Chefs-d’œuvre poétiques des dames françaises/Mademoiselle Chéron

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MADEMOISELLE CHÉRON.


Élisabeth-Sophie Chéron est née à Paris en 1648. Son père, peintre en émail, lui apprit les principes du dessin ; elle profita si bien de ses leçons, qu’à vingt ans l’écolière surpassait le maître, et fit des tableaux d’histoire si estimés, que l’Académie royale de peinture et de sculpture l’admit parmi ses membres. Ses poésies ajoutèrent à sa réputation et la firent recevoir à l’Académie des Ricovrati de Padoue. Mademoiselle Chéron épousa à soixante ans M. Le Hay, ingénieur du roi, qui n’était guère plus jeune qu’elle. Le désir de faire la fortune d’un homme qu’elle estimait depuis long-temps et de se reposer sur lui du soin de ses biens, fut le principal motif de cet établissement. Elle mourut à Paris en 1711.

Les poésies de mademoiselle Chéron se trouvent partie dans la Bibliothèque poétique, 1745, et partie dans le Parnasse des dames, 1773. Nous rapportons seulement l’ode où elle fait la description de Trianon, et qui est une traduction de l’ode latine de l’abbé Boutard ; ses autres poésies sont un poème burlesque en trois chants, intitulé les Cerises renversées, une traduction des psaumes lxxiii et cxxi et du cantique d’Habacuc, et une ode en action de grâces.


FRAGMENTS

DE L’ODE AYANT POUR SUJET LA DESCRIPTION
DE TRIANON.


Cette ode est composée de 24 strophes.


I


Par quel étonnant prodige
Me vois-je ici transporté ?
Surpris, je m’égare ; où suis-je ;
Mon œil est-il enchanté ?
Est-ce en ce lieu qu’on révère
La déesse de Cythère ?
Est-ce Baye aux claires eaux ?
De Tibur est-ce l’ombrage ?
Tempe, sur ce verd rivage,
Voit-il couler ses ruisseaux ?


IV


Ici, des tapis barbares
Les ornements précieux,
Sur leurs figures bizarres
Sçavent arrêter les yeux.

Ici, le vase fragile
De la transparente argile
Eclate de toutes parts ;
Et tout ce que l’Inde envoye,
En ces lieux devient la proye
De nos avides regards.


VI


Magnifique galerie
Où je me trouve conduit !
Cause de ma rêverie,
Quel charme en vous me séduit ?
Répondez-moi, Néréides,
De vos demeures humides.
Par quels prodiges nouveaux
Vois-je vos fontaines vives.
Loin de leurs sources captives,
Prodiguer ici leurs eaux ?


IX


Cent colonnes de porphyre
Font un cercle spacieux,
Où cent jets d’eau , qu’on admire,
S’élèvent ambitieux.
Mille sources amassées,
Ici courent empressées
Former un mont de cristal ;
Et là d’un chêne immobile
L’eau goutte à goutte distille,
Et rentre en son lit natal.


XI


Comme de jeunes bergères
Qu’on voit danser aux chansons,
Bondissez, ondes légères,
Formant d’agréables sons ;
Sur une pompeuse scène,
Brillez, sources d’Hippocrène ,
Et par des arcs élevés.
Consacrez à la victoire,
Immortalisez la gloire
Du héros que vous servez.


XIV


La rose de Cythérée,
Sur son buisson florissant.
D’or et de pourpre parée,
Ouvre son bouton naissant.
Ici, la magnificence
Du lys, ami de la France,
Fait le plus riche ornement.
Tandis qu’en fleur convertie,
La trop constante Clitie
Veut suivre encor son amant


XV


Fleuris, ô tendre hyacinthe,
Dans ces parterres divers,

Où tu peux braver sans crainte
Les plus rigoureux hivers.
Déjà, sur ce beau rivage,
Narcisse, pour son image,
Renouvelle ses ardeurs ;
Et la durable anémone,
De l’éclat qui l’environne
Embellit les autres fleurs.


XVIII


Quel est ce nouveau spectacle,
Pour moi si rempli d’appas ?
Qu’aperçois-je ? quel miracle
Produit les fleurs sous mes pas ?
Ainsi qu’un autre Protée,
Sous une forme empruntée,
La terre s’offre à mes yeux !
La main de la jeune Flore,
D’un nouvel émail colore
Ces jardins délicieux.


XXII


Vives eaux, dont l’abondance
Forme un canal spacieux,
Vantez au loin la puissance
Qui vous rassemble en ces lieux.
Sur ces plaines azurées,
Volez, galères dorées,

Coupant l’eau de cent façons ;
Tandis qu’effleurant la rive,
Le cygne, à la voix plaintive,
Fait entendre ses chansons.


XXIV


Grand Roi, c’est par ta prudence,
Qu’à l’ombre de ces lauriers,
Ton active vigilance
Fait vaincre ailleurs nos guerriers ;
Là, suspendant ton tonnerre,
Pour le repos de la terre,
Tu sçais borner tes désirs ;
Et c’est là que tu médites
La paix qui, dans nos limites,
Doit ramener les plaisirs.