Chatterton/Dernière nuit de travail de Chatterton

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Œuvres complètes de Alfred de Vigny, Texte établi par Fernand Baldensperger, ConardThéâtre, II (p. 231-242).


DERNIÈRE NUIT DE TRAVAIL
DU 29 AU 30 JUIN 1834.



Ceci est la question.


Je viens d’achever cet ouvrage austère dans le silence d’un travail de dix-sept nuits. Les bruits de chaque jour l’interrompaient à peine, et, sans s’arrêter, les paroles ont coulé dans le moule qu’avait creusé ma pensée.

À présent que l’ouvrage est accompli, frémissant encore des souffrances qu’il m’a causées, et dans un recueillement aussi saint que la prière, je le considère avec tristesse, et je me demande s’il sera inutile ou s’il sera écouté des hommes. — Mon âme s’effraie pour eux en considérant combien il faut de temps à la plus simple idée d’un seul pour pénétrer dans les cœurs de tous.

Déjà, depuis deux années, j’ai dit par la bouche de Stello ce que je vais répéter bientôt par celle de Chatterton, et quel bien ai-je fait ? Beaucoup ont lu mon livre et l’ont aimé comme livre ; mais peu de cœurs, hélas ! en ont été changés.

Les étrangers ont bien voulu en traduire les mots par les mots de leur langue, et leurs pays m’ont ainsi prêté l’oreille. Parmi les hommes qui m’ont écouté, les uns ont applaudi la composition des trois drames suspendus à un même principe, comme trois tableaux à un même support ; les autres ont approuvé la manière dont se nouent les arguments aux preuves, les règles aux exemples, les corollaires aux propositions ; quelques-uns se sont attachés particulièrement à considérer les pages où se pressent les idées laconiques, serrées comme les combattants d’une épaisse phalange ; d’autres ont souri à la vue des couleurs chatoyantes ou sombres du style ; mais les cœurs ont-ils été attendris ? Rien ne me le prouve. L’endurcissement ne s’amollit point tout à coup par un livre. Il fallait Dieu lui-même pour ce prodige. Le plus grand nombre a dit, en jetant ce livre : « Cette idée pouvait en effet se défendre. Voilà qui est un assez bon plaidoyer ! » Mais la cause, ô grand Dieu ! la cause pendante à votre tribunal, ils n’y ont plus pensé !

La cause, c’est le martyre perpétuel et la perpétuelle immolation du Poète. — La cause, c’est le droit qu’il aurait de vivre. — La cause, c’est le pain qu’on ne lui donne pas. — La cause, c’est la mort qu’il est forcé de se donner.

D’où vient ce qui se passe ? Vous ne cessez de vanter l’intelligence, et vous tuez les plus intelligents. Vous les tuez en leur refusant le pouvoir de vivre selon les conditions de leur nature. — On croirait, à vous voir en faire si bon marché, que c’est une chose commune qu’un Poète. — Songez donc que, lorsqu’une nation en a deux en dix siècles, elle se trouve heureuse et s’enorgueillit. Il y a tel peuple qui n’en a pas un, et n’en aura jamais. D’où vient donc ce qui se passe ? Pourquoi tant d’astres éteints dès qu’ils commençaient à poindre ? C’est que vous ne savez pas ce que c’est qu’un Poète, et vous n’y pensez pas.

Auras-tu donc toujours des yeux pour ne pas voir,
Jérusalem ?

Trois sortes d’hommes, qu’il ne faut pas confondre, agissent sur les sociétés par les travaux de la pensée, mais se remuent dans des régions qui me semblent éternellement séparées.

L’homme habile aux choses de la vie, et toujours apprécié, se voit, parmi nous, à chaque pas. Il est convenable à tout et convenable en tout. Il a une souplesse et une facilité qui tiennent du prodige. Il fait justement ce qu’il a résolu de faire, et dit proprement et nettement ce qu’il veut dire. Rien n’empêche que sa vie ne soit prudente et compassée comme ses travaux. Il a l’esprit libre, frais et dispos, toujours présent et prêt à la riposte. Dépourvu d’émotions réelles, il renvoie promptement la balle élastique des bons mots. Il écrit les affaires comme la littérature, et rédige la littérature comme les affaires. Il peut s’exercer indifféremment à l’œuvre d’art et à la critique, prenant dans l’une la forme à la mode, dans l’autre la dissertation sentencieuse. Il sait le nombre de paroles que l’on peut réunir pour faire les apparences de la passion, de la mélancolie, de la gravité, de l’érudition et de l’enthousiasme. Mais il n’a que de froides velléités de ces choses, et les devine plus qu’il ne les sent ; il les respire de loin comme de vagues odeurs de fleurs inconnues. Il sait la place du mot et du sentiment, et les chiffrerait au besoin. Il se fait le langage des genres, comme on se fait le masque des visages. Il peut écrire la comédie et l’oraison funèbre, le roman et l’histoire, l’épître et la tragédie, le couplet et le discours politique. Il monte de la grammaire à l’œuvre, au lieu de descendre de l’inspiration au style ; il sait façonner tout dans un goût vulgaire et joli, et peut tout ciseler avec agrément, jusqu’à l’éloquence de la passion. — C’est l’homme de lettres.

Cet homme est toujours aimé, toujours compris, toujours en vue ; comme il est léger et ne pèse à personne, il est porté dans tous les bras où il veut aller ; c’est l’aimable roi du moment, tel que le dix-huitième siècle en a tant couronné. — Cet homme n’a nul besoin de pitié.

Au-dessus de lui est un homme d’une nature plus forte et meilleure. Une conviction profonde et grave est la source où il puise ses œuvres et les répand à larges flots sur un sol dur et souvent ingrat. Il a médité dans la retraite sa philosophie entière ; il la voit toute d’un coup d’œil ; il la tient dans sa main comme une chaîne, et peut dire à quelle pensée il va suspendre son premier anneau, à laquelle aboutira le dernier, et quelles œuvres pourront s’attacher à tous les autres dans l’avenir. Sa mémoire est riche, exacte et presque infaillible ; son jugement est sain, exempt de troubles autres que ceux qu’il cherche, de passions autres que ses colères contenues ; il est studieux et calme. Son génie, c’est l’attention portée au degré le plus élevé, c’est le bon sens à sa plus magnifique expression. Son langage est juste, net, franc, grand dans son allure et vigoureux dans ses coups. Il a surtout besoin d’ordre et de clarté, ayant toujours en vue le peuple auquel il parle et la voie où il conduit ceux qui croient en lui. L’ardeur d’un combat perpétuel enflamme sa vie et ses écrits. Son cœur a de grandes révoltes et des haines larges et sublimes qui le rongent en secret, mais que domine et dissimule son exacte raison. Après tout, il marche le pas qu’il veut, sait jeter des semences à une grande profondeur, et attendre qu’elles aient germé, dans une immobilité effrayante. Il est maître de lui et de beaucoup d’âmes qu’il entraîne du nord au sud, selon son bon vouloir ; il tient un peuple dans sa main, et l’opinion qu’on a de lui le tient dans le respect de lui-même et l’oblige à surveiller sa vie. — C’est le véritable, le grand écrivain.

Celui-là n’est pas malheureux ; il a ce qu’il a voulu avoir ; il sera toujours combattu, mais avec des armes courtoises ; et, quand il donnera des armistices à ses ennemis, il recevra les hommages des deux camps. Vainqueur ou vaincu, son front est couronné. Il n’a nul besoin de votre pitié.

Mais il est une autre sorte de nature, nature plus passionnée, plus pure et plus rare. Celui qui vient d’elle est inhabile à tout ce qui n’est pas l’œuvre divine, et vient au monde à de rares intervalles, heureusement pour lui, malheureusement pour l’espèce humaine. Il y vient pour être à charge aux autres, quand il appartient complètement à cette race exquise et puissante qui fut celle des grands hommes inspirés. — L’émotion est née avec lui si profonde et si intime qu’elle l’a plongé, dès l’enfance, dans des extases involontaires, dans des rêveries interminables, dans des inventions infinies. L’imagination le possède par-dessus tout. Puissamment construite, son âme retient et juge toute chose avec une large mémoire et un sens droit et pénétrant ; mais l’imagination emporte ses facultés vers le ciel aussi irrésistiblement que le ballon enlève la nacelle. Au moindre choc, elle part ; au plus petit souffle, elle vole et ne cesse d’errer dans l’espace qui n’a pas de routes humaines. Fuite sublime vers des mondes inconnus, vous devenez l’habitude invincible de son âme ! Dès lors, plus de rapports avec les hommes qui ne soient altérés et rompus sur quelques points. Sa sensibilité est devenue trop vive ; ce qui ne fait qu’effleurer les autres la blesse jusqu’au sang ; les affections et les tendresses de sa vie sont écrasantes et disproportionnées ; ses enthousiasmes excessifs l’égarent ; ses sympathies sont trop vraies ; ceux qu’il plaint souffrent moins que lui, et il se meurt des peines des autres. Les dégoûts, les froissements et les résistances de la société humaine le jettent dans des abattements profonds, dans de noires indignations, dans des désolations insurmontables, parce qu’il comprend tout trop complètement et trop profondément, et parce que son œil va droit aux causes qu’il déplore ou dédaigne, quand d’autres yeux s’arrêtent à l’effet qu’ils combattent. De la sorte, il se tait, s’éloigne, se retourne sur lui-même et s’y renferme comme en un cachot. Là, dans l’intérieur de sa tête brûlée, se forme et s’accroît quelque chose de pareil à un volcan. Le feu couve sourdement et lentement dans ce cratère et laisse échapper ses laves harmonieuses, qui d’elles-mêmes sont jetées dans la divine forme des vers. Mais le jour de l’éruption, le sait-il ? On dirait qu’il assiste en étranger à ce qui se passe en lui-même, tant cela est imprévu et céleste ! Il marche consumé par des ardeurs secrètes et des langueurs inexplicables. Il va comme un malade et ne sait où il va ; il s’égare trois jours, sans savoir où il s’est traîné, comme fit jadis celui qu’aime le mieux la France ; il a besoin de ne rien faire, pour faire quelque chose en son art. Il faut qu’il ne fasse rien d’utile et de journalier pour avoir le temps d’écouter les accords qui se forment lentement dans son âme, et que le bruit grossier d’un travail positif et régulier interrompt et fait infailliblement évanouir. — C’est le poète. — Celui-là est retranché dès qu’il se montre : toutes vos larmes, toute votre pitié pour lui !

Pardonnez-lui et sauvez-le. Cherchez et trouvez pour lui une vie assurée, car à lui seul il ne saura trouver que la mort ! — C’est dans la première jeunesse qu’il sent sa force native, qu’il pressent l’avenir de son génie, qu’il étreint d’un amour immense l’humanité et la nature, et c’est alors qu’on se défie de lui et qu’on le repousse.

Il crie à la multitude : « C’est à vous que je parle, faites que je vive ! » Et la multitude ne l’entend pas ; elle répond : « Je ne te comprends point ! » Et elle a raison.

Car son langage choisi n’est compris que d’un petit nombre d’hommes choisi lui-même. Il leur crie : « Écoutez-moi, et faites que je vive ! » Mais les uns sont enivrés de leurs propres œuvres, les autres sont dédaigneux et veulent dans l’enfant la perfection de l’homme ; la plupart sont distraits et indifférents, tous sont impuissants à faire le bien. Ils répondent : « Nous ne pouvons rien ! » Et ils ont raison.

Il crie au Pouvoir : « Écoutez-moi, et faites que je ne meure pas ! » Mais le Pouvoir déclare qu’il ne protège que les intérêts positifs, et qu’il est étranger à l’intelligence, dont il a ombrage ; et cela hautement déclaré et imprimé, il répond : « Que ferais-je de vous ? » Et il a raison. Tout le monde a raison contre lui. Et lui, a-t-il tort ? — Que faut-il donc qu’il fasse ? — Je ne sais ; mais voici ce qu’il peut faire.

Il peut, s’il a de la force, se faire soldat et passer sa vie sous les armes ; une vie agitée, grossière, où l’activité physique tuera l’activité morale. Il peut, s’il en a la patience, se condamner aux travaux du chiffre, où le calcul tuera l’illusion. Il peut encore, si son cœur ne se soulève pas trop violemment, courber et amoindrir sa pensée, et cesser de chanter pour écrire. Il peut être homme de lettres, ou mieux encore ; si la philosophie vient à son aide et s’il peut se dompter, il deviendra utile et grand écrivain ; mais à la longue, le jugement aura tué l’imagination, et avec elle, hélas ! le vrai Poème qu’elle portait dans son sein.

Dans tous les cas, il tuera une partie de lui-même ; mais pour ces demi-suicides, pour ces immenses résignations, il faut encore une force rare. Si elle ne lui a pas été donnée, cette force, ou si les occasions de l’employer ne se trouvent pas sur sa route et lui manquent, même pour s’immoler, si, plongé dans cette lente destruction de lui-même, il ne s’y peut tenir, quel parti prendre ?

Celui que prit Chatterton : se tuer tout entier ; il reste peu à faire.

Le voilà donc criminel ! criminel devant Dieu et les hommes. Car le suicide est un crime religieux et social. Qui veut le nier ? qui pense à dire autre chose ? — C’est ma conviction, comme c’est, je crois, celle de tout le monde. Voilà qui est bien entendu. — Le devoir et la raison le disent. Il ne s’agit que de savoir si le désespoir n’est pas quelque chose d’un peu plus fort que la raison et le devoir.

Certes, on trouverait des choses bien sages à dire à Roméo sur la tombe de Juliette ; mais le malheur est que personne n’oserait ouvrir la bouche pour les prononcer devant une telle douleur. Songez à ceci ! la Raison est une puissance froide et lente qui nous lie peu à peu par les idées qu’elle apporte l’une après l’autre, comme les liens subtils, déliés et innombrables de Gulliver ; elle persuade, elle impose quand le cours ordinaire des jours n’est que peu troublé ; mais le Désespoir véritable est une puissance dévorante, irrésistible, hors des raisonnements, et qui commence par tuer la pensée d’un seul coup. Le Désespoir n’est pas une idée ; c’est une chose, une chose qui torture, qui serre et qui broie le cœur d’un homme comme une tenaille, jusqu’à ce qu’il soit fou et se jette dans la mort comme dans les bras d’une mère.

Est-ce lui qui est coupable, dites-le-moi ? ou bien est-ce la société qui le traque ainsi jusqu’au bout ?

Examinons ceci : on peut trouver que c’en est la peine.

Il y a un jeu atroce, commun aux enfants du Midi ; tout le monde le sait. On forme un cercle de charbons ardents ; on saisit un scorpion avec des pinces et on le pose au centre. Il demeure d’abord immobile jusqu’à ce que la chaleur le brûle ; alors il s’effraie et s’agite. On rit. Il se décide vite, marche droit à la flamme, et tente courageusement de se frayer une route à travers les charbons ; mais la douleur est excessive, il se retire. — On rit. — Il fait lentement le tour du cercle et cherche partout un passage impossible. Alors il revient au centre et rentre dans sa première mais plus sombre immobilité. Enfin il prend son parti, retourne contre lui-même son dard empoisonné, et tombe mort sur-le-champ. On rit plus fort que jamais.

C’est lui sans doute qui est cruel et coupable ? Et ces enfants sont bons et innocents.

Quand un homme meurt de cette manière, est-il donc suicide ? C’est la société qui le jette dans le brasier.

Je le répète, la Religion et la Raison, idées sublimes, sont des idées cependant, et il y a telle cause de désespoir extrême qui tue les idées d’abord et l’homme ensuite : la faim, par exemple. — J’espère être assez positif. Ceci n’est pas de l’idéologie.

Il me sera donc permis, peut-être, de dire timidement qu’il serait bon de ne pas laisser un homme arriver jusqu’à ce degré de désespoir.

Je ne demande à la société que ce qu’elle peut faire. Je ne la prierai point d’empêcher les peines de cœur et les infortunes idéales, de faire que Werther et Saint-Preux n’aiment ni Charlotte ni Julie d’Étanges ; je ne la prierai pas d’empêcher qu’un riche désœuvré, roué et blasé, quitte la vie par dégoût de lui-même et des autres. Il y a, je le sais, mille idées de désolation auxquelles on ne peut rien. — Raison de plus, ce me semble, pour penser à celles auxquelles on peut quelque chose.

L’infirmité de l’inspiration est peut-être ridicule et malséante : je le veux. Mais on pourrait ne pas laisser mourir cette sorte de malades. Ils sont toujours peu nombreux, et je ne puis me refuser à croire qu’ils ont quelque valeur, puisque l’humanité est unanime sur leur grandeur, et les déclare immortels sur quelques vers : quand ils sont morts, il est vrai.

Je sais bien que la rareté même de ces hommes inspirés et malheureux semblera prouver contre ce que j’ai écrit. — Sans doute, l’ébauche imparfaite que j’ai tentée de ces natures divines ne peut retracer que quelques traits des grandes figures du passé. On dira que les symptômes du génie se montrent sans enfantement ou ne produisent que des œuvres avortées ; que tout homme jeune et rêveur n’est pas Poète pour cela ; que des essais ne sont pas des preuves ; que quelques vers ne donnent pas des droits. — Et qu’en savons-nous ? Qui donc nous donne à nous-même le droit d’étouffer le gland, en disant qu’il ne sera pas chêne ?

Je dis, moi, que quelques vers suffiraient à les faire reconnaître de leur vivant, si l’on savait y regarder. Qui ne dit à présent qu’il eût donné tout au moins une pension alimentaire à André Chénier sur l’ode de La Jeune Captive seulement, et l’eût déclaré poète sur les trente vers de Myrto ? Mais je suis assuré que, durant sa vie (et il n’y a pas longtemps de cela), on ne pensait pas ainsi ; car il disait :

Las du mépris des sots qui suit la pauvreté,
Je regarde la tombe, asile souhaité.

Jean La Fontaine a gravé pour vous, d’avance, sur sa pierre, avec son insouciance désespérée :

Las du mépris des sots qui suit la pauvreté,
Jean s’en alla, comme il était venu,
Mangeant son fonds avec son revenu.

Mais, sans ce fonds, qu’eût-il fait ? à quoi, s’il vous plaît, était-il bon ? Il vous le dit : à dormir et ne rien faire. Il fût infailliblement mort de faim.

Les beaux vers, il faut dire le mot, sont une marchandise qui ne plaît pas au commun des hommes. Or, la multitude seule multiplie le salaire ; et, dans les plus belles des nations, la multitude ne cesse qu’à la longue d’être commune dans ses goûts et d’aimer ce qui est commun. Elle ne peut arriver qu’après une lente instruction donnée par les esprits d’élite ; et, en attendant, elle écrase sous tous ses pieds les talents naissants, dont elle n’entend même pas les cris de détresse.

Eh ! n’entendez-vous pas le bruit des pistolets solitaires ? Leur explosion est bien plus éloquente que ma faible voix. N’entendez-vous pas ces jeunes désespérés qui demandent le pain quotidien, et dont personne ne paie le travail ? Eh quoi ! les nations manquent-elles à ce point de superflu ? Ne prendrons-nous pas, sur les palais et les milliards que nous donnons, une mansarde et un pain pour ceux qui tentent sans cesse d’idéaliser leur nation malgré elle ? Cesserons-nous de leur dire : « Désespère et meurs ; despair and die  » ? — C’est au législateur à guérir cette plaie, l’une des plus vives et des plus profondes de notre corps social ; c’est à lui qu’il appartient de réaliser dans le présent une partie des jugements meilleurs de l’avenir, en assurant quelques années d’existence seulement à tout homme qui aurait donné un seul gage du talent divin. Il ne lui faut que deux choses ; la vie et la rêverie ; le pain et le temps.




Voilà le sentiment et le vœu qui m’a fait écrire ce drame ; je ne descendrai pas de cette question à celle de la forme d’art que j’ai créée. La vanité la plus vaine est peut-être celle des théories littéraires. Je ne cesse de m’étonner qu’il y ait eu des hommes qui aient pu croire de bonne foi, durant un jour entier, à la durée des règles qu’ils écrivaient. Une idée vient au monde tout armée, comme Minerve ; elle revêt en naissant la seule armure qui lui convienne et qui doive dans l’avenir être sa forme durable : l’une, aujourd’hui, aura un vêtement composé de mille pièces ; l’autre, demain, un vêtement simple. Si elle paraît belle à tous, on se hâte de calquer sa forme et de prendre sa mesure ; les rhéteurs notent ses dimensions pour qu’à l’avenir on en taille de semblables. — Soin puéril ! Il n’y a ni maître ni école en poésie ; le seul maître, c’est celui qui daigne faire descendre dans l’homme l’émotion féconde, et faire sortir les idées de nos fronts, qui en sont brisés quelquefois.

Puisse cette forme ne pas être renversée par l’assemblée qui la jugera dans six mois ! Avec elle périrait un plaidoyer en faveur de quelques infortunés inconnus ; mais je crois trop pour craindre beaucoup. — Je crois surtout à l’avenir et au besoin universel de choses sérieuses ; maintenant que l’amusement des yeux par des surprises enfantines fait sourire tout le monde au milieu même de ses grandes aventures, c’est, ce me semble, le temps du drame de la pensée.

Une idée qui est l’examen d’une blessure de l’âme devait avoir dans sa forme l’unité la plus complète, la simplicité la plus sévère. S’il existait une intrigue moins compliquée que celle-ci, je la choisirais. L’action matérielle est assez peu de chose pourtant. Je ne crois pas que personne la réduise à une plus simple expression que moi-même je ne le vais faire : — C’est l’histoire d’un homme qui a écrit une lettre le matin, et qui attend la réponse jusqu’au soir ; elle arrive, et le tue. — Mais ici l’action morale est tout. L’action est dans cette âme livrée à de noires tempêtes ; elle est dans les cœurs de cette jeune femme et de ce vieillard qui assistent à la tourmente, cherchant en vain à retarder le naufrage, et luttent contre un ciel et une mer si terribles que le bien est impuissant, et entraîné lui-même dans le désastre inévitable.

J’ai voulu montrer l’homme spiritualiste étouffé par une société matérialiste, où le calculateur avare exploite sans pitié l’intelligence et le travail. Je n’ai point prétendu justifier les actes désespérés des malheureux, mais protester contre l’indifférence qui les y contraint. Peut-on frapper trop tôt sur l’indifférence si difficile à éveiller, sur la distraction si facile à fixer ? Y a-t-il un autre moyen de toucher la société que de lui montrer la torture de ses victimes ?

Le Poète était tout pour moi ; Chatterton n’était qu’un nom d’homme, et je viens d’écarter, à dessein, des faits exacts de sa vie pour ne prendre de sa destinée que ce qui la rend un exemple à jamais déplorable d’une noble misère.

Toi que tes compatriotes appellent aujourd’hui merveilleux enfant ! que tu aies été juste ou non, tu as été malheureux ; j’en suis certain, et cela me suffit. — Âme désolée, pauvre âme de dix-huit ans ! pardonne-moi de prendre pour symbole le nom que tu portais sur la terre, et de tenter le bien en ton nom.


Écrit du 29 au 30 juin 1834.