Chefs d’œuvre lyriques (Malherbe)/65

La bibliothèque libre.

Les Baisers de Dorinde


  LA douce haleine des zéphirs
  Et ces eaux qui se précipitent,
  Par leur murmure nous invitent
  À prendre d’innocents plaisirs.
  Dorinde, on dirait que les flammes
  Dont nous sentons brûler nos âmes,
  Brûlent les herbes et les fleurs ;
Goûtons mille douceurs à la faveur de l’ombre,
  Donnons-nous des baisers sans nombre,
Et joignons à la fois nos lèvres et nos cœurs.

  Quand deux objets également
  Soupirent d’une même envie,
  Comme l’amour en est la vie,
  Les baisers en sont l’élément.
  Il faut donc en faire des chaînes
  Qui durent autant que les peines
  Que je souffre loin de tes yeux.
Amour, qui les baisers aimes sur toutes choses,
  Fais une couronne de roses,
Pour donner à celui qui baisera le mieux.

  Ô que tes baisers sont charmants !
  Dorinde, tous ceux que tu donnes,
  Pourraient mériter des couronnes
  De perles et de diamants.
  Cette douceur où je me noie
  Force, par un excès de joie,
  Tous mes esprits à s’envoler ;
Mon cœur est palpitant d’une amoureuse fièvre,
  Et mon âme vient sur ma lèvre,
Alors que tes baisers l’y veulent appeler.


  Si l’Amour allait au tombeau
  Par un noir effet de l’envie,
  Tes baisers lui rendraient la vie
  Et rallumeraient son flambeau.
  Leur aimable délicatesse
  A banni toute la tristesse
  Qui rendait mon sens confondu ;
Mais un roi détrôné par le malheur des armes,
  À la faveur des mêmes charmes
Se pourrait consoler d’un empire perdu.

  La manne fraîche d’un matin
  N’a point une douceur pareille,
  Ni l’esprit que cherche l’abeille
  Sur la buglose et sur le thym.
  Le meilleur sucre qui s’amasse
  Et que l’Art sait réduire en glace
  N’a point ces appâts ravissants ;
Et même le nectar semblerait insipide,
  Au prix de ce baiser humide
Dont tu viens de troubler l’office de mes sens.

  Aussi les plus riches trésors,
  Qu’on tire du sein de la terre,
  Et que, pour engendrer la guerre,
  L’Océan sème sur ses bords,
  L’or et toutes les pierreries,
  Dont nous provoquent les Furies,
  Pour envenimer nos esprits ;
Bref tout ce que l’aurore a de beau dans sa couche,
  Au prix des baisers de ta bouche
Sont à mes sentiments des objets de mépris.