

Au réveil les hommes de la caravane font mine de nous quitter, mais ce n’est qu’une feinte, car loin de leur port d’attache et sans un sou pour se nourrir, ils savent parfaitement qu’ils seraient condamnés à mourir de faim. Aussi sont-ils vite calmés, et quand ils s’aperçoivent que leurs menaces ne nous impressionnent guère, ils ne tardent pas à retourner à leurs divers logements, et tout rentre bientôt dans l’ordre accoutumé.

C’est aujourd’hui Noël et nous avons décidé de leur accorder un jour de repos. J’en profite pour nettoyer mes fusils que la pluie a mis en triste état puis je m’amuse dans ma tente à surveiller les environs ; nous campons sur une petite place bornée d’un côté par le rest-house, de l’autre par des habitations indigènes : tout autour de la place il y a des touffes de feuilles pointues que nous reconnaissons être des ananas sauvages, devant nos tentes un passage continuel s’établit ; je prends mon tub au bruit rythmé que font les femmes derrière ma tente en pilant du manioc pour faire de la farine qu’on distribuera ce soir aux hommes de notre caravane. Ce rythme me rappelle la cadence des fléaux de jadis, battant le sol de la grange au temps lointain de ma jeunesse, lorsque pendant les vacances en Silésie je voyais les filles également court-vêtues, jambes et pieds nus, puisant l’eau aux abreuvoirs.

En ce moment même devant ma tente passe une femme entièrement nue, portant sur la hanche comme de coutume ici, son gosse nu aussi ; un lambeau d’étoffe retenu par une corde s’enroulant autour de la taille est passé entre ses jambes, et retombe parfois par derrière en un pli flottant. Une autre femme aux seins puissants, droits et fermes, ce qui est chose rare chez les négresses, se dessine dans le ciel au haut d’une termitière qui domine le village, et où elle s’occupe d’emplir de sable une corbeille de forme antique. Ces femmes Babuyas sont de musculature puissante, elles portent des charges d’un poids extraordinaire, et c’est à peine si on les distingue des hommes. Ceux-ci sont plutôt grands, et ils ont en général le buste long par rapport aux jambes, et plus ils sont grands et plus cela se remarque. Cette musculature me fait penser aux Jeux Olympiques et au parti qu’on tirerait d’une telle population si elle était Méthodiquement entraînée aux sports, comme par exemple la course à pieds, le saut en hauteur, le lancement du dis que ou du javelot, la natation etc. car ils se livrent naturellement à tous ces exercices et avec un peu d’entraînement je suis certain qu’ils y excelleraient très vite. Aussi les Watusi du roi Musinga dans le Ruanda dans leurs jeux et performances originales, font des sauts en hauteur qui atteignent souvent 7 feet, six inches, ce qui correspond à 2 m. 40 à peu près. J’ai remarqué parmi ces hommes beaucoup de jeunes gens aux seins de fillettes, raison probable pour laquelle les Allemands désiraient tant ce pays, et dit-on le guignent encore… Jamais dans d’autres régions je n’ai vu de noirs aussi bien portants que ceux-ci. Ils mangent moins de viande crue que les Abyssins et les Gallas, et font rôtir la chair de leurs victimes ; ainsi les cannibales commençaient par brûler les êtres humains qu’ils avalaient et l’on se demande si au point de vue du gibier, les Belges ont eu tort ou raison de supprimer le cannibalisme, car il valait peut-être mieux que les noirs continuent à se manger entre eux, que de faire comme il est d’usage à présent une guerre sans merci aux bêtes sauvages, dont l’espèce aura bientôt disparu si l’on n’y met bon ordre ?

Le Sultan de Turungo est un original, il se promène avec un vieux casque colonial français, qui fut blanc autrefois, et une étoffe algérienne drapée autour de la taille et entourant les jambes lui sert de jupe ; il se promène ce matin autour de nos tentes pour nous regarder, car nos personnes et nos objets excitent vivement la curiosité de ces grands enfants qui nous considèrent un peu comme des bêtes curieuses. Me voyant me couper les ongles avec mes ciseaux, il m’indique par gestes, soit de lui couper les cheveux, soit de lui en faire cadeau, ou bien il veut simplement me montrer qu’il connaît l’usage de l’instrument en question et qu’à son avis je m’en sers mal à propos.

Je lui achète dix francs son tabouret indigène qu’un de ses serviteurs porte toujours derrière lui pour qu’à tout moment il puisse s’asseoir si la fantaisie lui en prend. Il me fait payer 45 francs son arc et deux flèches empoisonnées comme le sont toutes celles des Babuyas. J’acquiers encore un instrument de musique bizarre ; on dirait un violon ou mieux un violoncelle qu’on pince des doigts ; j’essaye d’en jouer mais c’est déroutant car les sons ne correspondent pas à la place où nous sommes habitués à les entendre, les hauts d’un côté, et les graves de l’autre.

Aussi les indigènes ne semblent-ils pas jouer de mélodies, mais simplement faire vibrer l’instrument pour qu’il émette des sons : on dirait quelqu’un accordant son violon.

Tandis que je me livre à ces études de mœurs le temps passe, et le ciel s’étant de nouveau couvert l’après-midi, je renonce à ma promenade du soir, et le reste de la journée est consacré aux préparatifs du dîner de Noël, car comme tout Anglais qui se respecte, notre compagnon a décidé de faire un extra en l’honneur du jour de fête. Nous employons la fin de la soirée à la confection de cartouches blindées en bouchant les trous des cartouches expansives avec le papier d’argent qui entoure les fromages suisses ! On devient ingénieux dans la brousse et ayant reconnu que l’emploi des balles expansives constitue une erreur quand il s’agit de tuer une grosse bête, telle que l’éléphant ou le buffle, nous avions trouvé ce moyen d’y remédier, et d’augmenter ainsi le nombre des balles blindées dont nous pouvions disposer !

Mercredi 26.

La pluie ne m’empêche pas de me remettre en route à 8 heures du matin et malgré le passage de la rivière devenu assez difficile après les derniers orages ; mais les porteurs de tippoye instruits par leur expérience de l’autre jour ne rouspètent plus et me portent bravement sur l’autre rive ; à peine arrivé sur la hauteur j’aperçois un buffle, vite je descends du tippoye et de deux coups de ma 416 je l’abats raide mort, mais à ce moment un second buffle que je n’avais pas vu, et sans doute attiré par le bruit, se découvre et semble vouloir m’attaquer ; une balle l’arrête et le fait flageoler, puis il part en courant, je lui envoie encore deux balles de la 416 et à chaque coup il ralentit un peu sa marche, nous le voyons finalement s’arrêter dans de gros ajoncs proches d’un fourré ; je fais grimper un de mes hommes sur une termitière et pendant que je m’approche, il lance des pierres pour s’assurer si la bête est morte ou vivante. Quand j’arrivais à la place où elle était couchée, elle ne respirait plus heureusement, car cette approche dans les hautes herbes est plutôt un jeu dangereux ; on ne voit absolument pas où se cache l’ennemi et s’il vit encore et vous charge, vous avez dix chances pour une d’écoper. Aussi tandis que mes hommes du tippoye montraient beaucoup de courage, les Babuyas qui m’accompagnaient : manifestaient-ils une peur intense, et c’est d’autant plus curieux qu’ils n’hésitent pas à s’attaquer à l’éléphant dont chaque village de la région tue au moins un exemplaire par an, et il est pourtant moins dangereux de pratiquer la chasse au fusil qu’armé de lances ou de flèches, à la mode indigène. Je ramenai au camp les dépouilles de mes deux, victimes et l’après-midi, tandis que nos hommes et le village se partageaient la viande, nous allions, ma femme, Bird et moi photographier, puis tuer un gros hippo dont on nous avait signalé la présence sur la rivière dans les environs. Ce fut notre dernier exploit dans ce beau pays de Turungo que demain il va nous falloir quitter, car le vin et les vivres commencent à manquer, et en doublant les étapes, il nous faut compter dix jours de marche en arrière pour regagner Baraka. Toute cette expédition que nous n’avions point projetée, et qui est due au hasard d’une rencontre, nous restera comme un rêve préhistorique, et me fait penser au roman anglais à la recherche de… sur l’Amazone.

Au dire de Bird qui s’y connaît, puisque voilà sept ans qu’il parcourt en tous sens ces pays de l’Equateur, ceci est la plus belle région à éléphants du monde entier, et celle où l’on a de nos jours, le plus de chance de trouver encore des exemplaires uniques. En tout cas, il est peu de « Shooting grounds » ou réserves de chasses, où il soit donné de pouvoir, en une seule journée, voir et tuer éléphants, buffles et hippos et en si grandes quantités.

VI

RETOUR AU LAC TANGANYKA

Du jeudi 27 décembre au mardi 1er  janvier.

Nous quittons Turungo par un gai soleil, et après avoir salué de loin la mare aux hippos de Bird, traversé à la hâte le village de Mapuli, nous arrivons en moins de cinq heures à Muero où nous retrouvons nos anciennes connaissances, mais le capitaine Bird est soucieux et il va devoir nous quitter pour mettre ordre à ses affaires d’ivoire qui ne marchent pas tout à fait à son gré. Le vendredi 28, nous repassons encore la Luama en pirogue avec lui ; une jolie lumière éclaire le paysage, mais elle est comme tamisée et jamais on ne se croirait en Afrique ; cela ne ressemble en rien à l’éblouissement et au coloris éclatant du désert de l’Abyssinie ou du Soudan. Il est vrai de dire que nous sommes en saison des pluies et tout est plus doux, on dirait plus recueilli avant l’époque de chaleur torride qui va venir, quoique les gens du pays considèrent ceci comme a saison chaude. Nous sommes à une altitude de 750 mètres et la température varie entre 25 et 33° à l’ombre.

Tandis que notre pirogue nous dépose sur la rive, j’admire le joli groupe de nos indigènes sur le côté opposé ; accroupis, assis ou étendus dans toutes les positions, ils attendent sans se presser qu’on vienne les cueillir à leur tour ; jamais aucune hâte dans leurs mouvements, jamais l’idée de l’heure qui passe ne les préoccupe ; tels des enfants ils jouissent de la minute présente et ce qui arrivera plus tard ou le lendemain n’a pour eux aucune importance. Ils ne pensent pas à l’avenir, ils ne songent pas qu’ils vont devoir marcher pendant quatre heures, qu’il fera de plus en plus chaud tout à l’heure, qu’il vaudrait mieux se hâter ; les jeunes boys chantent et s’amusent à ramer avec leurs bâtons comme avec des pagaies, tandis que hommes et femmes piaillent et jacassent comme des macaques qu’on aurait dérangés dans leurs arbres. Dire que quatre hippos morts ont passé ici hier soir, et que ces brutes ont été trop paresseux pour les arrêter avec leurs barques. À la fin tout le monde ayant passé l’eau, la caravane se remet en marche, et nous refaisons en sens inverse le chemin qu’une semaine auparavant nous avons parcouru.

Arrivés sur la hauteur, nous jetons un regard en arrière et revoyons la grande plaine où se cache Turungo et qui s’étend jusqu’aux montagnes où s’est réfugié mon éléphant de l’autre jour. Tout est frais et vert, d’un vert intense, couleur d’émeraude et une légère brume qui flotte sur l’horizon, ressemble dans sa transparence à un voile bleu verdâtre qui atténue les rayons du soleil et estompe les contours. Puis pendant deux heures nous repassons par les sentiers de la forêt et de la savane, alternant tour à tour, et où de nombreux passages d’éléphants sillonnent la route ; au premier ruisseau nous voyons même la trace fraîche de deux « tembos » mais nous sommes pressés, et ne voulons plus nous arrêter. Bientôt nous arrivons au grand village où Bird nous a quittés une première fois et après lequel cette’fois encore nous nous séparons, lui pour se rendre dans la montagne où l’appellent ses petites affaires personnelles, nous pour rejoindre par le chemin le plus direct la route de Baraka. Enfin nous pénétrons dans la forêt vierge des palmiers aux fûts majestueux ; et & nouveau nous revoyons les troncs déracinés par les éléphants ou les tornades, et tandis que mes porteurs les enjambent, disparaissant parfois jusqu’aux épaules dans la végétation touffue qui recouvre le marais, je domine du haut de mon tippoye les émanations humides et chaudes qui s’en échappent et qui nous suffoquent. Peu après a deux heures nous faisons notre entrée à Bullu.

À Bullu on vient trop tard me renseigner un éléphant, car on ne se met pas à la poursuite de ces animaux à la nuit tombante, et le lendemain dès 7 heures du matin nous nous mettons en route pour Niembo ; le trajet qui nous en sépare et qui dure cinq heures est monotone ; nous traversons alternativement la plaine et la forêt et ce qui nous, frappe, c’est que sur ce long parcours pas une fois nous n’apercevons une pièce de gibier. À une heure de Bullu nous passons un ruisseau assez important coulant vers l’est.

De loin en loin et surtout à l’approche du village précédant Niembo nous voyons des passages d’éléphants qui nous incitent l’après-midi à revenir en arrière pour essayer notre chance, mais après une promenade d’une demi-heure, dans une prairie marécageuse, nous nous apercevons que es indigènes nous ont bernés, et nous retournons à Niembo ; vers le soir je fais encore un tour aux environs et dans ma promenade, je vois quelques kobs, des perdreaux, une bécasse, grosse comme une madeleine et un animal bizarre qui est probablement un singe et qui d’après les gestes des hommes doit être un chimpanzé car sa trace trop petite, ne peut être celle d’un gorille.

De Niembo je me rappelle deux choses : un rest-house construit en briques, chose fort rare dans ce pays, et infesté de termites, ce qui est beaucoup moins rare, et mon second souvenir infiniment plus plaisant est celui d’un monceau d’ananas, une vingtaine, je crois, que nous acquîmes pour la somme modique de 6 francs et qui fit notre bonheur en nous désaltérant pendant tout notre voyage de retour. Il ne faut pas s’étonner si à ce prix-là on peut offrir le luxe d’avaler un ananas tout entier à soi seul.

Au sortir de Niembo on repasse la Luama sur un canot, sorte de bac en fer, puis on traverse un immense marais sur une espèce de digue construite en rondins reliés avec des lianes, soutenue de place en place par des murs en briques, et étagée par des contreforts en terre battue. Cette digue a certainement un kilomètre de longueur, et nécessite un entretien continuel, car elle sert de piste sur la grande route qui relie le Kiwu au Manyéma entre Fissi et Niembo, les deux centres d’administration.

Lorsqu’on traverse tout ce pays, on ne peut s’empêcher d’admirer le travail et l’effort accompli en si peu d’années par un petit pays comme la Belgique, sur uni territoire 80 fois plus grand qu’elle, trop grand peut-être. Car le vaste empire qui lui est échu, si riche en trésors non exploités, demanderait pour être mis en valeur, une population indigène triple de celle qui s’y trouve actuellement, et une élite de colons qui viendrait s’y installer, non pas passagèrement pour y réaliser en quelques années de gros gains en pressurant et ruinant la colonie, mais avec l’idée plus généreuse d’y trouver une nouvelle patrie, en exploitant rationnellement le patrimoine commun.

Nous avions à peine marché pendant une heure que nous sentons un fléchissement dans la caravane ; il y a un petit rest-house perdu dans la brousse, et les boys qui connaissent l’étape jusqu’à Kayumba, ont décidé de nous y faire rester ; notre cuisinier Alphonse, qui sait le français et nous sert d’interprète dans les grandes circonstances, a pris la direction du mouvement et prétend nous imposer sa volonté : les interprètes dans tous les pays du monde sont la plus grande nuisance, car ils profitent de leur savoir pour vous induire en erreur le plus et le plus souvent qu’ils peuvent, et il faut tâcher de se mettre le plus vite possible au courant de la langue indigène pour échapper à leurs menées tyranniques. Depuis bientôt six semaines que nous roulons dans le pays, nous avons acquis suffisamment l’usage de la langue swahili pour comprendre qu’on veut nous berner, et joignant le geste à la parole nous contraignons nos porteurs de tippoye qui déjà nous avaient déposés, à reprendre leur charge, et bon gré, mal gré, la caravane fut obligée de nous suivre et d’achever la course, qui, je l’avoue, fut assez longue et pénible, car nous n’arrivâmes à l’étape que vers deux heures, tirant la langue, le soleil ne nous ayant guère épargnés.

Après une heure de repos et un déjeuner pris en hâte, nous repartîmes néanmoins en chasse l’après-midi, espérant tirer une ou deux antilopes roan, dont on nous avait signalé le troupeau dans les environs, mais le soleil se coucha ce jour-là sans que nous ayons aperçu le moindre gibier. Il n’en fut pas de même le lendemain où, levé à l’aube, je partis précédant la caravane que ma femme avait mission d’amener à Kassanga où nous devions nous retrouver à midi. J’eus la chance une heure à peine après avoir quitté le camp, d’abattre non loin de la piste, un beau buffle que je laissais derrière moi, envoyant à la caravane qui suivait, le message d’en apporter la dépouille, puis continuant ma promenade à travers la brousse, je ne tardais pas à rencontrer une vieille connaissance : à 15 mètres de moi, surgi d’un trou où il dormait, un vieux buffle avec de belles cornes, que j’avais repéré quatre semaines auparavant en jusant au même endroit, me regardait prêt à bondir à la première attaque. Il me fallut sept balles pour l’abattre, car à chaque balle il se relevait ; il est vrai que je ménageais ma 416 à cause des cartouches, et après les premiers coups mortels, je tirais ma 8 m/m comme balles d’achèvement.

Fier de ce double exploit, que je complétais par l’assassinat d’un reedbuck rencontré sur ma route, je me dirigeai vers Kassanga où ma femme commençait à s’inquiéter de ne pas me voir arriver, et où je fus heureux de trouver un déjeuner et un ananas réconfortants car la chaleur du plein midi était devenue accablante, d’autant plus qu’un rage menaçait d’éclater à tout moment.

Nous poursuivîmes pourtant notre course ce jour-là, car nous voulions arriver au pied de la montagne de manière à pouvoir gagner Kalembe-Lembe le lendemain et, après un repos d’une bonne heure nous fîmes encore deux heure de route malgré une petite pluie qui s’était mise à tomber imperceptiblement nous descendions tout le temps, et en voyant maitenant la forêt plus ouverte, nous nous rendions ’compte combien par la suite elle était devenue plus touffue.

À 5 heures, nous avions atteint notre but, et trouvions la place du campement déjà occupée par un jeune prospecteur belge nommé P., en route pour le Manyéma, et avec lequel après avoir fait connaissance nous fêtâmes gaiment le réveillon, car nous étions au soir du 31 décembre. (Je fais à cette occasion une remarque qui nous amuse, basée sur nos rencontres précédentes, qui m’incitent à classer en deux groupes distincts les prospecteurs qu’on envoie dans ce pays, la Banque de Bruxelles donnant la préférence au pigment noir dont MM. T. et P. sont des exemples, alors que la Société Générale semble accorder plus volontiers sa confiance à l’élément blond représenté par M. N.


1er  janvier au 6 janvier.

Après avoir souhaité la bonne année à notre ami d’une soirée, nous quittons Mutsoba-Kilina et nous dirigeons vers la montagne, d’où il y a quatre semaines nous étions descendus pleins d’espoir, espoir, qui, je dois le dire, n’a point été déçu, mais après l’hécatombe auquel je viens de livrer, j’avoue que mon sentiment dominant pour le moment est de me dire qu’il est reposant de n’avoir plus besoin de tuer ! Oh ! mystère éternel qu’est l’âme humaine, et comme souvent dans la vie nous sommes en contradiction avec nous-mêmes !

Nous montons par le sentier assez raide que nous connaissons déjà, et qui nous mène en une bonne demi-heure à la crête située à 1.200 mètres d’altitude ; le paysage redevient alpestre ; on se croirait en Alsace, ou mieux encore en Suisse entre Bâle et Berne ; un dernier regard jeté en arrière nous montre en raccourci, tout le pays dont nous venons, et lui disant adieu pour toujours sans doute, avec petit serrement de cœur comme lorsqu’on quitte un être ou une chose qu’on ne doit plus revoir, nous commençons un peu mélancoliquement à descendre la pente de l’autre côté, mais bientôt cette impression de tristesse s’efface et nous sommes vite repris par le plaisir toujours nouveau des découvertes qu’on fait du haut de son tippoye dans ce pays de contes de fées. Depuis notre passage il y a un mois, et à la suite des nombreuses pluies, les herbes ont beaucoup grandi, et l’on croirait voir d’énormes champs de blé au printemps qui me rappellent l’époque du passage des cailles en Algérie quand plaines et collines étaient couvertes de leur épaisse couche de verdure. Dans l’air un parfum flottant vous pénètre et vous grise peu à peu ; ce sont les effluves des mille fleurs dont les prairies sont émaillées, et plus encore des grappes de mimosas qui pendent comme des boules d’or au milieu de la plaine ; je me rappelle surtout d’énormes digitales blanches qui forment de véritables bouquets, et dont nos boys font une ample moisson pour orner leurs chapeaux. La caravane est du reste joyeuse, elle sent le retour au pays et lorsque nous arrivons à la hauteur du col à 1.550 mètres tous nos hommes se mettent à chanter à la vue du Sultanat de Kalembe-Lembe qui se trouve devant eux ; dans le fond on aperçoit le village et la Texaf et un peu plus loin, le ruisseau et le marais où jadis j’étais allé à la recherche des buffles. La descente fut rapide, et avant midi, nous étions rendus à l’habitation de M. C., mais le propriétaire du logis ne s’y trouvait pas, étant parti en chasse avec un camarade, et à sa place était installé M. P., également prospecteur, qui nous fit aimablement les honneurs de la maison de son ami et avec lequel nous partageâmes ses provisions et les nôtres en un cordial dîner du Jour de l’An improvisé. Comme quoi dans la brousse il n’existe pas de formalités et tout se passe à la bonne franquette : le tien, c’est le mien, et vous pouvez compter toujours sur l’hospitalité la plus franche et la plus cordiale qui vous est accordée par tous les colons à quelque rang qu’ils appartiennent, et je tiens à les remercier ici en bloc pour l’accueil aimable que chacun d’eux m’a réservé.

À Kalembe-Lembe il y a du nouveau ; les noirs ont mis le feu à un grand magasin de la Texaf, et nous en voyons les murs calcinés et les débris fumants ; la mentalité qui a présidé à cet acte de vandalisme, ne laisse pas que d’être inquiétante et prouve comme la rébellion d’il y a quelques semaines à Luebo, qu’il est grand temps d’instaurer dans la région un régime plus sévère, qui rende au noir un peu du respect et de la crainte qu’un système trop bénévole lui a fait perdre peu à peu à l’égard de son chef blanc.

En quittant Kalembe-Lembe au matin du 2 janvier, nous revoyons le village de Mucossamar où nous achetons des régimes de bananes pour nos hommes, nous repassons par le petit marais bordé de papyrus et nous arrivons à 11 h. 1/2 à la halte de Mussingera. À notre premier passage, le temps couvert nous avait dérobé la vue, et en arrivant nous sommes surpris du superbe panorama qui se présente à nos yeux ; du rest-house piqué sur un petit monticule nous voyons à nos pieds une mer de papyrus cachant le marais qu’ils recouvrent, et s’étendant à perte de vue jusqu’à la chaîne de montagnes qui barre l’horizon : une buée bleuâtre transparente qui s’en dégage donne l’illusion d’un lac suisse qu’on aurait devant soi. Mais bientôt tel un décor de théâtre qui se déroule, la vision se transforma la buée devient plus opaque, les nuages se forment peu à peu, et rampant au flanc des montagnes s’enflent progressivement et finissent par les dissimuler entièrement, faisant penser aux voiles qui dans Parcival envahissent la scène pour clôre l’acte final.

Je m’amuse à crayonner la vue et le rest-house autour duquel des liserons bleus grimpants donnent un petit air de home familial, et m’inspirent une comparaison poétique entre ces fleurettes, modestes cendrillons venues d’Europe sans doute, qui se cachent honteusement à la vue de leurs sœurs flamboyantes d’Afrique. Mes boys me regardents dessiner : cela les intéresse et d’ailleurs les indigènes aiment les arts et spécialement la musique les passionne, tandis qu’ils n’ont pas le goût du métier ; en fait d’industrie ils n’ont rien inventé, pas même une roue de brouette. Part contre ils ont le génie de se draper et avec un rien ils parviennent à s’habiller ; donnez-leur un bout d’étoffe quelconque et ils trouveront moyen d’en faire un pagne qui les recouvrira majestueusement ; j’ai vu des loques innommables retenues par des ficelles, qui faisaient encore figure de chemises ou de justaucorps. Jamais un mendiant de chez nous n’a dans ses haillons cet air de dignité antique, qui chez le noir provoque l’admiration bien plus qu’il ne suscite le sens du ridicule.

Notre retour à Fissi au matin du 3 janvier prit les allures d’une fuite éperdue ; bien avant l’heure le camp est en rumeur, et nos porteurs nous regardent d’un air de reproche fermer nos valises, qu’à leur gré nous ne bouclons pas assez vite ; jamais les tentes ne furent rabattues avec une telle célérité et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire chacun avait sa charge sur le dos et la caravane se mit en branle au pas gymnastique. Les porteurs de tippoye trottent et s’emballent presque dans les descentes ; point n’est besoin de les pousser, c’est le dernier jour de marche, ils sentent la paye et le repos qui les attendent, et se répondant en chantant, ils se hâtent vers l’endroit qui leur promet toutes ces délices. J’ai à peine le temps de constater au passage la différence d’altitude qui entre la Luama que nous avons quittée, et le Tanganyka où nous retournons, se fait déjà bien sentir ; il fait beaucoup plus chaud et si ce n’est pas encore la chaleur torride du désert, si la végétation reste tropicale et luxuriante, on se rend pourtant compte qu’on est descendu de plusieurs centaines de mètres.

Mais nous sommes arrivés : déjà se profilent les deux rangées de cases qui bordent l’avenue principale menant à la place où se concentre l’administration. Le drapeau belge flotte et nous salue de loin ; il est un peu fripé, le beau drapeau et ses couleurs sont un peu passées ; de la partie rouge déchirée il ne reste même’guère que le soutenir, mais c’est un drapeau comme il doit être en pays de conquête et de victoire, et pleins de respect à notre tour, nous nous inclinons devant lui.

La journée se passa à régler les hommes de la caravane, à peser les défenses d’éléphant, à payer la taxe que le Gouvernement belge réclame pour celles-ci, et à prendre nos dispositions pour la descente du lendemain sur Baraka. L’administrateur P. est en congé, mais il est remplacé par son adjoint, le Comte de R., également serviable qui nous facilite toutes les démarches, et nous invite aimablement à sa table.

Impossible de savoir si le « Dhanis » a ou non déjà passé à Baraka, et si nous pouvons espérer nous embarquer samedi ou s’il nous faudra prendre la pirogue indigène tant redoutée ?

Le vendredi matin 4 janvier, nous dégringolons en hâte du haut de notre montagne, pour y trouver notre première déconvenue : l’auto qui devait nous attendre au bas de la côte pour nous ramener à Baraka vient de repartir et ne sera de retour que cette après-midi ; heureusement que nous avons avec nous quelques provisions (il est toujours sage en Afrique de se munir d’un en-cas), et nous improvisons sur la place, à l’ombre de quelques arbrisseaux, une modeste collation qui nous aide à passer le temps, mais les heures se traînent et nous commencions à désespérer de voir reparaître l’auto ce jour-là, lorsqu’enfin vers 4 heures nous entendîmes un teuf-teuf réconfortant, et l’auto fit son apparition, mais pour nous apporter la seconde déception de la journée, sous forme d’une lettre nous annonçant que le « Dhanis » avait touché Baraka mercredi passé, et qu’avant quinze jours nous ne devions pas espérer voir paraître un autre vapeur de la Compagnie ; restait la ressource de la pirogue indigène : horreur ! et un peu déconfits nous rentrâmes à la nuit noire à Baraka, après avoir une fois encore passé par toutes les péripéties de la traversée de la rivière sur le bac plus branlant et inquiétant que jamais.

Alors pendant cinq jours, du samedi 5 au mercredi 9, ce fut une suite ininterrompue de renseignements se contredisant, qui nous parvinrent, d’ordres et de contre-ordres que nous donnâmes, de messages que nous envoyâmes, d’espoirs que nous nourrîmes et de désillusions qui peu après les renversèrent. On nous raconta d’abord que le « Duc de Brabant » devant ravitailler le « Wapi », était incessamment attendu et que nous le verrions paraître d’un moment à l’autre. Le « Wapi », mauvais petit vapeur de la Cie des Grands Lacs se trouvait à ce moment dans la rade de Luebo manquant du bois nécessaire pour continuer sa route et M. M., instruit sans doute par son expérience précédente, refusait de lui en donner, prétendant que celui dont il disposait était trop vert ; en réalité, M. M. était en discussion avec la Compagnie et se servait de ce prétexte donner une leçon à celle-ci, laissant pendant ce temps poireauter (voir dans le nouveau Larousse si l’Académie admet le terme poireauter) le navire en question.

Trois jours durant, matin et soir, nous attendîmes patiemment pensant voir d’une minute à l’autre paraître le « Duc de Brabant » qu’on nous annonçait toujours ; trois longues journées que je mis à profit pour compléter ma documentation sur les indigènes de l’endroit, tant blancs que noirs, et qui me révéla plus d’un dessous pittoresque de la vie de colon.

C’est ici que se place la connaissance que je fis d’un chasseur réputé, un certain M. F. dont je vais vous conter l’histoire. M. F. était directeur de la succursale d’une grande Banque dans un centre important et menait une vie rangée et heureuse avec sa femme qu’il adorait. La maladie un jour vint ruiner son bonheur, et en quelques heures lui ravit la compagne tendrement aimée. M. F. fut comme fou, et de chagrin se mit à boire immodérément ; son travail en souffrit naturellement, et il ne tarda pas à perdre sa place et son gagne-pain ; de désespoir il se fit chasseur, et s’enfonçant dans la brousse il espéra y trouver la mort et la fin de ses tourments. Mais la mort ne voulut point de lui ; il eut beau s’exposer de toutes manières, et affronter tous les dangers possibles, il était écrit qu’il devait survivre à sa peine. Pendant des mois il vécut comme un véritable sauvage, couchant à la belle étoile ou se réfugiant dans une hutte indigène, se nourrissant comme les noirs de manioc ou de bananes, et se mesurant avec toutes les bêtes féroces qu’il rencontrait en errant dans la jungle. La viande de ses victimes lui servait de monnaie d’échange dans ses transactions avec ses nouveaux amis. Vint un jour cependant où un muffle mal luné, et dont il avait eu l’imprudence de s’approcher de trop près avant qu’il ne fût entièrement mort, le chargea avec une telle violence, lui enfonçant ses cornes dans le flanc, qu’il l’envoya rouler à vingt mètres de là, le laissait pour mort avant d’aller lui-même s’abattre pour expirer un peu plus loin. Quand les indigènes arrivèrent sur le lieu du drame, ils crurent ne ramasser qu’un cadavre, mais Fl. respirait encore, et l’enroulant dans une couverture, on le porta au poste d’administration le plus voisin où on lui donna les premiers soins avant de le diriger sur l’hôpital de la province, où par le plus grand des hasards il recouvra la santé après être resté pendant des semaines entre la vie et la mort. Et c’est ainsi que cet homme extraordinaire, qui avait bravé la mort cent fois, fut condamné à vivre ; car outre les buffles et les éléphants, la brousse recèle mille dangers auxquels plus d’un Européen a déjà succombé, et nombreux sont ceux que les moustiques ou les tsé-tsé ont traîtreusement attaqués pour leur enlever la vie d’une manière moins glorieuse. Ayant miraculeusement échappé, notre héros essaye maintenant de se refaire une existence et quand nous l’avons rencontré, il venait de s’installer dans ses Nouvelles fonctions : il doit à Baraka assurer le transport et le ravitaillement des prospecteurs que l’on envoie à l’intérieur.

J’ai été heureux de faire la connaissance de ce type de chasseur professionnel que je compare au capitaine Bird, cet autre type que nous venons de voir à l’œuvre, et s’ils se ressemblent sous certains points, ils sont pourtant très dissemblables.

Le capitaine Bird est un type d’une espèce particulière et la vie qu’il a menée depuis quinze ans a modifié sa conception des choses : un fier original d’ailleurs et pas facile comme caractère, ni agréable à pratiquer tous les jours, mais on lui pardonne, parce qu’il a eu dans la vie pas mal de mécomptes et de tristesses qui l’ont rendu peu à peu misanthrope. Officier-aviateur pendant la guerre, il a eu son avion détruit et lui-même a été à moitié démoli par les mitrailleuses boches dans une tournée de reconnaissance qu’il faisait en 1917 dans la région de la Somme ; ramassé blessé et fait prisonnier, il a été envoyé en Allemagne dans les camps de concentration dont toujours il essayait de s’échapper, et après chaque tentative d’évasion on le transférait dans une prison au traitement pire que la précédente et c’est ainsi qu’il a pu faire la comparaison entre les dix camps de Munstélager, Soltau, Hanovre, Carlsruhe, Heidelberg, Crefeld, Stroenmor, Neunkirchen, Sarrelouis et Holzminden.

Rendu à la liberté après la guerre il est retourné en Angleterre, où il s’est marié mais il a eu des malheurs conjugaux, et la vie régulière et le ménage ne pouvant convenir à son tempérament indépendant, il est parti pour l’Afrique, voici sept ans, et depuis a parcouru en tous sens la partie orientale de la Nouvelle Colonie Anglaise, ancien Ouest-Africain allemand et la région du Congo où nous l’avons rencontré.

Le grand nombre d’éléphants qu’il a tués (230) sans permis régulier, et le trafic clandestin de l’ivoire auquel il se livre, le rendent passible des tribunaux et il serait certainement condamné si l’on arrivait à le prendre sur le fait, mais notre capitaine anglais se soucie peu de la législation en général et de la belge en particulier.

Flamant et Bird sont donc tous les deux dés hommes remarquables, car ce sont des héros dans leur genre ; intelligents et sympathiques, l’un a le calme froid de l’Anglo-Saxon, l’autre l’enthousiasme et la vivacité du Latin, et avec leurs natures si différentes, ils se trouvent être également des « desperados » de l’existence, leur dégoût de vivre provenant de causes similaires, l’un ayant perdu sa femme par la maladie, et l’autre par des déboires conjugaux, et tandis que Bird[1] a la hantise froide de la mort — il m’a dit plus d’une fois qu’il était sûr de rester dans l’une ou l’autre des aventures qu’il poursuit — F., lui, avait la frénésie de la mort et la cherchait, et pourtant chez tous les deux, au moment du danger, l’instinct de la conservation reprend le dessus, et malgré tout, il font le geste qu’il faut pour rester en vie.


Dimanche, 6 janvier.

Dans le silence absolu et le repos d’un dimanche après-midi j’écris les réflexions que me suggère la vue des passants qui devant nos tentes arpentent la grand’route. C’est amusant de voir nègres et négresses habillés et endimanchés comme les paysans et ouvriers de chez nous. Les jeunes garçons sont mis à l’Européenne avec pantalons clairs et chemises à lignes ou à ramages, un chapeau de paille fièrement campé sur leurs cheveux noirs ; les femmes n’ont pas encore tout à fait adopté la dernière mode de Paris, mais elles sont persuadées qu’il n’y manque plus grand’chose, quant au bazar arabe elles ont été acheter à chers deniers, des cotonnades éclatantes, fabriquées exprès pour elles dans, les ateliers de Saint-Nicolas ou de Birmingham et qu’il est impossible de se procurer en Europe. Spécialement les ménagères pour Européens rivalisent d’élégance, et quand elles vont se rendre visite chez leurs seigneurs et maîtres, elle déploient un luxe de toilette et une richesse de tenue, qui fait honneur à la bourse de leurs légitimes propriétaires. Mais soit dit en passant, le rôle de la ménagère au Congo, prend un caractère un peu trop officiel, et menace de devenir une tare sérieuse, car à force d’avoir des faux ménages avec des personnes de couleur, les jeunes gens qui vont s’établir là-bas, perdront le goût d’emmener avec eux des femmes de leur pays. Je ne suis certes pas rigoriste, mais j’avoue avoir été choqué du sans-gêne avec lequel le Blanc au Congo étale sa vie irrégulière avec les noires. Jamais dans une colonie anglaise on n’assisterait à spectacle pareil car l’Anglais a de lui-même un trop grand « self-respect » pour avouer publiquement ses rapports intimes avec les indigènes. Et outre la morale qui est ici offusquée, j’y vois un réel danger pour l’avenir de la Colonie, car le noir perd peu à peu toute considération pour le blanc, qu’il arrive à ne plus regarder comme son maître, mais comme son égal, celui-ci n’ayant pas su maintenir les distances. De plus, généralement la maîtresse noire est en même temps celle du patron et celle du boy, préférant naturellement celui-ci à celui-là, dont ensemble on se moque copieusement.

Il faudrait qu’en haut lieu on se préoccupe un peu plus de cette question, et qu’on cherche à y porter remède ; et il me semble qu’au moment d’envoyer les jeunes gens au Congo on pourrait leur recommander un peu plus de discrétion dans leur tenue et ne pas avoir l’air d’admettre comme une chose toute naturelle, que la « ménagère » fait partie des Institutions. De plus, il ne faut pas croire que ces demoiselles se contentent de peu, et l’on m’a conté telles histoires de robes de soie, qu’un amoureux avait bel et bien fait venir exprès de Paris pour contenter sa belle.

Se non è vero… En général pourtant elles se contentent encore des cotonnades aux tons vifs dont j’ai parlé plus haut, et je vois défiler devant moi toute la gamme des couleurs de l’arc-en-ciel depuis le vert pâle jusqu’au rouge écarlate. Je note au passage une merveilleuse cotonnade bleue à grandes fleurs blanches, et sur la tête de la jeune personne un turban couleur rubis, artistement drapé, le tout ombragé par un parasol multicolore. Cette orgie de tons me rappelle en moins riche, le déploiement de soieries de toutes nuances qu’au printemps dernier un jour de fête, nous avions admiré aux environs de Tlemcen en Algérie, et je pense à la différence de civilisation déjà ancienne, des peuplades arabes comparées à celle des noirs qui ne sont pas encore « arrivés » ; mais sous toutes les latitudes l’éternel féminin est le même, et c’est toujours par l’amour de la toilette qu’on aura raison du cœur des femmes.

Une procession de jeunes personnes portant sur la tête, sans nécessité, les choses les plus hétéroclites et les plus inattendues, me rappelle que je suis en pays sauvage : une bouteille, une assiette, une carotte de manioc, un parasol, puis des poids plus lourds comme des brassées de foin ou de bois. En général chez les nègres, c’est la femme qui travaille et telle une bête de somme accomplit tous les durs travaux ; elle qui porte les lourds fardeaux, elle qui fait la corvée d’eau ou de bois, elle qui pioche et remue la terre. Avant l’arrivée du Blanc, l’homme n’avait qu’à se laisser vivre ; étant sans grands besoins, le maïs, le manioc et les bananes qui poussent ici presque sans effort suffisaient à sa subsistance ; aussi a-t-il vu sans plaisir s’installer le nouveau régime, et le goût des oripeaux européens qu’on lui inculque artificiellement est le seul avantage discutable qu’il retire de la civilisation qu’on lui impose et qui demeure sans charme pour lui.

7 janvier.

Ce matin, M. Van Damme nous fait les honneurs de son jardin. Celui-ci commence à la route et s’étend jusqu’au lac, que d’ici on prendrait pour la mer ; au loin, vis-à-vis on voit les montagnes de la presqu’île où il y a un mois nous avons été nous promener ; les villages de Manga et se Vano s’estompent dans la brume matinale ; nous cherchons du regard la crête où se cache le lac Bird et sa cascade. Comme tout cela parait loin déjà…

Le potager de la Texaf est bien dessiné et nous y trouvons de tout : d’abord les légumes d’Europe, carottes, petits pois, haricots, choux, radis, salades sans oublier les pommes de terre chères à tout cœur belge et… luxembourgeois. Puis les tomates et les aubergines qui poussent ici comme la mauvaise herbe ; le piment rouge et l’ananas qui ressemble à un petit yuca dont le fruit forme le centre ou le cœur. Tout cela est excellent au goût et rend la vie facile pour le colon qui possède à sa porte et sans grands frais de quoi se nourrir économiquement et hygiéniquement, car les conserves, outre qu’elles arrivent à coûter fort cher, finissent à la longue, quelques bonnes qu’elles soient, à altérer l’estomac le plus robuste.

Continuant nos explorations nous faisons connaissance avec le manguier que presque partout on voit ici aux abords des maisons des Blancs ; celui dont je vous parle est un gros arbre dont le feuillage vert foncé comme celui du laurier, forme une touffe ronde régulière ; son fruit de la grosseur d’un petit melon ou d’une grosse pomme, a une chair succulente et un énorme noyau.

Puis nous rencontrons d’anciens amis, les bananiers qui sont de la même famille que nos musas dont certains prétendent que le fruit constitue à lui seul tout l’aliment complet ? Il est en tous cas de grande ressource aux colonies, où on l’accommode de plus d’une manière, et où se chair fondante ne ressemble en rien aux pâles exemplaires mûris en cave, qu’on sert sur les tables d’Europe.

Plus loin nous voyons des papaiers qui voisinent tendrement, car cette espèce de plante présente la particularité d’avoir des arbres à fleurs mâles et d’autres à fleurs femelles et ceux-ci ne portent des fruits que lorsqu’ils sont voisins, donc mariés et fécondés par le vent. Le fruit en forme de poire est attaché au tronc et ressemble à un petit melon allongé dont il a un peu le goût ; l’Africain le mange en général le matin à son premier déjeuner. La fleur mâle qui rappelle la fleur d’oranger en un peu plus jaunâtre est piquée de petites branches et subdivisée comme certaines petites orchidées roses. La fleur de l’arbre femelle est de même couleur quoique un peu plus blanche ; elle est plus trapue et se trouve attachée au tronc comme le fruit, qu’elle est seule à produire ; elle a quelque chose de sensuel e fait penser à ces fleurs carnivores qui gobent les insectes.

Nos investigations nous mènent ensuite à un champ de maïs puis à une plantation de manioc : ceci sont des arbustes dont la racine comestible forme le fond de la nourriture indigène, soit moulue en farine, soit simplement étuvée ou même consommée crue. C’est avec le manioc qu’on fait le tapioca dont tout le monde connaît l’usage. Par curiosité, je grignote une racine fraîchement arrachée du sol, et je trouve que son goût a beaucoup d’analogie avec celui de la noisette. Non loin de là on me montre des arachides appelées aussi pistaches de terre ; ce sont des espèces de gousses qui poussent dans le sol à la racine de la plante comme les pommes de terre, et qui ont un peu la forme d’une fève de marais mais en plus court ; chaque gousse contient deux noix jumelles enveloppées d’une peau rose et c’est ce fruit très comestible, qui, pressé, fournit l’huile qui remplace l’huile d’olive et la vaut. Qui de nous ne connaît pas les cacahuètes qu’on voit aux devantures des marchands grainetiers, friandise dont raffolent les perroquets, et qui ne sont autre chose que des gousses d’arachides séchées ?

Puisque nous parlons d’huile, voici près de nous le palmier qui fournit l’huile palmiste dont l’exploitation plus encore que celle de l’arachide constitue l’un des gros revenus de la colonie. Le « palmiste », puisque tel est son nom, a un tronc épais, formé par les branches qui peu à peu ont été enlevées à mesure qu’elles séchaient et à mi-hauteur, collé au tronc et recouvert en partie par les nouvelles branches se trouve caché le fruit qui comme les dattes ou les bananes forme un régime, pareil d’aspect a un gros ananas noir, il est armé de dards ou de picots, chaque fruit occupant une alvéole dans l’ensemble et contenant un gros noyau dur au couteau.

Enfin pour terminer notre tour d’inspection on nous montre une plantation de coton et après avoir admiré le cotonnier tout couvert de ses fleurs roses et jaunes qui nous fait penser aux rosiers dont les champs chez nous en été font des taches lumineuses dans la plaine, nous arrivons à l’usine qui est encore à l’état embryonnaire.

Une locomobile actionne une espèce de moulin dans lequel on fait tourner les bourres de coton, pour séparer la partie floconneuse des graines, puis celles-ci sont passées dans une chaudière où la chaleur les assainit en tuant les larves des insectes qui s’y cachent et qui sont les propagateurs des maladies qui ruinent les cotonneries : il faut naturellement que la température soit limitée de manière à ce que les graines restent encore propres à la germination en sortant de l’étuve. Le reste du travail se fait à la main et moyennant un franc par jour chaque groupe de deux hommes doit presser neuf balles à l’aide d’une presse amusante sur laquelle ils s’accroupissent pour tasser le coton, et faire poids avant de faire marcher la vis sans fin de la presse.

Evidemment cet état de choses primitif se modifiera à bref délai, et dans ce pays où le progrès marche à pas de géant, je ne serais pas étonné si d’ici peu d’années on voyait une usine véritable remplacer les moyens de fortune que nous avons encore pu observer. Car la rareté de la main-d’œuvre et l’accroissement des salaires va de plus en plus obliger à l’emploi des machines et remplacer tous les travaux qui se font encore actuellement à bras d’hommes. Déjà les syndicats miniers qui de tous côtés ont surgi dans le pays ont gâté les prix pour les petits patrons, et les jeunes prospecteurs ne craignent pas d’offrir à leurs porteurs deux francs de salaire par jour, plus un franc de nourriture, alors que le salaire journalier habituel d’un homme est de un franc plus quelques sous de nourriture. Il est certain que plus d’une industrie basée sur les salaires anciens est condamnée à périr, car elle ne pourra pas tenir le coup de la concurrence que lui feront les nouveaux venus, ayant derrière eux de gros établissements financiers et ne regardant pas aux moyens de s’assurer la main d’œuvre à tous prix.


8 janvier.

Je passe mes loisirs à soigner mes misères récoltées dans la brousse, piqûres de moustiques, écorchures de plantes épineuses, éruptions provoquées par la chaleur, clous, abcès, bourboule, suite du séjour dans les marais, je suis criblé d’égratignures que je soigne au permanganate ; le plus ennuyeux de tous ces petits bobos fut l’expérience que je fis avec le ver de Cayor. Un aimable insecte dépose son œuf dans votre peau, un clou se forme peu à peu, puis grossit et l’on s’aperçoit qu’il s’y passe quelque chose d’insolite ; on devine plus qu’on ne sent la présence d’un corps étranger vivant qui essaye de trouver une issue, et travaille dans votre épiderme ; de temps en temps on voit apparaître une petite tête blanche qui disparaît presque aussitôt. C’est le ver qui vient mettre dehors le bout de son nez ; à la fin, à force de presser, on arrive à le forcer à sortir tout à fait, et c’est ainsi qu’après cinq ou six jours de patience j’ai extrait de ma cuisse deux énormes asticots longs chacun d’un centimètre au moins, bien gras et bien vivants. C’est dégoûtant et le sentiment de répulsion qu’on éprouve à se sentir habité de la sorte, est plus grand que le mal qu’on ressent, qui est surtout fait de démangeaisons. Si je raconte ici mes petits déboires, c’est pour avertir charitablement ceux d’entre mes lecteurs que le hasard de la vie conduirait un jour aux tropiques, afin qu’ils défendent sévèrement à leurs boys d’étendre leur linge à sécher sur l’herbe, car c’est, paraît-il de cette façon que se propage le ver de Cayor, la larve qui y donne naissance, se cachant dans les replis des étoffes, et le danger n’existant plus si le linge flotte sur une ficelle au gré du vent.


9 janvier.

Mais le temps passe, et comme sœur Anne nous ne voyons rien venir : le soleil poudroie et l’herbe verdoie et de bateau nulle trace à l’horizon ! Quatre jours déjà que nous attendons et nous avons depuis longtemps mis ordre à notre correspondance, et épuisé toutes les ressources de Baraka. Nous commençons à la trouver mauvaise et nous perdons patience peu à peu ; alors tout à coup le mercredi matin une nouvelle se répand dans l’endroit ; le Grec qui possède une modogodille est revenu ce matin : nous voilà sauvés ! Vite, vite nous courons le trouver et notre accord avec lui est bientôt conclu ; moyennant trois mille francs il nous conduira en moins de huit heures à Uvira. Seulement il faut faire le voyage en deux fois, car à tout prix il faut éviter de se trouver sur le lac en plein jour ; nous avons vu précédemment que les orages sur le Tanganyka deviennent parfois mauvais. On décide donc de partir à quatre heures de l’après-midi pour aller camper à quelques heures de là dans une petite crique, d’où nous repartirons au lever du jour, de manière à être rendus à Uvira avant midi.

Nous apprenons alors que ce même Grec a quitté Baraka samedi dernier dans sa motogodille et qu’il aurait tout aussi bien qu’aujourd’hui pu nous transporter, mais c’est par jalousie que les autres blancs du terroir nous ont soigneusement caché la chose, ne voulant pas que leur rival bénéficiât de la bonne aubaine qui lui échéait. Oh ! petitesse de l’âme humaine, dont la noire envie est toujours le mobile le plus puissant et le plus pernicieux !

Inutile de vous dire que nos préparatifs furent tôt finis et sans nous faire prier nous dîmes adieu à nos amis de Baraka, que nous nous promettons de revoir en Europe.

Depuis deux heures nous entassons dans la motogodille les colis les plus variés, car à nos tentes et à nos nombreuses caisses sont peu à peu venus s’ajouter les défenses d’éléphants, les peaux et les trophées de tout genre dont l’odeur nous poursuit partout et les menus objets de collection, tables et tabourets indigènes, armes et étoffes que petit à petit nous glanons sur notre chemin. Enfin vers cinq heures nous levons l’ancre et au bruit ronflant de la motogodille, nous nous éloignons rapidement du rivage pour marcher aussi longtemps que le dernier rayon de jour le permettra, car la nuit est sans lune, et c’est en tâtonnant dans l’obscurité que nous avons fini par aborder.

Notre camp de Lulinda au bord du lac demeure un des plus jolis souvenirs de cette expédition ; à la lueur d’un grand feu que nous avions allumé sur la berge nous dressâmes nos tentes puis soupâmes joyeusement ; de loin en loin un éclair sur le lac nous rappelait les feux allumés par les pêcheurs sur leurs barques le long de la presqu’île de Burton. Malgré l’obscurité une lumière merveilleuse donnait à l’eau des reflets d’argent et le clapotis des vagues contre la berge avait un son moelleux qui nous berçait doucement. Le lendemain matin dès quatre heures le camp fut en rumeur et à cinq heures aux premiers rayons de l’aurore, nous nous rembarquions ; le lever du soleil sur le lac fut un rêve, et le ciel passa successivement par toute la gamme des tons depuis le vert jusqu’au rouge vif en passant par le lilas et par l’orange, et il faudrait être peintre pour pouvoir exprimer mieux que ne le font les mots, cette débauche de couleurs.


Du 10 au 15 janvier.

Jusqu’à onze heures, notre voyage sur la motogodille s’est poursuivi normalement, et nous pouvions espérer être rendus à Uvira pour une heure après-midi, mais tout à coup une panne du moteur nous remplit d’angoisse : que va-t-on faire, et quelle décision prendre ; déjà la brise commence à s’élever, et nous savons que dans peu de temps le vent soufflera en tempête ; vaut-il mieux gagner la côte, et remettre au lendemain la suite du voyage, car il est inutile de penser que nos rameurs en une seule étape fourniront l’effort nécessaire pour atteindre la distance qui nous reste à parcourir ; ou profiterons-nous du vent qui nous est favorable, pour hisser la voile et nous faire pousser aussi loin qu’il sera possible ? C’est à cette dernière solution que nous nous sommes arrêtés, et nous avons été bien inpirés, car sans autre effort que celui de maintenir la voile et de diriger le gouvernail, vers les quatre heures nous avons vu dans le lointain poindre les maisons blanches d’Uvira, et peu après nous y débarquions heureux d’avoir encore une fois conjuré le mauvais sort. Mais notre hâte à aller plus loin devait encore être mise à l’épreuve : la route de Bukavu que nous comptions prendre en auto deux jours plus tard, est coupée depuis une semaine, par suite des pluies torrentielles qui en plusieurs endroits, ont arraché les ponts et creusé des fondrières. Bon gré, mal gré il nous faudra remettre notre départ’à la semaine prochaine, mais grâce à l’amabilité de tous les habitants d’Uvira le temps passe rapidement ; nous dressons nos tentes sur les terrains de l’Itac ce qui est beaucoup plus agréable que de loger à l’hôtel dont les installations sont fort sommaires, et l’on rivalise d’amabilité pour nous inviter à déjeuner et à’dîner, chez les Becquet, chez les Wasseige, chez l’Administrateur, chez le Directeur de la Banque et chez le Directeur du Chemin de fer, tous sont charmants, et c’est à regret que nous quittons ces amis d’un jour quand enfin le mardi 15, la route ayant été rendue à la circulation, nous chargeons sur un gros camion de l’Itac nos nombreux colis que nous avons pourtant allégés du poids de nos trophées du Manyéma que nous faisons adresser en Europe par la voie la plus rapide, c’est-à-dire par Kigoma-Dar-es-Salam.

Nous prenons place nous-mêmes dans l’auto du Directeur de l’Itac qui se rend à Bukavu, et nous a aimablement offert de nous conduire jusque-là.

VII

AU KIVU

Bukavu
16 janvier.

La route qui relie Uvira à Bukavu traverse une plaine ou la Ruzizi a formé un vaste marécage avant de déverser ses eaux dans le Tanganyka ; c’est la Ruzizi’qui en sortant du lac Kivu formait avant la guerre la frontière entre le Congo belge et l’ancien Est africain des Allemands et ceux-ci sûrs d’être un jour les maîtres de la colonie voisine, avaient pris d’avance leurs dispositions, et fait construire la route que nous parcourons aujourd’hui, et qui est ma foi très hardiment conçue.

À mesure que nous nous rapprochons des montagnes, et que nous commençons à monter, une vue superbe se déroule à nos yeux, et me rappelle celle du Bou-Regreg près d’Amizniz, que j’ai admirée au Maroc il y a un an. La rivière en descendant forme de nombreuses cascades, et je me demande pourquoi on n’emploierait pas cette force d’eau qui doit être considérable, pour construire un chemin de fer électrique dans cette région, où l’on discute, paraît-il depuis des années, le genre de traction que l’on va adopter : ce serait sans doute trop simple, ou peut-être a t-il des intérêts locaux qu’il faut ménager ? Mais dans un pays où la houille manque, il me semble tout indiqué d’avoir recours à la houille blanche, qui na fera sans doute jamais défaut ?

Bientôt nous atteignons le col de la Bersika (1.900 m.) ; puis après un déjeuner sommaire pris à la crête, nous recommençons à descendre de l’autre côté ; nous dépassons quelques plantations de café mal tenues, mais on nous dit que de l’autre côté de Bukavu, l’exploitation de M. Dirck est un modèle du genre, et à l’approche des bananeraies, nous savons que nous sommes près d’arriver.

Bukavu (aujourd’hui Costermansville) est située sur une jolie presqu’île à 1.450 mètres d’altitude et dominant le lac Kivu ; ses toits de tôles peints au minium, rappellent les tuiles rouges de nos maisons, et les coquettes villas des différents services de l’administration qui surgissent de la verdure qui les entoure, donnent l’impression d’un port de mer hollandais beaucoup plus qu’ils n’évoquent un paysage africain. Peut-être est-ce pour cela qu’on lui a enlevé son joli nom ancien de Bukavu pour le remplacer par celui à consonnance flamande qui fait le désespoir de tous les vrais colons épris de couleur locale, et qui de même que les indigènes ne pourront jamais s’habituer a l’appellation nouvelle.

Je ne parlerai pas de l’installation plus que rustique qui sert d’hôtel à Bukavu mais vu l’affluence qui y règne constamment, paraît-il et qui n’ira qu’en augmentant, il me semble qu’il serait indiqué de s’occuper sérieusement de la question hôtelière dans ce coin du pays, et je suis étonné que personne encore ne se soit mis en tête d’y pourvoir. Le Baron Empain, m’a-t-on dit, rêve de créer de l’autre côté du lac Kivu un grand hôtel dans le genre de celui que son père a fondé à Héliopolis, mais il me semble, qu’avant d’y ériger un Palace, ce qui serait plus urgent, serait d’avoir dans toute la région, une organisation semblable à celle que Dalpiaz a fondée dans l’Afrique du Nord, et qui y rend de si éminents services : la Cie Transatlantique qui par un service d’automobiles admirablement compris relie entre elles toutes les villes importantes, et tous les centres tourisme depuis Casablanca sur l’Atlantique, jusqu’à Tunis sur la Méditerranée en traversant tout le’Maroc, l’Algérie et la Tunisie a également installé à chaque étape un confortable hôtel où chaque soir après la randonnée du jour, on trouve un bain réparateur, une table bien servie et une chambre gaie, propre et installée d’après les principes de l’hygiène moderne.

Pourquoi ne pourrait-on instaurer au Congo une organisation semblable ? L’exemple est là’pour prouver que la chose est réalisable, et il ne faudrait que la personne entreprenante et la première mise de fonds assez importante pour la réaliser. Dans peu de mois, la route que nous rejoindrons d’ici quelques semaines sera ouverte à la circulation générale ; plus que cent kilomètres restent à achever pour que la jonction avec les routes du Nord qui sillonnent déjà l’Uelé et l’Ituri, soit complète, et quand elle sera terminée, ce sera le chemin le plus’court pour se rendre du Caire au Cap en automobile. Inutile d’insister : si l’on veut attirer l’étranger, et spécialement la clientèle américaine qui est celle qui paie le mieux, et qui d’ailleurs ne demanderait pas mieux que de compléter son tour du monde par une traversée de l’Afrique, il faut de toute nécessité, commencer par pouvoir la loger, et je n’en vois la possibilité que par la création d’un organisme assez puissant pour faire d’un coup, l’effort nécessaire la réalisation d’un plan d’aussi grande envergure.

Nous avons eu la bonne fortune de rencontrer à Bukavu le Commandant Piren qui commandait en avril 1916 une compagnie des troupes belges qui arrivaient de l’Ouest pour se joindre à celles venues du Nord, et qui peu à peu refoulaient les Boches devant eux : le Commandant a eu l’amabilité de retracer pour nous sur place le plan de la bataille qui s’est livrée en ces lieux, et qui avait Shangugu pour objectif, et c’était un plaisir d’entendre ce brave officier nous conter les prouesses que lui et ses camarades ont si simplement accomplies.

La Linéa, 17, 18, 19 janvier.

Une autre rencontre intéressante que nous fîmes rut celle du Prince E. de Ligne qui nous emmena à son exploitation de Linéa située à une vingtaine de kilomètres de Bukavu sur la rive gauche du lac. C’est une entreprise superbe et nous en sommes revenus émerveillés tant à cause du travail accompli en deux années à peine, que par les perspectives d’avenir qu’elle renferme.

En créant ses plantations, le Prince de Ligne n’a’pas eu seulement en vue la fondation d’une affaire lucrative, mais il y a ajouté une idée morale qui mérite d’être relevée.

Trop longtemps, on a considéré en Belgique que la Colonie était tout juste bonne pour y envoyer les mauvais sujets et les fruits secs que l’on ne pouvait employer dans la mère-patrie, ou qui y’étaient devenus des indésirables.

Peu à peu on a reconnu cette erreur, et l’on s’est rendu compte que pour réussir au Congo, il est’nécessaire au contraire d’y apporter des qualités d’intelligence et de caractère, sinon supérieures, du moins égales à celles qui assurent le succès en Europe ; et il faut en outre y ajouter une endurance physique et morale dont le colon aura plus besoin qu’un citoyen de Bruxelles par exemple. Malheureusement maintenant encore, quand les jeunes Belges partent pour l’Afrique, c’est avec l’idée d’y faire rapidement fortune, mais non avec celle de s’y créer un établissement durable, et cette mentalité a pour conséquence, qu’au lieu d’envisager les choses sous un angle d’avenir, on n’a que le présent en vue, et on bâcle des affaires qui sur le papier paraissent mirifiques, mais qui en réalité ne reposent sur aucun fondement sérieux. En outre, on n’a que peu de souci du matériel humain qu’on emploie, puisqu’on considère son rendement comme un besoin passager, et on le pressure à l’excès, au lieu de s’en servir en bon père de famille qui cherche à le ménager pour le faire durer le plus longtemps possible.

Le véritable esprit colonial fait défaut, et le grand mérite du Prince de Ligne est de s’être rendu compte de la lacune qui existe encore chez ses compatriotes sous ce apport, et d’avoir cherché à y porter remède.

Comme autrefois les Français au Canada ou à la Louisiane, comme de nos jours encore les Anglais et les Hollandais aux Indes, qui lorsqu’ils s’expatrient, partent pour la Colonie sans esprit de retour, et avec l’idée de s’y établir pour le restant de leurs jours, ainsi le Prince de Ligne a pensé qu’en faisant venir dans ses terres du Kivu des jeunes gens de bonne famille, non pour y vivre passagèrement quelques mois ou quelques années, mais pour y fonder un établissement durable, il arriverait à y créer un centre de colonisation de grande envergure dont le modèle servirait d’exemple par la suite. Poursuivant sa méthode, il a divisé la concession qu’il possède sur terre ferme en lots de 100 ha, et chacun de ces lots a été affermé à un employé différent, lequel est chargé de le mettre en valeur et devient responsable de sa bonne administration. Chaque détenteur d’un lot est d’ailleurs directement intéressé à la réussite de l’entreprise sous forme de participation aux bénéfices, par une ingénieuse organisation, il doit en dix années devenir propriétaire exclusif de cette partie du territoire qu’il exploite.

Je ne sais pas si le Prince de Ligne aboutira dans ses projets qui sont réellement grandioses, mais son œuvre mérite de réussir, surtout à cause de son but moral, civilisateur et belge, donc national. Et dût-elle même échouer, il n’en restera pas moins que le Prince’de Ligne est certainement « quelqu’un » et l’on verra plus tard que sa conception des choses était la vraie, et qu’un jour ou l’autre on devra y revenir. Mais les précurseurs ont toujours tort, et l’on ne suit généralement que longtemps après eux la voie qu’ils ont tracée…

Trois jours durant nous avons inspecté en tous sens le domaine de la Linéa qui s’étend le long du lac Kevu, devant le plus beau paysage du monde et le Prince de Ligne nous en a fait les honneurs avec la bonne grâce qui le caractérise. Nous avons vu successivement les différentes plantations de café et pu juger de leur belle ordonnance et du soin parfait avec lequel elles sont entretenues, et ceci est tout à l’honneur du personnel employé. Nous avons également constaté de visu l’entrain et la belle humeur qui animent tous ces jeunes gens dont quelques-uns sont mariés et ont amené avec eux leurs épouses, qui ne sont pas les moins enthousiastes à célébrer le charme de leur nouvelle existence. J’ai vu et admiré la demeure de l’un de ces jeunes ménages dont l’intérieur et les meubles étaient l’œuvre de leurs propres mains, et l’on ne saurait trop vanter la joie et l’orgueil tout légitime qui brillaient dans leurs yeux de propriétaires en nous faisant faire le tour de leur domaine. Ah ! que voilà donc la vraie vie pour la jeunesse, et le rêve réalisé d’un cœur et d’une chaumière, et je souhaite à tous ceux qui partiront pour la colonie, d’y apporter la mentalité de ce couple, qui a compris que si l’on veut accomplir de grandes choses, il faut retourner aux saines traditions de’la nature, loin des cinémas et des dancings délétères.

Après la visite des plantations, on nous a montré le terrain d’aviation, celui du port d’atterrissage du lac, celui qu’on destine à l’emplacement d’un sanatorium, et enfin près d’une source d’eau chaude, celui où l’on projette de construire un hôtel qui en même temps qu’il servira aux hôtes de passage, doit devenir le club et l’endroit de réunion pour la jeunesse, qui y trouvera outre les terrains de sport, une bibliothèque et des amusements variés. On voit que les projets ne manquent pas, et ce ne sera pas faute d’initiative de la part de leur auteur, s’il n’arrive pas à les réaliser.

Pour compléter notre tournée d’inspection et achever y nous remplir d’admiration, le Prince nous a emmenés faire un tour sur l’île Kidjwy qui est le fleuron de sa couronne. Ceci est réellement son royaume car l’île lui appartient tout entière. De dimensions énormes, l’île Kidjwy qui me sure environ trente kilomètres dans sa plus grande longueur, est un massif montagneux important dont le point culminant atteint 2.000 mètres à la crête, et ses côtes boisées surplombent le lac de telle sorte, qu’en approchant du rivage, on perd de vue sa forme insulaire et l’on a au contraire l’impression d’aborder sur terre ferme.

C’est à propos de Kidjwy, que les Allemands alors maîtres du Ruanda, voulaient avoir comme poste d’observation et fort avancé, que Léopold II au moment des discussions de l’acte de Berlin (1884-1885) prononça les paroles célèbres : « Si on lâche un pouce du terrain du Kivu, on verra mon squelette se dresser dans mon cercueil. » Le grand Roi avait vu juste et jugé toute l’importance comme point stratégique de ce piton qui se dresse au milieu des flots et domine tel un château fort les rives avoisinantes. Aussi lors de la campagne de 1916, fut-il l’un des objectifs dont les Allemands cherchèrent à s’assurer la possession, et vit-on plus d’une fois les espions boches cachés dans l’île se faufiler jusqu’aux rives congolaises. Le Prince, lui, ne veut faire de son île qu’un usage pacifique, et le site d’élection où il rêve d’édifier son castel futur. Déjà en quelques mois la brousse a fait place à des champs d’essais de tous genres et des parterres fleuris bordent des plantations de thé, de café, de quinquina qui ont surgi du sol comme par enchantement, tandis que des routes sont construites ou en construction pour permettre de circuler en auto d’un bout à l’autre de l’île. L’une d’elles nous mène au dispensaire situé sur la hauteur, et dont la direction est confiée à un médecin fixé à demeure, et assisté d’une infirmière ; cinquante noirs peuvent y être hospitalisés et un local séparé y est réservé pour une demi-douzaine’de blancs. On nous montre la salle d’opération et une jeune maman noire qui vient d’y donner le jour à un amour de petit négrillon. Jusqu’à présent les accouchements se faisaient dans l’île de la façon la plus primitive ; généralement on mettait la femme sur le point de devenir mère, hors de la hutte et on la laissait accoucher seule sur quelques feuilles de bananier. On aura évidemment de la peine à persuader les femmes indigènes que’le dispensaire vaut mieux que cette manière primitive mais ancestrale d’opérer, mais la nouvelle institution est destinée néanmoins à rendre de grands services pour tout ce qui concerne les maladies, les accidents et les opérations, et même durant mon séjour là-bas, j’ai connu des cas où des blancs de la’région étaient très heureux d’y trouver asile et secours.

Pour l’exploitation de son île, le Prince a aussi des idées à lui, et il veut instaurer avec les habitants un système de métayage, où les laissant propriétaires du sol, il les contraindrait à certaines redevances en produits de la terre qu’ils seraient ainsi obligés de cultiver. Cet essai est certes intéressant à tenter, et vu l’isolement de l’île, il ne peut en aucune façon être d’un précédent dangereux pour les voisins dans le régime auquel est généralement soumis l’indigène vis-à-vis du blanc.

Comme gibier l’île ne renferme que de rares exemplaires d’antilopes et quelques fauves, tels que l’hyène et le chacal, plus un certain nombre de cochons devenus sauvages, mais on y trouve une espèce de singe à poil roux qui n’existe nulle part ailleurs. Je n’eus malheureusement pas le loisir d’en tirer, notre visite n’ayant pu se prolonger au-delà de quelques heures et quand nous rembarquâmes et que nous revînmes vers la terre ferme, la lumière laiteuse qui s’étendait sur le lac, estompant dans le brouillard les contours de l’île Kidjwy, donnait au paysage un aspect irréel, et à nous la sensation d’un beau rêve qui n’est plus.


Le Gorille
20-26 janvier.

À regret nous disons adieu à la Linéa et à son aimable hôte, pour nous rendre à Tchibinda la ferme expérimentale du Gouvernement, où l’on a organisé pour moi une chasse au gorille, mais où avant celle-ci nous assistons à une fête indigène monstre où nous voyons défiler les différentes tribus des environs. Plus d’un milier d’individus sont ici réunis, et tour à tour l’on nous montre les danses où évoluent en poussant des cris sauvages des troupes d’hommes nus et de’femmes qui ne sont guère plus habillées, les colliers en verroterie et surtout ceux en fil de laiton qui leur recouvrent les bras jusqu’aux épaules et les jambes jusqu’à la cuisse, constituant le plus clair de leurs toilettes. Et plus nombreux sont les colliers, plus grand est le signe de richesse, car tout récemment encore ils servaient comme monnaie d’échange : un gros collier valait une vache ou une femme par exemple ! Après les danses viennent des jeux divers où le tir à l’arc, le lancement du javelot et les sauts en hauteur me font une fois de plus penser à tout le parti que l’on pourra par la suite tirer de ces populations au point de vue des réunions olympiques.

Mais ce qui nous intéresse le plus, c’est la connaissance que nous faisons des Batuas, qui ont mission, paraît-il de me conduire à la recherche des gorilles. Les Batuas ou Pygmées de la région, déjà connus des Anciens, sont la race autochtone de la contrée, contrairement aux Bantus qui sont des immigrés, et tels leurs frères du Kasai et de l’Uelé, ils se cachent dans les forêts qu’ils habitent et y vivent du produit de leurs chasses. Ils sont de petite taille, mais pas des nains à proprement parler et mesurent 1 m. 40 à 1 m. 50, les femmes n’atteignent guère qu’un mètre trente ; ils sont farouches à l’excès mais pas méchants, et je conserve le meilleur souvenir de l’équipe mise à ma disposition pour la chasse que je vais entreprendre. Située à 2.070 mètres d’altitude, la ferme de Tchibinda où nous sommes campés jouit d’un panorama merveilleux sur tout le pays qui s’étend jusqu’au bord du lac Kivu. Au premier plan et tout autour de nous s’étendent les champs d’essais, où les caféiers alternent avec les quinquinas, puis en dévalant vers la plaine, le regard se porte sur les nombreuses plantations que des colons de toute nationalité font ici pousser à l’envi. Au loin se profile le domaine de la Linéa que nous venons d’admirer et encore au-delà et dominant le lac, s’estompent les hauteurs de l’île Kidjwy, dont la masse ferme l’horizon de ce côté, tandis que plus au Sud, par temps clair on peut distinguer les maisons blanches et les toits rouges de Bukavu. Par un curieux effet d’optique, le lac semblait plus haut que la vallée, et selon les heures du jour il prenait tour à tour l’aspect d’un brasier incandescent ou d’une mer argentée. Le panorama la nuit devenait fantastique, et je n’oublierai de longtemps, la pleine lune qui continuant l’illusion du jour, éclairait d’une lumière blanchâtre mais intense, tous les détails du paysage soumis à nos regards.

La région me rappelle beaucoup celle de nos plantations d’Ethiopie et je constate une fois de plus qu’à la même altitude en Afrique, la faune et la flore sont identiques. La végétation de la montagne qui surplombe Tchibinda et où habitent les gorilles, est à peu de chose près, la même que celle des monts Gugu qui dominent nos plaines des Arrousis en Abyssinie. Sauf les bambous nombreux ici et que nous n’avons guère là-bas, mais que j’ai rencontrés entre 2.000 et 3.000 mètres dans la forêt d’Arena aux confins du Bahli (pays Galla, sud du Webbi), j’ai retrouvé le Cousso (arbre dont la fleur en infusion, sert couramment de remède en Abyssinie comme purgatif et surtout comme vermifuge contre le ver solitaire, mais dont on ignore l’emploi ici), les lichens aux arbres, les orchidées blanches, et j’ai rapporté au camp des brassées de plantes que j’ai étudiées, et qui sont les mêmes que celles que je connais de mes expéditions précédentes. Même constatation pour la faune qui est la même à la même latitude, à moins qu’elle n’ait été détruite : ainsi les éléphants, dont ici oh trouve des traces, dans cette même forêt d’Arena où il y a trente ans ils pullulaient, aujourd’hui on n’en rencontre plus un seul, et par contre les antilopes ont complètement disparu de la région où nous sommes, alors qu’à l’époque de Stanley on pouvait les compter par centaines. La similitude est donc absolue, et cette constatation est intéressante parce qu’au point de vue de la culture et spécialement de celle du café, on peut se communiquer l’expérience acquise de part et d’autre et s’entr’aider.

Personne, je pense, n’a fait le métier invraisemblable que j’ai fait trois jours durant, en rampant pendant des heures avec les Pygmées, dans des fourrés inextricables. Premier jour : les Pygmées pistent les gorilles et apportent sur des feuilles, — comme le ferait un domestique bien stylé d’une lettre sur un plateau d’argent — des fientes fraîches de l’animal qu’ils ont repéré. Nous nous mettons en chasse, et par trois fois à une demi-heure de distance, nous nous en approchons et nous le poursuivons par les fourrés : c’est un mâle qui aboie à quelques mètres de nous, mais invisible s’enfuit. Pas question de charge, ni de coups de poings sur la poitrine, mais comme il était seul et sans famille à défendre, peut être a-t-il jugé inutile d’attaquer.

Deuxième jour : La forêt est plus haute : il y a moins d’herbe et plus de sous-bois. Au bout d’une demi-heure, nous faisons une première rencontre analogue à celle d’hier, mais cette fois, il semble y avoir plusieurs individus. Suivant les traces et les fientes après la première alerte, j’arrive au lit d’un gros mâle. Au haut d’une éminence sous un arbre, l’endroit où doit reposer la tête, est marqué dans le sol plus haut que le reste du corps. La place des fesses est indiquée en creux, une crotte à la base du lit prouve sans aucun doute, que l’animal a reposé ici encore tout récemment. D’ailleurs les petites branches rongées et pillées par terre confirment la très certaine proximité des singes. Un peu plus loin, dans un inextricable fouillis de plantes impénétrables à la vue, nous tombons sur une troupe, que je taxe être composée d’une demi-douzaine d’individus, parmi lesquels on perçoit une très grosse voix. Nous sommes salués par des aboiements et des hurlements répétés, mais ne constatons ni attaque, ni battements de poitrine. Aucun individu ne se dresse sur les pattes de derrière, et toute la’bande disparaît telle des fantômes, comme elle est venue sans faire le moindre bruit, et sans faire bouger une feuille. Donc ici le gros mâle, certainement présent, n’a pas défendu sa famille et pas chargé, malgré des bâtons et des pierres lancées dans le fourré pour inciter les animaux à en sortir.

Troisième jour : Je suis décidé à avoir un gorille quel qu’il soit, et à tirer dès que « cela » bougera. Car jamais, en admettant même que je puisse continuer ce jeu, éreintant à la longue, je n’arriverai à distinguer le gros mâle, une fois qu’il ne se dresse pas devant moi, et ne m’attaque pas. Nous faisons une première rencontre d’une troupe nombreuse, au moins d’une quinzaine (les Pygmées prétendent trente). Les feuilles bougent tout autour de nous : j’entrevois deux petits, et à tout hasard, je lance au jugé une balle sur un être plus grand, mais sans résultat. Nous entamons la poursuite : je tire une balle à bout portant, vers une ombre qui fuit, en tout cas une très grosse bête, qui d’après mes hommes doit être le gros mâle. Je renonce à la carabine, et prends mon calibre 12 avec 12 ballettes. Dans un couloir de verdure, à quatre pattes moi-même, je tire dans la figure d’un gros individu, qui vient à ma rencontre dans la même position. Nous trouvons du sang que nous suivons, et qui nous mène littéralement au milieu d’une bande qui nous entoure en aboyant, y compris la voix du gros blessé, mais sans aucun danger réel. Je tue un jeune mâle (un mètre de taille et quarante centimèt. de diamètre d’épaule à épaule) qui faisait fuir l’un des noirs, après qu’il eût jeté sur lui mon second fusil, et nous essayons mais en vain de retrouver le blessé. Le lendemain j’envoie encore les Pygmées à la recherche de celui-ci, et à midi pendant que nous déjeunions, ils viennent me dire qu’ils ont cerné le gros gorille au milieu des siens, et qu’ils l’ont vu la figure en sang et gémissant, mais qu’ils n’ont pas voulu le tuer à la lance, pour que je puisse l’achever moi-même. Je me mets en route immédiatement, mais arrivé sur place après deux heures de marche, plus de gorille, les Pygmées qui auraient dû rester en observation pour l’empêcher de bouger, étant venus bêtement à ma rencontre. Nous reprenons la poursuite : outre sa figure blessée, le gorille doit avoir ma première balle, car nous trouvons du sang dans ses excréments, mais nous avons beau suivre sa trace, nous ne le retrouvons plus, et je rentre le soir au camp en loques et mort de fatigue mais sans résultat.

Les Pygmées doivent continuer les recherches le jour vivant, mais personnellement j’y renonce, car pour un blanc le terrain arrivé à ce degré n’est plus guère praticable, on avance trop lentement dans la poursuite, et la bête fuit toujours devant vous. Il y aurait un moyen d’arriver à l’atteindre et j’y ai bien songé, en organisant une battue, il est probable qu’on finirait par l’avoir, mais les Pygmées refusent obstinément de traquer, l’un d’eux il y a deux ans, ayant’été pris pour un gorille et tué par un chasseur poltron et maladroit. Malgré toutes mes objurgations, il n’y a pas eu moyen de convaincre les hommes Qu’ils ne couraient aucun danger avec moi, et il m’a fallu renoncer à la dépouille du gros gorille, pour me contenter de celle du petit exemplaire, que j’ai fait envoyer au musée de Tervueren’par les soins de la Ferme du Gouvernement.

Le métier que je viens de faire, et que sous aucun prétexte je ne recommencerai, est certes un des plus durs que j’ai jamais faits : mais s’il est sans plaisir, il est au moins très instructif. Car mon expérience personnelle me permet de détruire une légende : celle de la férocité du gorille. Les auteurs anglais et américains Barns et Burbridge ont raison sous ce rapport, tandis que les chasseurs d’avis opposé, semblent s’être laissé induire en erreur ou impressionner. Sauf preuve nouvelle du contraire, le gorille n’attaque pas ; sa menace qui peut être même n’est que de la’curiosité bruyante, s’arrête à quelques pas, deux ou trois mètres du chasseur : on dirait un chien de garde retenu par sa chaîne et qui aboie en vous voyant. Ce qui ne veut pas dire qu’un gorille blessé ne peut à l’occasion se dresser devant vous et devenir dangereux, mais il se trouve alors dans le même cas que n’importe quel animal blessé qui cherche à défendre son existence…


26 janvier.

En attendant le retour des Batuas, nous allons rendre visite à M. Leplae, réminent professeur à l’Université de Louvain, qui est en ce moment à la ferme en tournée d’inspection, et qui nous met aimablement au courant du but de l’entreprise qu’il dirige, ainsi que des résultats obtenus jusqu’ici. Grâce à lui nous faisons connaissance avec la culture du quinquina, que nous n’avions encore point eu l’occasion d’étudier ; nous apprenons ainsi qu’il y a deux espèces de quinquina : celui à grandes et à petites feuilles. Cette dernière espèce est plus riche en pourcentage de quinine, mais la culture en est plus délicate ; on le greffe généralement sur l’espèce’à grandes feuilles et plantés, serrés à un mètre vingt-cinq de distance les plants peuvent produire au bout de trois ou quatre ans. Les semis réclament des soins tout particuliers : de préférence il faut les faire dans des hangars fermés, et sur un sol entièrement pur et préparé minutieusement d’avance ; on sème alors à la surface, et pour entretenir l’humidité il faut recourir à un arrosoir spécial qui ne laisse filtrer qu’une buée d’eau, quelque chose comme un vaporisateur. Le premier élevage exige’également une surveillance constante, et c’est probablement là la raison pour laquelle la culture du quinquina est si peu répandue, car une fois bien partie, elle est d’un excellent rapport. L’espèce à grandes feuilles fournit un bon bois, et aux Indes on en plante beaucoup comme abri le long des routes, et les habitants des villages s’en servent pour’faire des décoctions antifébruges.

M. Leplae est comme moi-même grand partisan du reboisement et voudrait qu’à la colonie, chaque terrain détroussé corresponde à un terrain replanté ; comme essences Pour ce faire il songe en premier lieu à l’eucalyptus, dont les espèces sont nombreuses et qu’on pourra varier selon le soi qui lui sera destiné. Mais à côté de l’eucalyptus, il y a le mimosa argenté, il y a le Wellingtonia de la famille du tuya, il y a le Black-Wattle, et le quinquina qui tous peuvent être envisagés pour des plantations forestières. Et au point de vue qui m’intéresse particulièrement je fais connaissance du Lamtoro (Locucsiena glauca) qu’on plante à Java entre les caféiers et qui en même temps qu’ils servent à ceux-ci d’arbres d’ombrage, leur procurent une future naturelle, et entretiennent à leurs pieds l’humidité dont ils ont besoin. On les taille comme les caféiers et le bois qu’on en retire sert de combustible ce qui est fort intéressant à prévoir dans les régions où peu à peu les plantations ont remplacé les forêts naturelles où les indigènes étaient accoutumés à aller s’approvisionner de bois.

Nous clôturons notre séjour dans la région par une visite des plantations de café avoisinantes, celles des frères Costa qui furent les premiers à en introduire la culture dans cette partie-ci du Kiwu, puis celles de Pastori et celle que Dumont de Chassart vient tout récemment de commencer, et qui toutes promettent un bel avenir.


Chez les Pères Blancs.
28 janvier.

En quittant Tchibinda nous nous rendons à Katana la mission des Pères Blancs où le plus charmant accueil nous est réservé. La première mission des Pères Blancs dans cette région date de 1906 et se trouvait à Niangési au Sud de Bukavu, ensuite vint Katana en 1910, Lulenga en 1911, Bobandana en 1912 et enfin Kabare en 1922. Katana qui nous héberge présentement dépend de Baudouinville où siège comme archevêque Mgr Roulens ; c’est le Père Feys comme supérieur qui nous fait les honneurs de sa Mission, et qui d’ailleurs est le créateur du magnifique jardin botanique qu’il nous fait visiter en détail avec une légitime fierté. Nous retrouvons ici réunies sur un espace de terrain relativement restreint toutes les essences tropicales les plus variées ; nous commençons par admirer une magnifique tonnelle couverte de passiflores, dites aussi grenadilles, dont la fleur grande et brillante, de couleur rose, rouge ou pourpre a reçu le nom de fleur de la passion à cause de sa structure singulière ; la plus connue est la passiflore bleue, originaire du Brésil, dont le fruit, sorte de baie jaune orangée est comestible et a le goût du quetsch. De grandes solanées grimpantes à fleurs lilas, de même famille que la pomme de terre, alternent avec les passiflores. Puis des aloës monstes, des caladiums et des dracenas qui poussent ici à l’état sauvage dans les champs, complètent ce premier jardin, qui entoure la maison des pères et en font une pure merveille.

Nous continuons notre promenade et après avoir salue au passage des bruyères arborescentes et des champs de Sanséviera de même famille, mais plus fine que le sisal, et qui comme celui-ci produit des fibres, employés surtout à la confection des cordages de navires, nous arrivons à une espèce de petit bois planté d’eucalyptus et de ficus d’où l’on a une vue ravissante sur le lac et sur la Linéa. Les eucalyptus plantés ici il y a dix à douze ans, ont déjà une circonférence de 1 m. 80, mais plus beau encore est le grand ficus, âgé de dix-huit ans environ dont l’origine remonte au premier père arrivé dans la région, qui, ayant mis une croix de bois en terre, la vit peu de temps après, prendre racine et produire l’arbre merveilleux que nous admirons aujourd’hui : aussi les pères ont-ils vu dans cet essor miraculeux un avertissement du ciel, et ont-ils choisi cet endroit comme champ de repos, et dans ce cimetière poétique dorment déjà de leur éternel sommeil plusieurs de leurs frères en religion… Ceci me rappelle la « Croix de Waragou » dans nos Arrousis, où une grande croix tracée au flanc de la montagne, guida le choix d’emplacement de la Mission que les Capucins y fondèrent, et qui fut pour ainsi dire le point de départ de toutes nos plantations, car de même que là-bas ce sont les Capucins, qui ont guidé les premiers occupants des vallées propices à la culture du café, ici aussi c’est le Père Feys qui a indiqué à Dierck, puis à Ligne les terrains les plus favorables.

Poursuivant notre tour d’inspection, nous voyons des palmiers élais qui donnent l’huile de palme ; ici ils sont importés, et quoique de culture tropicale, ils résistent à l’altitude de 1.500 mètres à cause de l’extraordinaire réverbération du lac qui répand sur ses bords une très grande chaleur. On me dit que sur l’île on trouve le dattier sauvage dont le fruit est la datte et non pas la noix de palmes. Nous arrivons à un petit jardin planté entièrement d’orangers et de citronniers, où les pommes d’or alternent avec les fruits de couleur plus claire que sont les citrons et dont les fleurs répandent dans l’air une odeur suave ; après avoir passé à côté d’une plantation de café de dimension exiguë, mais dont le rapport suffit à pourvoir aux besoins de la Mission, on nous montre une plante grimpante à nous inconnue, sorte de liane, qui s’agrippe aux arbres, et qui n’est autre que le vanillier. Celui-ci ne croît point ici à l’état naturel, et il a été importé du Mexique d’où il est originaire ; les fleurs mâles et femelles se trouvent sur la même tige, mais en raison de leur conformation spéciale, elles ont besoin d’être fécondées artificiellement une à une en saupoudrant la fleur mâle sur la fleur femelle ; au Mexique la fécondation se fait elle-même, paraît-il, par l’intermédiaire d’un insecte. La gousse de la fleur femelle se transforme en fruit, et met environ sept mois pour arriver à maturité, et après une préparation qui varie selon les pays, on envoie en Europe sous forme de bâtons, la vanille que vous connaissez. Plus loin le jaquier ou arbre à pain (artocarpus) de la famille des figuiers, et dont les fruits monstrueux plus gros qu’une tête humaine, contiennent au milieu d’une pulpe farineuse, une quinzaine de vrais fruits de la grosseur d’une châtaigne et qui se mangent. À côté viennent les manguiers, puis les papayers, les cerisiers de Madère dont le fruit ressemble à une tomate en miniature, et une espèce d’anone ou corossole, appelée vulgairement « cœur de bœuf » et qui produit la pomme canelle au goût délicieux. Nous goûtons aussi la « pomme rose » qui a l’arôme des feuilles de rose, et un noyau semblable à celui de la nèfle, puis les fruits d’un arbre nommé « avocat » qui ressemblent à des poires vertes, mais qui ont un gros noyau.

Continuant notre promenade, nous admirons un laurier-rose à fleurs doubles, boule lumineuse qui nous rappelle la Tunisie et notre Algérie, des lilas de Perse dont les touffes pour être sans odeur, n’en sont pas moins décoratives, et au milieu de tout cela des parterres de roses à rendre envieux M. Soupert lui-même. On nous montre encore une aristoloche, sorte de plante grimpante du genre clématite dont la fleur veinée de blanc et de lilas (le lilas des carreaux de Delft) a comme les feuilles du gobe-mouches, la faculté d’attraper et de retenir les insectes. Enfin nous retrouvons le quinquinier ou pour mieux dire le quinquina (conchona) dont la taille atteint ici celle d’un vrai arbre ; nous complétons les renseignements déjà obtenus à Tchibinda, et apprenons que le quinquina à grandes feuilles est le quinquina rouge, tandis que le quinquina jaune est l’espèce à petites feuilles, et celle qu’on emploie presque exclusivement pour la fabrication de la quinine et de ses sels. C’est l’écorce du quinquina, qui, desséchée, donne les différents produits employés en médecine, et la récolte se fait vers la septième année ; on peut ou bien abattre l’arbre, ou l’arracher selon la méthode javanaise car on tend à abandonner la méthode qui consistait à inciser en long l’écorce de l’arbre en place et à enlever chaque année trois bandes ou lanières alternes ; l’écorce ainsi enlevée repousse comme celle du chêne-liège.

La nuit qui vient arrête seule notre visite émerveillée dans cet Eden où la richesse extraordinaire des fruits alternant avec celle des fleurs prouve pour l’esprit pratique du P. Feys qui a su réunir ici l’utile et l’agréable, et à côté du savant et de l’artiste nous discernons tout son talent d’administrateur.

La journée si bien remplie se termina par un souper pris en commun avec les trois Pères de la Mission, auxquels on adjoignit en notre honneur, le Frère Basile dans lequel je retrouvais un compatriote, le nommé Hutting de Noerdange, ancien élève de Marienthal, qui est, comme tout le monde sait, la maison de recrutement où l’on forme les jeunes gens au rude métier de missionnaire, d’après les préceptes de Mgr Lavigerie, le grand apôtre de l’Afrique. Ensemble nous avons naturellement évoqué le souvenir de la mère-patrie et celui de la vallée d’Ansembourg où il passa sa jeunesse avant de partir pour ces lointaines contrées, d’où il ne reviendra sans doute plus jamais.

Notre conversation prit ensuite un tour plus général, et le P. Feys, répondant à nos questions, nous donna d’intéressants détails sur la région dont il est en quelque sorte le chef spirituel. Nous sommes ici dans le’pays Bushi, dont les gens parlent la langue Mashi, et le titre du chef est Nabushi ; de son nom de naissance le chef actuel s’appelle Rugema, mais depuis l’arrivée des blancs, on le domine Kabaré du nom de son ancêtre. C’est plutôt un Président de République, car choisi par le peuple et parmi le peuple, on a eu soin de prendre un « petit » pour pouvoir plus facilement le dominer et comme en Pologne le sceptre a été donné à l’un des plus jeunes fils du chef décédé. Dès que le nouvel élu est nommé, on apporte des boulettes qu’il doit manger en signe d’adhésion ; s’il refuse il s’en suit une guerre d’intronisation entre les notables et le peuple, et cela se passe de cette manière dans tout ce coin du Kivu, dont le groupe ethnique venu de l’Est sont des Bantus, à l’exception de’la race autochtone des Batuas.

Comme dans les autres régions que nous avons visitées, le P. Feys se plaint de la dépopulation, et attribue celle-ci à la polygamie ; ceci a l’air d’un paradoxe, mais s’explique parfaitement quand on songe par exemple qu’un chef a pour lui seul une centaine de femmes qu’il occupe à des travaux de champ ou d’intérieur et dont une seule souvent est l’élue ou la favorite. Si au lieu d’être’la propriété d’un seul, et de rester stériles, toutes ces femmes pouvaient s’unir à la mode de chez nous avec l’homme de leur choix, il est probable qu’on verrait s’accroître très rapidement le nombre des enfants. Une seconde raison pour laquelle la population diminue au lieu d’augmenter est le manque d’hygiène dont souffrent avant tout les enfants dans leur prime jeunesse.

Comme croyance, les chrétiens de la Mission admettent l’existence d’un Dieu créateur et celle d’une âme immortelle, mais cette dernière est flottante, et d’après eux, elle se trouve partout et aussi bien dans les bêtes, que dans les arbres, que dans les pierres. Leur religion d’ailleurs est toute de surface, et s’ils viennent à l’église, c’est qu’ils pensent en retirer un certain profit : ce sont les Pères qui les font travailler et qui les paient, ce sont encore eux qui les soignent quand ils sont malades ou qui leur viennent en aide quand ils sont dans le besoin. Et le Père Feys que son expérience a rendu un peu sceptique, conclut eh résumant d’un mot l’exposé qu’il nous a fait de l’état d’âme de ses ouailles et nous dit : « Il y a parmi eux peu de criminalité, mais également peu de vertu, et tout leur niveau moral réaliste provient surtout de leur système politique.

Nous étant ainsi documentés, l’heure du couvre-feu a sonné et nous nous retirons dans l’aile réservée aux étrangers, où dans une grande cellule nos boys ont dressé nos lits, et trouvé en outre pratique de déposer deux tambours, et la boite contenant les brosses pour’nettoyer les fusils : c’est assez riche comme invention, alors qu’ils ont reçu l’ordre de n’apporter que le bagage indispensable pour la nuit, tous les autres colis ayant été transportés directement au bateau où nous devons nous embarquer dès quatre heures du matin pour traverser le lac.


Au pays des volcans
29 janvier.

À 2 h. 1/2 du matin, on vient nous réveiller, et quoique habitués à être matinals, nous trouvons pourtant un peu pénible de devoir déjà nous lever ; c’est généralement quand on s’y trouve le mieux qu’il faut quitter son lit ! Après une toilette rapide et tandis que nos boys plient les lits de camp, nous faisons encore honneur à la collation que malgré l’heure indue les Pères ont eu l’amabilité de nous faire préparer, puis dans la clarté lunaire, accompagnés d’un de nos hôtes dont la robe blanche se détache sur le fond noir de l’allée de cyprès qui mène à l’embarcadère nous embarquons sur le « Kibati » infâme sabot qui pour 1.600 francs par jour (il compte trois jours, hier pour venir e Bukavu, aujourd’hui pour traverser le lac, et demain pour retourner à vide à son port d’attache) nous mènera en quelques heures à Kiseny et au pays des volcans au Nord du lac Kivu.

Notre bateau se homme « Kibati » d’après le mont du même nom, où il y eut en avril 1916 un combat entre Belges et Allemands dont l’issue favorable aux Belges, leur ouvrit la porte du Ruanda. Notre capitaine est le Commandant Duplan, et à nous s’est joint M. Dierk le colon, dont j’ai déjà mentionné la belle plantation. La conversation de M. Dierk est instructive et pleine d’intérêt ; l’un des premiers colons de la région, il nous parle de l’essor extraordinaire que le Kivu a pris depuis deux ans ; en 1927, il n’y avait pas dix blancs autour du lac, et aujourd’hui on enregistre sept cents demandes de concessions : on parle de l’arrivée de mille Européens pour le printemps prochain ! C’est trop, et cet engouement ne pourra pas manquer d’entraîner des catastrophes financières. Il y a d’abord l’éternelle question du premier occupant, et il n’est que juste que le Gouvernement de la Colonie protège en première ligne ceux qui ont eu la tâche ingrate du pionnier et tracé la voie que les autres n’ont qu’à suivre. Ensuite la ruée des nouveaux occupants va avoir une répercussion sur la main-d’œuvre qui est fort difficile à recruter, la population indigène n’étant pas habituée à travailler. M. Dierk nous dit que la Minière des Grands Lacs a des réserves d’or inestimables, que le Ruanda est riche en minerais de toute espèce et que, sur l’île Kidjwy elle-même, se trouvent des filons d’étain ; mais théoriquement il vaudrait mieux qu’il n’y eût pas de mines, car pour exploiter celles-ci on arrachera du travail de la terre le peu d’ouvriers que les colons sont parvenus à réunir autour de leurs plantations et, comme toujours, les riches sociétés en drainant la main-d’œuvre à leur profit, seront cause de la ruine de beaucoup de petites gens dont les intérêts sont fort respectables.

Tandis que nous causons, notre bateau s’est dirigé vers l’île Kidjwy, où nous arrivons vers sept heures, et faisons escale pour y compléter notre charge de bois ; une légère pluie s’est mise à tomber, et nous masque momentanément la vue qui est admirable. Le lac Kivu découpé en golfes et en promontoires innombrables, mesure une centaine de kilomètres de long sur cinquante dans sa plus grande largeur ; il se trouve à une altitude de 1.640 mètres et s’étend entre des montagnes hautes et escarpées qui le bordent presque à pic. Il est semé de milliers d’îles et d’îlots verdoyants dont les formes déchiquetées, tourmentées et cisaillées font penser aux conques et aux rocailles du plus pur style rococo ; le lac Kivu est merveilleux et me rappelle les lacs italiens avec cinquante « Isola Bella », sans palais, en attendant ceux que Ligne va y construire…

Pendant plusieurs heures nous naviguons ainsi entre les îles qui semblent flotter sur l’onde transparente et leur réseau telle une pieuvre monstre dont les tentacules cherchent à vous agripper, vous enserre de toutes parts, et vous empêche d’avancer, mais à dix heures, ayant atteint l’île Wahu, ancien fort allemand qui se trouve à la pointe de l’île Kidjwy, nous gagnons le large et prenons enfin notre érection vers le Nord. Le brouillard s’étant dissipé, nous, apercevons le fond du lac qui est dominé tout entier par la chaîne des volcans, extraordinaire amoncellement de pics qui chevauchent littéralement les uns sur les autres dans un désordre chaotique et montent à l’assaut du ciel. Ils sont sept, situés en hémicycle et la masse imposante des trois monstres du milieu, le Karisimbi à droite avec 4.510 mètres, le Mikeno au milieu avec 4.430 mètres et le Tchaïnagougou à gauche, avec 3.600 mètres vous écrasent littéralement de leur poids, et l’on songe malgré soi au travail de Titans qui s’est opéré ici au commencement des temps. Le premier jour Dieu sépara le ciel de la terre… C’est tout un monde en gestation que nous avons devant nous, et l’illusion du travail auquel se livre la nature, se complète aujourd’hui par le bruit d’un formidable orage qui vient d’éclater, qui sillonne les crêtes d’éclairs fulgurants en même temps que les coups de tonnerre produisent d’es grondements épouvantables qui vont en se répercutant d’un volcan à l’autre et rappellent le sourd roulement du canon.

À une heure nous arrivons en vue de Kiseny ; à gauche devant nous, s’étend la plaine de lave qui en un chaos fantastique descend des volcans jusqu’au bord même du lac, à l’Est, la montagne est coupée de tranchées boches qui la parcourent en zig-zag d’un bout à l’autre : en face se trouvaient les tranchées belges. En descendant du bateau, nous avons l’impression d’aborder dans un autre pays, tant la population est différente de celle que nous sommes habitués à voir. Les hommes sont, paraît-il, des Batutsi et sont des sujets du roi Musinga ; ils sont beaucoup plus grande que la race nègre des Bantu qui prédomine dans toute l’Afrique centrale, et par leur ressemblance avec les Denkalis et les Somalis de la côte d’Ethiopie ils confirment le dire des historiens, qui prétendent que les souverains abyssins ont un jour étendu leurs conquêtes jusqu’à ces pays lointains et y ont laissé la trace de leur domination. Ces Batutsi qui constituent l’aristocratie du pays ont une élégance de maintien et même une certaine morgue hautaine, contrastant drôlement avec leur coiffure et leur accoutrement qui ressemble singulièrement à celle des clowns de chez nous. Leurs cheveux sont séparés en trois toupets invraisemblables, et leurs vêtements dans lesquels ils se drapent d’un beau geste à l’antique, n’est autre qu’une vile cotonnade à pois rouges comme on en achète à la foire aux marchands ambulants. Tant que durera notre séjour à Kiseny nous verrons à toute heure du jour, déambuler par deux ou trois, cette jeunesse dorée qui ne semble guère avoir d’autre occupation que celle de se promener.

Nous avons fait dresser nos tentes sur le mail aux ficus touffus, seule place de Kiseny où il soit possible de camper, et qui se trouve non loin d’une petite plage, où le lac comme la mer déferle sur la grève ; on croirait de véritables vagues et l’orage d’hier, formidable, a déchaîné une tempête dont on sent encore le contrecoup dans les flots agités. De ma tente, je contemple un grèbe naviguant comme un sous-marin qui laisse émerger son périscope et plonge à la moindre alerte ; bientôt il disparaît, dérangé par une troupe de négrillons qui viennent prendre leurs ébats dans l’eau, car le Kivu contrairement aux autres lacs du Congo n’est pas dangereux pour s’y baigner, n’ayant pas de crocos. Puis à l’heure du whisky, on voit paraître un énorme troupeau de bœufs qui viennent se désaltérer à l’eau miroitante du lac ; ils ont des cornes d’une dimension extraordinaire qui au dire des gens du pays épuisent la croissance et poussent chez les vaches au détriment du lait : c’est pourquoi dans l’élevage qu’il a entrepris, Ligne par des croisements savants avec du bétail qu’il fait venir d’autres provinces, veut arriver à diminuer les cornes.

La plage se termine par un petit port et une jetée que les Boches avaient aménagés pour y abriter leurs bateaux, et qui se trouva achevée, comme par hasard, au moment où la guerre éclata.

Kiseny comparé à Bukavu, laisse une impression d’abandon ; de belles allées rectilignes, plantées de palmiers, et tracées avec ampleur toujours par les Boches, conduisent de la place aux bâtiments de l’administration, et dominant ceux-ci, une espèce de villa qui a été transformée eu laboratoire depuis l’occupation belge, mais qui du temps des Allemands servait de résidence au Commandant de la place. On sent partout, que les Boches avaient prévu de faire de cet endroit la tête de ligne de toutes leurs entreprises, et il nous revient certains bruits, qui font croire qu’ils n’ont pas encore complètement abandonné leurs visées sur leurs anciennes provinces. Leur espionnage est toujours en éveil, et leur esprit d’intrigue entregent à la Cour même du roi Musinga tout un parti, qui sous des dehors de soumission serait prêt au moindre signe à se retourner du côté de l’ancien occupant qui lui laissait plus de liberté et tolérait certains abus que le Gouvernement belge a réformés. On me dit que pour entretenir leur popularité auprès de leurs anciens soldats noirs, les Allemands ont payé leur solde après la guerre, et toute une infiltration néo-boche s’opère ici lentement, à laquelle on fera bien de faire attention.

Nous avons attendu pendant deux jours à Kiseny que les camions-automobiles commandés à Rutschuru pour nous transporter avec nos bagages, viennent nous chercher. Pour charmer nos loisirs, nous allons rendre visite à l administrateur qui nous montre deux lionceaux qu’on lui a apportés de la forêt, la mère ayant sans doute été tuée, et qu’il élève au biberon. L’un d’eux a l’air malade et je pense qu’on ne pourra pas le garder, mais l’autre est magnifique et nous les avons longuement contemplés. Il est amusant de voir comme tout jeunes encore, ils ont déjà les manières des grands ; même port majestueux en se déplaçant, même mouvement de la queue, et un boy ayant fait mine de vouloir les prendre, même attaque en montrant leurs crocs, et miaulements qui annoncent le hurlement du vieux lion. Pour le moment ils n’ont que deux mois et demi et ne sont pas dangereux, et ils se contentent de leur biberon, auquel très ingénieusement on a attache un tube en bambou qui leur permet de boire, mais gare, dans quelques mois quand il faudra leur donner de la viande, et que la fantaisie leur viendra peut-être de se servir eux-mêmes ! Il est toujours triste alors de devoir par mesure de prudence, faire abattre les animaux qu’on a eu si grand plaisir et quelquefois tant de peine à élever : on finit par s’y attacher tellement que c’est un gros crève-cœur de devoir s’en séparer, mais c’est malheureusement le sort réservé à la plupart des fauves élevés en captivité.

Un roulement de tambour nous fait sortir de nos tentes tous les signaux se donnent ici de cette manière et non pas à la tromba (cor) comme chez nous en Abyssinie : on vient m’apporter la note de mon gîte d’étape ! Ô beauté de l’administration ! nous avons occupé dix mètres carrés sur la place en y dressant nos tentes, et on me réclame le prix de mon appartement : pourquoi ne me demande-t-on pas en même temps de remettre la clé de La chambre avec son numéro ? Il est vrai de dire que les autorités nous but fourni du bois et de l’eau, deux choses indispensables en campement, et que nous aurions eu beaucoup de peine à nous procurer tout seuls, l’un et l’autre devant aller se chercher dans la forêt, à une assez grande distance de l’endroit. Aussi n’est-ce pas la dépense qui nous étonne, mais la forme sous laquelle on nous l’a présentée, qui nous a fait sourire.

Régler ses comptes est toujours de bon augure et bientôt nous voyons paraître les bienheureux camions qui vont nous permettre de quitter ces lieux ; le temps est toujours assez maussade, brumeux et couvert comme chez nous et tandis qu’on charge la dernière tente que nous avions gardée jusqu’au dernier moment comme abri contre la pluie, je contemple quelques moineaux identiques aux nôtres et aussi impertinents qui, même avant notre départ, viennent picorer sur l’emplacement que nous allons abandonner.

En quittant Kiseny nous commençons par traverser la, plaine de lave, puis nous nous dirigeons vers les volcans : la route doit être fort belle, mais le brouillard malheureusement nous cache la vue : on se croirait à Londres out dans nos Ardennes. Premier incident dans la montée : le second camion, celui dans lequel je me trouve, refuse d’aller plus loin ; ma femme qui est dans le premier a pris les devants, et ce n’est qu’en arrivant à Kibati qu’elle s’aperçoit que nous sommes restés en arrière ; on nous envoie du secours et c’est à bras d’hommes, les noirs poussant le véhicule par derrière, que nous avons atteint la hauteur. À partir de ce moment, la route heureusement ne monte plus et nous avons pu continuer le voyage sans plus d’accrocs ; en sortant de Kibati, nous avons salué le cimetière où reposent les premiers officiers tombés pendant la campagne de 1916 à l’endroit même où fut le quartier-général du glorieux chef Tombeur. Puis nous engageant dans la forêt, par une route à nombreux détours, mais en somme très carrossable, nous avons atteint la plaine de la Rutschuru, et après avoir encore traversé différentes plantations en formation, vers les 6 heures du soir, nous avons fait notre entrée au poste de Rutschuru où nous étions attendus, et où en l’absence de l’administrateur, nous fûmes reçus par son adjoint et par le Comte de Briey, qui mirent à notre disposition des locaux tout à fait somptueux.


1er  février.

Je conserve le souvenir du Poste de Rutschuru comme de l’un des plus jolis que nous vîmes au Congo, et qui m’a vivement rappelé notre visite à la Légation d’Angleterre à Addis. Par une splendide allée de faux cotonniers, arbre qui produit le kapok, nous arrivons au rest-house bâti au milieu d’un parc et tout entouré de jardins où fleurs et fruits alternent à l’envi. Plus loin dans la verdure sont disséminées les villas qui servent d’habitations au personnel de l’administration, et l’on ne saurait assez féliciter l’administrateur, M. Van der Gint, de la belle ordonnance des lieux qui lui sont confiés.

Le soleil a reparu et à deux pas de la maison, dès qu’on sort de la verdure, on a devant soi le plus beau panorama du monde : les volcans sont enfin sortis de la brume qui les cachait à nos yeux et nous voyons toute la chaîne se dérouler devant nous avec une netteté extraordinaire qui même à l’œil nu permet d’en apercevoir tous les détails.

Nous nous arrachons à ce spectacle grandiose pour aller visiter la belle église, d’architecture récente, où des colonnes en briques ne manquent pas de goût dans leur simplicité ; on nous montre ensuite le tribunal indigène, sorte de prétoire où les chefs noirs rendent leurs jugements sous la surveillance de l’autorité blanche. Puis nous passons à côté des fours à tuiles et à briques et près d’anciennes forges indigènes, existant déjà avant l’arrivée des Belges et où les forgerons, mi-ouvriers, mi-sorciers accomplissaient toutes sortes de rites spéciaux pour fondre le fer ; le minerai qu’on amenait de la montagne voisine, était placé entre deux couches de charbon de bois, murées de terre glaise, auquel on mettait le feu, puis pendant six heures de suite, tandis que le forgeron soufflait avec son soufflet en peau, l’assistance à l’entour, entonnait des chants et se livrait à des simagrées destinées à conjurer les esprits, et à les rendre favorables, sorte d’incantation du feu qui fait penser à celle de la Walkyrie dans Wagner. Nous traversons le village indigène où des petites huttes montées sur pilotis comme celles que nous avons vues au Soudan et avant cela en pays Shankalla, servent de greniers à grains et abritent le sorgho contre l’humidité du sol, puis revenant vers le quartier européen nous passons devant la maison du Game-Warden sur le toit de laquelle une grue couronnée (crested crâne) presque apprivoisée se promène majestueusement, pendant’que devant nous l’hémicycle grandiose des volcans se teinte successivement de tous les eux du couchant, jusqu’au moment où le dernier rayon ayant disparu à leur crête, ils rentrent un à un dans la nuit.

La féerie est finie, et aussi l’enchantement dans lequel nous avons vécu pendant’24 heures trop courtes, hélas ! mais l’Administrateur s’étant conformé au désir que nous lui avions exprimé par écrit de trouver à Rutschuru une caravane de porteurs pour l’expédition de chasse que nous avions projetée de faire dans la Réserve de la Ruindi, nous vîmes arriver le soir même une horde sauvage et hurlante qu’on nous dit être les porteurs en question. Bon gré, mal gré il faudra se remettre en route, et le Conservateur de la Réserve, M. Hemeleers ayant lui-même paru pour nous accompagner, nous fixons le départ au lendemain.

Notre première impression sur la caravane qu’on mettait à notre disposition se trouva confirmée par la suite ; jamais je ne vis population indigène plus mauvaise, et nous eûmes à faire à un ramassis de paresseux, menteurs et voleurs peu ordinaires. Plus près encore de la bête que de l’homme, on a tort de croire qu’on peut appliquer à ces gens des méthodes d’éducation qu’ils ne sont pas aptes à comprendre : il ne faut pas leur apprendre à lire mais à travailler. Il faut bien les nourrir, il faut les soigner, quand ils sont malades, mais il faut les punir avec sévérité à la moindre faute, et ne pas hésiter à donner même de la chicote si c’est nécessaire, on ne saurait trop le répéter. Les Anglais et les Allemands savent comment il faut les traiter, et malgré leur sévérité, les noirs regrettent les Allemands qui étaient très durs pour eux, mais les payaient bien et assuraient leur existence matérielle. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille leur créer des besoins inutiles, comme par exemple celui du sweater et des capitula, que des philanthropes en chambre ont cru bon d’imposer comme règle générale à tous les chefs d’entreprise au Congo, et qui sous le climat de l’Equateur devient une pure absurdité.

Pour ces populations primitives, l’esclavage avait bon, et son abolition a peut-être été une erreur ? Pas la traite du nègre bien entendu, qui est autre chose, mais pourquoi avoir donné aux noirs une liberté dont ils ne savent que faire ?


2 février.

Nos porteurs au nombre de 80, partent à 10 h. 1/2 avec nos bagages et nous devons les rejoindre en auto après Je déjeuner, car la route étant carrossable jusqu’au pont la Rutschuru, il est bien inutile de faire 3 h. 1/2 en safari (caravane) quand on peut être rendu à destination en une demi-heure. Nous terminons donc nos apprêts et après avoir pris congé de nos hôtes et salué une dernière fois en passant le cirque des volcans, nous reprenons le car qui nous a amenés à Kiseny et qui longtemps avant l’arrivé des porteurs nous dépose à 25 kilomètres de Rutschuru au tournant de la route, où brusquement s’arrêtent les travaux : c’est ici que doit se faire la jonction avec la route venant du Nord, et c’est le tronçon qui manque encore, que nous allons parcourir selon l’ancien système de portage en usage ici. J’ai remarqué que les porteurs de la région avaient une manière toute spéciale de porter les charges ; cela doit tenir sans doute à leur état physique, car la race nous semble bien dégénérée, et l’on croirait voir une nouvelle Cour des Miracles quand on contemple les misères tintes ou réelles de la plupart des hommes qui nous accompagnent ; ils sont d’ailleurs à peu près nus : une ficelle autour des reins retient un bout de toile à sac qui cache le sexe et à part cela quelques haillons innommables ou une peau de chèvre ou d’antilope attachée au cou et flottant autour d’eux constitue tout leur habillement. Ils ne valent de loin pas les Ubembe qui composaient notre première caravane et par la suite nous constaterons plus d’une fois leur mauvais état de santé, mais bons ou mauvais, nous sommes néanmoins bien contents de les avoir car il paraît que les porteurs sont excessivement rares dans la région et qu’on a toutes les peines du monde à recruter le personnel nécessaire pour suffire aux demandes dont est assailli l’Administrateur. C’est donc fort aimable de sa part de bous avoir servis aussi rapidement, et nous aurions mauvaise grâce à nous plaindre de la qualité du matériel mis à notre disposition et dont personne ne peut être rendu responsable.

Aussi pour ne pas retenir plus longtemps qu’il n’est nécessaire, les hommes’dont on a un si pressant besoin, avons-nous décidé de ne prendre avec nous comme charges que le strict nécessaire indispensable pendant que nous chasserons dans la réserve, et nous laissons derrière nous le gros de nos bagages que l’on fera suivre en temps utile et que nous devons retrouver à Kassanga à mi-chemin de Lubero, où j’envoie à l’administrateur un mot pour le prier de nous envoyer une auto au kilomètre 87, point terminus de la route de l’autre côté.

Pendant que nous attendons les hommes que nous avons dépassés en chemin, nous faisons connaissance avec les lieux où nous devons camper cette première nuit : un petit rest-house indique que c’est l’endroit classique où les caravanes s’arrêtent à l’aller et au retour ; un espace libre devant celui-ci, nous servira pour y dresser nos tentes ; le tournant auquel s’arrête l’amorce de la route, dissimule la descente qui dévale presque à pic vers la rivière et le pont de branchages qu’elle enjambe : c’est la Rutschuru De l’autre côté est la Réserve de chasse, le fameux parc Albert dont on nous a tant parlé, et où par faveur spéciale je suis autorisé à tirer quelques antilopes variées et des fauves si la chance veut que j’en rencontre… Vite jetons un regard curieux sur le terrain de nos futurs exploits de l’autre côté de l’eau ; la plaine qui plus loin ira en s’élargissant est assez resserrée à cet endroit, et nous nous trouvons presque au pied des montagnes de la Rutschuru, dont la chaîne faisant suite à celle des volcans va en s’affaiblissant progressivement vers le nord jusqu’au moment où elle rejoint l’autre chaîne, celle qui borde’le lac Edouard, et dont les ramifications s’étendent vers le sud jusque dans les plaines de la Ruindi ; en somme tout le massif montagneux, qui depuis la frontière du Soudan au nord jusque’au delà du Tanganyka au sud’élève comme une muraille dans la Province Orientale du Congo, dans le Kivu et jusqu’au Katanga, indique bien la démarcation des eaux et ce nom de Congo-Nil qu’on lui a donné, répond parfaitement au système des eaux qui selon le versant où elles coulent se dirigent vers la Méditerranée ou l’Atlantique. Le pays me rappelle le Soudan ou l’Aouache. Les herbes brûlées, les mimosas à épines et pour complémenter l’illusion, les termitières, les sympathiques termitières ont reparu. De grands lézards du genre caméléon courent devant nous, ils sont tour à tour bleus, à reflets d’acier, d’un bleu genre Loïe Fuller, puis verts, puis bruns avec une queue jaune serin, et changent de couleur selon l’heure et le milieu où ils se trouvent. À part cela pas de gibier ; quelques rares phacochères se risquent encore parfois la nuit au bord de la rivière, mais la proximité de la route et la présence des travailleurs, sans parler du’passage des autos ont fait rentrer vers l’intérieur la faune autrefois abondante dans la région, et c’est pour la préserver qu’avec raison on a créé la Réserve, pour conserver les espèces intéressantes qui auraient disparu de cette partie du Congo si l’on n’y avait pris garde à temps.


Le Parc Albert

Le lendemain 3 février à 9 heures nous traversons le pont et faisons notre entrée dans la Réserve et nous avons à peine marché pendant une heure que j’ai la chance de voir et de tuer un cynocéphale record ; à midi j’abats un gros hippo femelle et dans l’après-midi je fais encore un double de waterbucks. Cela promet ! Ma femme de son côté aperçoit un phacochère monstre, mais elle le manque malheureusement.

Nous cheminons toute la journée sur un sentier assez large qui sera le tracé de la future route et qui longe à droite presque continuellement le cours de la Rutschuru ; celle-ci est dissimulée par un épais rideau de palmiers et de buissons, mais de place en place une brèche dans la verdure nous permet de nous en approcher, et de contempler les hippos qui foisonnent dans ces lieux. À notre gauche, et s’éloignant ou se rapprochant tour à tour, la ligne des montagnes nous accompagne en fuyant devant nous. Vers le soir, et avant d’arriver à l’étape que nous avons fixée un peu lointaine pour n’avoir pas besoin de décamper le jour suivant et pouvoir rester au même endroit aussi longtemps que la chasse nous y favorisera nous voyons horizon s’empourprer, et tel un torrent de lave incandescente, le feu avec une rapidité vertigieuse descend des hauteurs et poussé par la brise, court, vole pour ainsi dire d’un mamelon à l’autre en dévorant herbes et buissons qui se trouvent sur son passage, ne laissant derrière lui qu’un amas de cendres et un terrain entièrement calciné. Il faut s’être trouvé entouré de flammes qui viennent lécher les abords du chemin, mais s’arrêtent généralement devant celui-ci et avoir entendu de tout près le crépitement sinistre du feu qui a quelque analogie avec le craquement d’une mit railleuse, pour se rendre compte de la beauté ou de la sublime horreur d’un pareil spectacle. Malgré soi on pense au feu de la Géhenne et l’on se sent tout petit devant le pouvoir invincible de l’une des forces les plus puissantes de la nature. Les populations primitives y ont recours comme agent destructeur pour purger le terrain des herbes envahissantes et des myriades d’insectes qui’y pullulent, et cette opération qui se fait chaque année à la fin de la saison sèche, doit permettre dès les premières pluies, aux jeunes herbes de repousser avec une vigueur d’autant plus grande que les cendres leur ont servi d’engrais. En principe, cette façon un peu barbare de procéder, choque notre manière européenne de concevoir les choses, car on a beau dire que le feu s’arrête à la lisière des forêts, et que les grands arbres n’en sont point touchés, il y en a toujours l’un ou l’autre, qui à chaque saison tombe victime de l’incendie, et à la longue, petit à petit la limite de la forêt recule jusqu’au jour où elle aura complètement disparu et alors après quelques siècles, on voit des contrées qui autrefois étaient riches et florissantes, parce que couvertes de forêts, se convertir en déserts arides.

Je ne citerai à l’appui de mes dires qu’un exemple, celui de l’Algérie qui du temps des Romains e’appelait le grenier de l’Europe, et qui depuis le passage des Arabes a vu ses forêts dévastées et nombre de ses provinces transformées en terrains incultes, par suite du déboisement dont les conséquences sont toujours le bouleversement du régime des eaux et la’sécheresse de plus en plus grande qui en est la suite. Déjà dans un voyage précédent, au Walaga, j’ai été aux prises avec l’élément dévastateur quand pour l’arrêter je me suis vu contraint de faire creuser un vaste fossé, mais aujourd’hui il n’entrave pas notre voyage, et quand nous avons dépassé la ligne de feu, nous poursuivons notre route sans plus d’obstacles et après une montée prise dans l’obscurité, la nuit étant survenue entre temps, nous arrivons assez tard au poste de Bilamo, où nous nous hâtons de dresser les tentes.


3-6 février.

Constitué il y a deux ans, le Parc Albert qui forme la Réserve de chasse, a une longueur de 125 kilomètres sur une largeur de 80 kilomètres. Il est limité au nord par le lac Edouard, au sud par la région des volcans du Kivu, à l’est par le cours de la Rutschuru, à l’ouest par celui de la Ruindi. Une plaine immense s’étend entre les deux rivières ; elle a un aspect jaune et dénudé, une herbe courte, à peine haute jusqu’aux genoux, recouvre presque entièrement le terrain qui se déroule à nos yeux ; de petits vallonnements en rompent la monotonie, et de rares bouquets d’arbres, parsemés de ci, de là, servent d’abri et de refuge au gibier, qui vit ici par troupeaux dont le nombre est vraiment fantastique.

C’est par milliers que l’on peut compter les kobs ou les tiangs qui peuplent ces parages, et si de temps en temps on rencontre un vieux mâle isolé, les femelles et les jeunes se tiennent en masses compactes : quand ces masses se, déplacent, on croirait voir à l’horizon comme un long serpent qui se déroule. Le sport consiste à chercher à découvrir, soit dans le troupeau, soit à l’écart, la plus belle tête qui, comme si elle le savait, se dérobe toujours ; car il n’est pas facile de s’approcher à portée de fusil de ces antilopes, qui de loin n’ont pas l’air farouche, mais qui se jettent en mouvement dès que vous faites mine de vouloir tirer, et vous entraînent ainsi parfois à leur suite pendant des kilomètres. C’est alors qu’il faut ruser avec elles, et profiter de chaque mouvement de terrain et de chaque arbuste, pour se dissimuler et tâcher d’approcher aussi près que possible pour pouvoir voir, sans être vu, et choisir le sujet qui semble avoir les plus belles cornes. Il faut naturellement pratiquer ce petit jeu à bon vent, car si par malheur, la bête que vous convoitez a eu vent de vous, et en général le gibier a un odorat extraordinaire, quand vous arrivez à l’endroit où vous avez repéré le troupeau et où vous croyez l’atteindre, vous’ne trouvez plus personne, et loin à l’horizon, sur la crête, vous voyez se profiler les retardataires qui en se retournant pour vous regarder, ont l’air de vous narguer. De sorte que pour arriver à tuer quelques exemplaires de choix, le travail n’est pas aussi simple qu’il paraissait devoir l’être au premier abord.

À part les kobs et les tiangs, qui sont les plus nombreux dans la Réserve, on y trouve encore des Waterbuck, des Reedbuck et des phacochères ; on me dit, mais je n’en ai point vu, qu’il s’y rencontre aussi parfois des buffles ou des éléphants ; les grands fauves comme le lion, le léopard, l’hyène et le chacal y abondent ; il y aurait même des Yi-Yi (chiens sauvages). Comme oiseaux, pintades et perdreaux sont ici chez eux, de même que la petite et la grande outarde et la grue couronnée ; les oiseaux de proie ne manquent pas non plus, et au bord des rivières se tient l’aigle pêcheur. Mais ce qui est vraiment extraordinaire, et ne peut se voir nulle part ailleurs en pareilles quantités, ce sont les hippos dont la Rutschuru regorge véritablement.

Trois jours durant, nous avons parcouru — en tous sens le coin de la Réserve qui entoure Bilamo : en moins de 24 heures, et en choisissant les bêtes records, pour ma seule part, j’avais’abattu 1 hippo, 3 Waterbuck, 1 Reed-buck, 1 kob, 2 tiangs, 1 cynocéphale, 9 bêtes au tableau. Ma femme de son côté avait tué 1 Waterbuck, 3 tiangs, et ce qui est plus rare, un lion qu’elle avait dérangé au moment où il achevait de se repaître sur la carcasse d’un tiang blessé par moi la veille et que nous n’avions pas retrouvé. Atteint d’une balle au flanc, et perdant beaucoup de sang, l’animal avait été se réfugier dans les fourrés bordant la Ruindi, où il fut retrouvé et achevé par ma femme accompagnée du Jame-Warden.

Ce beau trophée nous remit naturellement en mémoire toutes les histoires de lions arrivées précédemment dans la région. D’abord celle des frères Foster chassant avec leurs chiens, qui avaient déjà tué 5 lions, lorsque l’un des jeunes gens ayant eu l’imprudence de suivre dans le fourré un sixième lion blessé, eut le malheur de voir rater son fusil, et fut mis en pièces par l’animal poursuivi.

Puis celle de M. de Watteville tué en présence de sa fille, par un lion blessé qu’il n’eut pas le temps d’achever, et qui sautant sur son agresseur, expira en le broyant sous lui.

Enfin, le récit tragique des exploits de Mme de Ridder qui ayant abattu deux lions, se vit attaquée et renversée par un troisième, sur lequel elle eut la présence d’esprit de décharger’à bout portant la dernière cartouche de, sa carabine. Ce sang-froid admirable lui sauva la vie.

Les lions qui étaient, comme on voit, fort nombreux de ces côtés, semblent avoir beaucoup diminué, car malgré toute la peine que je me donnais pour tâcher d’en rencontrer un, nous dûmes nous contenter de l’unique exemplaire qu’un hasard nous avait procuré. Et pourtant, tant que nous campâmes dans la région, presque chaque nuit nous fûmes éveillés par les hurlements plus ou moins éloignés du roi de la brousse, et plus d’une fois nous crûmes même l’entendre chasser tout près de nos tentes, mais à mon vif regret, il ne me fût jamais possible de me mesurer avec lui.


6 février.

Tandis qu’on rapporte au camp la dépouille du lion tué par ma femme, pour la photographier et la dépiauter, je fais encore un tour à la recherche des cynos ; je pénètre dans un bois d’acacias, et j’y rencontre un troupeau de sept à huit jeunes Waterbuck, tous mâles, mais dont pas un n’est assez beau’pour me tenter, puis un sanglier part dans le fourré mais je le manque ; à chaque moment se lève un couple de perdreaux, ou une petite outarde fuit à mon approche ; quel merveilleux pays de chasse, et comme on a raison d’en interdire la destruction systématique. Mais chose curieuse, le gibier est très localisé et tandis que dans es sous-bois de la forêt qui entoure le camp, où l’herbe nouvelle repoussée dans les brûlés devrait, semble-t-il, attirer les bêtes de tout poil, il est rare d’en rencontrer l’une ou l’autre, tandis que c’est par troupeaux de 80 ou 100 têtes qu’on les voit dévaler dans la plaine qui s’étend vers le lac Edouard.

La température est admirable, 26° à l’ombre à 8 h. 1/2 du matin et à Il heures elle ne dépasse pas les 30" ; nous sommes sur une colline à 1.150 mètres d’altitude, et l’air y est frais venant des montagnes dont les crêtes bleues et rouges nous encadrent de tous côtés. Après une promenade de quelques heures dans cette nature grandiose, où on se sent si seul et loin de tout (deux noirs ne comptent pas comme présence), c’est le tournoiement des grands oiseaux au-dessus du camp qui en me l’indiquant, guident mon retour, et en arrivant aux alentours, je vois l’ami de la maison, le héron, au long, bec, fidèle et curieux, qui à chaque nouveau campement nous suit et nous guette assis sur son arbre.

Vers le soir, nous allons nous promener, ma femme et moi, dans le but de tuer quelques perdreaux. À peine avons-nous quitté nos tentes que nous retrouvons la barde des huit waterbuck mâles que j’avais déjà vus le matin ; un à un ils nous apparaissent, les uns couchés, les autres broutant, et l’on dirait qu’ils se rendent compte qu’ils n’ont rien à craindre de nous, car sans se presser, ils se déplacent à peine à notre approche, et longtemps encore nous voyons le dernier se profiler sur la crête d’où il semble guetter nos mouvements pour donner l’alarme si le besoin s’en faisait sentir ; mais aujourd’hui nous ne troublerons pas plus longtemps leur paisible retraite, et nous enfonçant dans la brousse, nous errons longtemps sans rencontrer les perdreaux que nous sommes venus chercher et qu’on nous dit être assez nombreux dans ces parages. À la fin pourtant, nous en faisons lever une compagnie et j’ai la chance d’en abattre un d’une espèce encore inconnue pour moi : c’est un genre Francolin ayant les pattes plus roses que celui d’Abyssinie, et le cou nu et rose, alors que celui de l’Ougaden l’avait vert-jaune comme le col du vautour.


7 février.

Nous nous’mettons en route pour le lac Edouard : on nous y annonce deux gros troupeaux de buffles. À 8 h. 1/2, nous partons par le petit bois aux cynos et bientôt nous traversons une interminable plaine où continuellement nous croisons de formidables troupes de kobs ou de topis. Les kobs ont exactement la même allure que les gazelles Sommering dont nous avons vu les énormes bandes former comme des rubans mouvants dans les plaines du Soudan ; il n’y a entre elles qu’une différence, c’est que les femelles des kobs n’ont pas de cornes. — Vers 11 heures, nous nous approchons de la Rutschuru que nous apercevons bientôt à nos pieds, au fond d’une énorme faille. On se croirait au haut d’un vaste amphithéâtre, dont les parois toutes droites surplombent l’abîme et la rivière qui à cet endroit prend l’aspect d’un grand lac ; le terrain en amont s’abaisse jusqu’au bord de l’eau et par places se couvre de palmiers et de buissons. On nous a fait signe d’approcher sans bruit, et en nous penchant un peu, un spectacle inoubliable s’offre à nos yeux : 30 à 40 hippos sont ici dans ce trou en train de se baigner et de se chauffer’au soleil. Dans l’eau et sur la berge d’en face, il y en a de tout âge et de toute taille, et il est aussi amusant qu’intéressant de suivre leurs ébats. Nous sommes comme sur une tribune pour admirer le spectacle au milieu des éternuements des hippos. Les uns plongent et jouent comme des baigneuses, les autres lancent en l’air de la poussière d’eau ou mettent de temps en temps la tête de côté tel un nageur qui va partir entre deux camarades. Le plus gros marche dans l’eau où il a fond. Ces grosses bêtes qui sont des monstres informes quand elles se déplacent à terre, deviennent presque gracieuses quand elles se meuvent dans leur élément.

Ici telle femelle semble être une plantureuse matrone suivie de son nourrisson ; là deux hippos s’adonnent aux joies de l’amour…

Le cri de l’hippo tient le milieu entre le grognement du cochon et le beuglement du bœuf ; parfois on croirait aussi qu’il hennit comme un cheval ; il émet en somme tous les sons d’animaux domestiques.

Je ne saurais dire combien de temps nous sommes restés à contempler ce spectacle des âges préhistoriques et qu’il est donné à peu d’yeux de nos jours de pouvoir admirer, car pour ainsi dire personne ne vient ici, et même quand le tourisme aura envahi l’Afrique Orientale, ces coins perdus ne se trouvant pas sur la route des autos, on peut espérer que longtemps encore, les hippos de la Rutshuru pourront continuer à prendre en paix leurs ébats millénaires. Il fallut pourtant s’arracher à la vision grandiose, et poursuivant notre route à travers la brousse aride, nous arrivions une heure plus tard à l’endroit du campement peu séduisant par son aspect, où nous dressâmes nos tentes pour la nuit. Nous sommes arrivés à l’une des plus mauvaises régions d’Afrique : tout le monde y est mort : les indigènes l’ont peu à peu abandonnée, et les missionnaires qui avaient tenté de s’y installer, y construisant même une mission en briques, ont été obligés d’y renoncer.

Le soir pour essayer ma nouvelle lorgnette sur ma 9/5, je tue à grande distance un kob et deux topis mâles : Hemeleers auquel je prête ma carabine, abat à son tour une bête à 300 mètres et est converti ; d’où grande conversation sur les télescopes pendant la veillée. Et la’nuit nous sommes peu à peu réveillés par le rugissement du lion, le glapissement du chacal, le rire de la hyène et, les mugissements des hippos, toutes ces charmantes bêtes venant tour à tour plus ou moins près rôder autour du campement. Même le kimputu vient troubler notre sommeil, et au milieu de la nuit, il nous fallut porter secours à notre compagnon le garde général, qui se prétendait piqué par une de ces aimables bestioles.

Le kimputu est une espèce de punaise fort dangereuse que l’on rencontre fréquemment dans cette partie de l’Afrique Orientale et qui se tient de préférence dans les huttes indigènes et dans les gîtes d’étape mal entretenus. Le kimputu propage la fièvre récurrente qui rend temporairement aveugle et dont on peut mourir ; aussi est-il recommandé, si l’on peut l’éviter, de ne pas loger dans les gîtes d’étape (rest-house), la tente étant de beaucoup préférable ; mais si pour l’une ou l’autre raison, l’on était obligé de passer par le rest-house, il faudrait avant de s’y installer, l’arroser à grande eau, car le kimputu ayant horreur de l’humidité, se hâterait d’abandonner les lieux. Quoi qu’il en soit. M. Hemeleers en fut quitte pour la peur, ou bien s’était-il trompé, et avait-il été piqué par un simple moustique, ou bien les remèdes que nous lui appliquâmes firent-ils merveille, mais bref son aventure n’eût pas de mauvaise suite pour lui. Néanmoins nous vîmes sans regret poindre l’aurore qui nous permettait de plier bagage et de quitter au plus vite ces lieux peu hospitaliers, ce que nous fîmes vers 7 heures du matin, malgré une vue merveilleuse que nous eûmes un instant encore sur la ligne des volcans qui loin dans la clarté matinale se dessinèrent dans le ciel bleu pour disparaître complètement peu après.


8 février.

Nous avons descendu tout le cours de la Rutschuru en compagnie du Game-Warden ; peu de gens le font, et il nous a été donné de voir des spectacles fantastiques, particulièrement en ce qui concerne les hippos. Les bords de la Rutschuru me font penser à ceux de l’Aouache avec dans le fond les hauteurs du Gougou qui sont remplacées par la crête Congo-Nil. Nous voyons les premières herbes jaunes depuis Kigoma car la saison des pluies est ici en retard de 15 jours et n’a pas encore fait son apparition. La plaine est parsemée d’euphorbes en fleurs, et chaque chandelle porte à son bout une bougie rose ; au bord de la rivière, partout où les rives s’aplatissent, on voit surgir des bouquets de palmiers, et là aussi se rencontrent les hippos. A chaque boucle de la rivière se tient un nouveau groupe de ces bêtes intéressantes que nous contemplons de loin, circulant, se battant, ou meuglant béatement, mais disparaissant sous l’eau aussitôt qu’elles se croient observées ou en danger. — En même temps dans la plaine à notre gauche toujours encore, nous voyons des troupeaux de kobs ou de topis (tyangs). Dans l’un de ces troupeaux j’ai compté jusqu’à 76 têtes ; ils se tiennent à une distance qui vous paraît facile à franchir, mais sitôt que vous voulez approcher, ils se mettent en marche et continuent à maintenir entre eux et vous toujours la même distance, de sorte que parfois ils vous entraînent ainsi à des kilomètres à leur poursuite, poursuite qu’on finit, de guerre lasse, par abandonner. Le mâle isolé par contre, en vous voyant venir, se met toujours de face, pour rendre le tir presque impossible et reste debout sans bouger à regarder passer la caravane. Souvent on voit des troupeaux mélangés de kobs et de topis et ceux-ci qui se reconnaissent de loin à leur bosse, ont l’air de diables noirs, quand ils vous regardent du haut d’une crête, leurs cornes se dessinant sur le ciel gris plombé de chaleur. C’est surtout à leur démarche et à leur port de tête qu’on distingue les espèces : les kobs de couleur orange, ont le galop lent et relevé derrière ; par contraste les readbucks gris et plus légers, de nature inquiets et pressés, ont l’allure rapide et bondissante et ne se voient habituellement qu’au grand galop tendu. Mais tout à fait typique est le galop des tiangs (topis) ; ceux-ci, presque noirs et avec le garrot très prononcé, ont le galop comme celui du cheval, lent et régulier, toujours correct de droite ou de gauche, mais jamais à fond, ils ont l’aspect lourd et rassemblé et semblent être pendus dans la main tel un cheval de gendarme.

Au cours de notre promenade nous avons fait lever une Ou deux cailles et aperçu deux grues couronnées ; et pour la première fois nous voyons un vol d’hirondelles aux abords de la rivière.

Après deux heures de marche par une chaleur qui va toujours en augmentant, nous arrivons au gué que nous avons désigné pour notre prochain campement et y trouvons rassemblés une telle quantité d’hippos que nous ne résistons pas au plaisir de faire un coup de feu. Nous en avons tué quatre dont un mâle très beau tiré par ma femme. Entraîné par le courant, il alla échouer à une centaine de mètres plus loin, juste en face de l’endroit que nous avions choisi pour y dresser nos tentes et l’après-midi, nos porteurs entrant dans l’eau jusqu’à la taille, telles de noires statues d’ébène, le tirèrent sur la berge où ils passèrent le reste de la journée à le dépiauter et à le manger ; car l’indigène de ce pays n’hésite pas à manger de la viande crue.

Une des bizarreries de la Rutschuru c’est qu’il ne s’y trouve pas de crocos, pas plus d’ailleurs que dans le lac Edouard et l’on peut s’y baigner en toute sécurité ; dans le lac Albert par contre, et la Semliki qui s’y déverse, ils abondent, paraît-il.

La rivière très sinueuse forme de nombreux méandres et par place elle a l’air si paresseuse que l’on croirait presque qu’elle ne coule pas, puis à d’autres’endroits, elle précipite son cours et prend les allures d’un torrent. Notre campement d’aujourd’hui sur ses bords est’des plus pittoresques ; à notre droite, nous avons toute proche la rivière avec les hippos, à notre gauche une espèce de falaise que couvrent des buissons épineux, nos tentes sont dressées entre les deux dans une petite plaine herbeuse, et je me rappellerai longtemps le spectacle de ce soir, les hommes de la caravane ayant allumé des feux’en cercle sous les arbres tant pour y boucaner la viande qu’ils ont recueillie que pour tenir en respect les lions’si la fantaisie les prenait de s’approcher.

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Nous avons effectivement entendu rugir le lion cette nuit, et j’ai essayé mais sans succès de l’atteindre, en suivant sa trace ce matin ; par contre, j’ai tué un readbuck et retrouvé deux des hippos tués la veille et que le courant avait entraînés à une certaine distance. Pendant ma promenade matinale, ma femme a fait plier les tentes et la caravane se remet bientôt en marche en continuant à longer la rive gauche de la Rutschuru toujours dans la Réserve ; le ciel est de plomb, la’chaleur est suffocante, nous sommes partis trop tard, et c’est une véritable jouissance de pouvoir au passage du gué une heure plus tard, prendre un excellent bain dans la rivière : tous les porteurs en font autant et quand la caravane se trouve ainsi rafraîchie et transportée de l’autre côté, il ne lui reste plus qu’à franchir une petite étape et à midi 3/4 nous arrivons en vue du lac Edouard.

Le lac Edouard
9 février.

Le lac Edouard qui reçoit les eaux de la Rutshuru et de la Ruindi est une des nappes d’eau de l’Afrique Equatoriale, qui vont s’échelonnant depuis le lac Tanganyka au sud jusqu’au lac Albert Nyanza dans le nord. Ce dernier appartient au bassin du Nil, et tandis qu’il reçoit par la branche mère de ce fleuve, les eaux du lac Victoria, par la Semliki il reçoit celles du lac Edouard qui s’y déverse. C’est Stanley qui en 1876, a distingué le lac Edouard du lac Albert, lequel avait lui-même été découvert par Baker en 1864. Mais tandis qu’à l’époque du grand explorateur les bords du lac étaient très habités, et que nous lisons dans la relation qu’il nous laissa de son voyage (À travers le Continent mystérieux), qu’il eût plus d’une fois maille à partir avec les peuplades sauvages très nombreuses de la région, nous constatons à présent que le pays est à peu près vide d’habitants. C’est surtout la maladie du sommeil qui a causé de grands ravages dans la région, et la mouche tsé-tsé en s’attaquant d’abord au bétail, et puis ensuite à l’homme a peu à peu ruiné toute cette partie du Congo. La dysenterie a fait le reste, et l’on nous cite tel village, autrefois prospère, où aujourd’hui il n’existe plus qu’une dizaine de huttes misérables, et quand le vieux Sultan qui y vit encore avec les débris de sa famille, aura disparu à son tour, plus rien ne subsistera de son ancienne prospérité.

Le lac Édouard dont l’immensité ne se distingue pas tout de suite, car ses bords sont couverts de roseaux, est connu pour les quantités innombrables d’oiseaux aquatiques qui se tiennent sur ses flots. C’est par milliers que l’on pourrait compter les oies sauvages, les canards et les sarcelles, les grèbes et les courlis de tout genre que l’on voit ici tour à tour se poser sur l’eau, ou faire de grands vols dont le ciel est obscurci. Mais ce que l’on ne voit nulle part ailleurs, c’est la masse vraiment invraisemblable de pélicans roses qui se trouvent réunis ici ; à perte de vue, en les aperçoit qui nagent par troupes énormes, et ces grands oiseaux dont la taille égale celle du cygne, donnent par le reflet de leurs ailes une teinte irisée à l’eau qui les porte.

J’eus la chance en arrivant au bord du lac, d’abattre d’une seule balle de ma Mauser deux de ces pélicans roses : ce sont de magnifiques oiseaux mesurant 1 m. 82 de la pointe du bec à la queue et 2 m. 75 d’envergure ; leurs sont nuancées de rose clair, leur bec long, plat et large de 0 m. 44 est muni dans sa partie inférieure, d’un énorme goitre jaune serin, sorte de poche membraneuse qui peut servir de magasin pour des quantités considérables de poisson. Ils ont les pieds courts et palmés comme ceux des cygnes, et marchent gauchement, mais sont d’excellents nageurs. C’est par douzaines que nous aurions pu abatte de ces remarquables volatiles, qui vivent ici en si grand nombre, mais après les deux premiers exemplaires rapportés au rivage, nous nous contentâmes de les admirer, leur proie trop facile n’ayant plus rien de tentant, car leur dépouille encombrante était condamnée à rester pourrir derrière nous, et alors à quoi bon tuer, si ce n’est pas dans le but ou de rapporter un trophée intéressant, ou de nourrir son monde, ou même quelquefois de défendre sa peau ?

L’endroit au bord du lac où nous dressons nos tentes s’appelle Kabare, ce qui est au moins suggestif, quand on n’y trouve rien à boire, car l’eau saumâtre du lac n’est guère tentante à déguster, et même bouillie pour le thé, ou chauffée pour le bain, elle nous inspire une certain méfiance.

On nous a signalé un endroit, où soi-disant se tient un troupeau de buffles, et levé dès l’aube, je m’y rends dans l’espoir d’y trouver un beau coup de fusil à faire, mais j’ai beau arpenter la lande en tous sens pendant plusieurs heures, je n’aperçois que quelques topis et de rares antilopes. Le soir, le vieux Sultan étant venu nous rendra visite, nous assura encore de la présence des buffles, et s’offrit à nous y faire conduire le lendemain matin. Mais pas plus que la veille, notre promenade à la recherche des buffles n’eût de résultat, et nous décidons de ne pas prolonger notre séjour dans cette région, qui passait autrefois pour fort giboyeuse, et qui semble aujourd’hui à peu près vide de gibier. Aussi la protection de celui-ci s’impose-t-elle, nous avons pu constater sur place ici même, les bienfaisants effets de la Réserve où c’est par troupeaux de cent têtes chacun que nous avons compté les animaux protégés à droite de la rivière, tandis que dès qu’on a passé de l’autre côté, où la chasse est permise, les exemplaires de la même espèce, sont rares et disséminés.

Pourtant à notre sortie du soir, nous avons encore vu des traces fraîches de buffles et celle d’un gros lion, puis fait lever trois Pongos et rencontré une femelle de Water-buck et son jeune : cela prouve que si elles sont devenues rares, toutes ces espèces d’animaux existent encore de ce côté. Mais la chose caractéristique dans la plaine du lac Edouard, ce sont les sentiers battus par les hippos, que l’on coupe continuellement, et que l’on peut suivre parfois jusqu’à deux heures de marche de l’eau, ce qui fait 8 à 9 kilomètres ; j’ai entendu nier la chose, mais je puis l’affirmer, l’ayant vu et constaté moi-même, et j’en ai eu la preuve par un hippo blessé par moi quelques jours plus tard, dans un petit marais au milieu d’un bois loin de la rivière.

Au crépuscule en retournant au camp nous avons admiré dans le lointain, les feux de brousse qu’à cette époque de l’année les indigènes allument partout dans la montagne, ’et à distance ces incendies qui à l’Est et à l’Ouest sillonnent les versants surplombant le lac ont l’air d’énormes coulées de lave et illuminent tout l’horizon.


Le 12 février.

Nous disons adieu au lac Edouard, et refaisons en arrière, le chemin parcouru il y a quelques jours pour nous y rendre ; nous repassons la Rutshuru au même gué, et retrouvons la place de notre joli campement au bord de la rivière ; les hippos sont toujours là aussi, et y en a qui se promènent tout près du bord. Après avoir dressé nos tentes, nous cédons l’après-midi aux sollicitations d’un indigène, qui est venu raconter qu’on’a signalé un troupeau de buffles de l’autre côté de la rivière. Nous nous y rendons et à l’endroit indiqué, nous apercevons en effet sept ou huit buffles arrêtés au bord : d’un petit bois épineux ; nous tirons aussitôt, et tandis que la bête touchée par Hemeleers reste sur place, le buffle blessé par moi disparaît dans le fourré avec le’reste du troupeau. Nous ne pouvons songer à prendre la poursuite, car entre temps la nuit est arrivée et il faudra remettre à demain et de ramener la dépouille du mort et de rechercher le blessé. Le retour au camp fut des plus pittoresques ; nous avions dû allumer des torches pour nous guider, car l’obscurité était complète et cette retraite aux flambeaux au passage de la rivière fut réellement magnifique. Tel un souverain rentrant dans son palais un soir d’illumination, nous avons passé l’eau entre une double haie d’hippos rangés à droite et à gauche comme des laquais bien stylés, et la lumière de nos fanaux qui se reflétait mille fois dans l’eau, donnait à toute cette scène l’aspect d’un conte de fées.

Dès l’aube le lendemain nous repassons la rivière, ma femme et moi, pour aller retrouver nos buffles de la veille, le mort est toujours là, et l’hyène nocturne ne s’est attaquée qu’à ses entrailles laissant le reste de la bête intact. Après en avoir pris la photographie, et laissant derrière nous le nombre d’hommes nécessaires pour la dépiauter, nous nous sommes engagés dans le fourré pour tâcher de retrouver le blessé de la veille, mais les traces de sang nombreuses au début s’espaçaient peu à peu, pour finir bientôt par disparaître entièrement et il nous fallut renoncer à tout espoir de poursuite ; un moment nous eûmes une grosse émotion, les traces menaient vers une espèce de petit marais, et dans celui-ci une énorme masse grise était couchée ; le temps d’épauler ma carabine et de tirer et la masse grise se mettait en marche immédiatement, mais pas assez vite pourtant pour que nous n’ayons eu le temps de reconnaître, à notre grande stupéfaction, que nous venions de déranger un hippo de belle taille, que malgré tout le sang qu’il perdait, nous ne sommes pas arrivés à rejoindre et qui aura été crever quelque part dans la rivière. Après toutes ces poursuites manquées, il ne nous reste plus qu’à revenir au camp et à songer au retour, car le temps que nous voulions consacrer à cette partie de la Réserve touche à sa fin, et nos porteurs commencent à avoir besoin de repos. Le portage dans ce coin-ci du Congo est d’ailleurs misérable ; les hommes couverts de plaies et d’ulcères sont tous plus ou moins malades, et après quinze jours de route dans la mauvaise région que nous venons de parcourir, bon nombre d’entre eux sont restés en arrière, incapables de continuer à faire leur service et obligés de rentrer chez eux pour se faire soigner.

Même quand on ne l’aime pas, on doit reconnaître que l’auto sera un bienfait, le jour où La route sera achevée, et où l’on pourra circuler dans toute l’Afrique Orientale sans devoir recourir à la traction humaine ; malgré les inconvénients, dont les moindres seront la disparition de la couleur locale, et la destruction du gibier, un progrès sérieux sera réalisé dans un pays où il n’y a ni chevaux, ni ânes, ni mulets pour vous transporter, mais seulement quelques misérables noirs qui expirent sous le fardeau.


14 février.

Au matin nous quittons les bords de la Rutshuru et nous nous dirigeons en une petite étape de deux heures à peine vers Kashua, l’endroit à topis et à kimputu où nous arrivons à dix heures, alors qu’il fait déjà très chaud. Sur le ciel gris de chaleur, un troupeau de kobs se silhouette au haut d’une colline noire brûlée, comme les bêtes qu’on découpe pour les enfants dans du laiton ou des cartes de visite. Ils sont rangés comme des soldats déployés en ordre de bataille, et me rappellent un troupeau de buffle, vu jadis au Soudan. Pourtant nous ne les attaquerons pas aujourd’hui, car ayant atteint le chiffre des bêtes qu’il nous est permis de tirer dans la Réserve, nous nous contenterons de les observer ; d’ailleurs nous sommes gorgés de viande d’antilope et nous n’avons plus aucune envie d’en continuer le massacre.

À notre arrivée dans le parc Albert, de même qu’au Soudan il y a quelques années, nous avions l’impatience de tirer, ne croyant pas possible que nous continuions à voir du gibier en si grandes quantités, mais ensuite la satiété vous prend, et au lieu de tuer l’on s’amuse au contraire à regarder les bêtes et à les observer dans tous leurs déplacements. On ne songe plus à tirer, si ce n’est pour régler une lorgnette sur une cible vivante, et étudier en même temps l’effet et les qualités des différents calibres employés, ainsi que l’expansion des balles, et si celles-ci sont arrêtées il leur sortie par la’peau extérieure en opposition à leur entrée. Par exemple, j’ai maintes fois constaté la cabrade de l’animal blessé d’un « Blattschuss » suivi d’une charge affolée en plein train, et ne s’abattant que 200 à 300 mètres plus loin. Ainsi, l’ai-je vu faire par les totpis, les hippos et mon buffle No 2 au Soudan.


15 février, 6 heures matin.

Cette nuit à 12 h. 1/2 le lion a passé en rugissant tout près de nos tentes, mais il ne nous a pas laissé le temps d’en sortir et déjà sa chasse l’avait entraîné au loin. Nous aurions eu de la peine à le voir dans l’obscurité, et je suis de plus en plus convaincu, que la capture d’un lion est une affaire de pure chance et de hasard, car ces bêtes, comme tous les fauves d’ailleurs, ne circulant généralement que la nuit, il faut un concours extraordinaire de circonstances pour y réussir.

Le vent qui soufflait en rafales hier soir s’est apaisé et ce matin au lever nous jouissons d’une délicieuse fraîcheur ; espérons qu’elle se prolongera, car nous avons eu perspective la longue étape à travers la plaine qui doit nous mener aujourd’hui aux bords de la Ruindi ; mais déjà le soleil se lève radieux à travers une espèce de buée diaphane qui rappelle celles d’Europe en automne au départ pour la chasse. À l’ouest les montagnes que nous devrons gravir dans deux jours, se couvrent de reflets bleus et roses ; sur le sol, l’herbe rase semblable à des chaumes pelés d’un champ pauvre, prend la teinte et le brillant d’une pièce d’or, et l’astre du jour sortant peu à peu de ses voiles, ne met pas longtemps à reconquérir la nature endormie, et à tout embraser de ses feux. On comprend les peuples qui l’adoraient, car dans la nature primitive, on sent plus fort sa toute puissance et sa beauté, et chaque matin quand il paraît, et chaque soir quand il s’en va, c’est un culte qu’on lui rend en s’inclinant devant sa Majesté…

Mes contemplations sont interrompues par le remue-ménage du départ et dans une petite heure tout aura changé d’aspect : il n’y aura plus de brise rafraîchissante, plus de lumière tamisée, mais un soleil torride sous lequel nous aurons entrepris notre marche haletante vers la prochaine étape.

Mon tippoye marche en tête de la caravane, et nous piquons droit vers l’Ouest à travers la brousse ; nous croisons de nombreux troupeaux de kobs et de topis toujours pareils, tellement que cela en devient monotone. Topis et kobs se rencontrent partout, mais les grands troupeaux sont massés par régions, et alternativement nous passons par des régions de topis pour entrer dans celle des kobs et inversement ; les troupeaux moyens comptent de quarante à cinquante têtes chacun. Souvent mâles et femelles se tiennent en groupes distincts ; les mâles restent beaucoup plus couchés que les femelles, je vois deux kobs mâles qui s’attaquent ; ils ont le port du cerf en miniature, et avancent au trot, La tête haute en fonçant l’un sur l’autre, puis partent en gambadant comme un cheval lâché en prairie, qui pétarade chaque fois qu’on l’approcha et ne veut pas se laisser attraper.

De temps en temps le reste d’un crâne blanchi est le muet témoin d’un drame nocturne qui s’est joué ici ; ce sont surtout les topis moins rapides qui deviennent la proie du lion, et c’est une de leur dépouille que nous rencontrons ainsi, au cours de notre promenade matinale. Une fois aussi nous dérangeons un sanglier attardé dans un buisson, et qui à notre approche se défile dans le lointain en trottinant, mais sinon nous ne voyons que kobs et topis inlassablement. C’est par milliers que la Réserve en fourmille, mais la variété dans les espèces m’a paru moins grande qu’au Soudan, où dans la vallée du Dinder, à côté des gazelles Somering aussi nombreuses que les antilopes d’ici, toutes sortes d’autres animaux se rencontraient fréquemment. Par contre le terrain du parc Albert est beaucoup plus joli, car rien n’arrête la vue dans l’immense plaine qui s’étend entre la Rutshuru et la Ruindi, on voit partout autour de soi, tandis que le Dinder ensablé, est bordé de joncs et de hautes herbes qui coupent l’horizon, et c’est seulement dans les mares isolées qu’on a chance de trouver le gibier rassemblé. À dix heures nous faisons une petite halte à Utëko en vue de la Ruindi ; cinq ou six huttes seulement entourées d’une petite culture donnent asile à quelques indigènes d’aspect misérable ; quand nos hommes sont un peu reposés et rafraîchis, nous reprenons la route et vers onze heures en approchant de la rivière j’aperçois de nombreux cynos qui gambadent dans les arbres de la berge ; j’essaye de les poursuivre mais impossible de les rejoindre, car tandis que le gros de la troupe prend la fuite, des sentinelles postées de loin en loin sur les termitières observent tous mes mouvements et donnent l’alarme dès que je fais mine d’avancer ; je suis obligé d’y renoncer et tandis que je me dirige vers les tentes qui entre temps ont été dressées, j’aperçois encore couché à l’ombre d’un mimosa quelques antilopes qui s’y sont mises à l’abri des ardeurs du soleil de midi et j’entends les femelles de readbuck qui en me voyant sifflent éperdument.

Ceci sera notre dernier camp dans la Réserve, après l’avoir parcourue en tous sens pendant quinze jours, il est temps que nous rendions la liberté au Game Warden qui nous accompagnait, et aussi que nous libérions nos porteurs, que plusieurs caravanes attendent avec anxiété de l’autre côté de l’escarpement. Vers le soir nous recevons avec joie des nouvelles du gros de nos bagages, que nous avions laissés derrière nous à Rutshuru et qui devaient nous rejoindre au moment où nous arriverions à l’escarpement ; le téléphone indigène nous avertit qu’une caravane est campée à peu de distance de la nôtre ; ce sont en effet les précieuses charges que nous avions confiées à l’Administrateur et que nous sommes tout heureux de retrouver.


Ruindi, 16 février.

Ce matin dès six heures nous les voyons défiler en bon ordre, tandis que nous-mêmes préparons le départ : cette fois nous allons dire adieu à la Réserve de chasse et à son aimable gardien, M. Hemeleers qui a tenu à nous accompagner jusqu’à la frontière de son domaine, et que nous ne quittons pas sans un petit serrement de cœur et quelques regrets : sait-on jamais si l’on se retrouvera un jour sur cette terre ? Aussi nos adieux tels ceux de Fontainebleau, furent-ils empreints d’une certaine émotion, joints à la plus franche cordialité. À 8 h. 1/2, ayant ainsi pris congé les uns des autres, chacun tirant de son côté, nous nous mîmes en marche pour aller camper au pied de l’escarpement que nous devons gravir demain seulement. Nous suivons une belle piste dont le tracé ne nécessitera pas de grands travaux pour devenir une route praticable aux autos ; elle est bordée des deux côtés de petits buissons à fruits ronds couleur citron qui forment comme des boules jaunes et me rappellent l’Abyssinie. À onze heures, juste avant d’arriver à Kabasha, l’endroit où nous devons camper, la brousse se fait moins dense et nous traversons une espèce de savane plantée de mimosas, assez clairsemés pour voir le gibier qui s’y tient ; nous apercevons à une certaine distance un bon Waterbuck qui nous regarde et se croit caché par le mimosa derrière lequel il s’est réfugié. Laissant les tippoyes nous attendre sur la piste, nous nous approchons dei notre proie comme des Sioux en rampant et nous dissimulant de notre mieux et tandis que je tue l’animal qui nous a tentés, ma femme tire coup sur coup un kob et un tiang dérangés à leur tour par notre manœuvre et que nous n’avions pas d’abord aperçus.

Ce coin pullule d’ailleurs de gibier et ce même jour à notre promenade du soir alors que je tue encore deux sangliers, ma femme rapporte au camp un superbe Waterbuck, le plus beau de tous ceux que nous ayons tirés. Car comme on sait, les Waterbuck se rencontrent un peu partout en Afrique, se partageant en plusieurs classes selon les régions, et se distinguant par de légères différences dans leur pelage et leur ramure, mais c’est l’espèce typique ici et qui porte le nom savant de Kobus defassa Ugande » qui a incontestablement les pointes les plus effilées.


17 février.

Nous sommes arrivés au pied de l’escarpement qu’il s’agit aujourd’hui de gravir ; nous partons d’assez bonne heure pour éviter la trop forte chaleur dans la montée qui s’annonce assez raide. Dès les premiers pas dans la côte, nous renonçons à nos tippoyes, et préférons la gravir à pied plutôt que d’être balancés dans le vide au gré de nos porteurs. Nous montons rapidement, et à chaque tournant du sentier que nous suivons, la vue se découvre plus étendue ; à nos pieds nous voyons le « Barabara » le chemin que nous avons suivi hier, et qui serpente dans la plaine aussi loin que nos yeux peuvent le suivre ; la savane où nous avons trouvé les Waterbuck s’étend jusqu’à la Ruindi, et me semble devoir être un terrain à buffles tout à fait propice ; puis au delà de la rivière nous jetons un coup d’œil en arrière sur le terrain de la Réserve dont les contours s’estompent et vont se perdre dans les brumes qui couvrent le lac Edouard. La vue est merveilleuse, et nous paye largement de l’effort qu’il nous faut faire pour arriver au haut de la montée. Le sentier est tracé à même le roc, et pareil en maints endroits à un escalier des plus raides, dont les marches seraient taillées dans le granit ; parfois il faut escalader de gros blocs ou se glisser le long d’une paroi, où le pied trouve à peine la place de se poser ; il ne s’agit pas à ce moment de faire un faux-pas ou d’avoir le vertige. Des traces de mica que nous voyons par terre nous révèlent la nature du sol (schiste). Après une heure et demie d’ascension assez pénible, nous sommes à 1.700 mètres et nous quittons enfin la région désertique, et le chaos des rochers que nous laissons en dessous de nous et nous arrivons à une espèce de plateau où nous retrouvons la végétation des montagnes : arbres et fougères alternent ici, et nous sommes tout heureux après ces semaines passées dans la fournaise, de retrouver la bonne odeur des fougères et un vent frais qui nous caresse le visage. La végétation se compose de tuyas et de bruyères arborescentes et me rappelle celle du Gugu et de nos montagnes des Arrousis ; je trouve une érythrée en fleurs (de la famille des gentianes) à 1.825 mètres à côté du rest-house perché sur la colline, d’où la vue a beaucoup d’analogie avec celle que nous avions de nos tentes dressées sur les hauteurs de Tchollé au Cramseri. L’endroit où nous campons s’appelle Kabasha de même que celui d’où nous venons, ce qui fait supposer que tous deux appartiennent au même chef de ce nom, et tandis que nous nous installons, le Capita auprès duquel je me suis fait informer vient nous dire qu’il y a des buffles dans la région et que la veille même on en a vu un troupeau de cinquante. Rendu méfiant par mes expériences précédentes, je l’ai envoyé en tournée de reconnaissance et quand à 2 h. 1/2 il est revenu en me disant qu’il avait posté une sentinelle devant les buffles, malgré la fatigue, suite de notre ascension du matin, je me suis laissé tenter par l’aspect du pays, montagnes récemment incendiées avec des marais verts à hauts roseaux non brûlés dans les vallons, et je me suis décidé à suivre le guide du capita. Me traînant derrière lui, nous avons d’abord pris un sentier dans la brousse qui dévalant de la colline nous a menés à un fond couvert d’herbes et de roseaux, puis nous avons successivement passé par trois marais. Arrivé là, le noir posté en sentinelle m’a signalé quatre éléphants qui circulaient dans la brousse à quelques centaines de mètres et j’ai heureusement deviné que le troupeau de buffles n’avait été qu’un leurre et qu’un appât pour m’amener à tirer de la viande pour le village. Aussi ne me suis-je approché des éléphants que comme question de les regarder, car quand ils sont en bande et que leur nombre dépasse deux ou trois, il n’y en a généralement jamais de très beaux parmi eux. Au bord d’un quatrième marais que je n’avais pas vu d’abord, mais que je soupçonnais, j’arrivais enfin à voir distinctement les éléphants, que les noirs m’avaient signalés ; mais tandis que je les regardais et me convainquais que leurs défenses ne valaient pas le coup de fusil, tout à coup à ma gauche, à environ quatre-vingts mètres j’ai vu émerger des roseaux, un énorme buffle solitaire, qui me regardait de trois quarts de face. Il était couvert y compris les cornes, de plaques de vase brillante et avait l’air féroce à souhait. J’avais heureusement mis dans ma 416 des balles pleines pour l’éléphant, et quand je tirai, sur ma première balle entrée dans la poitrine de face, il a fait demi-tour et est parti au galop ; l’entrevoyant passer a cent vingt mètres, dans un clair de roseaux, j’ai encore en la veine de lui flanquer une deuxième balle en plein corps, sur, quoi il a entièrement disparu de mon horizon visuel. En même temps mes regards étaient attirés par un spectacle inattendu. À trente mètres de moi, ont surgi un à un les quatre éléphants, me contemplant, allant et venant dans le petit marais avant de se décider à partir. Lorsque le dernier eut disparu, je me suis mis à la recherche de mon buffle blessé et je le trouvai raide mort à la place même où je l’avais perdu de vue. Toute la masse de la bête était monstrueuse : on aurait dit un hippopotame mort et la houe grisâtre dont il était couvert complétait cette illusion Je retournai au camp par mes trois marais, pour prendre ma femme, la bête étant digne d’être vue et photographiée, ainsi que le monde nécessaire pour la dépiauter. À la nuit tombante, nous étions revenus à la place du drame, et pendant qu’on dépeçait l’animal, il a fallu allumer des feux pour écarter les éléphants qui étaient revenus entre temps et voulaient absolument assister au spectacle, ce qui inquiétait fort les hommes et surtout les jeunes personnes qui les avaient suivis avec des paniers pour emporter la viande. Entre temps j’avais été voir après le soi disant troupeau de buffles ; les traces étaient anciennes, et malgré cela, me montrant au loin une colline, le Capita a voulu me faire croire que les buffles avaient fui dans cette direction après mes coups de feu. Et voilà comment j’ai tué mon meilleur buffle, par le plus grand des hasards pour avoir voulu me convaincre que les éléphants ne valaient pas la peine d’être tués. Et mon buffle est un « record » non seulement parce qu’il est le meilleur de mes dix buffles, Soudan compris, mais parce qu’il se classe parmi les records, nombreux d’ailleurs de buffles, la classe dépendant d’une série de facteurs, qui ne se trouvent jamais réunis en un seul exemplaire. La largeur des pallettes (dessus des cornes) en est l’un des essentiels ; le mien à 28 cms = 10 4 y 5 inches, 11 1/4 étant ce qui existe de plus large.

Je suis donc justement fier et heureux de mon coup de fusil et de ma réussite d’aujourd’hui, car sortant de la Réserve de la Ruindi où j’avais en vain cherché les buffles énormes dont parlent les auteurs d’il y a dix ans, je désespérais de rencontrer encore l’exemplaire unique qui devait mettre le sceau à ma collection, et c’est par le plus grand des hasards que je le trouvai sur mon chemin dans les montagnes qui dominent la plaine de 1.000 m. ; et c’est ainsi qu’il y a un Dieu pour les chasseurs, et que la vertu finit toujours par être récompensée.


18 février.

Cette nuit, pluie et vent terrible : nos tentes ont bien failli être emportées par la tempête, et ce matin le temps est frais, même froid sur les hauteurs où nous sommes parvenus, 1.850 mètres d’altitude, car nous avons enfin atteint la fameuse crête Congo Nil. À 9 h. 1/2, le soleil ayant reparu, nous plions bagages et chargeons la tête du buffle ce qui donne lieu à une petite lutte avec les porteurs qui ne veulent pas s’en charger, et il faut recourir finalement à deux femmes du village, qui consentent à la porter, tous les hommes ayant pris la fuite par paresse.

Nous traversons un pays de Matétés et de brûlés coupés de marais entre les vallonnements ; ces brûlés sont en partie ceux dont nous voyions de loin les incendies il y a huit jours de Kabaré, au bord du lac Edouard ; là où le feu à épargné la végétation, des euphorbes en fleurs font comme des taches de sang et de rubis et toute la contrée a le même aspect que le Walaga que j’ai jadis visité. Au col nous jouissons d’une vue splendide : à gauche à nos pieds se déroule un immense pays de montagnes encore inexplorées et comme personne n’y a pénétré jusqu’à présent on le dit peuplé de cannibales ?


19 février.

Nos hommes s’étant déclarés fatigués, et l’étape étant encore trop longue pour arriver en une fois à l’embranchement de la route où nous devons retrouver l’auto, nous avons dressé nos tentes en pleine montagne et campons sur un éperon d’où la vue est merveilleuse. De nouveau un violent orage a éclaté cette nuit, mais ce matin le spectacle est féerique ; en dessous de nous, au Sud, une mer de nuages nous cache la vue des montagnes mais un ciel bleu turquoise nous environne de toutes parts, et le soleil levant nous baigne de ses premiers rayons ; on a l’impression de nager dans l’espace, impression qu’on n’a qu’en Suisse au haut des montagnes ou en aéroplane quand on vole au-dessus des nuages. De temps en temps un nuage se détache et passe le long de nous et nous nous trouvons environnés de brouillard, mais le soleil a vite fait de transformer celui-ci en buée transparente et dorée. Peu à peu à l’horizon les sommets des montagnes émergent tour à tour de l’océan floconneux et forment bientôt une ligne noire ininterrompue, tandis que plus près de nous pointent deux îles, hérissées chacune d’un arbre solitaire, qui par leur forme et leur descente abrupte dans l’ondoiement des nuages, rappellent le groupe des îles Stromboli qui piquent leurs têtes hors de la Méditerranée et qu’on salue au passage à chaque nouveau voyage.

Sur notre presqu’île en éperon qui a la forme d’une proue de navire, nous pourrions nous croire nous-mêmes, à l’avant d’un super-transatlantique mastodonte fendant les vagues vers des rivages inconnus, tellement notre terrassa improvisée me rappelle un pont de navire. Juste au centre de l’avant, un arbre décharné joue au mât de misaine, et jusqu’aux deck-chairs qui nous servent de sièges complètent l’illusion.

Le soleil monte plus haut, il va être 7 heures et il faut s’arracher au spectacle, et songer au départ : adieu aux rêves dans l’espace, la vie matérielle reprend ses droits, et il faut accomplir tous les rites qui chaque matin sont le complément inévitable de la levée du camp : d’abord déjeuner, puis rabattre les tentes, fermer les caisses récalcitrantes sur lesquelles nos porteurs, j’allais dire nos matelots, s’élancent pour nous les arracher sans attendre qu’elles. soient prêtes. Tous les matins ainsi chacun d’eux se précipite jalousement sur sa proie de la veille, craignant que son, voisin ne lui enlève une charge à laquelle il est habitué depuis trois semaines, et qu’il croit plus légère.

Depuis huit heures le brouillard tout à coup est monté et nous entoure d’un manteau ouateux et humide, tandis que le beau soleil de tantôt ne forme plus, pareil à son frère d’Europe, qu’un halo jaunâtre au-dessus de nous. Mais ce e sera pas long et bientôt il va taper drû. C’est tellement vrai que pendant que j’écris cette phrase, déjà la coupole du ciel se dégageant des nuages, bleuit à vue d’œil, et les rayons du soleil viennent me caresser le visage. Vite, remettons notre casque, oublié un instant, car être sans casque serait dès ce moment déjà dangereux et peut-être mortel, en exposant son crâne nu aux rayons redoutables qui vous broient.

Nous nous remettons en route, et quand nous arrivons au col, de nouveau la mer de nuages de ce matin s’est reformée sous nous et nous cache les pays inconnus vers lesquels nous dévalons et dont seulement quelques vagues contours se dévoilent ; nous-mêmes cheminons en plein soleil parmi les hautes herbes humides de rosée et les fougères trempées et ornées comme chez nous de fils de la Vierge dans lesquelles le tippoye promène et baigne mon assise ; et nous assistons au spectacle inoubliable et rare d’un brouillard dans les montagnes des tropiques.

Le tracé de la future route contourne le flanc de la montagne de serpentins inattendus et ci et là forme des arabesques déroutantes. Levant le nez de dessus mon bloc-notes, je vois le tippoye de ma femme avec son parasol aux larges couleurs italiennes, à la même hauteur vis-à-vis de moi, de l’autre côté du ravin et toujours dans les fonds, coupant la verdure d’une blessure saignante, les euphorbes aux coraux flamboyants y font une merveilleuse tache de couleur. Nous jouissons de l’enchantement d’un matin radieux de toute la beauté de la lumière des tropiques sans ses ardeurs et ses souffrances, et ce sont de ces moments qui paient largement toutes les peines endurées, tout cornue la mort du buffle ou de l’éléphant après la dure traversée des marais, vous récompense de l’effort accompli.

De bonne humeur, j’achète à Mapuli (surnommé Mirabeau à cause de sa faconde inépuisable) sa boîte en bois qui lui sert de nécessaire de voyage, et que je paye sans discuter les 20 francs qu’il a demandés, n’ayant jamais cru à pareille aubaine.

Devant moi en file indienne, la caravane fend les hautes herbes d’une allure inconnue jusqu’aujourd’hui, sentant qu’après ce dernier safari s’approche le repos et la paye. Il est incroyable de constater ce qu’ils savent encore marcher, les bougres, et ils nous l’avaient soigneusement cachée jouant au malade pour raccourcir les étapes et faire alléger les charges. Tous les jours depuis trois semaines ils nous ont joué la même comédie, mimée avec les mêmes gestes apitoyants, puis à force de prières et de menaces, ils se remettaient en route pour recommencer le même petit jeu un peu plus loin. En ce moment ils ne savent pas, les pauses porteurs, qu’au bout de la route deux blancs les attendent, et que l’homme de police qui m’accompagne, est chargé du message de les reconduire à Rutschuru, tout fatigués qu’ils sont, avec de nouvelles charges et de nouveaux maîtres à servir. Ce sont le Prince et la Princesse Sapieha, des Polonais, qui, faisant le voyage en sens inverse du nôtre, vont prendre pour descendre vers le lac Kivu la caravane qui nous a amenés. À cause d’eux, et pour ne pas faire trop piètre impression, je me suis rasé et brossé et vêtu de kaki frais, lavé au ruisseau dès le matin. Vis-à-vis de la concurrence, il faut se donner les gants d’avoir conquis tous ces beaux trophées qui ornent les têtes de nos porteurs, en se jouant, sans bosses ni déchirures. D’ailleurs on oublie très vite soi-même, après la réussite, toutes les fatigues et les mécomptes par lesquels on a passé.

Partis à 8 heures nous arrivons à 10 heures au rest-house de Kagena où le Sultan Shabane nous dit qu’il y a encore trois heures de marche jusqu’à Kassanga. Nous laissons reposer les hommes et déjeunons nous-mêmes pendant les heures torrides de la journée et vers 2 heures nous nous remettons en route pour franchir cette dernière étape. Le pays a encore changé d’aspect et me rappelle les montagnes italiennes par leurs croupes arrondies et leurs vallonnements moutonneux ; involontairement je pense à Pérouse, à Assise ou à Gubbio et je me crois transporté loin d’Afrique, au centre des montagnes d’Ombrie ou de Toscane. À gauche des collines vertes couronnées d’eucalyptus sont coupées de plaques foncées et chaudes qui ne sont autres que des brûlés mais qui de loin ont l’aspect de terres labourées. De nouveau le manque complet de bétail surprend ici dans ce paysage quasi-européen où des fougères énormes en quantités invraisemblables mais juste les mêmes que celles de nos pays, complètent l’illusion.

Vers 5 heures nous avons aperçu quelques huttes et quelques tentes se profiler au loin sur la côte opposée à celle sur laquelle nous-mêmes venions de déboucher, et abandonnant nos tippoyes et la route en lacets qui devait nous y mener, nous avons piqué droit à travers la vallée pour remonter à pied de l’autre côté et arriver à Kassanga avant la nuit.


Kassanga (1.800 mètres), 20 février.

Nous voici parvenus à l’amorce de la route, le fameux kilomètre 87 où s’arrêtent les travaux qui doivent être terminés d’ici deux ans, et relier Beni à Rutschuru. Ce sera fini alors dans, cette région, du portage à dos d’home et des longues randonnées en tippoye que nous venons encore de pratiquer pendant vingt jours, et le pays silloné par des automobiles, de toutes marques sera devenu la proie du grand tourisme international : il y perdra certainement de son charme de sauvagerie, mais pour les blancs, pressés de se rendre d’un point à un autre, et surtout pour les pauvres noirs, délivrés d’une horrible corvée, ce sera certainement un très grand progrès réalisé.

Pour le moment notre tente est piquée sur la route même qui demain ou après-demain au) plus tard, sera livrée au trafic journalier de l’auto, qui gagne ainsi peu à peu sur la brousse. J’écris, appuyé sur l’Equateur, qui sépare exactement deux hémisphères et deux mondes différents : d’un côté celui de la brousse, des porteurs et des tippoyes, de l’autre celui des routes, des autos et du smoking.

Nous venons d’entrer dans l’Ituri : de la plateforme de la nouvelle route qui va nous conduire à la civilisation, nous voyons encore le vallon qui forme la limite du Kiwu si varié que nous quittons, et je rêve aux lacs, aux volcans, aux mines d’or, au café que nous laissons derrière nous. Pays de contrastes violents, où dans le Sud on jouit du meilleur climat d’Afrique, alors que dans le Nord, dans les plaines du lac Edouard, il passe pour être le plus malsain ; pays peuplé d’un côté par des travailleurs et des pygmées, eu grand nombre, abandonné de l’autre, et où de rares huttes clairsemées donnent abri à une population misérable et rachitique. Pays témoin des héroïques combats de 1917, pays plein d’enthousiasme et de promesses : les tiendra-t-il ? Mais la réussite minière trop rapide serait un mal pour le pays, car elle y tuerait un essor agronomique très certain et nécessaire à un Congo déjà trop industrialisé, et où la prépondérance des grosses entreprises est un danger par la hausse des salaires. Si toute la main-d’œuvre est drainée vers les exploitations aurifères et d’autres analogues, le banque de bras se fera sentir fatalement dans l’agriculture et menacera de ruiner cette branche de l’économie coloniale. Et pourtant la situation des premiers colons mérite d’être prise en considération, et parmi eux les missionnaires qui depuis le début ont présidé aux destinées de la colonie, et tant contribué à son développement, devraient être protégés contre le flot envahissant des nouveaux chercheurs d’or. Pour quelques-uns, habiles à profiter de la conjoncture, il aura évidemment des compensations ; la valeur des terrains près des centres surtout, sera décuplée, et celle des plantations augmentera forcément aussi ; de même pour ceux qui sont sur place, l’argent réalisé permettra d’entrer, connaissance de cause, dans les affaires nouvelles et d’être les premiers à pouvoir acquérir des concessions. Mais la plupart des anciens colons verront certainement leur situation diminuée par suite de l’immigration exagérée des dernières années, et il n’est pas étonnant qu’ils s’y montrent franchement hostiles. D’ailleurs comme en Europe, la spéculation n’est pas restée étrangère à ce mouvement, et déjà on signale plus d’un krach parmi les nouveaux acquéreurs. Car il y a, et il y aura toujours, deux types de planteurs bien distincts : ceux qui comme le Prince de Ligne ont comme idéal de créer une œuvre de longue durée, et ne craignant pas d’y engager pour réussir même une partie de leur fortune ; et les aventuriers, dont le type devient malheureusement chaque jour plus fréquent, qui plantent dans le seul but de jeter de la poudre aux yeux, et n’ont qu’un objectif, revendre au plus vite avec bénéfice, les terrains défrichés pour aller tenter leur chance ailleurs et s’enrichir au plus vite par des spéculations heureuses. C’est tout un monde qui s’agite ici et il est difficile de prévoir ce qu’il en sortira. Et involontairement je pense à un livre que j’ai étudié dans le temps où je m’occupais à la Chambre de questions sociales, et qui s’intitulait Belgique, terre d’expérience, et je suis tenté à mon tour de dire : « Kiwu, terre d’expérience », en présence de tout le mystère que recèle cette province du Congo, la plus belle et la plus fertile de l’immense Empire, et dont l’avenir seulement nous dévoilera ce qui s’y cache.

Nous avons organisé un déjeuner sous la tente, auquel nous avions convié nos voisins les Polonais dont j’ai déjà parlé : le Prince et la Princesse Léon Sapieha, qui ont leur propriété à Krasiczyu près de Premyshl en Galicie, connaissances utiles et agréables à connaître et à cultiver, et qui nous ont renseigné de bons cerfs à tuer au brâmage pour le jour où, trop vieux pour l’Afrique, nous nous rabattrons sur les chasses d’Europe. Après un repas pris fraternellement avec nous, ils viennent de repartir pour le Sud, emmenant nos porteurs avec eux, pendant que nous attendons le retour de l’auto, qui arrivée hier à point nommé pour nous emmener vers le Nord, est repartie ce matin avec la moitié de nos charges, et doit revenir nous prendre nous-mêmes pour nous mener à Lubero. Et pendant que je me livre aux réflexions que j’ai développées plus haut, tout à coup, sans que rien ne nous y ait préparés, un orage d’une violence inouïe vient m’en arracher ; en un clin d’œil nous nous trouvons pris au centre de la tornade, tandis que les éclairs suivis de coups de tonnerre retentissants sillonnent le ciel sans discontinuer ; une pluie torrentielle mêlée de grêlons comme j’en ai rarement vus, alternant avec des rafales de vent, secoue impitoyablement nos tentes qui à chaque instant menacent d’être arrachées avec les piquets qui les retiennent. C’est miracle qu’elles résistent, et heureusement l’ouragan n’est pas de longue durée et s’en va presque aussi vite qu’il était arrivé. Le calme renaît, le ciel se dégage des lourds nuages qui, il y a un moment seulement, l’obscurcissaient tout entier, et des lueurs roses au couchant nous annoncent que pour aujourd’hui la nature s’est apaisée : une femme passe devant nos tentes portant son gosse assis à califourchon sur sa hanche, et une cruche sur sa tête ; elle va chercher de l’eau au ruisseau pour préparer la soupe du soir, et nous allons rendre visite aux contremaîtres chargés des travaux de la route, MM. Corin et Rossignon qui nous offrent le whisky traditionnel et nous apprennent les dernières nouvelles de la brousse : il paraît que l’auto chargée de nos bagages a versé dans un fossé, et que le chauffeur, assez mal arrangé, a dû être hospitalisé en cours de route : j’avais bien dit que le seul animal vraiment dangereux dans ces parages était l’automobile !

viii

EN CAMION À TRAVERS L’ITURI

21 février.

Mon opinion sur le danger de l’automobile est encore confirmée le lendemain, quand juchés sur un nouveau camion, nous sommes conduits à toute allure par un nègre, et que nous avons escaladé jusqu’à 2.300 mètres une route en spirales, à flanc de montagne, et dérapante à soufrait. Par d’innombrables lacets dont nous avions de loin vu les tournants rouge brique en arrivant l’autre jour à Kassanga, nous sommes parvenus à la crête « Kogonil » qui est celle de la séparation des eaux des deux bassins du Congo et du Nil, les unes coulant vers l’Atlantique, les autres vers la Méditerranée. Le point culminant est à Matembe, à 2.380 ; de là-haut la vue est merveilleuse, mais on n’a pas le loisir de l’admirer, absorbé comme on l’est par l’aspect de la route, car le chauffeur s’est engagé maintenant dans une descente vertigineuse, le long de la paroi de la montagne qui est comme un vrai mur, coupant ses virages avec dextérité en surplombant le vide. Et sans être craintif, on ne se sent pourtant pas très à l’aise, perché sur le haut d’un camion surchargé de deux tonnes, et à chaque nouvel tournant, quand on est balancé dans l’espace, on se mord les dents, en crispant tous les membres ; ce sentiment d’insécurité qu’on éprouve est encore augmenté en voyant les débris de l’auto de la veille, qui ayant culbuté, a roulé plusieurs fois sur elle-même avant de s’arrêter au fond du ravin ; le chauffeur noir, protégé par le toit en bois de l’avant, n’a été que légèrement blessé, mais assis sur les bagages, j’aurais été infailliblement tué. Décidément, je préfère les porteurs noirs à la traction mécanique, et je me dis que nous avons eu de la veine d’avoir au dernier moment changé nos projets, et décidé de suivre nos colis plutôt que de les précéder, ainsi que nous avions d’abord pensé le faire.

Après cette gymnastique dangereuse, le reste de la route ne nous paraît plus qu’un jeu d’enfant ; et dégagés du souci immédiat de l’accident toujours possible, nous pouvons de nouveau prendre de l’intérêt aux détails du pays que nous visitons ; de loin en loin des huttes rondes, disséminées dans la montagne et cachées dans les mimosas, font penser aux villages japonais, puis nous traversons une belle forêt où les bambous alternent avec les fougères arborescentes ; celles-ci atteignent parfois des hauteurs variant entre 5 et 6 mètres et puisent leur fraîcheur et leur force à un ruisselet ou fossé d’eau qui borde le chemin et nous berce de ton murmure cristallin.

Partout les érythrines à grappes rouges égayent d’une note flamboyante le paysage, et à 2 h. 3/4, nous avons tout à coup dans une échappée sur la vallée, une belle vue sur Lubero.


25 février.

Arrivés hier à Lubero, nous nous réveillons ce matin avec une impression d’Europe : un brouillard intense nous cache la vue du poste, et l’on pourrait se croire en Ardenne. Nous ne sommes pourtant qu’à 1.925 mètres d’altitude et le thermomètre marque 18° ce qui fait que le froid n’est que relatif, mais pour l’Afrique et tout près de l’Equateur comme nous le sommes, il est pourtant surprenant de avoir pas plus chaud. Depuis Dar-es-Salam, jamais il ne m’est arrivé de dormir sans couverture, et cette nuit, malgré deux couvertures, deux burnous, un sweater et une ceinture en flanelle j’ai encore senti la fraîcheur. Jamais comme au Soudan ou en Abyssinie, il ne nous est arrivé de dîner le soir en pyjama devant la tente, et au contraire, presque toujours nous nous calfeutrions sous la tente bien close et après nous être chaudement vêtus.

Du reste hier au soir pendant que nous dînions chez l’administrateur, le ménage Willemart, pour réchauffer l’appartement, on avait apporté deux braseros, qui dans l’espèce, n’étaient que des « tanikas » trouées, excellente invention du reste, qui prouve pour l’ingéniosité de ceux qui ont affecté à ce nouvel usage les vieux bidons d’essence, qui rendent déjà tant d’autres services, et ce matin, délicate attention de l’administrateur, on m’apporte un nouveau brasero qui va me chauffer, pendant que je prends mon bain.

Peu à peu le brouillard se lève comme sur la Sarre à l’automne au moment du brâmage et bientôt Lubero se dégageant des nuages, apparaît tout entier : le poste est vraiment charmant, et son climat, à cause de sa fraîcheur même passe pour un des meilleurs d’Afrique. Situé dans une espèce de cuvette, il est entièrement encerclé de montagnes, celles-ci sont couronnées de forêts, mais à part les singes à face rose, espèces de gorilles dont nous parlait Sapieha, elles sont vides de gibier, phénomène qui s’explique par la densité de la population qui peuple la région ; de nombreux villages sont perchés sur toutes les collines et chaque coppette est couronnée d’une bananeraie. Sans celle-ci on se croirait en Europe, tant l’aspect des jardins est semblable à celui, de chez nous ; seuls les aloès qui bordent les routes comme en Espagne ou en Sicile, font penser au Midi.

Je franchis le seuil de l’habitation mise à notre disposition comme logement, et dès les premiers pas, je me trouve en présence d’une jonchée de fleurs : roses, œillets, dahlias, capucines, violettes et même des pensées, les premières que je vois ici, alternent à l’envi, composant le plus merveilleux tapis qui ne rappelle en rien l’Afrique. Tour à tour une bordure de géraniums ou d’œillets du poète lui sert de


Le lac Édouard


Le lac Édouard





ceinture, et de quelque côté que l’on regarde, ce ne sont

que fleurs, fleurs, fleurs, partout, qui vous saluent et embaument l’air de leurs effluves odorants : je me souviendrai longtemps de cette matinée de printemps à Lubero, où les premiers rayons du soleil se posant tel un baiser sur toutes ces corolles humides de la rosée de la nuit, semblaient boire à leurs lèvres les gouttes d’argent qui s’en échappaient…

Moins poétique, mais rentrant dans le domaine des choses pratiques, est l’immense champ de fraisiers qui se trouve non loin de là, et nous convie à une cueillette dont les fruits succulents pourraient avec avantage concourir avec les meilleurs de chez nous : ce champ est du domaine public et tous les blancs du poste s’en régalent à qui mieux mieux. C’est la spécialité de l’endroit et ils en sont très fiers.

Une allée de pruniers du Japon allant au dispensaire nous mène de notre habitation au centre du poste. Celui-ci date de 1923 où il fut d’abord occupé militairement, l’occupation civile n’ayant suivi qu’en 1925. Il se compose d’abord d’une grande place large de 350 mètres et longue de 150 mètres environ, qui s’avance en forme d’éperon au-dessus de la vallée, et à laquelle mène une allée d’eucalyptus longue de 14 mètres ; la place elle-même est bordée d’eucalyptus et d’une douzaine de cases blanchies à la chaux et couvertes d’ajoncs, c’est le quartier militaire. Ensuite viennent les bâtiments de l’administration tous également blanchis à la chaux et dont les toits qui de loin paraissent être de chaume ressemblent à ceux des petites fermes silésiennes. Plus loin quelques factories complètent l’ensemble des habitations réservées au service des Européens, et où ne résident que les indigènes employés par eux. La vraie population noire habite dans la montagne et en quittant la place, nous voyons, dominant le ravin, tous les petits villages, à l’aspect pittoresque que je compare à ceux du Japon, sans le connaître ; peut-être mon impression est-elle fausse, mais en voyant ces maisons serrées les unes contre les autres de manière caractéristique et dont les toits de dimensions variées, ont pourtant tous une structure pareille, je pense involontairement aux broderies et aux dessins, ainsi qu’aux boites en laque et aux paravents japonais, et je revois en imagination les petits palais surannés des nobles Daïmios. Les jardins qui les entourent ne sont pour le moment que des champs de blé, mais on pourrait très bien, vu le résultat obtenu avec les fraisiers, introduire ici la culture de la pomme de terre et même d’autres plantes maraîchères.

Notre aimable hôte, l’administrateur Willemaert, chez lequel nous avons dîné hier soir, nous a du reste dévoilé son intention de faire des essais avec toutes sortes d’essences d’arbres venus d’Europe, le hêtre entre autres, ce qui serait intéressant pour le reboisement. En attendant il s’est contenté de planter des rosiers et nous admirons chez lui une haie énorme de rosiers grimpants en fleurs, de toute beauté. Un parterre d’œillets du poète roses et vivaces, entouré d’une bordure de géraniums et d’une espèce de plante grasse aux feuilles rouges, dont j’ignore le nom, s’étend devant l’habitation ; des capucines grimpantes s’enlacent aux troncs des tuyas qui plantés en allée, complètent l’illusion de ce jardin à la française sous l’Equateur.

En rôdant dans le poste ce dimanche matin, nous voyons les hommes qui flânent et qui fument assis dans leurs dock-chairs indigènes, tableau typique au Congo, tandis que les femmes circulent affairées, portant des charges de toutes espèces, et leurs gosses pendus à leurs mamelles ou ficelés dans leur dos ; l’ancien usage de déformer les têtes des nouveau-nés se perd dans la région et nous n’en voyons que fort peu qui ont le crâne allongé anormalement ; on me dit que peu à peu tend à disparaître cette coutume qu’on attribuait à l’intention de se mutiler pour échapper à l’esclavage et à la vente des noirs par les Arabes sur les marchés du Nord et de Zanzibar.

Lubero me rappelle encore deux rencontres intéressantes que nous y fîmes ; la première, celle de Prétorius, un des plus célèbres chasseurs d’Afrique qui compte à son actif plus de 400 éléphants ; la seconde, assez amusante par la manière dont elle se produisit, fut celle de M. Strumsa. J’ai dit que l’administrateur avait mis à notre disposition une habitation, mais sans nous dire à qui elle appartenait ; et nous avions cru que comme dans beaucoup d’autres postes, c’était le rest-house réservé aux étrangers de marque passant par Lubero.

Nous avions comme habituellement fait dresser nos lits dans l’une des pièces, réservant l’autre pour nous servir de salle à manger. Or le second soir de notre séjour, à l’heure du souper, nous voyons arriver un noble inconnu qui s’installe sans façon dans l’appartement contigu au nôtre et comme en voyage on lie vite connaissance, et que l’on ne s’encombre pas de vaines formules protocolaires, nous demandons au nouveau-venu s’il ne veut pas accepter de partager fraternellement notre repas, dont les apprêts sont justement terminés. Il accepte et au cours de l’entretien qui suivit, nous découvrîmes à notre grande stupéfaction, et à l’amusement de notre hôte, que c’est dans sa propre maison ou plutôt celle de la Société qui l’occupe, que nous avions trouvé l’hospitalité, et que l’administrateur, le croyant en voyage prolongé, avait cru pouvoir disposer de sa demeure pour nous l’offrir. Nous avons beaucoup ri de aventure, qui m’a remis en mémoire une réponse que j’avais entendu faire à Mme Empain quelques mois plus tôt, dans des circonstances analogues. Quelqu’un lui ayant fait une remarque qui lui avait déplu, elle avait demandé au quidam : Mais où croyez-vous donc être ? À quoi avec beaucoup d’à-propos il lui fut répondu par le propriétaire de la maison où elle se trouvait : « Mais chez nous, Madame ».

Pour en revenir à M. Strumsa, celui-ci, Italo-Suisse, est le grand chef de l’exploitation de la nouvelle route qui doit relierIlrumu à Rutschuru et dont il nous explique aimablement le tracé ; quand elle sera terminée, la jonction entre le Caire et le Cap sera établie et par une ligne presque droite, on pourra en dix-sept jours arriver d’Alexandrie au lac Kivu. Il est intéressant de voir créer cette jonction, et d’assister au développement d’un territoire hier presque inconnu, et qui demain par le trafic qui s’établira grâce à la nouvelle route, va peut-être prendre un essor merveilleux.

Déjà maintenant les garagistes et en général tous les propriétaires d’autos s’enrichissent à vos dépens, mais on est bien obligé d’en passer par leurs exigences, car le portage à dos d’homme n’existant plus là où l’auto a pénétré, on est forcé d’y recourir, si l’on veut poursuivre son voyage. Le chauffeur auquel nous nous adressons et qui va nous conduire de Lubero à Faradge, soit une distance de 834 kilomètres, nous demande 4 francs par personne et par kilomètre plus 0 fr. 75 pour chaque boy, plus 9 francs par tonne kilométrique ce qui fait que pour nous transporter avec nos 2.086 kilos de bagages, nous aurons à payer la somme rondelette de 26.432 fr. 20.

J’avais bien dit que non seulement l’auto était l’animal le plus dangereux de l’Afrique, mais encore pour parler comme l’Anglais, que son propriétaire nous « charge » beaucoup plus fort que le buffle ou l’éléphant.


24 février.

Nous nous mettons en route pour Butembo, nouveau poste, créé, il y a à peine huit mois par la Minière des Grands Lacs en vue de l’exploitation des terrains aurifères de la région. Nous déjeunons chez M. Ubach, employé de la Société qui nous fait les honneurs du poste qui semble réellement sorti de terre avec ses jolies maisons en bois, ses garages et ses jardins. Situé à 1.600 mètres d’altitude, il se trouve dans l’un des contreforts du massif imposant du Rouwenzori (Ruenzori) ; celui-ci, dont nous admirons plus loin les glaciers s’étend entre le lac Edouard et le lac Albert-Nyanza, au bord de la grande cassure que parcourt la Semliki et compte une trentaine de sommets dont le plus élevé culmine à 5.500 mètres.

Nous sommes à 52 kilomètres de Beni et comme de Beni à Iramu il y en a 145, nous pouvons compter 200 kilomètres de Butembo à Irumu. Si nous nous sommes arrêtés à Butembo, c’est qu’on m’a signalé la présence d’éléphants à Karibumba, non loin d’ici et sur mes instances on a pris rendez-vous avec le chef Kumainoco qui doit m’y conduire demain matin.


25 février.

Levé à l’aube, je quitte Butembo à 6 h. 1/2 avec Ubach et Lallemand qui se rendent à Beni et me déposent sur la route à mi-chemin. Ma femme est restée en arrière au poste et me suivra avec le camion et les bagages dans le courant de la matinée. À 8 h. 20, j’arrive chez le chef Kumainoco, un ancien soldat mitrailleur du général Henry, dont on me présente comme l’ami, et l’on m’installe sur le deck-chair du propriétaire pendant que ses hommes se mettent en route pour voir s’ils trouvent des traces fraîches d’éléphants. Plusieurs heures se passent ainsi à attendre le retour des pisteurs, et j’ai longuement le temps d’admirer les beautés du poste ; quelques misérables huttes envahies par la brousse, le composent, et pour le cas où nous resterons campés ici cette nuit, on est obligé de déblayer le terrain qui servira d’emplacement aux tentes. Du point où je suis assis, je domine le pays qui est assez ouvert, tandis que dans les fonds des bandes de forêts alternent avec les matétés.

Le temps est couvert, même pluvieux, quelques petites gouttes de pluie commencent à tomber, et quand vers 1 heure me parvient la nouvelle qu’on n’a point pisté d’éléphants, je ne songe plus à prolonger mon séjour dans cet endroit qui manque totalement de charme. Aussi quand parait ma femme avec le camion des bagages, avons-nous tôt fait de décider de poursuivre aujourd’hui même notre voyage jusqu’à Beni.

Après avoir sommairement cassé la croûte avec l’encas que nous ne manquons jamais d’emporter avec nous en pareille circonstance, nous reprenons place sur le camion qui en moins d’une heure nous dépose au nouveau poste de Beni. Nous y retrouvons Lallemand ainsi qu’un certain M. Maes, ancien 4e Lanciers, maintenaint adjoint à l’administrateur, qui met très aimablement à notre disposition une construction neuve, point encore tout à fait achevée, mais qui a le mérite d’être d’autant plus propre ; comme il est célibataire pour le moment, nous le prions à dîner et le soir notre veillée se prolonge à l’entendre nous donner sur la région toutes sortes de renseignements intéressants. Car depuis que nous avons pénétré dans l’Ituri, et que nous nous rapprochons de la région des mines de Kilo Moto, la question des salaires devient de plus en plus brûlante.


26 février.

Dès que nous quittons Beni, nous pénétrons dans la forêt ; ce sont les dernières ramifications de la Forêt Equatoriale dont le massif occupe tout le centre du Congo et s’étend jusqu’à Stanleyville. Cette forêt, dont la richesse en bois est incalculable, renferme d’innombrables espèces d’arbres dont les principales sont l’élaïs ou palmier qui donne l’huile, le cocotier, le bananier, le dattier, le manguier, puis les plantes à caoutchouc très abondantes, plus un certain nombre d’essences, bonnes à servir comme bois de chauffage ou de construction. Autrefois inaccessible et dans laquelle aucun blanc n’avait mis le pied avant Stanley, elle est sillonnée à présent d’excellentes routes pour automobiles qui assurent le trafic et les communications d’un bout à l’autre de l’immense Empire. De chaque côté de la route, la végétation est si dense qu’elle forme comme un mur de verdure, et puis de loin en loin une clairière appraît, on aperçoit des troncs coupés à trois ou quatre mètres du sol et de ce trou déboisé on voit surgir des bananiers qui entourent quelque hutte ronde à toit pointu. Ici habite, la population autochtone et la forêt, loin d’être déserte comme son nom de forêt vierge semblerait l’indiquer, est très peuplée au contraire ; des milliers de bananeraies, semblables à celles que nous croisons sur la route, se cachent ainsi dans le sous-bois de la forêt et’donnent asile à de nombreuses familles indigènes.

Les femmes qui ne quittent guère leur retraite sylvestre circulent presque entièrement nues, alors que les hommes, surtout quand ils se rendent à un centre de civilisation, se revêtent de défroques venues d’Europe, et dont souvent ils se couvrent par ordre. Est-ce un bien ou un mal, ces besoins que le blanc crée partout où il passe, et l’éternelle question de l’utilité de la colonisation se pose, quand au cœur de l’Afrique et tout près de la nature, on touche du doigt le problème : ne ferait-on pas mieux de laisser ces populations continuer à mener la vie végétative et animale qui fut la leur depuis l’aube des âges, plutôt que de vouloir changer leur mentalité en leur enseignant une manière de vivre, et une morale pour laquelle ils ne sont point nés ?

Ce matin, en passant, nous avons rencontré une troupe de sauvages, dont les visages étaient peints eh rouge, qui, hurlant et dansant au son des flûtes qu’ils se font en creusant des tiges de bambous, célèbrent ainsi jour et nuit la période du clair de lune, et si le bruit était assez pareil à celui de nos dancings, il y a pourtant un monde qui nous separe, d’avec ces farouches adorateurs de l’antique Astarté.

Un pneu crevé nous arrête juste en face d’une hutte de forme arrondie, et pendant que le chauffeur répare la pièce endommagée, je puis continuer à loisir mes études, ethnographiques, car bientôt comme chez nous, nous sommes entourés de curieux rassemblés pour contempler travail sans y aider. Une vieille dame fumant une longue pipe, est assise sur le bord du chemin et nous présente ses fesses pleines de rides comme celles de l’éléphant ; la population féminine offre sans pudeur à nos regards toute la gamme des seins les plus variés, depuis le bouton naissant de la fillette, jusqu’aux mamelles pendantes des matrones déformées. « Petits fripons, grands pendards », comme disait Voltaire avec son sourire sarcastique ; une loque ceignant les reins, sert de cache-sexe, tout comme en Europe les étoffes légères le cachent aussi ; les enfants sont pour la plupart ventrus et beaucoup ont la déformation du nombril, provenant du manque de soins au moment de la naissance.

Aussitôt que notre pneu est réparé, nous nous remettons en route, et pendant des heures encore nous parcourons la grande forêt monotone : pas une bête n’est visible, pas même le moindre singe ne vient égayer de ses ébats la solitude de ces lieux ; seuls de place en place, les troncs sciés à quatre ou cinq mètres du sol font un effet des plus curieux et donnent à penser que la main de l’homme a passé par ici.

Le temps est lourd et couvert, et le roulement de l’auto vous berçant, on est tout près de s’assoupir, quand tout il coup un obstacle imprévu nous arrête et nous empêche de continuer notre chemin ; cette nuit un coup de vent a renversé un arbre monstre qui est tombé en travers de la route et barre le passage. Inutile de compter sur le secours des Ponts et Chaussées pour nous aider à déblayer la voie ; bon gré, mal gré il faudra que nous voyions par nos propres moyens à nous tirer d’embarras. Et comme il ne faut pas songer à faire bouger la masse que nous avons devant nous, qui même en étant sciée en deux tronçons ne livrerait pas passage à l’auto, nous décidons qu’il n’y a qu’une chose à faire, c’est de nous frayer un nouveau chemin à côté de l’ancien. Une autre auto, venant en sens inverse, est aux prises avec les mêmes difficultés que nous, et ensemble nous recourons aux indigènes qui un à un ont surgi comme par miracle du sol et qui consentent après un bon nombre de palabres à tracer dans la forêt une nouvelle piste pour






Dans l’Uelé. Pour le dernier éléphant

que nous puissions tourner l’obstacle qui est devant nous.

Armés de pieux et de pioches, ils se mettent à abattre les arbres, à arracher les racines, à renverser les talus, pendant que nous déchargeons le camion pour faire transporter à bras d’homme nos 2.000 kilos de bagages, car jamais il n’aurait passé ainsi chargé dans la terre fraîchement remuée et nous risquions de le voir s’embourber définitivement ou d’avoir pour le moins un essieu faussé, ce qui eût été tout aussi fâcheux, dans la solitude où nous nous trouvions. Une troupe de gosses s’est chargée de la besogne, et l’un d’eux qui s’est orné la tête d’un rond en fer blanc sur lequel il a appliqué une feuille de papier d’argent qui servait à entourer notre chocolat, et qu’il a ramassée dans la boue où nous l’avions jetée, joue qu’il est le Capita et commande aux autres ; ce jeu les excite et les amuse, et le travail se fait ainsi en jouant.

Attirée par le bruit, la population sort peu à peu de sa retraite boisée et nous voyons apparaître d’abord un vieux pygmée qui vient contempler le spectacle, puis toute une horde de femmes pygmées, entièrement nu os, moins un rideau flottant grand comme deux mains qui, retenu par une ficelle, leur pend entre les jambes. Elles sont couvertes de peintures noires en lignes tigrées et variées, faites, je pense, au charbon de bois ; l’une d’elles est fraîchement tatouée dans le dos ; une autre a passé une longue allumette à travers ses deux narines. Toutes ont des anneaux en laiton qui leur encerclent le bras depuis le coude jusqu’à l’épaule et les jambes jusqu’au-dessus du genou. Elles ont les cheveux ras, et fument la pipe comme les hommes.

Après trois heures d’ouvrage, la nouvelle piste est suffisamment dégagée pour que nous puissions risquer d’y engager notre camion, et à 2 h. 1/2 nous avons la satisfaction de le voir arriver sans encombre de l’autre côté.

L’arbre qui nous a arrêtés sur la route, se nomme Libogo en Bangala et sert à faire les meubles en bois rouge ; il pousse en grandes quantités dans la région et est typique par les énormes arêtes qui recouvrent sa surface.

Après cet incident, nous poursuivons notre voyage sans plus d’entraves, nous passons le Loyo sur un beau pont de pierre, puis un autre cours d’eau, sur un pont provisoire en bois dont les planches branlantes nous donnent un moment d’émoi, mais il est déjà tard, nous voulons arriver à Irumu avant la nuit, et si nous devons encore une fois décharger et recharger notre camion, Dieu sait à quelle heure nous arriverons dans la nuit, aussi risquons-nous le coup, et nous poussons un ouf de soulagement quand nous arrivons sains et saufs de l’autre côté.

À six heures nous étions rendus à Irumu et comme c’est la capitale de l’Ituri et un poste d’administration important, il ne s’agit pas d’y dresser nos tentes sur la place publique, mais ce que j’aime beaucoup moins, on nous convie à mettre nos lits dans la maison de passage pour étrangers, sorte de grande caserne d’aspect peu sympathique. Ces gîtes d’étape sont certes une bonne institution et rendent de grands services aux voyageurs, qui pressés pour leurs affaires, ou ne pouvant s’encombrer d’un énorme matériel de campement, sont heureux de trouver un toit sous lequel ils peuvent se reposer ; et la remarque que je fais, n’a rien de péjoratif pour le Congo, et tient simplement à mon antipathie des centres en Afrique, comme des villes en Europe, celle-ci se manifestant par mon horreur des gîtes d’étape, comparée au charme de la tente dans la brousse.


27 février.

Après une visite rapide à l’Administrateur, et une autre à la Banque pour y prendre notre courrier et le viatique nécessaire à la suite du voyage, nous repartons sur notre camion, et tout de suite nous avons l’impression d’approcher d’un autre monde : la route est comme un billard, les poteaux télégraphiques qui la bordent en espaces réguliers comme en Europe, pourraient faire croire que nous traversons quelque province du Midi de la France, n’était le bétail aux grandes cornes comme celui du Kivu, que de loin en loin nous voyons pâturer dans la plaine, et qui nous rappelle que nous sommes en Afrique. Nous nous en apercevons d’ailleurs bientôt, au passage de la Tinda où la construction d’un nouveau pont, nous oblige une fois de plus à décharger notre camion ; puis, peu à peu un bruit insolite dans la machine nous fait craindre un arrêt définitif sur la route. Heureusement que notre chauffeur connaît non loin de là la ferme d’un Anglais qui est munie d’un atelier de réparation, où il espère trouver du secours. En effet, nous y étant rendus, on put nous y remettre en état la pièce faussée, et après quelques heures d’impatience, nous reprîmes la route de Kilo.

Le colon anglais qui nous tira d’embarras s’appelle Parker et sa plantation de café, à dix kilomètres de Bunia, est située à 1.100 ou 1.200 mètres d’altitude, mais les arbres qu’on nous montra près de la route sont de vieux exemplaires très laids. Par contre celle de Kipgen, un compatriote chez lequel je m’arrête encore le soir, en passant à proximité de sa demeure, possède des caféiers qui n’ont pas quatre ans et qui atteignent déjà deux mètres de haut et dont le rapport est de quatre cent cinquante grammes. Malheureusement, nous ne pouvons nous attarder longuement chez lui, car nous sommes attendus à Kilo et après tous les avatars de la journée nous n’y arrivons qu’à la nuit tombée.


Kilo (altit. 1.350 m.), 28 février.

Nous sommes logés dans la maison de Metaxas, le frère de celui que nous retrouverons à Aba-Faradge, et nous prenons nos repas chez M. de Blève, lequel a été chargé de nous piloter et de nous instruire en l’absence du Dir. Gén. des Mines que nous manquons de quelques jours, et qui vient de repartir pour l’Europe. M. de Blève est tout à fait aimable et outre les repas succulents qu’il nous offre et qui sont doublement appréciés après la cuisine rudimentaire qui vient d’être la nôtre pendant des mois de « Camping », il nous met au courant et nous montre dans tous ses détails les très intéressantes installations de Kilo. Et pour commencer il nous parle de la situation assez tendue par suite de la question de la main-d’œuvre qui préoccupe en ce moment toute cette partie de la Province Orientale et qui provient de la rivalité entre les Mines et le café. Contrairement au Kivu où c’est par l’agriculture que les colons ont débuté, et où elle est une nécessité, ici, ce sont les exploiteurs de mines qui étaient les premiers occupants, et on reproche aux planteurs de café de prendre la main-d’œuvre dont l’industrie a le plus grand besoin. Et comme raisonnement les industriels disent, et ils n’ont pas tout à fait tort, qu’on peut déplacer les caféiers et trouver d’autres terrains propices à la culture du café, mais qu’on ne peut déplacer les terrains aurifères.

Bunia est à la fois pays de l’or et du café et nous verrons les deux parallèles juxtaposées aujourd’hui.

Avec notre hôte nous évoquons les temps héroïques et parlons du Colonel Henry, qui a laissé ici parmi les indigènes un inoubliable souvenir, d’où son surnom de « Bwana N-Déké », l’homme oiseau, à cause de la rapidité extraordinaire avec laquelle il se transportait d’un point à un autre, et qui donnait à penser qu’il avait des ailes. Nous parlons de la campagne de 1894-1895 où Henry se distingua dans l’Armée de Lothaire lequel arrivant des Falls (Stanleyville) avec des renforts, vengea la mort du capitaine Ponthier, et dans une lutte épique qui dura vingt-huit jours, décima l’armée de Rumalitza, sultan d’Ujiji et mit fin à la campagne arabe. C’est le lieutenant Henry qui aux environs d’Avakubi s’empara de Stokes, sujet anglais à le solde des Allemands, dans le camp duquel on trouva 1.500 fusils Mauser, et l’envoya à Lothaire, lequel le jugea et le fit pendre pour trahison. C’est encore Henry, qui sous les ordres du capitaine Chaltin prépara la campagne anti-madhiste de 1888 qui se termina par la prise de Redjaf citadelle madhiste en 1896, et au cours de laquelle une convention conclue en 1894 entre l’Angleterre et l’État indépendant du Congo, donnait à bail à celui-ci Lado et le territoire voisin ; mais la Belgique dut rendre en 1905 cette « Enclave du Lado » à l’Angleterre.

Mais s’il fut grand au point de vue militaire, le colonel Henry ne se montra pas moins habile administrateur, et si la région de Kilo a pris le développement et l’importance que nous constatons, c’est en grande partie à lui qu’on le doit, et en tous cas il a montré le chemin que ses successeurs n’ont plus eu qu’à suivre. Déjà en 1894-1895, sous son impulsion, on commença des recherches de minéraux mais ce ne fut qu’en 1903 que les prospections entreprises par l’État, amenèrent la découverte de gisements aurifères dans le nord de l’Ituri et la région Nord-Est de la Colonie, et l’exploitation commença en juillet 1905 par les mines de Kilo, tandis que celles de Moto (Uele) ne fut ouverte qu’en 1911.

La concession qui forme le territoire des mines occupe une superficie de 55.000 kilomètres carrés, soit à peu près le double de la surface de la Belgique, et s’étend depuis Niangara au Nord, jusqu’à Irumu au Sud, du lac Albert à l’Est, jusqu’à la rivière Ituri à l’Ouest. L’État belge se réserve le droit exclusif de l’exploitation, et toute la production est cédée à la Banque Nationale pour créer une réserve d’or au pays. Les deux postes principaux de Kilo et de Moto se subdivisent en une série de divisions secondaires dont la plus importante est celle de Nizi que nous irons visiter.

Une usine dont la conception et le plan sont uniquement l’œuvre d’ingénieurs belges, est la première usine de concentration qui ait été tentée dans l’exploitation de l’or, et ni au Transvaal, ni au Chili, il n’en existe de semblable. Le but en est d’industrialiser la production et de réduire la main-d’œuvre difficile à recruter. Pour le moment le personnel employé se monte à plus de 9.000 noirs dirigés par 120 blancs environ. Chaque homme reçoit cinq francs par jour, et à partir de 1929 le salaire se montera à six francs, y compris les faux frais de nourriture et de vêtements. La nourriture de toute cette population est un problème et déjà l’on se préoccupe du moment où les buffles et les éléphants de la forêt ayant été peu à peu détruits, on ne trouvera plus de viande à fournir aux travailleurs, et l’on a commencé à Kere-Kere un élevage de bétail qui doit se monter à 10.000 têtes et où il y a déjà actuellement 2.000 bêtes. À mon seul point de vue de chasseur, je considère qu’il n’est que temps d’arrêter le massacre des pachydermes, qui se fait en grand de ces côtés. J’ai vu d’ailleurs des wagons entiers de poisson séché qu’on fait venir et qui avec le riz, le sorgo et le maïs constitue le fond de la nourriture des ouvriers.

Nous ayant ainsi documentés sur les grandes lignes de l’entreprise, dont il est l’un des chefs, M. de B. nous invite à le suivre dans une visite de l’usine de Nizi dont l’exploitation date de huit ans et fut commencée eh 1921. Nous sommes logés à Bambou sur le haut du plateau, qui domine les importantes installations de Kilo qu’hier par l’obscurité, nous n’avons fait qu’entrevoir au passage mais qui se révèlent tout à fait impressionnantes au grand jour. Bambou, l’ancien poste, ainsi nommé d’après un certain M. Van Boom, colon et éleveur, dont les indigènes ont transformé à une altitude de 1.500 à 1.600 mètres et jouit d’une température relativement fraîche ne dépassant guère 32° à l’ombre ; en ce moment nous sommes en saison des pluies et le thermomètre marque 26-27°.

M. X. nous mène dans son auto, et par une route en lacets nous arrivons bientôt au pied de la montagne sur laquelle s’étagent d’un côté les habitations ouvrières, tandis que l’autre côté est réservé à l’exploitation. On exploite en général l’or de deux façon différentes : l’or alluvionnaire qui est celui charrié par les sables des rivières et qu’on recueille en l’extrayant de ceux-ci, puis l’or filonien qui se trouve en paillettes ou en grains dans les filons quartzeux des montagnes d’où il faut les extraire ; parfois un bloc de quartz se détache de la montagne et roule le long de ses flancs, et le filon d’or mis à nu se détache du bloc qui le retenait ; l’or ainsi désagrégé prend le nom d’or éluvionnaire.

L’exploitation du filon se fait au moyen d’un puits dans lequel se trouve un ascenseur qui relie entre eux six étages communiquant avec l’extérieur au moyen de travées ou de nouveaux qui servent en même temps à l’épuration des eaux. Au sortir du puits les blocs de quartz aurifères sont conduits à l’usine où ils sont concassés dans un énorme mortier dont le pilon est actionné électriquement ; le minerai réduit en poussière est lavé et tamisé, puis on le fait passer sur des plaques enduites de mercure où l’or seulement est retenu et s’amalgame, tandis que le reste est emporté par l’eau qui ne cesse de couler. Ensuite la plaque est pressée dans un linge et l’or recueilli avec le mercure en forme de petites boules, est précipité dans une cornue où il se dégage de son amalgame et tandis que le mercure distillé plus léger remonte à la surface, l’or demeure au fond de la cornue. Pour finir, on le fond en lingots et une fois par mois on achève sa toilette, et le traitant à l’acide nitrique, il est brossé et martelé et on lui donne la forme d’une tablette de chocolat de deux centimètres d’épaisseur sur quinze centimètres de longueur et six de largeur et un poids d’environ cinq kilogs brut, et c’est sous cette forme qu’il est envoyé en Belgique où on le reçoit dans les usines d’affinage. Au moment de notre passage on évaluait à 16 000 tonnes de quartz par mois, la quantité de minerai exploité, et chaque tonne donnant environ dix-sept grammes d’or, on peut compter sur une production mensuelle de 272 kilogs ou 3 264 kilogs pour l’année.

L’exploitation de l’or aluvionnaire comprend les différentes opérations suivantes : l’extraction du gravier contenant les pépites, hors du lit de la rivière, le roulage vers le siluce, le sliucing ou lavage, la récolte de l’or dans les bacs du sliuce et la fonte en lingots de celui-ci. Les lingots d’alluvion sont du reste à un titre meilleur que les lingots filoniens, et tandis que le prix au kilog de ces derniers n’est que de 19.000 francs on estime à 23.000 francs le coût d’un kilog d’or d’alluvion. Ma visite à Kilo me rappelle d’ailleurs mon voyage au Walaga et le passage du Tumat, où j’ai vu ramasser, et où j’ai ramassé moi-même des paillettes d’or et de mica dans le lit de la rivière.

Notre visite est terminée, et nous précipitant dans l’auto, nous nous rendons en hâte à la plantation de M. Closset qui nous attendait pour dix heures alors qu’il est déjà midi et c’est ainsi que nous passons de la mine au café, du sous-sol à l’agriculture.

M. Closset nous fait aimablement les honneurs de sa plantation, et nous donne d’intéressants renseignement sur les améliorations qu’il a faites ou qu’il va entreprendre. Jusqu’à présent il plantait 1.300 arbres à l’hectare, ce qui est déjà un chiffre supérieur à celui que nous pratiquons habituellement dans nos plantations d’Abyssinie, mais M. Closset nous dit vouloir aller à 2.200 plantes, sur le conseil de M. Clasen de Bruxelles pour que les jeunes plants n’aient pas trop d’air et les empêcher ainsi de filer. Du reste on resserre partout ici et M. Puffet, un autre planteur que nous verrons un peu plus tard, a dans la nouvelle plantation qu’il vient de faire, espacé ses plants de sept pieds chacun, soit 2.500 à l’hectare et comme M. Closset, il est aussi d’avis qu’il vaut mieux écimer les plants quand ils sont jeunes, et ne pas les laisser dépasser deux mètres de haut.

Comme pare-brise et en même temps pour donner de l’ombrage aux jeunes caféiers, on a planté ici des chênes argentés ou chênes-lièges qui poussent plus vite que le Filoa et nous voyons dans une plantation de café datant de quatre ans des chênes de même hauteur. On va du reste les laisser et pratiquement par l’ombre qu’ils entretiendront, ils empêcheront le chiendent de venir, et remplaceront les autres plantes intercalaires, auxquelles on a renoncé à avoir recours. Pas besoin d’irrigation dans la région, où il tombe 1 m. 60 d’eau par an, et pour finir, les planteurs d’ici prônent aussi pour traiter le café la voie humide à l’exclusion de la voie sèche.

Comme habitations pour les agents on construit toutes les maisons sur un modèle uniforme, et se composant de trois pièces chacune, mesurant trois mètres sur trois donc en tout neuf mètres de longueur ; elles sont bâties en torchis avec toits en matétés et herbes séchées, et ne coûtent guère que 1.200 francs mais ne durent pas longtemps non plus, car on admet généralement que des constructions de ce genre ne résistent guère plus de deux ans. Le salaire est pour les ouvriers de la plantation de 3 fr. 50 par jour, tout compris, et l’on ; peut donc compter en déduisant celui-ci, que la plantation de Closset lui vaudra quand elle commencera à rapporter, dix francs par arbre, soit pour 1.300 arbres, un rapport de 13.000 francs à l’hectare.

Après un déjeuner aimablement offert par M. et Mme Closset, où l’on nous fit boire du café primé « hors concours » à Londres, et promettre de se revoir en Europe, M. X nous fait remonter dans son auto, et refaisant en arrière une partie de la route que nous avons parcourue pour venir hier, nous revoyons en passant la maison de M Kipgen, puis nous nous arrêtons à Soleniama où on a installé une centrale hydro-électrique qui utilise une chute de dix mètres d’eau captée sur la rivière Shari. Cette centrale qui compte six turbines et six machines est la première de ce genre installée au Congo et a été inaugurée en 1924 ; elle procure aux installations de Kilo la forcé motrice nécessaire pour actionner toutes les machines et fournir l’éclairage dans toute la région.

Un peu plus loin on nous montre encore en action une machine à draguer, pour approfondir le lit de la rivière, passablement ensablé à cet endroit, qui est en même temps celui de la deuxième centrale qu’on veut y établir. Cette machine à draguer, récemment installée procure à la Société une énorme économie de main-d’œuvre, car en un jour elle retire de la rivière 400 m. de pierres et de sable avec l’assistance de cinquante noirs surveillés par deux blancs, alors qu’auparavant il fallait employer deux cent noirs pour effectuer le même travail.

Pour terminer cette journée déjà si remplie, nous allons encore voir la plantation de M. Puffet et à quelques kilomètres de là la Mission de Bunia où nous ne nous attardons pas, mais qui par la dimension de ses bâtiments et l’étendue de ses jardins nous fait juger de toute son importance.


Vendredi 1er  mars.

Nous disons adieu à M. de B. et quittons Bambou a 8 heures du matin ; la vallée en-dessous de nous est encore plongée dans le brouillard, mais le soleil luit gaîment au-dessus des nuages blancs, qui tels un tortillard se traînent au flanc des coteaux. Notre camion redescend à vive allure la route en spirales, qui descend sur Kilo que nous saluons une dernière fois au passage, et bientôt nous nous engageons dans une voie plus étroite, et une montée tortueuse, qui en moins de deux heures nous mène au col qui dépasse les 1.500 mètres d’altitude. Peu après, au kilomètre 22 sur la route de Djugu nous traversons un vol de sauterelles, le, premier que je vois en Afrique et qui est assez curieux à observer ; tout-à-coup le ciel s’obscurcit, et avançant dans une buée opaque on est entouré de tous côtés par d’énormes sauterelles vertes, les mêmes d’ailleurs qu’on trouve dans les prairies chez nous ; elles s’aplatissent sur la glace de l’auto de telle façon qu’on n’y voit plus clair, elles envahissent tout et longtemps encore après avoir laissé derrière soi ce nuage, on retrouve l’une ou l’autre de ces bestioles attardées dans un coin, où elle s’est glissée et d’où elle n’a pu tout de suite ressortir. On comprend parfaitement tout le ravage qu’une nuée importante de ces sauterelles s’abattant sur un champ peut y produire en peu de minutes, et que ce fléau qui visite régulièrement certaines parties d’Afrique ou d’Amérique ait été classé parmi les sept plaies d’Égypte.

Nous notons encore au passage le toit des huttes qui affecte une forme spéciale, et qui fait penser à une jupe dont les plis reposent les uns sur les autres et vont en se rétrécissant jusqu’au sommet, et l’aspect des femmes aux nichons plantureux, entièrement nues, sauf une feuille qui sert de cache-sexe, et qui découpée en lanières, comme du papier d’emballage, forme panache et se termine en queue par derrière.

À midi nous arrivons à Djugu et y rencontrons un compatriote M. H. qui a eu à se plaindre de l’Administration belge, et me fait ses doléances pendant que nous cassons la croûte ensemble au bord de la route ; je lui promets de m’occuper de son cas au retour, et d’aller trouver les différentes autorités qu’il m’indique pour tâcher d’obtenir qu’il lui soit rendu justice mais je ne sais si mon intervention pourra être de quelque utilité en faveur du pauvre diable… Au moment de nous quitter, je sentis à son étreinte qu’il pensait à ce moment à la Mère Patrie et au pays que moi j’allais revoir et lui pas : Jrach Allah !

Après cet intermède nous repartons et passons peu après devant Nioka ferme gouvernementale où l’on essaye l’élevage des chevaux et, en longeant la clôture en fil de fer, nous voyons brouter dans l’herbe quelques sujets, mais avons pas le temps de nous arrêter pour approfondir leur connaissance, car le chemin à parcourir jusqu’au soir est encore fort long, et nous ne pouvons plus songer à faire l’école buissonnière.

Le paysage depuis l’après-midi s’est fortement modifie et nous traversons à présent une région nue et désertique, et où de gros cailloux et des rochers à fleur de sol me rappellent le pays d’Harrar ; le bétail lui-même a changé, et nous retrouvons ici la race zébue. Nous continuons insensiblement à monter et je note à mon altimètre 1600-1650 et jusqu’à 1700 mètres d’altitude. Ensuite nous arrivons sur un haut plateau et pendant des heures, la route se déroule uniforme : seule une agglomération vient de temps en temps en rompre la monotonie. Au long de notre randonnée, j’achetais à une femme indigène qui passait, un couteau dont la forme bizarre comme un crochet et qui s’accroche à la hanche m’avait tenté, mais je ne pus obtenir d’un musicien ambulant qu’il me vendît sa mandoline, dont il ne voulut se défaire ni pour or ni pour argent.

La nuit vint nous surprendre dans la descente, et il était neuf heures passées, quand enfin, passablement moulus de ces longues heures passées en camion, nous aboutîmes à Adranga.


Adranga 2 mars.

Notre descente dans la nuit a du être plus forte que je ne pensais, car nous ne sommes plus qu’à 1050 mètres d’altitude, et l’aspect du pays a encore une fois change. Nous retrouvons la figure sympathique de l’Afrique que nous connaissons ; dès les premiers rayons de soleil, la lumière est plus jaune, plus dorée, et les herbes brûlées, les pierres roussies, et jusqu’à la silhouette des montagnes me font penser au désert que j’aime et que je retrouve peu à peu : ceci n’est pas encore le désert, mais cela en approche. Les cailloux sur le chemin ont déjà cette belle teinte chaude terre de Sienne, ce blond vénitien des femmes aux cheveux décolorés, ou ce brun-rouge des suroîts des marins bretons ; tout devient brillant, poli, usé par les rayons ardents du soleil.

Le gîte d’étape où nous avons trouvé abri hier soir, se compose d’une série de constructions en briques blanchies à la chaux ; il y a d’abord deux énormes hangars pouvant servir de garages et capables d’abriter un certain nombre de camions de la dimension du nôtre, puis le logis principal, que nous avons occupé, dont l’assise est un mur en grosse pierre maçonnée et le couronnement un toit de chaume ; et tout autour court une espèce de vérandah dont les pilastres reposant sous le toit et le soutenant, ont l’air d’être en granit et rappellent les colonnes des temples grecs, mais en réalité ne sont sans doute que des troncs de palmiers. Mais cela n’y change rien, et l’illusion aidant, je me sens transporté loin, si loin dans le monde des rêves…

Hélas ! Il faut revenir sur cette terre, et un bruit discordant, lointain d’abord, puis plus proche me ramène en quelques secondes à la réalité et à la civilisation : avec un bruit de tonnerre, et une odeur nauséabonde, une motocyclette montée par deux métis, passe en trombe à côté de moi ; et file et pète dans la claire lumière du matin…

Depuis ce soir nous avons franchi la frontière de l’Uelé, mais avant de quitter l’Ituri il convient de rendre hommage à la beauté des femmes qui nous a particulièrement frappés dans cette région ; toujours nues elles nous ont paru moins avachies que dans d’autres parties du Congo et elles mettent même une certaine recherche d’élégance dans leur toilette sommaire, car au lieu de la ficelle brunâtre retenant le bouquet de feuilles qui sert à les vêtir, j’ai remarqué des colliers en perles de couleur bleu et rouge dont elles font des ceintures, et qui attirent le regard, mais malgré leur nudité, elles sont moins provocantes que les ménagères pour blancs qu’on rencontre dans les grands centres, et qui par leur air hautain et la façon dont elles roulent sur leurs hanches, en remontreraient aux demi-mondaines européennes. D’ailleurs les vrais sauvages dans la brousse valent mieux à mon avis, que les produits d’une demi-civilisation, qui sont trop souvent le fruit d’une éducation civile et religieuse que par un prosélytisme mal compris, on cherche à leur inculquer trop rapidement. Et peut-être réussirait-on mieux en ne voulant pas aller si vite, car on ne peut par un coup de baguette, changer une mentalité que des millénaires ont mis à former.


2 mars.

Nous avons quitté Adranga à 8 heures et passons à dix, au gros village de Makoro, où un poteau indicateur nous révèle qu’il y a encore 124 kilomètres à franchir pour arriver à Faradje. Une heure plus tard, à la bifurcation de la route pour Watsa, nous nous arrêtons pour déjeuner ; nous ne sommes plus qu’à 900 mètres d’altitude et déjà l’on sent qu’il fait plus chaud, et ces variations de température qui correspondent aux alternances d’altitude, sont commune en Afrique et naturelles, mais on néglige parfois d’en tenir compte. Nous continuons nos études sur les femmes nues qui sans cesse défilent devant nous, et s’arrêtent pour nous contempler ; moyennant un matabiche et un morceau de chocolat donné à leurs gosses, elles nous permettent même de les photographier : les bouquets de feuilles sont remplacés ici par des touffes d’herbes coupées ras comme une brosse à dents, mais sinon la toilette ne varie pas. Et toutes ces femmes toujours nues me rappellent le Lord Anglais dont parle Lady Cardigan dans ses mémoires, qui asseyait sa femme, une beauté célèbre d’ailleurs toute nue dans un fauteuil de velours noir, et l’admirait : on ne sera pas étonné d’apprendre qu’il est devenu fou par la suite ! Lady Cardigan était la veuve du Général du même nom, qui fut tué lors de la charge de la Light Brigade à la bataille de Balaclava, et qui au moment de mourir, a dit la phrase célèbre : « Farewell, Adieu le dernier des Cardigan ! »

— Ces dames me font penser à l’anecdote.

Les hommes que nous croisons, se distinguent au contraire de ceux que nous avons vus précédemment par les petits bonnets blancs de mode soudan aise ou par les cercles et les calottes en paille tressée qu’ils portent comme une couronne et dans lesquels ils piquent des plumes pour les orner.

Avant de remonter en camion, et pour en conserver un inoubliable souvenir, ma femme décide d’en prendre une photographie : et c’est ainsi que passera à la postérité le camion des Général Motor Truck qui nous pilota à travers l’Ituri portant nos deux tonnes de bagages et appartenant au chauffeur Van den berg ! Celui-ci voudrait bien que nous l’engagions pour nos futurs voyages, mais outre que nos projets sont encore incertains, nous ne tenons pas à nous lier vis-à-vis de lui, et espérons trouver d’autres moyens de transport un peu moins ruineux que le sien !

Depuis que nous avons pris la ligne droite vers Faradje nous avons nettement le sentiment d’avoir changé de région ; dans l’Ituri le sol rouge brique était celui qui convient à un pays de mines et de café ; les terrains que nous cotoyons à présent, sont par contre de couleur ocre ou sepia avec des reflets d’ombre qui font penser aux tableaux du Titien. Déjà à l’horizon commencent à pointer des mamelons qui ne sont autres que les montagnes du Soudan et nous sentons peu à peu que nous nous rapprochons de terrains plus sauvages, et que bientôt nous allons pouvoir nous replonger dans la brousse, et mener une fois encore la vie libre et sauvage qui nous a attirés en ces lieux. Parcourant les derniers kilomètres qui nous restent à franchir nous revoyons les sympathiques termitières qui ont reparu et de place en place les erythrines en fleurs font des taches saignantes dans la plaine ; nous passons encore sur un très beau pont de fer qui enjambe l’Obi, et vers les trois heures aprè-midi, nous arrivons à Faradje, où nous sommes reçus par le Baron et la Baronne van Zuylen, qui se mettent immédiatement en quatre, pour nous loger, nous nourrir et satisfaire à nos moindres désirs.


3-5 mars.

Faradje où nous passons quelques jours avant de repartir en brousse, est un centre d’Administration récent et dont l’importance ne peut aller qu’en progressant, à mesure que se développera l’industrie cotonnière, et qu’augmenteront les transports de tous genres qui doivent passer par ici, car Faradje se trouve sur la grand’route conduisant de Buta à Aba, et dont le but est de drainer vers la frontière et vers Redjaf et le Nil, tous les produits des deux provinces de l’Uelé. Très joliment situé sur la Dungu, Faradje possède un vrai pont en pierre et en ciment, et la route qui le traverse, et qui en moins de vingt kilomètres mène au Soudan Anglais est excellente. Outre l’Administrateur, le Baron van Zuylen qui se remue beaucoup dans son territoire, et a largement contribué à son développement, il y a une personnalité importante dans la région, et qu’on ne peut passer sous silence quand on a voyagé dans le pays. J’ai nommé M. Metaxas, un Grec né à Alexandrie, qui n’a jamais vu l’Europe, qui a passé sa vie au Soudan Anglais, et qui, il y a vingt-cinq ans, quand personne ne songeait à s’installer de ces côtés, a commencé à faire des affaires à Aba où aujourd’hui il possède la firme de transport la plus importante de la région, et assure par ses camions automobiles, le trafic de toute la Province Orientale depuis les Mines jusqu’à Stanleyville et retour. J’ai eu l’occasion de rencontrer M. Metaxas à Faradje, et comme non content de la carrière qu’il a déjà fournie, il rêve d’étendre encore son centre d’action, et après le commerce du Congo, il veut essayer d’obtenir le monopole sur celui d’Abyssinie, nous avons tout naturellement été amenés à parler de la production de nos plantations de café, qu’au lieu de faire passer par le chemin de fer franco-éthiopien, ce grand commerçant voudrait me convaincre de diriger par le Baro vers le Nil et la Méditerranée. Déjà paraît-il, il a conclu un accord avec les planteurs indigènes du Djimma, et le jour où une route reliera la capitale de l’Empire éthiopien à celle qui venant de Roseires s’arrête à la frontière du Godjam, M. Metaxas et son associé Macris seront maîtres de la situation.

En attendant, nous chargeons M. Matexas qui a le monopole des transports Aba-Rejaf et sa firme la « Maco », (Messageries Automobiles du Congo Oriental) de l’expédition en Europe par le Soudan de tous nos trophées de chasse, dont nous sommes ravis de pouvoir nous débarrasser, tant à cause de leur encombrement, que des effluves malodorantes, dont ils nous ont poursuivis jusqu’ici.

IX

DANS L’UELÉ

Le rhino blanc
Faradje, 5 mars 1929.

Le rhinocéros blanc, très différent de l’espèce noire, est un animal énorme, le plus grand des mammifères terrestres après l’éléphant : il peut atteindre au garrot un mètre quatre-vingt à deux mètres de hauteur. Sa peau est d’un gris blanchâtre, et il porte sur le nez deux énormes défenses cornées, dont la première, longue et mince, va quelquefois jusqu’à un mètre de longueur, tandis que la seconde, plus courte, est généralement aplatie et émoussée. Il y a une trentaine d’années on croyait que le rhinocéros blanc avait été entièrement exterminé dans toute l’Afrique, et qu’il n’en existait plus que quelques rares exemplaires au sud du Zambèze. Aussi fut-on très étonné d’apprendre vers 1900 que des chasseurs anglais, battant les rives du Haut Nil, dans l’Enclave du Lado, allaient rencontré et tué plusieurs de ces grands rhinocéros, et des expéditions plus récentes en firent découvrir encore dans le coin nord extrême du Congo qui se trouve resserré entre le Bahr-el-Ghazal (Soudan Anglais) au nord et à l’est, tandis qu’au sud, c’est la Dungu, affluent de l’Uelé, qui limite le territoire où l’on a la chance d’en rencontrer.

J’étais très désireux de voir de près un de ces animaux dont la rareté fait tout le prix, et à notre arrivée à Faradje, mon premier soin fut de confier mon vœu au Baron van Zuylen, qui comme Administrateur de la région pouvait seul en assurer la réalisation. Il se mit aimablement à notre disposition, et, en peu de jours, recruta pour nous la caravane de chasse nécessaire pour nous rendre dans la partie septentrionale de sa province, qui est l’habitat du rhino blanc. Notre « safari » de grand luxe se compose de trente quatre porteurs, plus seize hommes pour porter les tippoyes, deux pisteurs et deux hommes de la police, le tout confié à la surveillance d’un chef qui a été soigneusement choisi, et qu’on a amplement muni de recommandations de tous genres. Après avoir attribué à chacun le rôle qu’il aura à remplir, et partagé entre les porteurs les charges dont chacun d’eux aura la garde, nous décidons le départ, et nous voici en route pour un nouvel Inconnu. Le départ est fixé au mardi matin 5 mars, et dès l’aube c’est le grand branle-bas habituel qui précède toute expédition de ce genre. Pour gagner du temps, le Baron van Zuylen, toujours aimable, nous a envoyé un opulent déjeuner, ce qui nous a permis d’emballer la cantine-cuisine, et nous évite au dernier moment, de devoir relaver tasses et casseroles. Aussi dès 7 heures sommes-nous prêts, et nous reprenons la route à une allure rapide, au grand dam de nos boys paresseux qui sont désolés de devoir se presser et se traînent en maugréant derrière nous. Car cette fois, nous n’avons plus pour nous guider et nous porter la misérable race des porteurs de Rutshuru, mais un ensemble de solides gaillards : ce sont des « Azandës, » la belle et grande race de l’Uelé, qui renferme des types d’hommes merveilleux. On les appelait autrefois des « Niam Niam », et ce nom rappellera à plus d’un des souvenirs de son enfance, quand on lui racontait les exploits de ces farouches guerriers qui, après avoir blessé à mort un ennemi, l’achevaient sauvagement en hurlant et dansant autour de lui, en attendant de le mettre à la broche et de le dévorer.

Les Azandés d’aujourd’hui, sont devenus moins terribles, et nous n’eûmes que d’excellents rapports avec toute la population parmi laquelle nous vécûmes les semaines qui suivirent. Car cette tribu nègre, comprenant plus de deux millions d’individus, vit dans le Soudan oriental entre les bassins du Nil, du Congo et du lac Tchad et l’enclave du Lado ; ce sont des gens très industrieux qui font de la poterie, des plats en bois, des tabourets sculptés, des paniers et de la vannerie de toutes espèces, des coûteaux et des cuillers en fer ; leur arme la plus (curieuse est le « troum-bachc, » projectile en fer qui se lance à la main, et qui se compose de trois branches terminées chacune par une pointe en forme de feuille, de triangle ou de cœur. L’agriculture n’est guère florissante chez les Niams-Niams, et ils se nourrissent principalement du produit de leurs chasses ou de leurs pêches, car les rivières de l’Uelé regorgent de poissons. Les hommes sont grands et bien bâtis et ceux qui nous accompagnent sont tous plus ou moins habillés, ou du moins portant l’une ou l’autre défroque et des coiffures variées. L’un de nos pisteurs s’était affublé d’un bonnet écossais orné d’une plume d’aigle, ce qui lui donnait un faux air de Quentin Durward, tandis que d’autres s’étaient entièrement couvert la tête d’une énorme touffe de plumes qui rappelait singulièrement les couvre-chefs des peaux rouges. Les femmes par contre sont nues, supernues comme dans la chanson de Mistinguet ; comme ornements, elles se passent des baguettes à travers le lobe de l’oreille, ou s’accrochent des boutons de métal dans les ailes du nez ou aux lèvres. Elles sont coiffées soit avec des petites tresses à la mode abyssine, soit en attachant dans leurs cheveux courts et crépus une rangée d’épingles anglaises, dites épingles de sûreté ; j’en ai compté jusqu’à six, sept, huit, alignées symétriquement les unes à côté des autres, et que ces dames mettaient comme le plus précieux des bijoux empruntés à notre civilisation. Autour des reins, elles portent comme ceinture un ou plusieurs rangs de perles aux couleurs alternées bleu blanc rouge, dont le but est de retenir deux bouquets de feuilles fraîches, l’un par devant, l’autre par derrière ; c’est là leur seul vêtement, qui rappelle celui d’Eve après la faute, mais par le choix qu’elles ont fait des gaies couleurs françaises, elles nous prouvent que comme toutes les autres femmes, elles vont chercher leur élégance et la mode à Paris. Elles font d’ailleurs le même geste d’un petit mouvement saccadé pour tirer et remettre en place leur bouquet de feuilles, que les dames d’Europe pour rallonger leur jupe ou ce qui en tient lieu, quand celle-ci remonte au-dessus des genoux. Un certain nombre de femmes suivent et accompagnent la caravane ; elles sont pour la plupart jeunes et élancées et leur anatomie n’est pas désagréable à contempler ; elles ont les seins fermes et potelés et quand elles trottent, ils rebondissent que c’est plaisir à voir, car l’Afrique nous a habitués à tant de misères de ce côté, qu’on est heureux de retrouver enfin une nature plus saine et plus vivace.

Le pays que nous traversons rappelle le nôtre en plus vert, nous suivons à distance le cours de la Dungu, que nous avons à notre droite, et notre chemin se poursuit in « open forest », c’est-à-dire la savane plantée d’arbres et d’arbrisseaux assez disséminés pour ne pas empêcher la vue ; le sol est couvert d’herbes sèches et d’ajoncs. Après deux heures de marche nous traversons un petit hameau de quatre ou cinq huttes, où des femmes nues et feuillues apportent à boire à nos porteurs dans des courges, puis, continuant notre route dans la forêt, nous arrivons à 1 h. 1/4 au bord de la Dungu, large comme la Moselle, que nous traversons en pirogue, tout en nous méfiant, car on nous dit qu’ici il n’y a point d’hippos mais par contre beaucoup de crocos ; de l’autre côté de la rivière, nous apercevons la première trace d’un rhinocéros et peu après nous arrivons à Basia où nous nous informons de Tomba, le chef de la région, qui doit nous conduire à l’endroit où séjournent habituellement les rhinocéros. Il est malheureusement absent, mais nous sommes reçus par sa femme, vieille dame vêtue d’une robe blanche et couverte de colliers voyants et de verroterie de toute espèce.

6-7 mars.

Partis à 6 h. 1/2 nous reprenons notre route à travers la forêt, qui se poursuit monotone comme la veille, et nous arrivons vers deux heures à Binja sur la rivière Kadje, qui est le village principal et siège habituel de Tomba, où cette fois nous espérons bien le rencontrer. Une nouvelle déception nous y attendait. Tomba et son fils Badia sont partis pour Dungu, et seules ses femmes de deuxième catégorie sont restées ici ; il y a bien un vague fils barbu, jouant au chef, qui se présente à nous, mais ne nous inspire pas grande confiance, et j’envoie un mot à l’adjudant d’Offermann, qu’on me dit être dans la brousse à un jour d’ici, occupé à capturer des éléphants.

En attendant sa réponse et pour occuper nos loisirs, nous nous décidons à suivre l’homme barbu qui s’est offert à nous conduire, et de six heures à midi nous faisons, le lendemain, une promenade assez inutile à travers des plantations de manioc, alternant avec des coins de forêt ; un moment nous avons vaguement cru voir l’ombre d’un buffle, mais rien du rhino. Nous consacrons le reste de la journée à des études de mœurs, car nos tentes sont plantées au beau milieu du village, et nous pouvons à loisir observer tout ce qui s’y passe. Ce qui nous frappe surtout c’est la quantité invraisemblable de femmes qui sont ici rassemblées, alors qu’on voit seulement quelques rares hommes et encore ceux-ci ne semblent-ils pas habiter la localité. C’est d’ailleurs la caractéristique des agglomérations que nous traverserons dans toute cette partie du pays, et lorsque nous nous informons du pourquoi de cet état de choses, l’on nous dit que les hommes sont partis pour travailler eu ville : on construit en ce moment une église à Faradje et il paraît que la population mâle est embauchée pour ce travail ou d’autres analogues.

Je crois plutôt et la chose m’a été confirmée ailleurs, que ce que nous voyons ici, c’est le harem, ou plutôt la maison du grand chef Tomba, qui a comme épouses, c’est-à-dire comme servantes (puisque l’esclavage est aboli en théorie), un nombre imposant, allant parfois jusqu’à cent et au delà, de personnes du sexe faible pour le servir, alors que bien souvent une seule favorite jouit de ses faveurs. Ce qui explique que ces grands chefs ont peu d’enfants, la plupart de ces femmes étant condamnées à la stérilité, et l’une des choses qui surprend le voyageur dans ces régions, c’est d’y rencontrer si peu d’enfants, alors qu’on croirait au contraire qu’ils doivent y pulluler.

Outre le bouquet de feuilles, les femmes portent ici attaché par derrière, une espèce de coussin en herbes sèches, qui forme comme un fauteuil naturel, et j’en vois entre autres une qui porte une ; chaise attachée à son postérieur ; cela lui sert autant de siège que de vêtement, et doit être bien commode quand elle désire s’asseoir.

Nous remarquons encore sur la place du village un grand coffre en bois monté sur quatre pattes, et ayant un trou au milieu ; j’en avais déjà rencontré deux semblables au cours de notre randonnée des derniers jours, mais sans Savoir ce qu’ils représentaient et me demandant si, comme au Manyema, ils devaient figurer un dieu quelconque sous forme d’animal. Nous apprenons que c’est un gong qui joue ici le rôle de nos anciens beffrois, et qui sert à rassembler sur la place, la population pour lui faire part des ordres ou des nouvelles que les autorités ont mission de lui communiquer.

Il y a aussi la façon de fumer des hommes qui nous semble tout à fait spéciale et remarquable ; ils bourrent une espèce de calebasse de tabac à fumer et y mettent le feu, puis se passent le tuyau de bouche en bouche pour qu’à tour de rôle ils puissent en aspirer l’arôme ! Cela m’a fait penser au calumet de la paix des anciens Indiens.


8-9 mars.

À 6 h. 1/2 du matin, nous nous remettons en route et après deux heures de marche, presque continuellement à travers des champs de manioc ou de maïs et une région relativement très habitée, nous arrivons au petit village de Missa sur la Kerebitschi, et l’on nous dit que nous ne pouvons aller plus loin, car ici commence la brousses, et nous ne pourrions plus y ravitailler notre caravane. Nous n’avons naturellement pas vu une queue, et nous commençons à être très sceptiques et pleins de soupçons sur la véracité des noirs ; un jeune homme du village prétend avoir vu vingt rhinos il y a trois jours, et il aurait aussi rencontré une girafe il y a quinze jours. Il faut tenir compte de l’imagination de l’indigène qui grossit toujours ce qu’il voit, mais le rhinocéros étant sédentaire, et ne vivant pas par troupeaux, mais généralement au nombre de deux ou trois individus, on peut faire une moyenne et avoir un peu d’espoir. Je dessine sur le sol avec le parasol des ma femme, d’abord un rhino, puis une girafe et les gens du village reconnaissent et distinguent parfaitement les deux bêtes et nomment le rhino « Kango » ce qui prouve qu’ils en ont déjà vus. C’est bon signe, et nous acceptons la proposition du chef qui offre d’aller en tournée de reconnaissance pour voir s’il retrouvera la trace des rhinos. Il est assez long à revenir, et nous commencions à la trouver saumâtre, et à nous demander si l’on se moquait de nous, lorsque vers 1 h. 1/2 (nous avions déjeuné à onze heures pour être prêts à toute éventualité) l’homme est venu nous dire qu’il avait vu deux rhinos couchés à l’ombre sous un arbre, et que si nous nous y rendions tout de suite, nous avons beaucoup de chance de les trouver encore à la même place, car sans doute les bêtes continueront-elles leur sieste jusqu’à l’heure du coucher du soleil. La chose est vraisemblable car elle répond à la théorie, et sans beaucoup perdre de temps, nous nous apprêtons immédiatement pour aller tenter l’aventure. Il est deux heures, et comme l’endroit indiqué se trouve à deux heures de marche, nous pouvons y arriver facilement avant la nuit ; nous partons donc, ma femme et moi, avec nos deux tippoyes et les trois pisteurs, et tout de suite, à la sortie du village, nous trouvons la rivière et un énorme marais à traverser. Ensuite la brousse alterne avec le marécage ; à un moment donné nous apercevons à huit cents ou neuf cents mètres un troupeau de cinq ou six éléphants, mais nous ne songeons pas à nous attaquer à eux, et peu après, à 3 h. 3/4, sur le conseil de notre guide, nous mettons pied à terre et laissons les tippoyes derrière nous. Après à peine un quart d’heure de marche, dans un terrain assez découvert, où quelques buissons et de rares arbres sont disséminés, j’aperçois tout à coup à soixante mètres un rhino debout, à moitié caché par un arbre et me présentant son profil gauche. J’oblique un peu à droite pour mieux l’observer, et je vois distinctement l’épaule gauche, les deux cornes sur le nez qui sont moyennes, et le pli typique de la peau des fesses. Je vise à l’épaule, j’entends le « boum floc » caractéristique de la balle qui entre dans le corps, et immédiatement après, en moins de secondes qu’il ne faut pour le dire, nous sommes chargés par deux rhinos qui arrivent droit sur nous. Nous n’avions pas aperçu le second qui était caché à notre vue par un repli de terrain. J’attends le premier, et presque à bout portant, je lui envoie une balle de ma 416 dans la tête ; celle-ci traverse la corne inférieure, et le fait obliquer à dix mètres de moi, et il poursuit sa charge affolée dans le fourré. Le second rhino heureusement oblique en le suivant, car ma 416 a calé, mais grâce au sang-froid de mon pisteur, qui, tel un porte-oarnier habile dans une battue de perdreaux, me passe avec dextérité ma 910 au moment précis où fonce devant moi la deuxième bête, je la roule comme un lapin de deux coups de carabine, et elle demeure raide morte à nos pieds. Pendant ce temps, ma femme m’avait suivi, armée de son appareil photographique, espérant pouvoir prendre sur le vif, une belle scène de chasse ; elle se tenait derrière moi, et au moment où les bêtes nous ont chargés, elle a rapidement échangé son appareil contre sa cabine, que son porteur lui a passée, pensant qu’elle devrait peut-être s’en servir, mais heureusement cela n’a pas été nécessaire, et nous en avons été quittes pour la peur…

Quand nous avons été un peu remis de notre émotion, nous nous sommes mis à la recherche du blessé, et l’avons également trouvé couché mort derrière un buisson, à trois cents mètres plus loin. Après que nous avons eu fini de photographier et d’admirer ces magnifiques dépouilles qui avaient bien failli nous coûter la vie, le soleil était déjà bas sur l’horizon, et il ne fallait pas songer à, pouvoir les rapporter au village ce jour-là. Il a donc été décidé que nous laisserions derrière nous l’un des pisteurs auquel on adjoindrait deux hommes de nos tippoyes, armés de lances, pour les garder et faire du feu pour tenir les fauves en respect ; j’ai dû tirer à la courte paille celui qui resterait, car la perspective de passer une nuit à la belle étoile ne leur souriait guère, malgré l’appât de la viande qui le lendemain leur échoirait en partage. Et à la tombée de la nuit, nous sommes rentrés triomphalement au village, où Badia, mystérieusement prévenu, était venu à notre rencontre pour nous féliciter.

Le lendemain de ce jour mémorable fut entièrement employé à dépouiller les victimes et à rapporter au village les quartiers de viande pour les indigènes, la peau et les cornes pour moi-même ; vers le soir nous vîmes revenir tous les porteurs de la caravane ployant sous le poids des morceaux que chacun d’eux s’était adjugé, le prenant naturellement le plus gros possible, et la nuit suivante se passa en une ripaille monstre dont les effluves ne manquèrent pas de nous empester copieusement. Pour éviter d’être pour suivis par cette odeur nauséabonde pendant tout le temps que doit durer notre voyage de retour, nous laissons derrière nous, l’un des pisteurs et quelques hommes qui sont chargés de rapporter les dépouilles directement à Faradje, pendant que nous ferons encore un petit crochet du côté de la montagne où, paraît-il, d’autres espèces de gibier abondent.

10 mars.

Le jour suivant, nous partons, allégés de ce poids, nous revoyons le village du fils de Tomba où nous restons une demi-heure à nous reposer, puis après avoir repassé la Kadje et cheminé « pole-pole » doucement à travers de nombreuses plantations de manioc, nous arrivons vers midi et demie au village de Basia où nous devons camper. Dans chaque village Tomba a une femme plus ou moins jeune, qui vous serre la main avec onction et un fils barbu qui aime à boire du whisky et donne son nom à la localité dont il est le chef.

Basia ne fait pas défaut à la tradition, et à peine sommes-nous arrivés, que nous voyons paraître les deux personnages en question qu’il nous faut régaler, comme d’habitude, pour obtenir d’eux les renseignements que nous sommes venus leur demander.

Nous apprenons que nous sommes tout près de la montagne Bagunda et que de belles antilopes se promènent non loin de là dans les collines avoisinantes. Nous nous remettons en chasse sans plus tarder, et tandis que je rentre bredouille de ma promenade du soir, ma femme a la chance de rencontrer une harde de bubales dont elle tue un magnifique exemplaire. Et le soir, à l’heure du souper, tandis que les hommes assis sans bruit autour de leurs douze feux alignés sur la place, elle me raconte ses prouesses et que, fatigués, nous songeons à aller nous coucher, car il est déjà tard (7 h. 3/4), soudain nous entendons dans le lointain un chant qui se rapproche et nous voyons dans le ciel un reflet d’incendie : ce sont les hommes qui rapportent à la lueur des torches la bête tuée l’après-midi, et de près, quand ils débouchent de la forêt, toute l’escorte prend l’aspect d’une retraite aux flambeaux qui arriverait sur la Place d’Armes, un soir de « Kineksgeburtsdag ». Il n’y manque que le « Feierwôn », remplacé ici par un chant scandé et monotone qui peut se traduire à peu près ainsi : « Aoo, wo’o, aoo, woo ».

Piqué au jeu, et mis en appétit par le bubale de ma femme qui est énorme, je pars de grand matin le lendemain, et entre Basia et Buele, au pied même de la montagne Bagunda, j’ai la chance de tuer à mon tour trois bubales dont un mâle.

Les bubales ou « hartebeest » sont des antilopes dont il existe plusieurs espèces en Afrique et au Congo, et qui ont des cornes très caractéristiques, insérées au sommet d’un crâne fort allongé. Ces cornes, assez larges à la base, mais courtes, recourbées en lyre, puis pliées brusquement vers la pointe, ne ressemblent à aucune autre corne d’antilopes. L’hartebeest présente d’ailleurs une conformation spéciale, arrière train bas, pattes raides, tête démesurément allongée. Ses mouvements sont maladroits et son galop est inhabile, mais sa course, si dégingandée, peut atteindre, s’il le faut, une grande vitesse, et son endurance est étonnante. C’est de toutes les antilopes celle qu’il est le plus difficile de forcer à cheval, parce qu’elle essouffle les meilleures montures : d’où le nom de « bête dure » ou « harte beest » que les Boers lui ont donné.

Les bubales se partagent en différentes familles dont les principales sont les Hartebeest du Cap, les Lichtenstein, les Neuiman et les Jackson, qui selon les régions où elles se tiennent de préférence, présentent de légères variantes dans leur pelage et la forme de leurs cornes. Celles que nous venons de tuer appartiennent à la famille des Jackson qui est typique dans le Bahr el-Ghazal et la vallée du Nil blanc, mais se rencontre aussi dans l’Uganda et jusque dans la colonie du Kenya. Mâles et femelles portent également des cornes, et ils ont le même pelage, fauve, celui du mâle étant un peu plus accentué que celui de la femelle ; ils ont à la lèvre inférieure une grande tâche noire, comme du velours, et de même des taches noires aux genoux et aux pattes de derrière. Sur le dos et les flancs ils ont d’imperceptibles raies de couleur blanchâtre qui forment comme des côtés. Il y a quelques années, en Abyssinie, j’avais aussi abattu un hartebeest, mais celui-ci qui appartenait à l’espèce dite « Tora hartebeest » se différenciait totalement de ceux du Congo, sa robe étant beaucoup plus claire et ses cornes tout à fait autrement écartées. C’est la bête que les Abyssins appellent « Worobo » et celle qu’on trouve aussi dans la vallée du Dinder et du Nil bleu.

Le pays que nous traversons à présent est tout à fait typique ; la forêt qui n’est guère composée que de mauvais arbrisseaux, chez nous on dirait du « Gestrūpp », est bordée pendant des kilomètres de terrains en contrebas plantés de papyrus ; c’est comme un long serpent qui se déroule dans la plaine, et il ne ferait pas bon s’aventurer seul dans ce marais, qui certainement vous retiendrait prisonnier. Même les indigènes qui en connaissent les passages, se trompent parfois de direction et je me souviens d’une baignade où, tandis que mes porteurs de tippoye avaient de l’eau jusqu’aux épaules, j’étais moi-même assis dans une espèce de bain de siège qui n’avait rien de particulièrement agréable. Quand nous avons passé cette zone de marécages, nous retrouvons la forêt plus dense mais combien uniforme ; rien que des arbustes à grandes feuilles effilées, avec parfois, les coupant, un arbre à fruits allongés, nommé « Maturi », régal des éléphants et des rhinos, et pendant des heures le paysage ne change pas d’aspect. Tout est vert et frais, car les pluies récentes ont fait pousser une verdure Nouvelle, et le soleil qui se joue à travers les haliers fait penser à une matinée de printemps dans nos pays, mais néanmoins nous ne sommes pas fâchés quand enfin, sortant de Faradje où il nous tarde d’aller remercier le Baron Van Zuylen de nous avoir si bien dirigés dans sa région, pour l’expédition dont nous revenons et qui a si pleinement réussi.


La ferme des éléphants, 15 mars.

Après avoir chassé l’éléphant, il nous a paru intéressant d’aller l’étudier dans ses performances pacifiques, et en quittant Faradje, nous nous sommes rendus à Wando qui est la nouvelle ferme où l’on dresse les pachydermes, celle d’Api étant devenue insuffisante. C’est le capitaine Offermann qui a la direction de l’entreprise et qui, avec ses sous-ordres, en assure la gestion.

L’emploi d’éléphants comme bêtes de charge, par les Belges en Afrique, date de 1879, et c’est le roi Léopold II qui fit acheter aux Indes quatre éléphants dressés, pour porter une partie des bagages de l’expédition antiesclavagiste ; trois éléphants moururent en route, le quatrième parvint seul au lac Tanganyka. C’est alors que le Roi ordonna de fonder au Congo une Station pour la domestication d’éléphants « africains » et le commandant Laplume fut choisi pour organiser la chasse et le dressage. L’entreprise débuta en 1900 à Kira-Vungu (Uele), puis fut transportée à Api ; trois ans plus tard douze éléphanteaux étaient déjà dressés et en 1904 le nombre des éléphants soumis au dressage atteignait le chiffre de vingt-six. C’est le général de Meulemeester, Gouverneur de la Province Orientale, qui décida la fondation d’une deuxième Station de dressage, pour porter le plus vite possible à une centaine de têtes le nombre des éléphants dressés, et dans ce but, il créa de vastes réserves de chasse à l’éléphant. L’intérêt pratique de ces mesures devient évident si l’on songe que les indigènes abattent annuellement plus de 15.000 éléphants, alors que 1.000 éléphants dressés suffiraient à supprimer entièrement le portage dans la Province Orientale. Deux éléphants traînent sans effort sur route empierrée un chariot portant 3.000 à 4.000 kilogs et chaque éléphant portant, attaché sur le dos, une charge de 400 kilogs peut parcourir trente kilomètres par jour sur des routes de terre et des sentiers. La capture essayée d’abord au moyen de pièges puis d’un « kraal » (on donne le nom de kraal dans l’Inde aux enceintes destinées à emprisonner les éléphants sauvages qu’on veut capturer) comme à Ceylan, se fait maintenant par une méthode spéciale, propre au Congo belge ; les chasseurs, divisés en équipes, poursuivent à pied les jeunes éléphants, ayant de 1 m. 50 à 1. 80 de taille, les entourent, les renversent en les prenant au lasso et les lient au moyen de cordes très solides ; les éléphants adultes qui accourent pour défendre le jeune éléphant sont tenus en respect et éloignés à coups de fusil. La bête capturée est alors ramenée au camp avec des éléphants déjà dressés qui l’entourent, et en quelques jours, elle se tranquillise et s’habitue à la captivité.

Les éléphants que nous avons vus à la ferme de Wando sont parfaitement dressés, et ils accomplissent au commandement tous les travaux ; on les attelle à des chariots, ils traînent la charrue et la herse, ils portent des charges, déplacent des troncs d’arbres, arrachent des branches, s’agenouillent et se couchent si on leur en donne l’ordre. Ils sont intelligents et dociles, mais n’oublient pas les mauvais traitements et se vengent de ceux qui les ont maltraités injustement.

En ce moment il y a trente et un pensionnaires à la, ferme mais sept d’entre eux sont partis pour la chasse. Nous passons les autres en revue, et on nous les présente l’un après l’autre avec leur état civil.

Le plus âgé, « Jules », pris en 1906 à l’âge de huit ou neuf ans, en a trente à quarante et mesure 2 m. 38 au garrot.

Son voisin « Kulimba », capturé il y a un an, en 1928, atteint seulement 1 m. 85, mais il est déjà moniteur.

Le nommé « Matadi », 1 m. 80, est une femelle capturée en 1927 et sert également à apprivoiser les nouvelles, recrues.

Le plus jeune, un mâle, se nomme « Badio », et atteint seulement 1 m. 45, tandis que le méchant dans la bande qu’on appelle « Niangara », un mâle également, a 1 m. 74.

Et ainsi de suite, nous parcourons leurs rangs et pouvons les admirer à loisir pendant qu’ils mangent, car nous sommes juste arrivés à l’heure de leur déjeuner. Leur nourriture se compose d’herbes et de branches auxquelles on ajoute une ration des manioc ou de patates douces, celle-ci de trois kilogs chacune, alors que le poids total du fourrage nécessaire à ces bêtes de grande taille, est de 200 à 300 kilogs par jour. On voit qu’elles sont chères à nourrir, et on se rend compte des ravages qu’un troupeau d’éléphants en liberté commet sur son passage, ce qui explique en partie la guerre acharnée que lui font les indigènes.

Leur repas terminé, on a fait exécuter pour nous quelques menus travaux par les meilleurs élèves de la bande, et nous avons pu nous convaincre qu’ils étaient propres à tous les travaux de culture et obéissaient parfaitement à leurs guides montés sur leur dos qui chantaient pour les faire marcher ; il paraît que c’est au rythme de la voix qu’on arrive le mieux à les dresser. Nous les avons vus tour à tour attelés à la charrue, puis à la herse, et ils se laissaient guider aussi bien que les bœufs de chez nous, au moyen d’un crochet attaché au harnais et fixé au milieu de l’encolure, puis qu’on appuie alternativement à droite ou à gauche, selon que l’on veut faire tourner l’animal d’un côté ou de l’autre.

Après ces exercices, on nous a fait assister au bain des éléphants, car ces animaux qui, en liberté, vivent presque continuellement dans les marais, ont besoin de beaucoup d’eau, et chaque matin et chaque soir on les conduit à la rivière pour qu’ils puissent y prendre leurs ébats. Tel un troupeau de vaches allant à la pâture, nous les avons vus défiler en bon ordre, les plus grands d’abord, indiquant le chemin, suivis des plus jeunes et des derniers arrivés, que leurs gardiens entourent à cheval pour les empêcher de fuir, si la fantaisie tout à coup leur en prenait. Mais c’est fort rare, et l’on n’a guère pu nous citer d’exemple de rébellion, où il ait fallu maîtriser les captifs par la force.

Le spectacle des pachydermes se baignant est des plus divertissants ; quand ils entrent dans l’eau ils commencent par boire longuement, puis ils se couchent dedans et avec leur trompe ils se Lancent des jets sur le dos et s’aspergent entièrement ; ensuite les gardiens leur nettoient les dents avec des poignées de sable, et le tout est accompagné de grognements de satisfaction de la troupe, ce qui signifie quelque chose, car on peut aisément se figurer quel concert peut donner un orchestre composé d’une vingtaine d’éléphants qui barrissent tous ensemble. Après le bain on les entrave, puis on les lâche en liberté, pour qu’ils puissent se sécher au soleil et s’amuser un peu, tout en pâturant dans la brousse qui s’étend aux environs proches de la ferme, laquelle est entièrement clôturée sur une certaine étendue.

On a beaucoup discuté lors de la création de la ferme des éléphants, et comme toujours critiqué le Roi Léopold de son idée de leur domestication, en prétendant qu’il n’y réussirait point. Toute innovation, comme de juste, commence toujours par être blâmée par ceux qui n’en sont point les inventeurs, mais pour quelle raison les éléphants d’Afrique, ne se seraient-ils pas laissés dresser tout aussi facilement que ceux des Indes ou de Ceylan ? C’est une autre race, dira-t-on, mais dans l’antiquité on dressait les éléphants africains, il suffit de se rappeler ceux qui figuraient dans les armées d’Annibal, et je ne pense pas que ceux-ci venaient d’Asie ? Quoi qu’il en soit, l’expérience méritait d’être tentée et elle a pleinement réussi, et les colons qui aujourd’hui se servent d’éléphants dressés pour les besoins de leur culture n’ont qu’à s’en louer.

Nous avions rencontré à Farad je Mme de Blixen qui attendait le retour de son mari parti en expédition de chasse dans le sud de l’Uele, et cette rencontre nous fait une fois de plus constater que le monde est bien petit, car le Baron de Blixen est le propre beau-frère de mon collègue suédois au Comité Olympique, le Baron de Rosen.

Nous formons immédiatement le projet d’aller une autre année rendre visite à ces nouveaux amis dans leurs plantations du Kenya, à Arusha, non loin de la très giboyeuse région du Kilimanjaro, et en attendant, Mme de Blixen nous emmène dans son auto à Wando, puis après notre visite à la ferme, nous partons ensemble le lendemain pour Dungu.


Le dernier éléphant

Dungu, 16-17 mars.

Dungu est un très joli poste situé au confluent de la Dungu et de la Kibali qui forment l’Uelé, où nous avons reçu le plus charmant accueil par l’administrateur M. Waltener, dans lequel nous retrouvons un ancien habitant d’Arlon, qui nous raconte les promenades souvent accompagnées de maraude, qu’il faisait dans sa jeunesse du côté du Bois d’Arlon et de ses proches environs. Le poste de Dungu, fondé en 1891-1892 par l’Inspecteur d’État Van Kerkhoven, a été chef-lieu de la zone de la Gurba Dungu jusqu’en 1913, et actuellement il est chef-lieu du territoire de Dungu.

Le poste occupe l’emplacement d’un ancien fortif et la maison d’habitation est le logis principal de la forteresse d’autrefois, encore munie de ses murs et de ses fossés. Nous passons sur une espèce de pont-levis et nous entrons immédiatement dans un délicieux jardin planté de palmiers magnifiques, autour duquel sont groupés les différents bâtiments de l’Administration. Au milieu du jardin je remarque une figurine qui m’intrigue, elle ressemble à un singe, mais quand je m’en informe, on me dit que c’est un dieu indigène auquel on donne le nom de Zambu, et


Dans l’Uelé. — Le dernier éléphant

qu’il s’en trouve d’analogues dans presque tous les lieux de réunion.

De superbes allées de manguiers mènent d’un bâtiment à l’autre, et jusqu’au bord de l’eau, car le poste domine la rivière qui forme ici une vaste boucle, et des fenêtres de notre donjon, nous pouvons admirer les courants rapides et les rochers noirs de l’Uelé qui coule à nos pieds. Toutes les rivières de ce pays rivalisent pour la beauté des sites et l’enchantement de leurs rives, et celui qui a eu le bonheur de voyager en pirogue sur l’une d’elles, ne l’oubliera pas de sitôt. Elles regorgent de poissons, et, ce qui est plus curieux, de crevettes d’eau douce dont nous eûmes l’occasion de nous régaler, et qui ressemblaient tout à fait aux grosses crevettes qu’on pêche dans la Méditerranée, sur les côtes de l’Algérie. On y établit d’ailleurs de véritables pêcheries de poissons au moyen de barrages, comme il s’en trouve dans le Nord de l’Europe pour la pêche du saumon.

Duhgu est encore renommée pour les tornades et les accidents causés par la foudre qui s’y produisent fréquemment, et pendant notre séjour nous avons pu juger par un formidable orage qui nous a surpris au cours d’une promenade en auto, de la violence inouïe des éléments, quand ils sont ici déchaînés.

Pour occuper nos loisirs pendant que se prépare notre prochaine chasse à l’éléphant et que nous attendons le chef indigène qu’on a prévenu, et qui doit nous y conduire, l’Administrateur nous propose de nous emmener à une grande fête indigène qui doit avoir lieu ce jour-là dans un coin de sa province. Nous voilà donc partis en auto avec lui et après une petite heure de route à travers la forêt équatoriale nous arrivons dans une grosse, agglomération qui est la résidence du grand chef Ekibondo. Nous ne hommes plus ici chez les Azandés, mais chez les Bangbas et parmi ceux-ci la secte des Mangbetous est fortement représentée. Celle-ci se reconnaît chez les femmes à leur tête allongée en forme de poire, et nous avons vu des bébés dont la tête entièrement entourée de lanières en feuilles de bananiers, formant comme des cordelettes, avait l’air d’un énorme saucisson, car c’est dès l’âge le plus tendre, et alors que la boîte cranienne se laisse encore comprimer, qu’on soumet les enfants à cette bizarre déformation, qui de l’avis des médecins, ne nuit d’ailleurs pas au développement naturel du cerveau. Cette coutume que pratiquent les Mangbetous remonte à des milliers d’années, et procède peut-être de l’art égyptien ; elle a résisté aux influences étrangères, parce que les populations du Centre de l’Afrique ont fait face aux invasions de toutes sortes qui à des époques diverses, se sont répandues dans le continent noir, et que les envahisseurs ont plutôt suivi le cours des fleuves et notamment celui du Nil ; plus tard les Arabes partis de Zanzibar, en remontant le long du Zambèse sont arrivés jusqu’au Congo et à ses affluents, mais ce n’est guère que cinquante ans avant les Blancs, que les marchands d’esclaves ont pénétré dans les recoins ignorés jusque là de la Forêt Équatoriale. Quoi qu’il en soit, et quelle qu’en soit la cause, en voyant ces coiffures on ne peut s’empêcher de penser aux figures des bas-reliefs des sarcophages égyptiens dont l’aspect est identique, et il ne semble pas du tout impossible, que l’usage que nous voyons encore en honneur aujourd’hui, ait été importé ici au temps des Pharaons ?

Nous notons au passage que les huttes du village que nous traversons, sont toutes couvertes de peintures variées, les unes pareilles à la mosaïque romaine, d’autres forment des entrelacs de couleur rouge brique, blanche ou noire ; plusieurs sont munies d’un pourtour rond à colonnes sculptées.

Nous sommes reçus par le grand chef entouré de ses nombreuses femmes : on dit qu’elles sont au nombre de plus de 100 ! Pour nous faire honneur, Ekibondo a arboré sa tenue des grands jours ; il porte sur la tête une couronne de paille tressée, ornée de plumes et de pompons rouges, et comme ceinture autour des reins, une peau de chat sauvage, dont la queue est également agrémentée de plumes rouges. Les femmes sont presque entièrement nues et la plupart ont le derrière recouvert d’une espèce de couvercle en forme d’éventail, fabriqué avec des feuilles de bananier séchées et pressées, et incrustées de paille à dessins variés ; cet instrument porte le nom de « negbe » et se retrouve couramment dans toute cette partie de la province Orientale. Beaucoup de femmes se peignent la figure en noir, et pour les fêtes elles se mettent du blanc et du rouge ; j’en ai vu une qui s’était dessiné des raies noires sur tout le corps. Il y en a qui ont les cheveux tressés comme de vrais paniers et les yeux tirés à la Japonaise par suite de leur coiffure.

Après les présentations d’usage, on nous fait asseoir dans une grande halle couverte d’un toit de chaume qui sert ici de salle de fêtes, et la représentation commence. L’orchestre est à notre droite, et le concert prélude par un solo de chant, puis les instruments peu à peu se font entendre. Le chef ouvre le bal et danse le premier ; les femmes se sont assises devant nous pour admirer les ébats du maître et se mettent sur leur couvercle en forme d’éventail, juste assez large pour protéger leur base. L’une d’elles pousse un trille sensationnel pour marquer son approbation du chef, et parfois toutes ensemble font entendre le fameux yi-yi par lequel elles manifestent leurs différentes émotions. Puis quand le chef ayant terminé ses entrechats, s’est assis au milieu de l’enceinte, les étoiles de la troupe défilent autour de lui et devant nous : vingt-cinq femmes dansent et chantent d’abord doucement, puis le mouvement s’accélérant à chaque nouveau tour, s’achève en une sarabande échevelée à laquelle le chef finit par se mêler, et se mettant a la tête de la farandole, il la promène à travers les rues de son village.

Pendant ce temps l’orchestre bat son plein ; deux grands gongs en bois en forme de cloches, jouent le rôle de basses. tandis que des espèces de xylophones donnent la note aiguë, et le tout est couvert par le bruit des castagnettes ou des grelots que les femmes ont dans les mains et qu’elles agitent continuellement, ou même simplement par le claquement de leurs mains qu’elles frappent en mesure l’une contre l’autre. Elles dansent généralement à contre-mesure, mais avec rythme et régularité et les mouvements qu’elles font surtout avec les bras, sont simples et gracieux.

Après nous avoir copieusement régalés de ce spectacle, le chef a insisté pour que nous le photographions lui et sa troupe et nous nous y sommes prêtés de bonne grâce, et pour terminer l’après-midi, et emporter de notre visite un souvenir durable, nous avons fait l’acquisition des divers objets qui avaient le plus retenu notre attention, et nous sommes rentrés à Dungu emportant plusieurs negbés, un grand gong en bois, deux magnifiques boucliers en osier tressé, et « last not least », le cor de chasse du chef lui-même, magnifique spécimen d’olifant en ivoire sculpté de l’art mangbetou.


18-24 mars.

Nous nous remettons en route et passons la Dungu ; nous avons emprunté pour nous conduire jusque chez le chef, qui doit nous guider et nous donner des porteurs, un camion automobile de fortune, mais celui-ci est dans un piètre état, un des freins manque, une lanterne est cassée et à peine avons-nous fait quelques kilomètres, qu’un pneu crève, et comme nous n’avons pas de rechange, nous sommes condamnés à rester en panne jusqu’à ce que le dommage soit réparé.

Un aimable Grec passe heureusement sur la route, et nous emmène dans sa voiture, tandis qu’il nous prête son camion Ford pour transporter le gros de nos bagages, et pendant qu’on décharge et recharge ceux-ci, je me rends chez le chef Gambili, qui prévenu par l’Administrateur m’attend, et me donne les indications de chasse ainsi que les hommes nécessaires pour notre nouvelle caravane. Après mon entrevue avec le chef je retourne prendre les bagages et poursuivant notre route pendant encore une dizaine de kilomètres, nous arrivons à Gangoro où nous devons camper, et où nous trouvons nos porteurs. Beaucoup d’entre eux portent la petite calotte en paille tressée du pays qui remplace le turban blanc des Soudanais. Le « rest-house » de Gangoro est une grande hutte ronde couverte d’un immense toit de chaume, et dont le décor me rappelle celui des Babuyas du Maniéma ; dessins de petits personnages qui dansent, et carreaux alternant noirs et rouges. Nous retrouvons d’ailleurs aussi les mêmes maisonnettes pour les dieux du pays, et pour compléter la ressemblance, la plante à feuilles lancéolées nommée « Matungul » est ici comme là-bas, celle qui annonce la présence des éléphants.

En quittant Gangoro nous pénétrons immédiatement dans la brousse et un pays de forêts coupé de nombreux cours d’eaux et de marais ; ceux-ci se franchissent généralement sur des troncs d’arbre qui servent de passerelle, et je me souviens entre autres, d’un de ces ponts improvisés, tronc d’arbre peu ordinaire, sur lequel mes porteurs de tippoye m’ont tenu en équilibre, et le silence qui se fit à ce moment dans la caravane, m’a fait penser à la minute d’émoi qui au cirque précède et accompagne toujours le numéro périlleux et sensationnel du grand équilibriste ! A part cet incident, nos porteurs qui sont tous des Azandés, une race gaie, chantent au cours de la promenade et une fois de plus nous faisons la comparaison entre eux et les Ubembe du Tanganika qui étaient des malcontents, et les porteurs du lac Edouard qui étaient des malades.

Nous passons la Kapili sur un long pont de rondins que nous franchissons en mettant pied à terre, nous y voyons des traces fraîches d’éléphant, et à trois heures de l’après-midi, nous arrivons à Kasseyo où le chef nous annonce qu’il Connaît dans les environs, un solitaire et un duo, tous les trois de belle taille. Comme il est trop tard pour se mettre à leur poursuite ce jour-là, nous allons dans les champs de maïs et de manioc qui entourent le village, tirer quelques pintades pour notre souper et j’ai la chance d’abattre également un perdreau qui représente pour moi un exemplaire de la onzième espèce que j’ai tuée au cours de mes voyages. Il est de couleur très foncée sur le dos, un gris brun tirant sur l’orange sur le ventre, avec le bec noir et les pattes citron. Les pintades de ce pays me semblent aussi plus foncées que celles d’Abyssinie, elles ont la tête chauve et recouverte d’une peau grise comme de la corne, un cercle clair entoure les yeux et deux petites crêtes bleues se dressent de chaque côté du crâne.

De Kasseyo les jours suivants, on organise pour moi des battues à l’éléphant ; et bien que ce genre de chasse me plaise infiniment moins que la poursuite personnelle du gibier, car la battue, même en Europe, est le genre de chasse que j’apprécie le moins, la nature et la conformation du terrain en font ici presque une nécessité. De même que dans les Indes pour la chasse au tigre où on a recours à un siège élevé fixé à un arbre, obligatoire pour voir et dominer l’animal qui se faufile dans les herbes, Ici on emploie un stratagème du même genre et l’on se poste soit sur une termitière, soit dans les branches d’un arbre où l’on attend les bêtes que l’on rabat dans la forêt, d’où à force de cris, elles finissent par sortir. Cette manière de procéder diminue singulièrement le plaisir qu’il y a à chasser la grosse bête, dont l’un des principaux attraits est le risque qu’on court en la poursuivant, mais dans ce pays où les forêts baignent entièrement dans le marécage, l’approche des éléphants serait naturellement impossible, et c’est pourquoi l’indigène a imaginé de les contraindre à sortir de leur retraite en les traquant. Donc le chasseur commence par choisir en bordure de la forêt un endroit plus ou moins découvert d’où il peut voir sans être vu et en ayant bien soin de se mettre à bon vent, car le gibier a un odorat extraordinaire et vous repère surtout à l’odeur, mais si l’on a pris toutes ces précautions, et si le passage sur lequel on est posté sert habituellement de « Wechsel » aux éléphants, on peut être à peu près sûr de les voir défiler devant soi. Alors, tandis qu’on aménage son poste, les hommes qui vous accompagnent entourent de tous côtés la partie de la forêt où la présence des éléphants est signalée, puis ils se mettent à pousser des cris, tels des aboiements inhumains pour effrayer les animaux, et en même temps, ils s’en rapprochent peu à peu, de manière à les cerner et à les obliger à fuir. Cette façon de « drūcjken » est infaillible, et j’ai eu à plusieurs reprises l’occasion d’en juger les effets. Ainsi le premier jour, j’ai vu d’abord de tout près un troupeau de femelles et de jeunes, puis 5 mâles ont suivi dont 3 ont passé à droite de ma termitière et 2 à gauche. J’ai tiré trois balles, et l’un des éléphants est tombé puis s’est relevé et a disparu dans la forêt. Un orage terrible survenu entre temps m’a empêché de prendre la poursuite et nous sommes rentrés au camp littéralement trempés.

Le lendemain d’abord recherche inutile du blessé le matin, puis poursuivant notre route jusqu’au village de Baīme, nous avons recommencé l’après-midi le même petit jeu que la veille. Nouvelle battue ; les femelles sortent les premières de la forêt suivies de leurs jeunes, puis deux mâles assez beaux viennent après elles ; j’en blesse un et lue l’autre qui malheureusement n’a qu’une pointe, mais d’une belle longueur, car elle mesure 1 m. 33 hors de la bouche, et le diamètre en est de 0 m. 41. Le pied de devant Mesure 0,48 et celui de derrière 0,41 1/2. Le jour suivant nous transportons le camp à Matoff sur la Naybende, rivière qui se jette dans la Kapili, et les hommes y rapportent la dépouille de mon éléphant.

Le 23 mars nous repartons en chasse dès le matin heures, nous passons la Bangoma dans une très belle forêt, où de grands arbres genre kousso aux feuilles dentelées énormes, sont reliés entre eux par des lianes impénétrables ; partout nous avons autour de nous un rideau de verdure très épais qui constitue le véritable refuge des éléphants. Après quatre heures de marche en zig-zag par de nombreux cours d’eau et plusieurs marais, nous faisons halte vers onze heures dans un petit village, où nous cassons la croûte sur notre tippoye et où on nous annonce les éléphants. Nous repartons aussitôt, et arrivons à midi à Lindia sur la rivière Mapai qui n’est guère qu’un ruisseau. Nous y déjeunons en attendant les nouvelles des éléphants, car de même que chez nous en temps de neige, quand on a remis les sangliers, c’est entre midi et deux heures qu’ici les hommes viennent renseigner les éléphants qu’ils ont pisté. Et alors on assiste au moment du déjeuner à la même bousculade que nous connaissons, le tippoye remplaçant simplement l’auto. Le ciel est couvert et menaçant, mais les indigènes prétendent que nous n’aurons que peu de pluie ; toutefois quelques gouttes d’eau commencent à tomber. Le village est très propre car on le balaye tous les matins, et nous nous asseyons en cercle sous un grand toit de chaume en forme de champignon qui sert ici de lieu de réunion, et autour d’un bon feu qu’on a allumé pour nous sécher. Sur trois pierres qui l’entourent, on a posé une marmite, et dans les cendres mes porteurs font braiser des racines de manioc, tout comme chez nous on fait des pommes de terre en « robe de chambre ». 0 surprise, dans la marmite il y a quatre œufs frais, juste à point pour moi et le chef. Celui-ci ensuite se fait arroser les mains avec l’eau de la marmite à la mode ancienne. Décidément, il n’y a plus d’enfants, lisez de sauvages, et rien de neuf sous la calotte des cieux !

Tout s’enveloppe ici dans des feuilles de bananiers ; mes œufs, le manioc chaud des hommes ; cela sert de serviette, de tasse, d’assiette, de pipe, de plateau pour les crottes de gorille, etc. Un de mes porteurs se mouche dans une feuillu, s’essuie dans une autre ; ceci est peut-être déjà un effet de la civilisation ?

Le jeune chef a des provisions identiques aux miennes, c’est-à-dire une boite de sardines et du chocolat, et quand il a fini de déjeuner, il donne le reste de ses sardines aux porteurs ; l’un d’eux les flaire, puis refuse d’en manger. Probablement qu’il trouve que cela sent « l’avancé ». Le chef se tord ; et moi-même je me demande si en sommé c’est être civilisé que de préférer comme nous le gibier avancé et le vin pourri, même les conserves, aux produits frais de la nature que les sauvages trouvent sur place… y compris la viande humaine ! Dire qu’il y a trente ans toute cette population en mangeait, alors qu’aujourd’hui elle nous semble plus civilisée que la plupart des peuplades que nous avons eu l’occasion de voir jusqu’ici !

Tandis que nous déjeunons, un vieux nous donne une aubade, et tout en pinçant les cordes de sa mandoline, il chantonne et accompagne son chant de mouvements de tête et de grimaces ; il chante vraiment bien, mais comme toute musique indigène, c’est un rythme sans mélodie, en somme une sorte d’accompagnement sans chant. Tout comme un violoniste fait de son instrument en Europe, il accorde sa mandoline à cinq cordes, en serrant et desserrant les clefs, en tendant et détendant les cordes. J’ai remarqué qu’il manque un doigt à notre chanteur et le chef me confirme ce que j’avais pensé, c’est la lèpre qui le lui a rongé.

Je vois un autre homme qui a la main coupée, et quand, je m’en informe, on me dit que de même, qu’on l’a amputer on l’a châtré, parce qu’il a été pris en flagrant délit, par un mari outragé, et c’est là le châtiment réservé à ceux qui sont convaincus d’adultère. Tout comme les Abyssins qui emploient l’huile bouillante en pareil cas, les Azandés sont impitoyables pour ce genre de faute, car s’ils admettent que la jeune fille est libre de disposer de sa personne comme elle l’entend, ils sont sans pitié pour la femme mariée qui trahit le serment qu’elle a donné ; il se mêle à cela que le mari bafoué se trouve en outre lésé dans son droit de propriété, puisqu’il a commencé par payer pour acheter son épouse.

Pendant que je me livre à ces études de mœurs, le temps passe et il est près de 4 heures quand enfin un homme vient nous dire qu’il a pisté une harde d’éléphants ; mais nous ne pouvons songer à nous attaquer à elle aujourd’hui, il est trop tard pour se mettre en chasse, et nous sommes loin du camp, où nous rentrons sans coup férir à la nuit tombante par un raccourci que le chef connaissait.


Dimanche 24 mars.

Notre séjour à Matoff fut surtout fertile en spectacles de vie indigène et en tableaux de mœurs comme il n’est donné qu’aux chasseurs d’en voir de près. Comme nous étions campés au centre même du village qui se composait de quelques huttes seulement, une douce promiscuité s’était forcément établie entre la population et nous, et nous avons pu l’observer de près pendant les quelques jours où nous y restâmes. Sans cesse devant nos tentes comme sur une scène improvisée, nous voyons défiler les types les plus divers et je note au passage ; les femmes portant leurs gosses assis à califourchon sur leurs hanches comme presque toutes les femmes de couleur le font, et allaitant ceux-ci tout en marchant ; il paraît que les enfants tètent leurs mères jusqu’à deux ans, et comme il est d’usage que tant qu’une femme donne le sein à son rejeton, elle ne peut avoir de relations avec son mari, on voit que la polygamie devient une nécessité. Les femmes telles des statues d’ébène sont belles à contempler et leur ton uniforme fait qu’aucune idée d’inconvenance ne se mêle à leur contemplation. Ce sont les couleurs et les ombres qui chez les Blancs accentuent les détails et forcent la note ; figurez-vous par exemple la Vénus Callypige mise en couleurs ? Une statue de marbre n’offusque jamais la pudeur et l’on se demande, si le pape qui au Vatican a fait orner de feuilles de vigne les marbres antiques de ses galeries, n’était pas plutôt lascif que pudibond ?

Les hommes portent une coiffure bizarre composée d’une série de petites tresses roulées et ramenées sur le haut de la tête en forme de cornes ; jamais en Europe un homme marié n’oserait porter cette coiffure sans se couvrir de ridicule !

Un fou se promène entre nos tentes ; il a de longs cheveux bouclés, et il ne s’exprime que par gestes, car il est muet ; on le laisse circuler librement, il est inoffensif et il se nourrit des déchets qu’il trouve ou que la population lui donne : de même que les innocents en Bretagne, les fous chez les sauvages sont considérés comme une mascotte pour le village.

Le soir nous assistons à un grand concert suivi de bal dont les échos nous parvinrent longtemps encore dans la nuit, troublant notre sommeil. Et le tam-tam endiablé qui m’empêche de dormir me porte à réfléchir et à formuler quelques axiomes.

En somme les indigènes vivent heureux et sans soucis ; ils n’ont pas besoin de vêtements, mangent des bananes et du manioc qui poussent tout seuls sans qu’on ait besoin de les cultiver ; s’ils veulent de la viande ils vont braconner dans la forêt, et ils trouvent du poisson tant qu’ils en désirent dans les rivières. Le soir ils chantent et dansent et le reste…

Pourquoi les civiliser ? On leur crée des besoins qu’ils n’avaient pas, et qui les poussent à travailler ; mais ce n’est Point leur bien ou leur bonheur que l’on a en vue, mais au contraire le profit qu’on en retirera soi-même. Et quand on a vécu un certain temps en Afrique on ne peut s’empêcher de poser la question qui résume tout le problème colonial. A-t-on tort ou raison d’imposer aux nègres une civilisation dont ils n’ont que faire, et pour laquelle ils n’étaient point nés ?


25 mars.

Nous voici arrivés à la fin de notre campagne de chasse et pour tenter une dernière fois notre chance, nous allons, ma femme et moi en une promenade de deux heures à travers la forêt à un endroit où l’on a signalé la présence des éléphants ; aussitôt la battue s’organise : penchés dans un arbre, nous attendons le résultat de l’opération. À cinquante mètres de nous un épais rideau de forêt s’élève, et les hommes qui nous accompagnent, l’ayant entièrement cerné, bientôt nous entendons au milieu des cris des rabatteurs, le bruit caractéristique d’une harde d’éléphants qui se déplace et se met en mouvement ; clapotis d’eau, branches cassées, et un à un nous voyons surgir à la file et trotter l’un derrière l’autre deux femelles suivies de leurs jeunes, puis deux mâles dont un porte des défenses un peu plus fortes que l’autre, et je risque sur celui-ci un coup de carabine qui le blesse par derrière ; il se détache du troupeau, ce qui prouve qu’il est touché, et rentre dans le fourré. Mais il fut impossible de suivre sa trace et de le retrouver dans le marais, et la nuit étant survenue, il fallut renoncer à la poursuite et rentrer au camp.

Ceci sera mon dernier éléphant, et bientôt hélas ! de tout cela, il ne restera plus qu’un beau souvenir…


26-27 mars.

Nous quittons Matoff et après deux heures de marche nous arrivons à Gubinda, hameau composé de quelques huttes où nous passons la nuit et d’où nous repartons le lendemain dès l’aube pour rejoindre Gangoro que nous atteignons vers midi. Nous repassons la Kapili sur le pont de rondins et revoyons la savane herbeuse où les arbrisseaux à larges feuilles forment de loin en loin des taillis espacés ; comme partout en Afrique, les herbes ici sont régulièrement brûlées et nous voyons des parties de terrain entièrement calcinées à la suite des récents incendies. C’est le moment aussi où les termites mâles qui sont les seuls à avoir des ailes, et qui ne vivent que quelques jours par an, sortent de la termitière, en formant des vols compacts ; les indigènes en sont très friands, et les femmes les attrapent en les enfumant et les mélangent ensuite avec le manioc qu’elles pilent dans des mortiers pour le réduire en farine. C’est également dans cette région que nous faisons connaissance avec une étoffe jaune brunâtre ressemblant à de la toile à sac, dont les indigènes se servent pour leurs pantalons, et qu’ils fabriquent avec l’écorce d’un arbre nommé « Logko » que l’on pourrait comparer à celle du chêne-liège.

Peu après nous retrouvons sur la route un camion-automobile qui nous attend et sur lequel nous entassons pêle-mêle toutes les charges dont nos porteurs sont enchantés de pouvoir se délester et après encore un arrêt auprès du chef Gilima qui est venu nous saluer au passage, nous prenons congé de la caravane et montons dans l’auto du fils du chef, qui s’est offert à nous ramener à Dungu dans sa propre voiture, et a arboré pour la circonstance le plus correct de tous les costumes cyclistes, culotte courte bouffante, et jambières en cuir impeccables ! On ne pourra plus dire après cela que les noirs, quand ils sont assez riches pour le faire, ne sont pas capables d’apprécier les bienfaits du luxe européen !

Nous sommes rentrés sans encombre à Dungu, malgré la vitesse un peu exagérée à laquelle nous mena notre jeune conducteur, tout fier de nous exhiber ses talents de chauffeur, mais j’avoue que pour mon goût, j’eusse préféré une allure moins rapide. Il se mêlait à notre crainte d’une embardée toujours possible, celle de voir s’éteindre la lumière des phares qui devenait de minute en minute plus vacillante, et ce fut avec un certain soulagement que nous atteignîmes d’abord le bac, qui nous transporta avec notre véhicule par-dessus la rivière, puis après encore deux cents mètres de route, la demeure hospitalière de M. Waltener.


28 mars.

Nous passons la journée à Dungu à mettre de l’ordre dans les charges qui sont rentrées en assez piteux état de la brousse, par suite des orages continuels que nous y avons essuyés en dernier lieu et principalement mes fusils ont besoin d’être revus et graissés à fond, avant de les emballer définitivement pour le long voyage de retour qui les attend encore, le transport de huit jours en auto, puis la descente du fleuve, et pour finir les trois semaines à fond de cale du bateau — avant de rentrer en Europe. Aussi apporté-je à cette besogne qui m’occupa pendant de nombreuses heures, tout le soin minutieux qu’un chasseur épris de ses armes, ne manquera jamais de prodiguer à ces fidèles compagnons de ses exploits. Et tandis que je me livre à ce travail, je pense tristement aux longs mois qui vont s’écouler jusqu’au jour, où repris d’une fringale de nouvelles aventures, je reprendrai une fois de plus le chemin de l’Afrique ; pour le moment c’est fini et à l’horreur des emballages, se joint la nostalgie d’une chose qui a fui et qui ne reviendra plus : c’est l’adieu à la brousse qui ce soir m’étreint le cœur d’un regret mélancolique !

Une fois encore, je refais le tour des beautés de Dungu, je revois les palmiers et les manguiers du jardin, les rochers noirs et les courants rapides coupés par les barrages de l’Uelé, et notre dernière nuit dans ce beau pays est éclairée par une lune merveilleuse, dont la clarté presque égale à celle du jour me laissera longtemps encore un ineffaçable souvenir. Il ne nous reste plus qu’à remercier et à prendre congé de notre charmant hôte, M. Waltener. Il n’y a pas plus aimable et plus serviable que lui, et comme à ses qualités que nous avons pu apprécier, il joint encore celles d’être très travailleur et énergique et d’être très bien vu dans sa région, il nous paraît être un homme d’avenir, et l’un de ceux auxquels par la suite la colonie devra avoir recours, pour des postes de confiance ou des missions difficiles. En tout cas l’administration devrait veiller à ce que des sujets de cette valeur lui demeurent attachés, en reconnaissant les capacités dont ils font preuve, au lieu de les laisser aller à l’industrie privée, ce qui n’arrive que trop fréquemment au Congo de nos jours.

X

VERS LA CIVILISATION

29 mars.

Le Vendredi-Saint au matin nous quittons Dungu pour nous diriger sur Dingba ; le camion chargé de nos bagages part d’abord, et nous le suivons à 9 heures dans une auto particulière, dont le propriétaire s’est offert à nous mener chez le Dr. Puppa dont nous avions fait la connaissance à l’automne, sur le « Général Duchesne », et auquel nous avions promis notre visite. La route qui mène à sa plantation s’embranche sur celle de Dingba à Rungu, et après nous être arrêtés pendant une heure à Dingba pour déjeuner, nous arrivons vers 4 heures chez le Docteur, qui s’empresse de nous faire les honneurs de son installation. Puis pour terminer l’après-midi, il nous emmène dans sa voiture, à quelques kilomètres de là chez le grand chef Okondongu, dont le village modèle est les plus beau de ceux que j’ai vus jusqu’ici. Un manguier gigantesque en forme le centre et tout autour sont groupées en un cercle parfait les cases d’habitation. Le chef est l’unique habitant mâle de l’agglomération, qui ne se compose que de femmes, une centaine environ, chacune d’elles ayant sa case particulière, qu’elle habite seule. Les huttes sont travaillées en nattes tressées formant des dessins réguliers, et ce genre de travail est particulier à la tribu des Matjagas dont Okondongu est le chef, et ne se voit nulle part ailleurs au Congo. Son village où règne une propreté impeccable est certes le plus remarquable de l’Uelé, mais à proprement parler, ce ne sont pas des villages que nous voyons ici mais des groupements de famille. Car chaque agglomération ne comporte qu’un chef, le père de famille, et quand le fils achète une femme et se marie pour fonder une famille à son tour, il quitte non seulement le toit paternel mais le village même et va créer ailleurs un nouvel établissement. Peut-être est-ce une raison d’hygiène appliquée inconsciemment qui pousse les indigènes à se séparer au lieu de se grouper trop nombreux sur un même point, mais en tous cas, grâce à cette mesure on évite la propagation des maladies dans les centres importants. Dans la brousse par contre, hommes et femmes vivent pêle-mêle.

Le chef a 45 ans, a une fille de 23 ans, et récemment il a pris une jeune épouse avec laquelle il vit et dont il a deux jeunes fils de 3 et 2 ans.

Les autres femmes avec lesquelles il n’a que peu ou Pas de relations, sont des servantes à son service, et exécutent pour lui tous les travaux de ménage qui sont nombreux, ainsi que la culture des champs de son vaste domaine. Par exemple chaque année il organise une grande réception où il reçoit plus de 3.000 personnes qu’il nourrit et régale, et cela suppose un certain travail.

Pendant que s’achève notre visite, le soir est tout à fait tombé, et le Dr Puppa nous ramène aimablement chez lui pour souper, puis nous reconduit dans son auto jusqu’à Dingba. Et tandis que nous roulons, je me remémore peu à peu tout ce que nous venons de voir, et je me dis qu’il n’y a encore rien de tel que de voyager pour s’instruire. Que nous sommes loin aujourd’hui de cette Afrique de notre jeunesse, que nous nous représentions comme un tas de sable aride, sans eau, parce que l’intérieur n’en était pas connu. Le désert ne ressemble pas du tout aux dunes de sable qu’on voit dans le Sud-Algérien aux environs de Biskra, ni à certaines parties du Sahara comme le Hoggar ou le Tanezrouft, mais la plupart des terrains désertiques en Afrique sont au contraire couverts d’une végétation intense, brousse aux arbrisseaux épineux, ou savanes d’herbes semées de grands arbres ; et seul le manque d’humidité, l’insuffisance des pluies ou l’absence des cours d’eau, ont rendu la plupart de ces terrains incultes, et si l’on arrivait à les irriguer, il est probable que comme partout ailleurs, ils seraient propres à la culture. Au Congo où les rivières abondent, où les forêts baignent dans l’eau on n’a nullement l’impression du désert, au contraire, tout y est vert et frais, et en le parcourant, on se rend compte des énormes ressources et de toutes les possibilités qu’offre ce sol encore vierge, mais qui ne demande qu’à être exploité. Je ne suis ni un explorateur à la manière de Stanley, encore moins un industriel dont le but est de mettre en valeur les richesses qu’il découvre, mais quand comme moi on n’observe pas la faune ou la flore sous un angle spécial qui fatalement doit les déformer, on les voit peut-être plus au naturel, et il est possible que l’impression qu’on reçoit en soit d’autant plus juste.

Il faut distinguer entre les deux genres de voyages que font ceux qui aiment à circuler : le tourisme et l’expédition. En Abyssinie où il n’y a pas de routes, mais seulement des pistes, tout voyage devient une expédition, car pour se transporter d’un point à un autre du vaste empire des Négus, soit qu’on y veuille chasser, ou simplement s’occuper d’affaires, il faut toujours organiser une caravane. (Au Maroc et en Algérie, même dans nos Ardennes on peut faire les deux, le tourisme et l’expédition). Au Congo au contraire, grâce aux routes qui relie entre elles une partie des provinces on peut aller de l’une à l’autre en auto, et le voyageur pressé pourra faire du tourisme, c’est-à-dire traverser rapidement le pays, en ne s’arrêtant que de temps en temps pour visiter les principales curiosités. Dans le Nord, par les belles routes qui sillonnent l’Uelé, le tourisme commence, et déjà on peut se rendre de Stanleyville ou de Buta à la frontière du Soudan anglo-égyptien à Redjaf en très peu de temps, et grâce à un trafic régulier établi par les Messageries automobiles. Quand le tracé de la route Congo-Nil sera achevé, le Kivu qui est la plus belle partie de la Province Orientale deviendra certainement la proie des touristes, puisqu’on fera une réclame énorme pour y attirer les étrangers ; au Tanganyka, rien de pareil n’existe encore et les bords de la Luama resteront longtemps encore, il faut l’espérer, à l’abri des entrepreneurs de voyages circulaires en camions-automobiles. Car ce n’est pas par un examen rapide qu’on apprend à connaître un pays, et le camping et la chasse vous permettent seuls de pénétrer plus avant dans les secrets de l’intérieur, ce qui fait qu’un chasseur comme moi, de connaissances moyennes, peut, tout ignorant qu’il soit, grâce à l’expérience acquise, en remontrer parfois à de plus savants que lui.


30 mars.

Nous quittons Dingba à 8 heures en prenant congé du Dr Puppa qui va de son côté, passer les fêtes de Pâques à Niangara, et bientôt nous rejoignons la route de la grande Forêt Équatoriale, qui pendant des heures va se dérouler Uniforme à nos yeux ; seule de temps en temps une plantation de café ou de coton vient en rompre la monotonie. A midi nous déjeunons au joli poste de Gabu, mais sinon toute la journée, l’aspect de la route reste identique à lui-même ; et tout à fait typique par ses petits carrés de coton obligatoires, car l’indigène est forcé par l’État de s’adonner à la culture du coton et la redevance de sa récolte est une espèce de contribution qu’on lui a imposée. L’important réseau routier que nous parcourons, a d’ailleurs été établi dans le but de pouvoir évacuer plus facilement l’énorme production de coton à la tête de laquelle le Gouvernement de la Colonie va se trouver très prochainement grâce à ce système ; et en outre, pour empêcher le portage à dos d’homme et le remplacer par toute une organisation de Messageries automobiles, qui déjà fonctionne régulièrement et promet un bel avenir à ces régions du Nord de la Province Orientale. Nous arrivons le soir à Bambili pour y passer la nuit.


Dimanche de Pâques, 31 mars.

Nous avons eu un gros orage cette nuit, mais ce matin un gai soleil nous promet une belle journée et nous nous remettons en route à 8 heures du matin ; nous traversons encore toujours la forêt, coupée de loin en loin par des plantations ; celle de Bambessa est exploitée par l’État. Le pays est riche et a l’air prospère ; les routes sont belles et bien entretenues ; les maisons des ouvriers ne sont plus de misérables huttes de branchages, mais des constructions en matériaux durs, moellons et mortier ; elles sont en général de forme carrée avec une avancée formant vérandah, et sont couvertes avec des feuilles d’une espèce spéciale, prises dans la forêt et qui ne ressemblent ni à de la paille, ni aux matetés ; l’alignement en est parfait, et l’on croirait voir l’établissement d’une colonie modèle pour exposition, plutôt qu’un campement d’indigènes, mais ceux-ci occupent-ils réellement ces maisons trop différentes de celles qu’ils sont accoutumés à habiter depuis des siècles ? et je me suis laissé dire que derrière la villa qu’on leur a construite, ils ont bâti eux-mêmes la hutte chère à leur cœur, et dans laquelle ils s’entassent comme précédemment pour y dormir et y avoir chaud ! Quoi qu’il en soit, la population paraît être à son aise s’il faut en juger par le luxe de toilette qu’elle déploie. Hommes et femmes rivalisent à l’envie pour le choix des vêtements et des couleurs et c’est par leur amour de la toilette, ce côté faible des nègres, qu’on a pris ces grands enfants, et qu’on leur a créé et imposé des besoins dont ils n’avaient pas conscience avant l’arrivée des Blancs. Comme dans les autres centres de colonisation, j’admire le ton chatoyant des étoffes, il y a spécialement une couleur lie de vin qui semble jouir ici d’une faveur toute particulière et qui ma foi est fort jolie. Une fois de plus je me rapporte à un an en arrière et ce déploiement de couleur me rappelle mais en moins brillant l’Algérie et cette matinée de printemps à Tlemcen, où pour fêter le renouveau, les femmes avaient sorti leurs plus beaux atours, et les étoffes bleu, rose, orange, violette que nous vîmes ce jour-là et qui paraît-il proviennent des soieries de Lyon et de Suisse, font par comparaison pâlir les cotonnades belges et anglaises.

Que nous sommes loin déjà de nos belles Azandés nues, où une feuille de banane suffisait à cacher le sexe, alors que de nombreux mouchoirs d’indienne sont nécessaires ici pour dissimuler jusqu’au dernier brin de peau !

Vers midi nous passons le Titule sur un ponton, le pont dont nous voyons l’amorce, n’étant pas encore terminé, et nous traversons l’endroit du même nom, où règne une joyeuse animation grâce au jour de fête et à un marché indigène qui s’y tient ce jour là. Mais nous n’y faisons qu’une légère halte et reprenant bientôt la route qui se, poursuit monotone à travers la forêt, entre trois et quatre heures nous arrivons à Buta. Un compatriote, M. Ortegâl, tient un hôtel, mais le mariage du commandant Offermann, qui doit avoir lieu après-demain, a amené dans l’endroit une telle affluence, que nous ne trouvons plus à nous loger, et qu’il nous faut aménager un campement de fortune dans une maison abandonnée ; heureusement que nous avons avec nous notre matériel de literie, et bientôt notre logement improvisé se trouve être aussi confortable que n’importe quelle mauvaise auberge de village. En voyage il ne « faut pas s’en faire », comme dit la jeunesse, ni se laisser arrêter par des détails de ce genre qui sont sans importance. Nous faisons le tour de la ville qui est coquette et pourvue de belles avenues, et le soir nous prenons à l’hôtel un repas agrémenté de nombreux récit sur le « pays » dont notre hôte a reçu récemment les dernières nouvelles.


Buta, 1er  avril.

Buta est surtout remarquable par sa mission de Prémontrés fondée en 1910, qui est une des plus belles du Congo et constitue une véritable Abbaye. Nous l’avons visitée en détail et le père qui nous guidait nous en a fait voir les principales curiosités. Nous avons commencé par l’église qui est une pure merveille ; elle date de 1914 et fut le premier bâtiment en matériaux durables du pays ; construite en pierre de la région elle posède un autel, un banc de communion et une chaire de vérité qui font honneur à leur auteur, un père de la mission, lequel s’est révélé être un véritable artiste par son œuvre. Tandis que le dessus de l’autel et du banc sont des blocs de pierre d’une seule pièce, le dessous est constitué par une succession de colonnettes en ébène incrustée d’ivoire du plus heureux effet, et qui donne à l’ensemble un aspect de légèreté en même temps que de solidité. Le bois d’ébène employé dans la construction se nomme Limbuyu, et ne se trouve que dans la région de Bambili, il est très dur et très lourd et d’un brun fonce tirant sur le noir. Tout l’édifice de style roman très pur et de bon goût sans être en rien chargé a été entièrement bâti par les Pères aidés des enfants de la mission qui travaillaient sous leur direction.

Les Prémontrés s’occupent principalement d’agriculture, et après nous avoir fait les honneurs du jardin de la mission qui est un modèle du genre, on nous a montré les différentes étables, où nous avons pu admirer tour à tour une centaine de têtes de bétail du genre Zébu, une cinquantaine de cochons venus d’Europe, et qui sont bien acclimatée ; deux clapiers magnifiques, véritables maisonnettes en briques donnant abri à de nombreux lapins, et à côté de ceux-ci des cochons d’Inde, pour chasser les rats qui mangeraient les petits lapins. Ces cochons d’Inde sont de curieuses bêtes blanches aux yeux rouges comme des rubis et ayant le bord des oreilles d’un brun acajou, ils font du reste bon ménage avec les lapins, leurs voisins. Ensuite viennent les doutons et les chèvres, celles-ci fort grandes et venant de la région de Khartoum. Puis suit l’écurie des chevaux, il y en a momentanément une dizaine seulement qui viennent du Congo Français, mais dans une autre mission du même ordre, on fait l’élevage des chevaux, car on les préfère ici aux mulets dont l’emploi n’a pas donné satisfaction, je ne sais pour quelle cause, et le chiffre des bêtes élevées jusqu’à ce jour se monte à une centaine. Plus loin nous voyons des autruches, il y en a dix, en tout cinq couples, les mâles sont noirs et les femelles grises, mais elles se reproduisent très difficilement en captivité, et ce n’est pas comme rendement mais pour le simple plaisir, qu’on les garde ici. Enfin on nous présente la principale curiosité de l’établissement, deux éléphants dressés, deux femelles de 15 à 20 ans, répondant au nom de « Moteté » et de Joky », dociles comme de petits chiens et accomplissant au commandement tous les travaux des champs ; nous les voyons revenir attelées à une charrette avec un grelot au cou et l’on fait ramasser par l’une d’elles le crochet avec lequel on la mène et qui nomme « Dobani ».

Après la visite des animaux, on nous promène encore dans la briqueterie qui se compose de fours à briques et le presses humides où se fabriquent les tuiles, les briques et les carreaux qui servent à édifier non seulement les disons de travailleurs employés à la mission dont le nombre dépasse les 400, et sont groupés dans plusieurs plages, mais encore toutes les maisons des agents de l’État que nous avons admirées le long des Boulevards, et l’on nous parle d’un projet (Huberty) de magasin pour l’État d’une profondeur de 18 mètres sur 40 mètres de long qui devra être construit en deux mois de temps, entièrement en briques, mais recouvert de tôle ondulée parce que les tuiles auraient été trop lourdes à supporter, vu ses dimensions. Et tout ceci est le résultat de 18 années d’un labeur incessant !

À côté de la Mission se trouve l’école indigène, dirigée par les Frères Maristes qui sous le contrôle du gouvernement, y donnent l’enseignement primaire. Les bâtiments dont le plan a été imposé par l’État et sert de type dans toute la Province Orientale feraient envie à des institutions similaires en Europe, tant ils sont remarquables. Entièrement construits en briques, le dallage en est formé par un carreau rouge uniforme, l’encadrement des fenêtres est en « Limbali », un bois plus clair et moins dur que le « Limbuyu » employé à l’église, et aux carreaux sont suspendus des rideaux de cotonnade blanche qui donnent à l’ensemble un aspect gai et riant.

Les Pères dirigent l’école des garçons dont le chiffre dépasse 250, tandis que les sœurs au nombre de 10 ont les filles à éduquer ; une école professionnelle est annexée à l’établissement et se compose d’une section de forge et d’ajustage et d’une section de menuiserie et de charpenté.

Un petit bâtiment séparé sert de cuisine, et nous en admirons l’agencement coquet et pratique, qui permet aux Frères une surveillance active, tout en diminuant les dangers d’incendie, toujours à craindre avec les indigènes, et en supprimant les émanations de tous genres, qu’on ne pourrait empêcher, si l’on devait préparer les aliments dans un local attenant à l’école.

Notre intéressante visite étant terminée, nous disons adieu à Buta et reprenons notre camion et le chemin de la forêt. Quelques heures encore nous y poursuivons notre randonnée, puis tout à coup l’après-midi, à un tournant du chemin, nous faisons une rencontre, qui nous amuse ; c’est « Chalux », le reporter de la Nation belge, qui apporte en grande hâte, la toilette de la mariée de demain, qui arrive tout droit de Bruxelles via Matadi-Stanleyville et qu’on attend à Buta avec l’anxiété qu’on peut se figurer. Chalux que nous avons déjà rencontré à deux reprises différentes au cours de notre voyage, est toujours le joyeux compère que nous avons eu l’occasion d’apprécier. Il cache un nom historique ( ?) dit-on, sous les talents les plus variés, écrivain de talent, conteur brillant, portraitiste à ses heures, il vous croque l’esquisse d’une négresse ou d’une jolie femme en un tour de main. On m’a assuré également, qu’il était pianiste agréable, quand il disposait d’un piano, mais il ne m’a pas été donné de l’entendre et pour cause ; par contre, j’ai été témoin de sa verve extraordinaire et intarissable et l’on ne peut en tout cas lui dénier l’entrain qu’il apporte à toute chose, et qui fait que jamais on ne s’ennuie dans sa compagnie.

Notre entrevue sur la route ne fut pas de longue durée car déjà une auto lancée à sa recherche arrivait à toute vitesse pour le rencontrer et lui servir de relais, en cas de panne toujours possible.

Nous nous séparons donc après avoir échangé quelques joyeux quolibets, et nous être promis de nous revoir en Europe, et chacun de nous poursuit son chemin. Peu après, nous passons par un village dont l’aspect sauvage ne laisse rien à désirer ; les vraies huttes et le nu recommencent, les huttes des indigènes de la région sont différentes de celles, que nous avons vues jusqu’ici, car elles sont coiffées d’un énorme toit en forme de pain de sucre ou d’éteignoir, dont, la surface est couverte de larges feuilles de « maranta » superposées et desséchées et prenant une belle teinte jaune or. Au milieu des huttes de gros troncs d’arbres coupés à 5 mètres du sol se dressent comme des colonnes antiques sur la place publique des petites cités romaines. Comme unique vêtement, les femmes s’entourent la taille d’une jupe composée de feuillage, formant comme une vaste crinoline, et leur donnant l’aspect de danseuses vertes. Non loin du village nous rencontrons un bizarre cortège. En tête vient un homme entièrement peint en rouge sauf la figure où des yeux fous brillent d’une étrange lueur, puis derrière lui d’autres hommes également teintés de rouge, dansant et hurlant font l’effet d’une troupe de diables sortant d’un coin de l’enfer. Ceci est, parait-il, la fête de la Circoncision : quand les jeunes gens arrivent à l’âge nubile, ils sont exclus du village et relégués dans la forêt où ils restent chez le sorcier qui les opère, jusqu’au moment où guéris, ils peuvent rentrer dans leur famille. Cette cérémonie est accompagnée de fêtes et de danses et nous avons assisté au retour joyeux de la jeunesse qui à partir de ce moment est admise à remplir son métier d’homme et à courtiser les femmes…

Vers 5 heures nous atteignons les bords de l’Aruwimi, belle rivière presque aussi large que le Rhin, et dont un bac allant d’une rive à l’autre assure le trafic. Nous avons la chance d’arriver au moment où le bave de Banalia, sur la rive opposée, vient d’accoster, débarquant un autre camion, et sans perdre de temps nous pouvons embarquer le nôtre, sinon nous aurions dû attendre une heure et demie à le voir venir de son port d’attache. Comme tous les pontons du même genre, il est composé de six barques transversales et juxtaposées et il commence par remonter le courant, puis lorsqu’il est arrivé à la moitié du fleuve, il se laisse doucement redescendre, en virant de bord et aborde de face en arrivant de l’autre côté. La traversée dure vingt minutes, et tandis qu’un coucher de soleil merveilleux embrase l’horizon, j’admire l’eau limpide et bleue qui nous porte, car depuis des mois, et depuis les lacs du Kivu, nous n’avons plus eu l’occasion de nous régaler d’un tel azur.

Notre équipage se compose d’un côté de 4 hommes armés de perches, et de l’autre d’une trentaine de rameurs qui chantent et chose curieuse, nous retrouvons ici l’hé-lé-lé des rameurs de la baie de Burton mais moins monotone et plus bruyant. Ils ont formé deux équipes, et tandis que l’une travaille, l’autre se repose, et dans les moments de repos celle-ci danse et chante avec rythme pour marquer les coups de rame et s’encourager au travail. En voyant ces ébats, je pense à ce besoin de danser qui caractérise toute la jeune génération et qui est certainement venu du nègre, tout au moins en ce qui concerne les danses qui ressemblent aux leurs !

Tandis que tout le ponton tremble et frémit du trépignement cadencé des danseurs, et que me voyant sourire, ils sont venus me réclamer un « matabiche » pour le plaisir qu’ils m’ont donné, nous avons salué une île en amont, et croisé au passage un autre ponton contenant deux camions, et par un dernier rayon aveuglant du soleil couchant, nous avons abordé à l’autre rive. Une large esplanade gazonnée s’étendant jusqu’à l’eau y est dominée par une espèce de grande halle couverte en chaume, et dont le centre se dresse en un cône pointu ; derrière celle-ci se trouve le tribunal du territoire, qui affecte la forme d’une étoile à quatre faces. Nous venons de débarquer à Banalia, et nous nous mettons en quête d’un gîte, pour y passer la nuit, quand, ô surprise, la première personne que nous abordons pour lui demander de nous indiquer le chemin, est un compatriote, et il nous offre aimablement l’hospitalité chez lui : M. de Waha, luxembourgeois est agent dans l’administration coloniale belge, et je le croyais attaché momentanément au poste de Ponthierville ; grand fut donc mon étonnement de l’avoir retrouvé ici sur le pas de sa porte, et après nous avoir présenté à sa femme, nous passâmes ensemble une charmante soirée à évoquer des souvenirs de la mère-patrie, et à faire maints beaux projets pour le jour où nous nous y retrouverons ensemble.


2 avril.

Avec regret nous disons adieu à nos hôtes d’un soir, et quittons leur toit hospitalier dès le lendemain matin, et en route pour Stanleyville.

Bientôt nous retrouvons la grande forêt et malgré l’approche d’un centre important, la population nous donne l’impression d’être plus sauvage que celles de l’Uelé. Les hommes se couvrent la tête de bonnets en poil de singe qui leur donnent un air farouche, et les femmes se promènent presqu’entièrement nues, et elles se sauvent terrifiées devant l’appareil, si on veut les photographier. Ici elles ne portent plus leurs enfants de côté sur la hanche, mais attachés sur le dos au moyen d’un cordon en herbes séchées ou en vannerie tressée assez fine, large de deux ou trois doigts et crasseuse à souhait. Et toujours nous rencontrons ces mêmes huttes aux toits pointus tels des chapeaux de clowns, petits cubes alignés qui ressemblent à des pagodes chinoises et qui sont teintés de jaune, de rouge, de noir et de blanc sans parler des peintures pompéiennes et du serpent, qu’on voit sur nombre d’entre eux. Ces toits pointus sont caractéristiques de cette région, et l’architecture officielle les a même adoptés et reproduits dans la construction du poste de Bengamissa que nous traversons et dont la place publique est un modèle d’ordre et de propreté.

Nous passons la Lindi et sur le bac, des nègres dansent devant les glaces de l’auto, se font des grimaces et parlent à leur image, et après le passage de la rivière bientôt on sent l’approche d’une capitale ; déjà les femmes prises d’un sentiment de pudeur commencent à se voiler le derrière, et bientôt un nègre, tout de blanc vêtu et mettant la main au chapeau pour saluer comme le font les soldats français, nous demande une place dans l’auto. Après cela plus besoin de présentation, et en voyage comme toute le monde sait, on s’entr’aide volontiers ! Encore quelques kilomètres, et après avoir contourné le camp où sont cantonnés plusieurs régiments de troupes coloniales, nous arrivons à Stanleyville au début de l’après-midi.


Stanleyville, du 2 au 6 avril.

Le Gouverneur, M. Moeller qui habite un magnifique « Palais » a mis à notre disposition un charmant petit pavillon qui se trouve dans l’enclos même de la résidence, et n’en est séparé que par la largeur du jardin, où des pelouses verdoyantes plantées de palmiers magnifiques, donnent à notre petit Trianon le sentiment de repos que Marie Antoinette devait éprouver à l’ombre de Versailles. Nous, y avons connu des heures exquises, et le dernier beau souvenir de la Colonie avant la descente du Grand Fleuve qui va bientôt nous ramener en Europe…

Stanleyville est un des plus jolis, pour ne pas dire le plus joli poste que j’ai vu au Congo. Tout y est si vert, si frais, si remarquablement bien tenu, et sa situation même au bord du fleuve, en fait un site presque unique, dont les différents Gouverneurs ont à l’envi su exploiter la beauté. Une remarquable allée de palmiers mène à la Résidence, et toutes les rues sont également bordées de palmiers, ce qui, donne à l’ensemble l’aspect d’un immense jardin, et y entretient une délicieuse fraîcheur même par les plus fortes chaleurs. Le service de la voirie est d’ailleurs admirablement fait et mieux qu’en Europe, chaque matin les rues sont consciencieusement balayées et nettoyées.

Stanleyville possède de remarquables écoles, et l’on m’en fit voir différentes qui rivalisaient pour leur bonne tenue. A côté des cours préparatoires où sont inscrits environ 400 élèves, il y a une école professionnelle pour adultes, où en quatre années d’études, on forme des ouvriers dans les différentes sections de menuiserie, de ferronnerie et d’imprimerie. J’ai vu des meubles faits par ces apprentis, et les tables, les lits et les armoires qui sortent de l’école de Stanleyville peuvent concourir avec ceux de nos meilleurs ébénistes Européens.

J’ai également visité la Maternité où une brave sœur se débat seule pour élever une douzaine de nouveaux-nés, la plupart abandonnés par leurs parents, car la moralité laisse fort à désirer dans ces parages, et outre que les femmes se font fréquemment avorter, elles n’hésitent pas à se débarrasser de leurs rejetons quand elles les trouvent gênants ; aussi y aurait-il encore beaucoup à faire sous ce rapport dans la Colonie, et si l’on veut augmenter le capital humain et partant la main-d’œuvre, qui fait défaut dans beaucoup d’endroits, c’est par le début qu’il faut commencer, et c’est pourquoi l’on ne saurait trop encourager toutes les œuvres qui ont trait à l’enfance.

Stanleyville se distingue aussi des autres postes parce qu’elle possède dans ses environs un réseau routier qui permet de se transporter facilement d’un point à un autre et de visiter les « curiosités » qui l’entourent ; ainsi il y a en allant vers l’Ouest, une merveilleuse promenade le long du fleuve qui mène au nouvel hôpital, et 6 kilomètres plus loin, à Saint-Gabriel des Falls, qui fut le premier établissement des Missionnaires dans la région ; il y a ensuite les célèbres chutes de la Tschopo, affluent du Congo, qui s’y jette à 4 kilomètres au-delà de la Mission, et qui dans un chaos de rochers se précipite dans le vide avec un bruit de tonnerre.

À l’Extrémité-Est de la ville sont les Stanley-Falls, qui ne sont guère que des rapides, dont la chute est une désillusion, car le fleuve très large en cet endroit glisse sur quelques mauvais cailloux d’une hauteur qui atteint à peine celle d’une écluse ordinaire. Mais aux Falls, il y a les pêcheries établies par les Baguenias, et celles-ci méritent d’être visitées. Ces pêcheurs autochtones de la région, s’y trouvaient déjà à l’époque de Stanley et ils n’ont guère changé depuis ce temps ; à moitié arabisés par le contact des Arabes, ils sont restés sauvages et farouches au point de ne pas frayer avec les autres noirs et continuent à se promener presque nus d’ailleurs, car il n’y a jamais eu moyen de les habiller. Très travailleurs, ils sont d’intrépides pêcheurs, et par des prodiges d’audace, ils sont arrivés à garnir presque toute la ligne des rochers qui barre le fleuve, avec une espèce d’échafaudage composé de perches tordues, de pieux et de madriers liés entre eux avec des lianes, pour y suspendre leurs nasses. Ensuite, ils se hissent sur cet échafaudage lequel a une hauteur de 4 à 5 mètres au-dessus de l’eau et se glissant le long des perches, ils descendent dans l’eau bouillonnante et plongent malgré le courant et les tourbillons pour aller ramasser le poisson pris dans les nasses. Pour arriver aux Falls, nous avons traversé le village des arabisés, où de vieilles masures et des fenêtres grillagées alternent avec des échoppes aux couleurs criardes et aux bijoux barbares, nous font un instant penser à un autre Orient, celui des bazars de Tunis ou de Constantinople, et nous rappellent que l’Islam a passé par ici.

Notre séjour à Stanleyville fut trop court à notre gré, mais l’heure du départ a sonné, déjà le « Luxembourg » est amarré à la rive, et demain nous devons nous y embarquer pour entreprendre la descente du Fleuve, et être rendus à Kinshassa et à Boma pour pouvoir prendre le 24 avril l’ « Albertville » qui doit nous ramener en Europe. C’est la fin du voyage et non sans un vif regret, nous bouclons nos malles après un partage savant entre les objets que nous venons d’employer en brousse pendant six mois, et qui désormais inutiles ne sortiront plus de leurs caisses avant d’être définitivement déballés, et nos vêtements « civils », ceux dont nous allons avoir besoin, pour ne pas trop faire figure de broussards dans les centres de civilisation où nous allons rentrer.

Notre dernière journée à Stanleyville fut prise presque entièrement par ces apprêts toujours plus longs qu’on ne pense, même quand on a l’habitude d’emballer et de déballer journellement une trentaine de colis, et le reste de notre temps fut consacré à rendre visite aux différents membres de la Colonie, parmi lesquels nous avions retrouvé un certain nombre de compatriotes, et principalement à remercier M. et Mme Moeller qui nous avaient si aimablement reçus.

XI

LA DESCENTE DU FLEUVE

6 Avril.

Dans la Colonie belge, le « Fleuve », est-il besoin de le dire, est et ne peut être que le Congo. Et pourtant combien de grands fleuves, sans parler d’innombrables rivières sillonnent le vaste empire, qu’on ignore en Europe avant d’y avoir voyagé !

En montant sur le « Luxembourg », la première impression reçue est celle que j’ai à chaque nouvelle navigation que j’entreprends ; un profond ennui, et le sentiment que je ne trouverai jamais à employer les nombreuses heures qu’il me faudra passer sur ma prison flottante. Mais un voyage sur le Congo ne ressemble en rien à une traversée transatlantique. Le bateau d’abord, dans ses formes exiguës fait plutôt penser à ces bateaux de plaisance qui circulent sur les lacs suisses, mais là s’arrête la comparaison, car loin d’être un plaisir, j’ai souvent plaint au contraire, les malheureux occupants des cabines ordinaires, qui y étaient entassés, quand au milieu du jour, le soleil tapant dru, et même souvent la nuit, l’air y était à peine respirable. Personnellement nous n’avons pas eu le droit de nous plaindre, car par l’intervention du Gouverneur, on nous avait réservé la cabine de luxe, celle qui avait été occupée l’année précédente par le Roi Albert lui-même, et nous aurions eu mauvaise grâce à nous montrer plus difficiles que lui. Ensuite le voyage ne se fait que de jour, à cause des nombreux bancs de sable qui rendent la navigation nocturne impossible ; puis il y a les P. B., c’est-à-dire les postes à bois, où il faut s’arrêter régulièrement pour renouveler la charge nécessaire à l’entretien des machines. Toutes ces raisons font qu’on a maintes occasions de se dégourdir les jambes, et d’aller visiter les endroits où l’on fait escale parfois près de 24 heures. C’est dire qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que notre voyage fluvial ait pris exactement dix jours, pour parcourir un espace de 1.600 kilomètres environ, distance entre Stanleyville et Kinshassa. Le paysage change d’ailleurs souvent d’aspect et à tout moment un autre spectacle se déroule à nos yeux. Au départ, il y a d’abord une troupe de négrillons entièrement nus qui plongent pour ramasser les sous qu’on leur jette, et encore plus avidement les bouteilles vides qui sont comme tout le monde sait, la grande passion du nègre. Nous saluons au passage la Mission catholique de Saint-Gabriel, et peu après, nous voyons arriver une barque entièrement pavoisée de drapeaux belges et qui amène une dame à bord ; les enfants tout de blanc vêtus qui l’accompagnent, chantent un hymne qui n’a rien de congolais, mais font deviner que nous sommes en présence des hôtes d’une mission protestante.

Il (le fleuve) est encore plus large que je ne me le figurais, et malgré tout ce qu’on m’en avait dit, plus semblable à un lac qu’à un cours d’eau, il est parsemé d’îles vertes et boisées qui nagent à fleur d’eau, et dont la végétation, arbres et buissons semblent pousser leurs racines dans l’eau même, comme d’énormes nénuphars.

Je l’ai vu jaune, bleu et, ce qui est plus curieux encore, brun comme du permanganate de fer, et ceci même jusque dans l’écume à l’avant du bateau et changeant ainsi à toute heure du jour et selon le temps, la profondeur et surtout les bancs de sable qui en modifient la couleur, et en entravent le cours : maintes fois j’ai vu le bateau arrivant ainsi sur un banc de sable devoir reculer, tourner, se débattre, et finalement toujours sortir vainqueur de la lutte, mais ce qui frappe le plus, et ce que je n’ai vu nulle part ailleurs, ce sont les îles innombrables qui flottent sur cette masse d’eau dont le débit est vraiment inconcevable.

Au passage de la Lokali, nous apercevons des noirs qui nous paraissent plus sauvages encore que ceux que nous avons vus précédemment ; il paraît que ce sont des Nomades de la rivière ; d’ailleurs au fur et à mesure que nous descendons le grand fleuve on nous citera des noms de tribus en si grand nombre, qu’il est impossible de les retenir tous, et seuls quelques-uns dont les coutumes m’ont particulièrement frappé, me sont restés dans la mémoire. À Bangi, que nous atteignons à trois heures, et où nous passons la nuit sur la Lomami affluent qui vient du Sud et se jette à l’Ouest du Congo, nous voyons les Topocke, ces indigènes qui se font des tatouages en relief qui ont l’air de bourrelets sur les épaules.


7 avril.

Nous poursuivons notre voyage jusqu’à Basoko sur l’Aruwimie autre affluent du Congo qui venant du Nord-Est, rejoint le Grand Fleuve à droite et nous y faisons escale jusqu’à demain. On nous dit que trois races sont ici en présence : les Mobango ; les Wangelema, les Basoko : c’est le Père de la Mission qui nous donne ces détails, mais il n’a pas l’air d’apprécier plus les uns que les autres de ces enfants récalcitrants, et à l’aspect délabré de l’église qui tombe en ruines, on voit que les Scheutistes, ici tout au moins, n’ont pas réussi dans l’œuvre civilisatrice qu’ils ont entreprise.

Un fortin qu’on nous montre rappelle que Basoko a appartenu aux Arabes, mais ils ne purent jamais dépasser cette limite et furent arrêtés dans leur désir d’expansion par la campagne que le Cl Chaltin dirigea contre eux et qui amena la fin de leur puissance au Congo.

Basoko me laisse encore le souvenir de l’un des plus beaux couchers de soleil que j’ai jamais vus, et pourtant au cours de mes nombreux voyages, j’ai assisté déjà bien souvent à des féeries de lumière du même genre. Je pense aux soirées sur l’Aguedal, alors que le soleil disparaissant, teintait de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel les cimes blanches de l’Atlas, se reflétant mille fois dans les eaux du bassin au bord duquel nous étions arrêtés, puis à ces inoubliables crépuscules sur la mer Rouge où à chaque passage, une nouvelle joie vous saisit, mais ce soir la descente du soleil derrière les îles de l’Aruwimi a pour moi un charme tout spécial et inconnu. Une teinte verte s’est d’abord répandue sur tout le fleuve, j’allais dire le lac, tant cette énorme masse d’eau presque immobile me fait penser à une mer intérieure plutôt qu’à un fleuve, dans le sens que nous sommes habitués à lui donner en Europe, et que nous nous représentons comme une voie d’eau à courant rapide, et sillonnée de bateaux de tous tonnages, transportant sans relâche des charges et des marchandises d’un bout à l’autre des pays qu’il traverse. Rien de pareil ici : l’immensité qui s’étend devant nous, a l’air d’une mer d’huile ou de métal en fusion et les lames d’argent qui la couvrent par intermittence, là où les courants sous-marins produisent de légères vagues, ajoutent à cette illusion. Dans le fond et l’encerclant presque en entier, la forêt lui fait comme un mur de verdure qui, à mesure que le soir tombe, devient, peu à peu complètement noir et fait encore mieux ressortir tous les tons d’or et de cuivre dont peu à peu le ciel s’est couvert à l’Occident, passant du jaune clair à l’orange, puis du carmin au rouge sang pour finir dans un embrasement général du ciel et de la terre, et donnant au Grand Fleuve l’aspect d’une énorme coulée de lave sous les derniers rayons pourpres du Couchant… Une barque de pêcheurs s’était, entre temps, détachée de la côte, et les indigènes montés sur leur pirogue préparaient leurs nasses pour la pêche de la nuit. Prenant pour objectif ce qui, dans la demi-obscurité avait l’air d’une gondole, nous avons essayé de fixer par la photographie cette vision grandiose, mais combien est falote cette petite image prise à contre-jour, à côté des couleurs que même la palette d’un peintre ne saurait rendre, et dont seuls les tropiques ont le secret !


8 avril.

Nous recueillons en passant les eaux de l’Itimbiri qui vient de Buta, et à chaque nouvel affluent qui s’y déverse, le Fleuve semble se gonfler et s’élargir ; à Bumba où nous arrivons dans l’après-midi, il mesure 28 kilomètres de large et l’on me dit qu’il atteint ici sa plus grande largeur, mais c’est une erreur. Bumba devrait être un poste important car, situé à la porte de l’Uelé, et à l’intersection d’une des grandes rivières qui en descendent, il devrait y drainer toute une partie des produits de cette riche province, mais on ne sait pourquoi Bumba donne une impression d’abandon, et à part deux douzaines de bâtiments alignés sur la berge, dont l’habitation de l’Administrateur, on ne sent ici ni vie ni mouvement et l’on se demande quelle en peut être la cause. On me dit pourtant qu’il y a derrière Bumba une rizière modèle qui décortique cinq tonnes de riz par jour, et à ce propos j’apprends que la culture du riz se développe fort dans tout le Nord de la Colonie ; et en dehors de celle d’ici on me cite deux rizeries à Stanleyville, deux à Mukundi, deux dans l’Uelé, une dans la région équatoriale, en tout sept ou huit pour le moment, auxquelles d’autres viendront s’ajouter probablement.

En descendant le fleuve nous avons peu à peu lié connaissance avec les autres passagers du « Luxembourg » qui tous comme nous regagnent la côte pour se rembarquer pour l’Europe ; les uns sont des gens faisant partie de l’Administration de la Colonie, les autres, et ce sont les plus nombreux, sont des directeurs ou des agents d’entreprises particulières, et c’est triste à dire mais on sent poindre dans la conversation de tous ces braves gens, un malaise dont je n’ai pu définir les détails mais dont il m’est resté une impression générale que je vais essayer de rendre de mon mieux.

D’abord, et pour commencer, il y a trop d’entreprises similaires au Congo qui se font concurrence, et qui doivent fatalement arriver à se ruiner les unes les autres. Il y a eu ici comme en Europe un run sur les affaires, tout le monde a voulu vendre de tout et la même chose, et alors qu’une ou deux Sociétés d’importation auraient pu faire des bénéfices intéressants, il s’est créé dix, vingt sociétés analogues, dont le besoin ne se faisait pas sentir, et qui sont destinées à crever de faim et à disparaître. À côté de cela il y a la concurrence des marchands portugais qui d’un bout à l’autre du Congo drainent le commerce à leur profit ; le Portugais est un commerçant né, il a cela dans le sang, comme le Grec d’ailleurs aussi, et comme en outre, il est habitué à vivre de peu, se contentant très souvent de la nourriture indigène, il peut vendre ses marchandises meilleur marché et à un prix très inférieur à celui de ses concurrents.

Ensuite il y a la question des indigènes et celle de la main-d’œuvre. Pour l’éducation des noirs on est unanime : il faut créer des écoles professionnelles et leur apprendre à travailler, mais il est inutile d’en faire des clercs en leur enseignant à lire et à écrire, et en cela il y a peut-être un reproche à faire aux Missions qui sous d’autres rapports sont admirables et rendent les plus grands services à la Colonie. Preque tous les clercs ou chrétiens sortis des Missions ne valent pas cher : ce sont en général des hypocrites qui n’ont adopté la nouvelle religion que par intérêt, et qui retournent à leurs anciens errements dès qu’ils n’ont plus besoin de l’assistance de ceux qui les ont élevés. Dans les écoles professionnelles par contre, on a obtenu des résultats magnifiques, et les nègres qui au début ne s’y comportaient guère mieux que des singes arrivent au bout de deux ou trois mois à être plus adroits que les blancs ; c’est qu’ils ont un incroyable esprit d’observation et d’imitation, mais il en est malheureusement de même quand ils copient le blanc pour ses défauts sans en prendre les qualités.

Par nature, l’indigène, et surtout l’homme, est fainéant et considère qu’il est en ce monde pour n’y rien faire ; tout au plus admet-il qu’il peut aller à la chasse ou à la pêche qui sont des métiers nobles qui lui conviennent, mais pour le reste c’est à la femme qu’incombe d’accomplir tous les plus rudes travaux dans la tribu ; aussi le type du nègre étendu dans son fauteuil, occupé à fumer sa pipe et à se chauffer au soleil devant sa hutte, est-il un spectacle ordinaire d’un bout à l’autre de l’Afrique.

La venue du blanc qui a « changé cet ordre de choses, a par conséquent été très mal vue par toute la population mâle, et s’il est des exceptions comme celle de ce vieux chef noir du Lomami qui, instruit en Belgique, est déjà du temps de Léopold II devenu administrateur territorial, qui a obtenu une concession de 700 hectares sur laquelle il cultive actuellement café, cacao et palmistes, et qui envoie ses fils à l’école de Liège, — cette exception confirme la règle, et en général le noir n’a qu’un désir, c’est de voir repartir le blanc au plus vite, après quoi il redeviendra aussi heureux qu’avant son arrivée. On comprendra aisément qu’avec une mentalité pareille, les travailleurs de couleur qu’on recrute et que l’on embauche quasi contre leur gré, ne fournissent pas une main-d’œuvre de première classe, et par leur apathie et leur paresse, ils espèrent dégoûter le blanc et l’inciter à s’en aller.

Il y a enfin la question des chefferies qui continuent à jouer un rôle très important dans la Colonie, car si en principe on a supprimé les, chefs de clans ou de tribus en ne leur laissant qu’un rôle représentatif et la médaille (à langue bilingue) qu’ils sont très fiers d’arborer à toutes les occasions officielles, en réalité ils demeurent les directeurs occultes, et les nègres continuent à leur obéir en secret, car ils tiennent très soigneusement caché tout de ce qui se passe chez eux. L’indigène est resté imbu des idées de chefferies, et y demeure attaché, quoiqu’on puisse faire.

Telles sont en résumé, et dans leurs grands traits, les principales causes de la dépression quasi-unanime de tous les colons qui avec nous regagnent la mère-patrie et après avoir vu l’enthousiasme des néophytes du Kivu, et les très belles réalisations accomplies dans toute la Province Orientale, il est pénible de sentir au retour, qu’il y a ici « quelque chose qui ne va plus ».


9 avril.

Lisala, où nous arrivons après avoir salué au passage Alberta, station des Huileries du Congo (Lever Bros), nous apparaît juchée à flanc de coteau et m’y étant informé d’objets en ivoire à acheter, dont on m’avait dit que l’endroit avait la spécialité, j’ai l’incroyable surprise de tomber sur un maçon entrepreneur de travaux publics pour l’État, qui est un ex-ouvrier de la Faïencerie Boch à la Louvière ; le monde est vraiment petit ! Notre nouvel ami nous mène au village indigène où les noirs travaillent l’ivoire, mais ils n’ont pour le moment rien de bien tentant à nous proposer : seul un vase assez grossièrement taillé, et pas tout à fait achevé, nous est offert après de nombreux palabres et beaucoup de réticences, car le noir qui est méfiant et craintif, a toujours peur du traquenard qu’il soupçonne le blanc de vouloir lui dresser, car dans le fond de son âme il n’est jamais tout à fait tranquille, l’ivoire qu’il s’est approprié pour son travail, étant neuf fois sur dix le fruit d’une chasse ou d’un achat clandestin, qui s’est opéré à l’insu de l’État, lequel seul a le monopole du commerce de l’ivoire.

Nous finissons pourtant par dénicher un petit crocodile sculpté dont nous faisons l’acquisition et qui plus que l’autre bibelot nous fait plaisir, car il faut que la matière se prête au but qu’elle doit remplir : ainsi l’ivoire employé pour faire des vases ne me plaît pas, tandis que le métal, le verre ou la porcelaine conviennent parfaitement à cet usage ; par contre l’ivoire employé pour représenter des animaux ou faire des figurines, des cors de chasse, des bracelets, des manches de cannes ou de parasols, toutes sortes d’ornements en un mot, donne de merveilleux résultats.


10 avril.

Nous avons passé la nuit en brousse, si l’on peut dire ainsi, c’est à-dire à un endroit du fleuve où il n’y avait ni poste, ni village, mais où les bancs de sable nous ont contraints à nous arrêter pendant les heures d’obscurité, et entravent notre navigation jusqu’à Mabeka, où nous faisons halte et où je vois le premier baobab qui réveille en moi les souvenirs anglais de Mombassa et de Dar-es-Salam. Après Mabeka et l’embouchure de la Mongola venant du Nord, le Fleuve devient de plus en plus large, et toujours nous voyons des îles qui flottent sur l’eau, et toujours les forêts qui les couvrent semblent pousser dans l’eau même, tellement les berges sont plates et invisibles, c’est la caractéristique du Grand Fleuve, dont la couleur brune produite par le tanin des arbres prend ici une teinte mordorée. Il y as même des vagues assez fortes en ce moment, et sans les îles on se croirait en mer, car on n’aperçoit plus les bords des deux rives ; la largeur d’un bord à l’autre doit être à cet endroit de 10 à 12 kilomètres environ.


11 avril.

Voici le poste pittoresque et la grande Mission de Nouvelle-Anvers ; nous y voyons une pirogue transportant du foin qui attire nos regards par sa forme spéciale et la minceur de ses cloisons qui la rend facilement transportable ; il y a aussi ici des paniers à poissons en bambous qui s’achètent 40 francs quand le bateau monte à peu près vide vers Stanleyville, mais pour lesquels les indigènes ne craignent pas de demander 400 francs quand le même bateau redescend avec sa charge de passagers repartant pour l’Europe : toujours la question de l’offre et de la demande ! Il y a aussi les jupes des femmes qui attirent notre attention, car elles sont faites en un tissu que de loin on prendrait pour de la toile écrue, et qui n’est que du rafia, la fibre d’un palmier, finement tressée.

Après Nouvelle-Anvers le Congo qui coulait de l’Est à l’Ouest change de direction, et se met nettement à couler vers le Sud ; et l’on songe à l’émoi qu’a dû éprouver Stanley, quand arrivant en ces lieux, il s’est aperçu que le Grand Fleuve dont il avait d’abord suivi le cours, croyant tenir l’une des sources du Nil, n’était autre que le Zaîre des Portugais, et qu’il se jetait dans l’Atlantique !

Nous avons maintenant à notre gauche la Province de l’Équateur immense pays de forêts et de cours d’eau innombrables qui sans cesse viennent encore grossir de leurs affluents le Grand Fleuve qui nous porte.


12 Avril.

Nous arrivons à Coquilhatville, la ville qui a reçu son nom en souvenir de Coquilhat l’un des grands soldats de l’époque « héroïque », et qui est fort coquette avec ses maisons bien construites et ses belles avenues, mais nous ne nous y attardons pas, car nous sommes pressés de nous rendre à Eala, qu’on nous a beaucoup vanté et que nous avons tout juste le temps de visiter pendant l’escale avant la nuit. Le jardin botanique d’Eala, encore une création de Léopold II est une merveille et mérite sa réputation. Nous y avons passé une heure d’enchantement à nous faire détailler toutes les espèces d’arbres rares qu’il contient, et dont plusieurs nous étaient inconnus ; pour ne parler que des principales je citerai l’arbre à pain et l’arbre à gutta, le palmier à sucre et le cocotier, le bois de Teck à grandes feuilles et le Jaharenda qui n’est autre que le palissandre, puis les arbres à thé, les abricotiers de Saint-Domingue, frères du mangoustier, les vanilliers qui viennent du Mexique et les canneliers ou arbres dont l’écorce produit la cannelle et qui ont été importés ici des Indes Néerlandaises ; ensuite des arecas, des dracenas, des phénix de toutes tailles et de toute beauté ; je ne puis les citer tous car ceci est la plus belle collection de palmiers du monde entier et je ne saurais me rappeler leurs noms. Nous admirons encore une superbe plantation de cacaotiers, la première que je vois, et une non moins remarquable culture d’hévéas qui est comme tout le monde sait l’arbre produisant le caoutchouc, mais tout à fait merveilleuse est l’allée de bambous par laquelle on nous fait passer et qui évoque l’idée d’une nef de cathédrale ; ces troncs majestueux ont 25 ans d’âge seulement, le jardin datant de 1904, mais on les croirait centenaires à voir la dimension qu’ils ont atteinte.

Le docteur M. Staner (de Rochefort) qui nous fait voir toutes ces beautés, nous montre encore un bambou dont le poil des jeunes pousses est tellement fin, que mis dans la nourriture, il amène une mort certaine par l’irritation du larynx qu’il provoque, aussi est-ce une des charmantes façons employées par les indigènes pour se débarrasser de leurs ennemis ; c’est simple et impossible à contrôler ! J’apprends aussi que ce jardin de rêve qui est baigné sur une bonne partie de son étendue par les eaux du Ruky mesure 20 hectares tandis que la superficie de la palmeraie y attenant est de 50 hectares. — Et pour finir, M. Staner me fournit le nom de la plante rouge employée comme bordure de parterre que j’admire dans presque chaque poste depuis Lubero et que personne encore jusqu’à présent n’a été capable de me dire comment elle s’appelait. C’est l’alternanthera pour vous servir. Enfin !

Il paraît malheureusement que ce beau jardin dont le but primitif était essentiellement de recherches scientifiques, a un peu perdu de sa destination, et qu’on l’emploie maintenant comme plantation de rapport pour y cultiver le cacao et le caoutchouc mais il faut espérer que la science n’y perdra pas tout à fait ses droits, et qu’on continuera à y former les agronomes dont la Colonie a si grand besoin.


13 Avril.

Nous quittons Coquilhaville à 5 heures ce matin et à 11 heures nous passons l’Ubangi qui se jette à droite du Congo venant du côté de la France Équatoriale. Ici les bancs de sable prennent une teinte jaune orangée très curieuse, et le jeu de couleurs qui se fait par l’opposition de ce jaune avec le vert de la forêt qui ferme la vue comme une muraille, produit un contraste merveilleux et un effet unique et inattendu. Les hauts arbres augmentent à mesure que nous avançons et toujours nous voyons des îles, des îles sans nombre et toutes boisées. Je me suis amusé à les compter pendant un bon moment et en multipliant le nombre de celles que nous avons croisées par le nombre d’heures où nous avons navigué, je suis arrivé au chiffre fantastique de 5.000 à 6.000 qui doit être environ d’après mon évaluation, celui du nombre d’îles que charrie le Grand Fleuve. Parfois aussi il prend l’aspect d’un torrent sorti de son lit, et les îles immergées font croire à une énorme inondation, car jamais on ne voit en même temps les deux rives, et souvent on le croit le plus large, précisément là où il ne l’est pas. Quelle singulière navigation !

Nous passons devant un poste avec une grande église, que l’on nous dit être abandonné par les blancs à cause de la maladie du sommeil qui l’a ravagé, et vers trois heures nous arrivons au poste de Lukolela où nous nous arrêtons et que nous visitons longuement. Lukolela, anciennement choisi par le Gouvernement comme centre de culture, a successivement connu des plantations de caoutchouc, de café et de cacaoyers, et actuellement il appartient à la Société l’Unatra qui y a installé d’importantes scieries et toute une cité ouvrière que l’on nous fait voir en détail. Une allée formée par une double rangée d’arbres et par une bordure d’ibiscus en fleurs mène de l’habitation du directeur aux maisons ouvrières et derrière celles-ci la forê tropicale fait comme un mur fermant l’horizon. Il y a paraît-il une piste dans la grande forêt qui mène directement d’ici au lac Léopold, et je rêve au beau voyage que ce serait de traverser à pied ce coin encore peu exploré, mais pour nous hélas ! c’est fini de la brousse cette année, et il faut remettre à plus tard d’y revenir. Chi lo sa ? Pour le moment, écoutons les très intéressants renseignements que nous donne le directeur.

Poste de bois important pour la Société à laquelle il appartient, Lukolela peut servir de modèle pour toute entreprise qui veut assurer le bien-être de son personnel indigène. Sur deux rangs parallèles sont construites une série de maisons proprettes en brique avec toits en tôle ondulée, composée chacune de deux pièces et prévue pour abriter une famille indigène ; dans chaque habitation, un lit, une table, des chaises meublent cet intérieur à l’Européenne et j’ai même vu une femme indigène qui cousait à la machine à coudre, et dans une autre habitation une moustiquaire qui entourait un lit et qui avait probablement été achetée d’occasion à un blanc de passage. Aux fenêtres, au lieu de vitres, il y a des grillages, mais ici reparaît la coutume, car on a soigneusement bouché toutes les ouvertures avec des sacs pour empêcher l’air de pénétrer : sans doute c’est l’habitude de s’enfumer dans la hutte qui pousse l’indigène à craindre l’air de cette façon ! L’Unatra a dépensé 5.000.000 pour ses maisons ouvrières mais l’avenir seul prouvera si l’essai qu’a tenté la Société, la payera de ses peines ; sur le chantier elle occupe 2.500 indigènes et avec le personnel noir employé sur les bateaux, on peut évaluer à 6.000 le nombre d’hommes qu’elle emploie, les ouvriers à la scierie travaillent tous à la tâche car le travail à la pièce ne les intéresse pas, et quand la tâche imposée est terminée, ils ne cherchent nullement à augmenter leur salaire en travaillant un peu davantage. Ils doivent par mois couper 20 stères de bois ce qui représente à peu près un travail de 6 heures par jour et ces 20 stères obligatoires peuvent être coupés comme bon leur semble ; il y a une prime pour tout travail qu’ils feraient en plus, mais jamais il ne s’est trouvé un indigène venant réclamer une prime de ce genre, car il n’a aucun plaisir à travailler ni même à gagner davantage, et quand la corvée à laquelle il est tenu est finie, il n’a qu’une idée, celle d’aller se reposer ; et dans tout le Congo c’est pareil et cette mentalité d’enfants paresseux qui guettent la fin de la classe pour pouvoir s’évader de l’école, est la même d’un bout à l’autre de la Colonie. Le nègre reconnaît d’ailleurs volontiers la supériorité du blanc sur lui, et notamment en ce que comme chef, il connaît son métier, et a le droit de lui en remontrer, mais gare si le patron se relâche ou commet l’une ou l’autre gaffe ou faute grossière ; son subordonné qui a le don d’observation très développé le remarque immédiatement et sa considération en est tout de suite diminuée.

Et tout en écoutant parler le Directeur, j’essayais de résumer en moi-même ce qu’il m’avait été donné de voir en passant de l’effort éducatif et civilisateur dans trois, champs d’action très différents : la Mission à Buta, l’État à Stanleyville et les entreprises particulières comme l’Unatra et j’arrivais à la conclusion que pour bien traiter le nègre on devrait avant toute autre chose « l’éduquer » plutôt que de l’ « instruire ». Et pour ce faire il y a deux moyens, l’école professionnelle, et la manière forte, car s’il se soumet volontiers à l’autorité du chef dont il sent la force, il ne reconnaît pas la bonté qui pour lui est synonyme de faiblesse, et si l’on reste juste à son égard, on peut lui donner des coups, même la chicote, et il ne s’en révoltera pas. Il y a dans le Talmud une parole admirable qui s’est transmise depuis des siècles dans la loi hébraïque et qui dit :: « Il n’y a que le père insensé qui ne bat jamais son fils ». Je songe à ce sage précepte en visitant les installations de l’Unatra.

Le moment est venu, je crois, de dire un mot de « l’Unatra » qui est la société de navigation à laquelle appartient le bateau qui nous transporte, ainsi que des diverses autres branches de la navigation fluviale et maritime qui desservent le Congo. L’Unatra ou « Union Nationale des Transports » est sortie de la fusion de la Sonatra et de la Citas, deux sociétés rivales qui avant la nouvelle organisation se disputaient l’exploitation fluviale au Congo. Depuis 1925, c’est l’État qui a repris la direction et la gérance de la nouvelle société ; le matériel lui appartient et il assume toutes les responsabilités.

L’organisation de l’Unatra comprend trois grands services qui sont centralisés à Kinshassa.

1o  L’armement.

2o  Le Service technique (Montage et chantier de réparation).

3o  Le Service administratif comprenant la comptabilité ainsi que la partie commerciale.

Elle compte un service de bateaux régulier qui d’une part assure le courrier, et de l’autre le transport des voyageurs et des marchandises sur le Congo de Kinshassa à Stanleyville et sur le Kasai de Kinshassa à Port Franqui qui est le point terminus de la ligne du chemin dé fer B. C. K.

La Société qui en 1925 comptait environ 60 bateaux de petit tonnage a triplé cet effectif en 1929 et comprend en outre aujourd’hui une demi-douzaine d’unités importantes telles que le « Kigoma », le « Tabora », le « Luxembourg », etc.

Par ses deux grandes branches l’Unatra draîne les produits de toute la Colonie pour les diriger vers le port Matadi-Boma d’où ils partent pour Anvers et la Belgique. Sur la ligne Stanleyville, ce sont les grands affluents du Congo, la Lomami à Isangi. L’Aruwimi à Basoko, l’Itumbiri à Bumba, la Lulonga avant Coquilhatville sans compter les mille cours d’eau de moindre importance qui lui amènent les richesses de l’Uelé et de l’Équateur, et des milliers de tonnes de coton, de riz, de café, de cacao, et même de kopal bien que la production de celui-ci ait beaucoup diminué ; jadis on pouvait la taxer de 3 à 4.000 tonnes par an alors qu’aujourd’hui c’est à peine si l’on atteint le chiffre de 1.000 tonnes et l’on m’a expliqué cette régression en me disant que l’exploitation du kopal qui est une résine se faisant dans les marais, était jugée insalubre, et c’est pourquoi ce produit qui était la principale richesse de toute la province de l’Équateur a été peu à peu délaissée. (Et la chasse dans ces marais est-elle aussi jugée insalubre par les indigènes de la région ?)

L’autre voie, celle du Kasai avec ses deux grands affluents, le Sankuru et le Kwango était avant que ne soit terminée la ligne du chemin de fer B. C. K. (Bas-Congo-Katanga) la seule voie de communication qui reliait la capitale à Elisabethville par Ilebo-Bukamu. On sait que le roi Albert inaugura en 1928 l’achèvement du railway, et à l’avenir tout le cuivre du Katanga ne sera plus convoyé que sur des réseaux belges et des voies nationales, alors que précédemment l’Union minière devait pour l’écoulement de ses produits passer par la Rhodésie et l’Afrique du Sud ou par le Tanganvka Railway des Anglais, qui les conduisaient à chers deniers à Dar-es-Salam et à l’Océan Indien.

Outre l’Unatra, il y a diverses entreprises de transports fluviaux appartenant à des sociétés particulières ; pour n’en citer que quelques-unes, je parlerai de celles des Huileries (Lever Bros) qui possède environ douze unités de gros cargos de 300 à 400 tonnes, qui en théorie ne devraient servir qu’à son propre trafic, mais qui en réalité transportent aussi d’autres produits ; puis la Socca (Société Commerciale centre africain) qui possède 1 bateau et des barges pouvant contenir 900 tonnes environ et transporter en même temps des voyageurs ; la Forminière dont les bateaux servent surtout à ses propres besoins, la Sab et Lomami appartenant au groupe Lippens qui auront prochainement leurs bateaux particuliers ; l’Équatoriale, société qui transporte également ses produits sur quelques bateaux lui appartenant, de même que le Syndicat d’Étude et d’entreprises du Congo qui travaille avec un bateau de 300 tonnes et des barges. Et en dehors de tous ceux que nous avons cité plus haut, il y a une foule de petits bateaux de 15, 20 ou 30 tonnes qui font des transports pour leur compte ou pour ceux qui les emploient ; rien que dans la Province de l’Équateur il y a une soixantaine de petits bateaux de ce genre qui circulent ; aussi peut-on estimer à 30.000 tonnes environ, le tonnage complet des bateaux et barges qui représentent la navigation fluviale au Congo, et là-dessus l’Unatra seule figure pour un tonnage de 27.000 tonnes. Et pourtant avec ses 125 unités, bateaux et barges compris, elle ne suffit pas à assurer le trafic, et le tonnage à charger dépasse de 30 0/0 celui qu’elle pourrait évacuer ; pour bien faire elle devrait donc pouvoir disposer d’un tiers d’unités en plus pour assurer le service. Les autres bateaux, au total une centaine, font qu’on peut estimer de 225 à 250 le nombre d’unités qui circulent sur le fleuve et les lacs du Congo.

Pour compléter ce tableau des services de navigation qui desservent la Colonie, il ne faut pas omettre de parler de la « Compagnie Belge Maritime du Congo » qui fait le service régulier de la Belgique au Congo, d’Anvers à Matadi et compte quelques unités importantes telles que « l’Albertville » de 8.500 tonnes et la dernière construite le « Léopoldville » qui atteint le chiffre de 9.000 tonnes.


14 avril.

Nous voyons la première plaine verte depuis longtemps ; ce ne sont que des ajoncs et sans doute couvrent-ils un marécage, mais c’est tout de même reposant pour les yeux et fait plaisir après l’éternelle muraille noire qui nous emprisonnait. Le Fleuve s’est encore élargi et mesure à présent 40 kilomètres. : on dirait une mer intérieure. Nous touchons à la côte équatoriale française ancien Cameroun allemand et mouillons à Mossaka, à l’embouchure de la Likuala près de la Sangha ; nous saluons le drapeau tricolore français et nous nous rappelons la fameuse campagne franco-belge du Cameroun dont une plaque dans notre bateou « Le Luxembourg » fait glorieusement mention. Voici l’inscription, de cette plaque :

« Luxembourg » Ndzimou, 26-28-29 octobre 1914
Paka 1er  décembre 1914.

Cette plaque a été offerte par la Colonie de l’Afrique Équatoriale Française au Capitaine Goranson et à son équipage en souvenir de leur brillante conduite aux combats qui ont eu lieu dans la Sangha et le N’Coko du 26 octobre 1914 au 22 décembre 1914 ».

Et l’on me donne sur la campagne les détails suivants : Après Agadir, les Français avaient cédé aux Allemands la pointe du Cameroun qui touche au Congo Belge ce qui leur assurait un débouché sur le fleuve par la Sangha ; en 1914, au moment de leur entrée en guerre, les Français ont attaqué le poste allemand qui gardait la frontière ; celui-ci, non prévenu fut mis en pièces ou fait prisonnier, et les Français se croyant vainqueurs, se mirent à faire la fête ; mais ils furent surpris par les Allemands revenus en nombre, et tous massacrés. Les Français s’adressèrent alors aux Belges et demandèrent l’assistance du « Luxembourg », qui muni de rails, de fils de fer barbelés et de tôles blindées, mitrailla les Allemands dans une rivière beaucoup plus étroite que le Congo. Ce sont les glorieux combats de la Sangha !

Il est curieux de voir que c’est la petite Belgique qui, tout en mettant en danger sa propre existence, a par deux fois sauvé la civilisation et ses deux puissantes voisines, la France en Europe, l’Angleterre en Afrique et même ici son intervention ne fut pas sans importance, mais ce sont de ces choses qui s’oublient trop facilement, et même parfois volontairement. Aussi le grand Empire colonial qui lui est échu grâce à l’initiative d’un homme de génie, et qui lui confère une place dans le monde comme grande puissance coloniale et africaine, devra-t-il lui rester consolidé par l’industrie de son peuple, après l’avoir été par son héroïsme.

Après le poste français de Mossaka où nous avons fait l’acquisition de plusieurs douzaines de nappes et serviettes en raphia tissées par les indigènes et qui feront la joie de nos amis et connaissances au retour, nous retraversons le fleuve, dont la nappe d’eau s’est encore élargie ; ce fleuve est formidable et rien ne peut donner une idée de son immensité : c’est ainsi que je me figure que doivent être les énormes lacs du Canada. L’eau devient bleue, la lumière rappelle celle de Suez mais cela ne dure que l’espace d’un Moment, et bientôt la couleur habituelle reprend avec les fonds de sable qui en augmentant, rendent au fleuve sa teinte orangée.

Nous arrivons à Bolobo, qui outre sa mission anglaise protestante et son hôpital pour noirs, a la spécialité de fournir aux passagers du bateau toute la camelote indigène qu’ils s’empressent d’acheter pour se procurer les nombreux « souvenirs » dont ils auront besoin en revenant en Europe : cannes et parapluies en ébène ou borassus à manches d’ivoire, fume-cigarettes, bracelets, ronds de serviettes, que sais-je encore ? Nous ne contrevenons pas à l’usage et faisons une ample provision de bimbeloterie, car on nous dit que plus loin, nous n’en trouverons plus et ce dire s’est trouvé confirmé.


16 avril.

Nous avons passé la nuit à l’ancre, mouillés contre la verdure d’une île, et bientôt les ondulations de terrain et les collines que nous avions à l’avant du bateau se rapprochent et la vue se rétrécit. À midi nous entrons dans le chenal et atteignons Kwamouth au seuil de l’embouchure du Kasai, qui en s’engloutissant provoque ici de formidables remous, le courant est tellement fort qu’on a comme le sentiment qu’il pourrait renverser le bateau, ou le jeter à la rive où de nombreux rochers barrent le passage à cet endroit : ce sont les gorges du Kwa et les hommes de l’équipage taillés en Hercules plongent et nagent autour du bateau ayant au cou les lourds cables qui servent d’amarres au « Luxembourg ». C’est pittoresque à souhait mais on n’est pas fâché quand on a franchi cette passe dangereuse, et qu’on retrouve de l’autre côté un paysage d’aspect tout à fait riant et inattendu : le fleuve dans le chenal n’a guère plus que 1.800 mètres de large, c’est la plus petite largeur de son parcours et rappelle le Rhin, du temps où ses côtes étaient boisées et pas encore recouvertes de vignobles, et ce qui contribue à nous y faire penser, ce sont les falaises et les rochers des montagnes qui à l’avant, se couvrent de nuages et le temps frais et couvert, chose rare en ce pays, qui donnent à l’ensemble un aspect tout à fait européen. Jamais je n’ai vu un fleuve changer comme cela. C’est vraiment extraordinaire. Mais nous devions le voir se transformer une fois encore ; peu à peu les nuages que nous avions vu se profiler au loin, s’étaient rapprochés, le ciel s’était obscurci, et bientôt nous nous sommes trouvés pris au centre même d’une épouvantable tornade ; l’horizon devant nous s’était fermé comme un mur couleur d’encre, le vent qui soufflait avec rage nous empêchait d’avancer à plus de 20 kilomètres à l’heure, et bientôt un second orage venant de derrière nous, nous contraignit à nous jeter à la côte, où un autre bateau qui s’y trouvait amarré, nous facilita l’abordage pour éviter les rochers nombreux en ces parages, mais dont heureusement le capitaine connaissait l’existence.

J’ai noté ce dernier soir de notre séjour sur le Luxembourg trois choses qui m’avaient frappé.

1° Le jeu d’un négrillon qui dans une boîte en carton s’était découpé un bateau exactement pareil à celui que nous occupions, cheminée, passerelle, fenêtres tout y était et je pensais à part moi que ce petit sauvage avait mieux qu’un enfant blanc du même âge n’aurait su le faire, réussi à copier ce qu’il avait vu faire aux grands. C’est un peu humiliant à constater !

2° J’ai observé la façon tout à fait protocolaire dont un boy galant a offert la main à une beauté noire pour lui aider à franchir la passerelle en planches qu’on place du bateau sur terre ferme à chaque escale. L’effet de ce beau geste a malheureusement été détruit par celui de la négresse crachant par terre dès qu’elle toucha le sol.

3° J’ai vu un poisson-torpille qui lorsqu’on coupe son épine dorsale avec un couteau sans manche isolant, vous donne une secousse électrique et les indigènes pour rien au monde ne voudraient en manger, parce qu’il a la réputation d’enlever la puissance sexuelle.


16 avril.

Ce matin, nous arrivons au Stanley-Pool et d’abord nous ne voyons rien qui nous fait pressentir que nous approchons de la capitale du Congo belge. Nous avons dépassé les « Dover Cliffs » ou Falaises de Douvres, nous avons longé l’île Bamou qui est comme un nid de verdure piqué sur l’eau, et maintenant dans le lointain, nous apercevons à notre droite les pylones de la T. S. F. de Brazzaville, tandis que nous naviguons dans une grande lagune dont les bords mi-sable, mi-forêt, ne diffèrent que par ses rives plates, du chenal que nous venons de quitter, et l’on ne se douterait pas jusque presque à la dernière minute, que nous arrivons à Kmshassa. Puis tout à coup, ce n’est pas un mirage, nous voyons des maisons qui ont l’air de flotter sur l’eau, et tout l’endroit qui peu à peu se dévoile à nos yeux donne l’impression d’une énorme inondation dans nos pays du Nord, et l’on voit maintenant se dessiner distinctement trois taches blanches brillantes : Kinshassa et Léopoldville à gauche de l’étranglement du Congo, et Brazzaville à droite : la sirène retentit, le drapeau belge est hissé à bord, un autre de la terre répond à notre salut. Nous sommes arrivés.


Kinshassa, 16-23 avril.

Après toutes les descriptions que d’autres voyageurs ont faites de la future capitale du Congo belge, après les savants exposés des uns, les récits pittoresques des autres, il me sera très difficile de dire quelque chose de neuf sur Kin-Léo puisque tel est le nom que par abréviation les habitants ont donné à cette portion de territoire, qui un jour sans doute sera une des grandes cités d’Afrique. Je ne sais exactement le chiffre en kilomètres que comporte la zone s’étendant depuis le dernier bassin de Kinshassa jusqu’à l’extrémité de Léopoldville, où le barrage du Pool est le point terminus de cette énorme étendue, dont la pointe de Kalina est le centre, mais ce que j’ai pu constater, c’est que pour se rendre d’un point à un autre dans une auto rapide, il faut au moins une heure de temps. Naturellement, la route qui mène à Léo est loin d’être bâtie, et il se passera encore quelques lunes, avant que le petit bois que nous traversons pour y arriver, soit transformé en terrains de lotissement pour villas, mais l’amorce y est, et du train dont s’étendent les villes, même européennes, il ne faut pas désespérer de voir d’ici vingt ans, un parc public et des promenades faire suite aux allées d’une largeur vraiment magistrale, qui mènent de la cité des affaires à Kalina, l’endroit destiné à y mettre la Résidence du Gouverneur général et les bâtiments des grands services administratifs, qui doivent un jour être transférés de Borna ici. Pour le moment, dans un quadrilatère impressionnant par le vide qui l’entoure, seule la statue équestre de Léopold II, reproduction de celle qui orne à Bruxelles la Place du Trône, se dresse dans la vaste immensité, et ici, à la porte de l’Empire, et presque encore du désert, la noble figure du Grand Roi prend une telle signification, que je n’ai jamais pu passer devant elle sans en éprouver la magnétique puissance. Je ne sais quel est celui qui a eu l’idée de la mettre à cet emplacement, mais quel qu’il soit, il a certainement été très heureusement inspiré.

Que dire après cela de la ville des affaires, qui ne diffère pas beaucoup de ce qu’on est convenu d’appeler un centre européen en Afrique ; Kin possède plusieurs banques, une magnifique église, un certain nombre de beaux magasins, un nombre invraisemblable de Sociétés de tous noms et de toutes espèces, mais qui en fin de compte, « ’occupent toutes de la même chose ; Kin possède encore des huileries importantes, celle de Lever Bros, fabricants du Sunlight Soap que tout le monde connaît, une Brasserie modèle, destinée à supprimer l’usage des bières allemandes et hollandaises dont jusqu’à présent le Congo était tributaire, et à la brasserie on a adjoint une glacière, un énorme frigorifique pouvant contenir des milliers de kilos de viande congelée, et devant rendre ainsi des services inappréciables à la Colonie ; puis des scieries munies de tous les perfectionnements modernes, des installations et des bassins pour la construction des nouveaux bâteaux, que sais-je encore ? Le grand hôtel A. B. C. où nous sommes logés, est pourvu de tout le confort moderne et on ne peut lui faire qu’un reproche, c’est d’être trop petit pour le nombre de voyageurs qui à chaque passage de bâteau demandent à être hébergés ; il y a aussi plusieurs Cercles, des terrains de sport, des Cinémas, et plus utile que cela, il y a de nombreuses écoles pour indigènes, des hôpitaux et un laboratoire à Léo qui s’occupe principalement de porter remède à la maladie du sommeil, fréquente dans la région. En un mot, il y a à Kin tout ce qu’exige une ville en formation, et une ville qui se développe à vue d’œil, mais je l’ai dit déjà, je n’aime pas les villes en général, pas plus Paris que Bruxelles, et je n’apprécie guère le genre de distractions qu’elles vous offrent, aussi n’étonnerai-je personne en disant que le plus agréable souvenir que je garde de Kin, est celui d’une promenade en auto que nous fîmes avec des amis qui nous avaient aimablement pilotés durant notre séjour et qui le dernier jour, nous conduisirent à leur maison de campagne et à un délicieux coin de brousse, où une plantation d’ananas, au pied d’une colline boisée et giboyeuse, unissait l’utile à l’agréable quand leurs propriétaires, fuyant les affaires, venaient se retremper dans la nature un dimanche de repos.

Je ne veux pas oublier non plus dans la nomenclature des choses intéressantes qu’on nous montra, celle de la cité indigène qui doit servir de modèle à toutes les institutions du même genre, ni notre trop courte visite à Brazzaville, où entre deux bâteaux, nous eûmes le temps d’aller saluer le Gouverneur français et de faire dans son automobile qu’il mit aimablement à notre disposition, le tour du Pool que de la rive française on voit beaucoup mieux que de la belge, car on a une vue d’ensemble sur les courants et sur la chute du Fleuve qui en interrompent ici la navigation.

XII

EN AVION

Mardi 23 avril.

Je n’ai pas encore parlé de la Sabena (Société anonyme belge d’Exploitation de la navigation aérienne) qui a été fondée en 1924 et a commencé par exploiter une ligne aérienne reliant Kin à Bukama (Kasai) et depuis peu, a inauguré une nouvelle ligne allant de Kin à Borna ; au lieu de faire ce dernier trajet en chemin de fer, ce qui prend un jour et demi avec l’arrêt forcé à Matadi, on peut se rendre maintenant en trois heures de la future capitale à l’embouchure du Fleuve. C’est certes un énorme progrès réalisé pour les gens pressés et que ce nouveau mode de transport n’effraye pas, et nous n’avons pas hésité à nous en servir pour aller rejoindre notre bateau l’ « Albertville » qui nous attend à Borna.

J’ai déjà eu précédemment l’occasion de faire connaissance avec l’avion, quand dans un avion militaire, un aimable pilote-officier m’avait un jour procuré le plaisir de survoler Metz et Thionville, mais je n’avais pas encore fait de vrais voyages dans un aéronef commercial, et j’avoue que je trouve amusant et piquant de passer ainsi presque directement de la sauvagerie de la brousse, au dernier cri de la civilisation.

Le départ est fixé à dix heures, et bien avant ce moment, nous sommes sur le terrain d’atterrissage où l’avion amarré nous attend prêt à prendre son vol dans l’espace.

Devant le terrain un bâtiment où l’on prend son billet et où l’on inscrit ses bagages (chacun a droit à 50 kilos), juste comme dans n’importe quelle gare de chemin de fer ; les voyageurs arrivent peu à peu, de même que le public composé des amis qui viennent prendre congé de ceux qui vont partir, et des curieux pour lesquels le départ de l’avion est encore une nouveauté à contempler. Le moment d’embarquer a sonné ! Vite on serre des mains, on agite des mouchoirs, on prend dans l’avion la place qui vous a été réservée, (il y a 18 places numérotées dans chaque avion) et le garde-convoi ayant fermé la porte d’accès, sans heurt, je ne dirai pas sans bruit, l’avion dégagé de ses amarres se met en mouvement, et roule d’abord sur le terrain dont il se dégage peu à peu, pour monter rapidement ensuite en spirales jusqu’au moment où il a atteint dans les airs, la hauteur voulue pour prendre définitivement la direction qu’il a choisie. À quelle hauteur sommes-nous ? je cherche mon altimètre et tout de suite je m’agonise intérieurement de sottises : idiot, je l’ai oublié dans mon nécessaire ! Rapidement nous avons passé sur le camp indigène et déjà Kin n’est plus qu’un souvenir, nous survolons maintenant un pays boisé, et loin derrière nous le Congo semble un fil d’argent dans la plaine ; nous passons par-dessus la ligne de chemin de fer, et de temps en temps des nuages blancs en dessous de nous, nous cachent la vue.

Cette première partie du voyage est un peu gâtée par le souvenir de mon altimètre oublié, quand tout à coup ô bonheur ! en levant les yeux de dessus mon carnet, j’aperçois devant moi attaché à la paroi du fond, un cadran, qui telle une montre, marque au fur et à mesure que nous montons et descendons, toutes les fluctuations d’altitude de l’appareil qui nous emporte. Cela me console, et désormais je vais pouvoir noter exactement les hauteurs que nous atteignons. Nous voyons en ce moment un pays assez verdoyant, collines boisées, coupées de vallons dans lesquels on voit comme des trous d’air : ce sont des plantations de manioc qu’il est amusant de comparer ici aux arbres ; d’ailleurs on a le sentiment que ce n’est pas l’avion qui monte, mais les ondulations du sol qui varient la hauteur.

À 10 heures 45 nous montons à 2.800 pieds, et sommes au-dessus de Kisanta où se trouve un terrain d’atterrissage ; il y en a du reste parait-il un tous les 10 kilomètres. Nous redescendons à 2.500 p. et le paysage continue à se dérouler uniforme, quand tout-à-coup je me remémore des cartes, vues autrefois dans une des salles du Vatican, qui entièrement peintes et enluminées, représentaient l’Afrique comme une immensité verte avec en relief de nombreuses montagnes, coupées de quelques cours d’eau. Le terrain que nous avons sous les yeux, me rappelle singulièrement ces cartes naïves ! À 10 h. 50, nous sommes au-dessus de Thysville, nous voyons les toits de chaume et les murs brillants des huttes indigènes recouverts avec les parois des vieux bidons, puis la gare et quelques carrés réguliers dans lesquels ont l’air de nager des villas isolées ; la voie du chemin de fer au sortir de la gare serpente bêtement et contourne des obstacles que nous ne pouvons discerner et qui ne semblent pas exister : un pont sur un ruban d’eau de couleur jaune, pas bleue, a l’air d’un jeu d’enfant, et me rappelle vivement ces jouets qui ont fait le bonheur de notre enfance, où un train en miniature roulait sur de vrais rails avec des ponts, des tunnels, des signaux, et une gare comme celles des grandes personnes.

Mais voici un aspect de Luna-Park et de montagnes russes en réduction, c’est qu’il y a des vraies montagnes à franchir, et les tranchées par lesquelles passe le convoi donnent l’impression qu’il tombe brusquement d’un trou dans un autre ; puis une rivière rouge qui déborde, nous fait penser qu’il doit y avoir eu un gros orage dans la montagne cette nuit. Nous marchons « full speed », et dépassons les 160 milles ; du moins l’aiguille du compteur a dépassé le dernier numéro de la montre marquant les vitesses, et alors on ne sait plus. Le ciel est uniformément couvert, et les nuages sont juste au-dessus de nous. La température est agréable à l’intérieur de notre cabine, ni trop chaude, ni trop froide, et l’impression générale est nulle. On nous avait parlé de malaises causés par l’altitude, de nausées, etc., je n’ai rien remarqué, et la seule chose que je constate c’est qu’en avion je ne suis pas plus sourd que les autres, je suis comme tout le monde, ou plutôt tout le monde est comme moi, et il est littéralement impossible de se faire comprendre les uns des autres, tant le bruit du moteur vous empêche d’entendre quoi que ce soit. Ce que c’est agaçant tout de même, les sourds, qui ne comprennent pas ce qu’on leur dit !…

Nous survolons une région très boisée, et jusqu’à l’horizon nous ne voyons qu’une énorme cuve de verdure ; quel merveilleux terrain de chasse cela a dû être ou est encore, et de même que nous voyons grouiller sous nous les hommes quand il y en a, il me semble que nous devrions voir les éléphants s’il y en avait ; j’ai cru apercevoir deux hippos dans une mare ! On ne voit plus le Congo que nous avons laissé loin au Nord à notre droite.

2.000 p. Tumba, une grande caserne rose sans autre culture qu’une énorme plantation de manioc, puis une large piste d’auto filant à l’Est vers Kitobola, ensuite la cimenterie de Kimpase, et une mission et nous revoyons un train qui marche vers Borna, et nous croyons voir nos bagages dans le wagon des marchandises !

Le soleil fait une courte apparition, nous volons à 2.000 pieds, puis descendons à 1.800, à 1.500, à 1.200 ; ensuite remontons à 1.500 et brusquement sommes de nouveau à 2.000 ce qui nous a légèrement secoués, probablement avons-nous dû reprendre de la hauteur, pour éviter les nuages qui sont maintenant en dessous de nous, et par gros flocons nous cachent en partie la vue.

Il est 11 heures 45, nous survolons un camp militaire au-dessus duquel flotte le drapeau belge, puis un champ d’atterrissage et un énorme marais de papyrus. Des arbres bizarres à globes rouges attirent nos regards, ce sont paraît-il d’énormes dracaenas ou dragonniers qui dans ces régions tropicales prennent un développement extraordinaire.

Un nouveau train paraît sous nous, et après être descendus à 1.800 p. et avoir été de nouveau assez fortement bousculés, nous remontons et à midi juste, nous revoyons le Fleuve qui tout-à-coup reparaît à notre droite ; et rapidement comme s’il nous arrivait dessus nous l’enjambons, et nous nous trouvons sur la rive droite. Après les cataractes des Monts de Cristal d’où il ressort, il forme de nombreux rapides, mais est beaucoup moins large que dans le haut ; au loin à notre gauche nous laissons Matadi qui est la tête de ligne du train qui s’arrête ici, puis, longeant le fleuve qui se dirige vers la mer, et constitue ici la frontière, nous voyons l’Angola et constatons qu’il pleut chez les Portugais.

Nous montons à 2.300 p., le soleil en-dessous de nous éclaire le paysage qui se compose de collines vert clair et de mamelons variés ; à droite en avant paraît une forêt, tandis qu’à gauche le fleuve devenant plus large de minute en minute, s’étale en deltas autour de nombreuses îles plates ; à midi 30, nous montons à 2.500 pieds et de loin nous saluons Boma et les deux cheminées jaunes de l’ « Albertville ». Nous dépassons Boma et commençons à descendre. A midi 35 nous sommes encore à 1.800, puis 1.100 à 12 h. 36 ; 900 à 12 h. 37 ; 400-250 à 12 h. 37 1/2 ; 50 à midi 38 et atterrissage à 12, 38 1/2. Nous roulons, nous freinons, nous stoppons et à midi 39 nous sommes arrivés et nous débarquons… entièrement sourds, et ce qui me console, les autres tous aussi et plus sourds que moi.


24 avril.

Nous nous sommes embarqués hier après-midi sur « l’Albertville » et ce matin nous avons quitté Boma, visité en hâte, mais qu’on a de la peine à se figurer dans le rôle de capitale qu’on lui a jusqu’à présent fait jouer. Nous descendons le fleuve jusqu’à son enbouchure ; devenant toujours plus large, il continue à rouler ses eaux d’un jaune sombre, qui jusque dans la mer conserveront cette couleur spéciale, le faisant reconnaître des marins encore à 50 kilomètres de son estuaire. Les rives s’éloignent peu à peu ; à droite nous distinguons encore des baobabs géants inutilisables, paraît-il, car leur bois ne vaut rien, puis une forêt de palétuviers gigantesques (ô Loti), qui a l’air énorme, et n’est qu’un rideau d’arbres ; nous touchons à Banane où le pilote nous quitte, et maintenant c’est l’adieu définitif au Congo, et le retour en Europe qui commence : au loin un ciel d’encre ferme l’horizon du côté portugais, et je pense mélancoliquement que l’Afrique met un voile de deuil pour pleurer notre départ…

Comme presque tous les bateaux qui quittent la Colonie, le nôtre est gai dans son ensemble, car la plupart des passagers sont heureux de rentrer au pays, mais il y a les malades, et ceux qui n’ont pas supporté le climat, et ceux hélas ! qui n’arriveront plus jusque chez eux, car la règle du bateau est impitoyable, et l’on immerge sans distinction ceux que la mort surprend en cours de route…

Je ne sais pourquoi parfois de sombres pressentiments viennent m’assaillir ; songes ou cachemars, je pense à des rêves effrayants qui surgissent sans raison de mon subconscient. Quand à cause d’une fenêtre restée ouverte on a eu froid pendant son sommeil, au moment de s’éveiller, on a un rêve absolument étranger à la situation actuelle où l’on se trouve, mais l’on assiste à un drame, dans lequel pour une raison quelconque on sent le froid. De même à la chasse sous la tente, si vous entendez un bruit qui vous réveille à moitié, rugissement du lion ou rire de la hyène, vous avez un cauchemar de combats fantastiques avec des fusils qui ratent ou se transforment en bâtons ce qui généralement vous fait réveiller en sursaut.

Ainsi les pensées, les préoccupations, les lectures et les conversations de la veille continuent à occuper votre esprit pendant les heures de sommeil, et bien souvent c’est une raison d’ordre purement physique qui est cause des cauchemars de la nuit.

Pourquoi alors croire à de mauvais présages ? Est-ce la rencontre de la veille sorcière à Penge ?

Au moment de dire adieu à la Colonie, pour toujours peut-être ? et de quitter le terrain de chasse où pendant des mois j’ai recueilli tant et de si fortes impressions, je me scrute et j’essaye de définir le sentiment qui me porte à entreprendre ces voyages, ou plutôt l’agrément que je trouve à chasser la grosse bête. Ce n’est certes pas uniquement le plaisir du tir, ni l’amour du danger et des risques que l’on court, ni des difficultés vaincues, car souvent celles-ci se hérissent de toutes sortes de choses désagréables.

C’est avec une certaine appréhension qu’on entreprend ces voyages, s’attendant toujours à un accident ou à un malheur d’un genre ou d’un autre. Et pourtant on refait des voyages pour risquer sa peau et sa santé, dépenser sa fortune. Pourquoi ?

Et toujours on y va, et toujours on y retourne. Pourquoi ?

Certes que le moment où un éléphant ou un buffle vous regardent de tout près est désagréable, et que ce soit le regard perçant des petits yeux clairs de l’éléphant, ou le regard méchant des yeux plissés du buffle qui vous observent, l’un et l’autre vous produisent un effet de froid dans le dos fort pénible, et pourtant quand on a tâté une fois du petit jeu, toujours on est tenté d’y revenir.

— Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?

— Et si l’on me demande : y a-t-il un danger réel à chasser la grosse bête en Afrique, je répondrai : Les dangers qu’on court dans la solitude sont exagérés sur la foi de certaines relations ; il ne faut pas croire à la lettre, des histoires répétées partout, et voir des aventures dans des incidents ordinaires. Sans doute il serait aussi déraisonnable de rejeter en bloc des récits traditionnels, que de les admettre naïvement dans tous leurs détails. Des animaux de même espèce agissent en effet de façon très variable suivant les circonstances ; maints traits de leur caractère se modifie aussi selon qu’ils se trouvent en face de l’homme dans des conditions différentes, ou qu’eux-mêmes sont bien ou mal lunés, ou s’ils ont été chassés et blessés précédemment. Mais les récits sensationnels répétés sur ouï-dire sont le plus souvent très peu sûrs, et devraient toujours être soigneusement contrôlés ou du moins reproduits ou admis avec réserve.

D’après mon expérience personnelle, à moins cas spécial, quand elle le peut, la bête traquée s’enfuit toujours ; si elle est acculée c’est autre chose, mais il faut justement éviter de l’acculer, et dès le début se placer favorablement soi-même par rapport à elle. Il faut commencer par embrasser le terrain, prendre le vent, juger de la position de l’animal et de la direction qu’il désirait prendre, et neuf fois sur dix, si l’on a pris soin de s’entourer de toutes ces précautions, on peut être à peu près sûr de réussir dans la chasse que l’on a entreprise et le danger que l’on court est réduit des trois quarts.

Il reste naturellement celui d’une charge toujours possible, et qui la plupart du temps vous surprend inopinément, mais cela rentre dans la catégorie des accidents imprévus qui vous arrivent quand on y songe le moins, et qui dans la brousse plus encore qu’ailleurs font dire qu’en Afrique on se trouve toujours devant l’Inconnu, cet Inconnu vers lequel nous attire une Force Invincible…

Semper aliquid novi ex Africa.


FIN
  1. Au moment de mettre sous presse, nous recevons la triste nouvelle de la mort du capitaine Bird qui vient à son tour de payer de sa vie, son trop grand amour de l’Afrique, et qui a succombé dans ce coin du Manyéma, témoin de ses exploits ; nous garderons un souvenir ému de ce fidèle compagnon de M. Pescatore qu’il devat de si près rejoindre dans la tombe.