Chergé - Guide du voyageur à Poitiers et aux environs, 1872 - Post-scriptum

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chapitre post-scriptum.

UN BAPTÊME À FAIRE.

N. B. Nous ne changerons pas un mot à ces pages qui sont celles de notre 2e édition.

Comme vous l’avez pu voir en jetant les yeux sur le plan de la ville de Poitiers joint à ce volume, plusieurs rues et places nouvellement ouvertes ou en voie d’exécution, ou simplement projetées, attendent encore le baptême officiel qui doit leur imposer un nom.

Cette situation, qui laisse entière une question, au fond très-sérieuse, et assez grave pour qu’elle relève, à ce titre, de l’autorité publique seule, nous permet de donner non pas un avis — nous n’avons pas qualité pour cela — mais des indications dont pourront user, s’ils le jugent bon et comme ils l’estimeront convenable, ceux à qui est confiée la délicate mission d’une décision suprême, à laquelle l’opinion publique ne restera point indifférente.

Aussi bien est-ce à elle que nous nous adressons.

Posons d’abord quelques principes :

1o Il faut être très-sobre de changements de noms en ce qui touche les rues, les places et les monuments publics ; ce n’est pas la seule « manie des antiquailles » qui conseille cette prudente réserve, c’est tout bonnement le devoir d’éviter les réels dangers qu’engendrerait l’instabilité de choses que des raisons d’ordre public condamnent à rester stables.

2o Il ne faut admettre ces changements que lorsqu’ils sont commandés par des motifs d’un caractère réellement sérieux.

3o Quand on s’y résigne, il ne faut pas que ce soit en vue de remplacer une indication historique ou monumentale du passé, si modeste qu’elle puisse être, par une indication du moment, dont on sera trop naturellement tenté d’exagérer la valeur, en la comparant à celle de son aînée, tandis qu’au fond elle serait ejusdem farinæ.

4o Dans une ville de province, ce sont surtout, et sauf des cas exceptionnels fort rares, les célébrités locales, de valeur même secondaire, qui ont droit à voir consacrer et perpétuer leur nom dans la mémoire des générations dont elles sont l’honneur, et auxquelles elles doivent, pour ainsi dire, faire chaque jour ce cours d’histoire populaire qui fait aimer la petite patrie au profit de la grande.

5o Avant tout, il est prudent de se défier d’un entraînement irréfléchi vers les noms empruntés à la politique du jour. Celle du lendemain — qui, en France, est ordinairement l’antipode de celle de la veille — croira faire acte utile de puissance et de force en tuant le nom de la veille, qui, pour elle, est nécessairement un nom ennemi, sauf à subir le surlendemain, à titre de juste représaille, la même sotte exécution.

Voyez, comme exemple, les regrettables mutilations dont nos monuments les plus inoffensifs sont partout les victimes, à cause de la seule épithète qu’il a fallu changer trois fois en cinq ans !!!

Passant à l’application de ces principes, que nous estimons sages, voici quelques idées.

On a bien fait de substituer à un nom fâcheux le nom de la patronne de Poitiers, sainte Radégonde. On fera bien de trouver place, là ou là, pour l’ami de cette sainte reine, pour Fortunat, le grand évêque de Poitiers, le poëte pieux qui fut, dans la Gaule chrétienne, le dernier représentant de la littérature ancienne.

Si la rue que les gamins avaient, justement alors, appelée rue « Mal-Persée » (v. p. 109), attendait un baptême définitif, nous proposerions le nom de Sainte-Croix, qui aurait, à Poitiers, le mérite de rappeler autre chose qu’un monument détruit et ressuscité.

On aurait raison de mentionner quelques noms des vieux maires de Poitiers. Celui d’Irland siérait bien à la rue qui, rayonnant de la nouvelle Préfecture, aboutira provisoirement à l’emplacement de l’ancien logis de « l’Écossais docteur » (v. p. 36), dont les descendants fournirent à notre cité, jusqu’au commencement de ce siècle, des administrateurs intègres et dévoués.

Le nom de Girouard, le sculpteur du monument de Louis XIV, de la façade des Augustins, etc., pourrait se lire convenablement non loin des lieux que son ciseau facile décorait d’œuvres qui n’étaient pas sans mérite.

Jean Bouchet, l’auteur de la première histoire du Poitou, et qui a mérité de voir un de ses nombreux ouvrages occuper une place parmi les « Mémoires relatifs à l’histoire de France », ne devrait pas être oublié.

Nous avons dit, en la page 71, à peu près ce que nous pensions du nom de la rue du Collége à remplacer par celui de rue du Lycée.

C’est un nom grec, c’est plus savant ; cela n’est pas absolument politique ; va pour le mot Lycée.

Mais quel nom donnerait-on à la petite place qui précédera la rue du Lycée, et d’où rayonneront les cinq rues dont elle sera le centre ?

Voici celui que nous proposerions, si nous avions voix au chapitre.

Vous avez pu lire, à la page 71 de ce livre, le nom du personnage qui fut, en 1604, le véritable fondateur du « Lycée » de Poitiers. Il s’appelait tout simplement

Henri IV.

Ce n’est pas là aujourd’hui, nous semble-t-il, un nom politique, ou tout au plus appartient-il à la très-vieille politique nationale, qui ne doit pas avoir d’adversaires dans la France qu’elle a faite. Eh bien ! est-ce que le nom glorieux et populaire du royal fondateur du « Lycée » de Poitiers ne serait pas convenablement inscrit au front de la place, toute petite qu’elle soit, qui formera comme l’avenue du vaste établissement d’instruction publique qui lui doit sa naissance ? « Place du Lycée » serait, nous l’avouons, plus grec ; mais place de Henri IV serait, à tous les points de vue, plus français, et même, en ce cas, beaucoup plus poitevin !

Il a été parlé, nous assure-t-on, du changement du nom de la rue des Capucins, qui s’appelait rue de Blossac.

Il existe déjà une rue de ce nom, celle qui côtoie la promenade jusqu’au boulevard de Tison, et, en vérité, notre Blossac n’a rien à gagner à l’imbroglio que causerait cette mutation parfaitement inutile, dont le besoin ne se fait nullement sentir, et qui, à nos yeux — peut-être trop… antiquaires, il est vrai — aurait le tort de faire disparaître le seul souvenir actuellement existant de l’établissement religieux qu’y provoquèrent, en 1607, « MM. du corps de ville », lesquels, sans doute alors, le croyaient bon à quelque chose.

En tout cas, ce fut l’occupation de ces terrains complètement vagues et inhabités qui forma le prolongement de la cité vers la future création du populaire intendant du Poitou. Blossac ne devrait pas dévorer aujourd’hui jusqu’au nom de sa mère.

Ajoutons que les deux rues voisines de celle des Capucins portent un nom qui n’a réellement, lui aussi, de signification qu’à l’aide de celui de sa mère.

Le nom de la Baume, seul, n’a pas de sens ; mais « la Baume des Capucins » a la signification religieuse que leur donnait la langue de nos pères. Si l’on supprimait l’un, respecter l’autre serait un acte d’ignorance inintelligente qui n’aurait pas d’excuse dans une ville dont chaque rue possède un Collége où l’on enseigne le français.

Et la rue de Blossac actuelle, que deviendrait-elle ? Rue de l’Arsenal, sans doute ?

Pour Dieu ! soyons sérieux en matière sérieuse, et ne condamnons pas la ville de Poitiers à perpétuité au souvenir désobligeant que rappelle ce nom, qui est un mensonge et une sottise. (V. p. 314.)

Arsenal ! Arsenal de quoi ? de foin : car il n’y a jamais eu que cela sous ce toit si modestement approprié à la chose ; mais un arsenal de foin est tout simplement « une grange » ; et, en vérité, notre arsenal de Poitiers n’est que cela, depuis surtout qu’il a perdu de l’ampleur de son enceinte. Appliquant donc le mot à la chose, on devrait appeler l’ancienne rue de Blosac d’un nom qui aurait au moins le mérite d’être vrai pour ceux qui en savent la véritable origine, et qui, pour les non-initiés, pourrait paraître faire revivre, à l’aide d’un heureux double sens, la mémoire d’un mathématicien célèbre, à son tour baptisé Poitevin.

Va donc, si l’on y tient, pour le nom de la rue de la Grange ! ! !

On nous pardonnera cette plaisanterie qui répond à une autre.

Parmi les souvenirs poitevins qu’il ne faut pas laisser mourir et qu’on doit, au contraire, faire vivre, parce qu’ils sont l’honneur de nos pères, nous citerons ceux qui se rattachent au siège de 1569.

Ce n’est pas là de la politique, et nous n’en sommes plus, Dieu merci, à ignorer encore que ceux-là qui combattirent alors en France ce que nos pères combattaient derrière leurs murs, défendaient réellement le véritable drapeau de la France contre l’égoïsme de quelques grands beaucoup plus ambitieux qu’ils n’étaient religieux et patriotes.

Ceci étant, deux noms — peut-être trois — nous sembleraient dignes de rappeler à nos enfants l’une des plus belles pages de l’histoire de leurs pères.

Le troisième nom serait celui de ce jeune duc de Guise qui, malgré le mauvais vouloir de Monsieur, duc d’Anjou — le futur assassin de Blois — se jetait résolûment dans nos murs, et par le courage dont il fut prodigue et par son attitude constamment résolue, fut une des principales causes de la résistance héroïque des assiégés.

Le nouveau boulevard qui couronne les vieux restes des remparts de Tison, protégés et illustrés par l’artillerie poitevine de 1569, pourrait certainement s’appeler boulevard de Guise. Ce ne serait pas une dérogeance !

Mais ce qu’il faut absolument faire revivre, ce sont au moins les noms des deux chefs civil et militaire qui présidèrent à la longue défense couronnée par la victoire.

Le maire de Poitiers fut élu le 14 juillet au milieu des préparatifs de la défense ; il fut installé le 24, le jour même où apparurent en vue de Saint-Cyprien les premiers détachements ennemis.

Celui-là n’avait pas peur du danger qui acceptait ainsi la périlleuse charge d’Herbert, le pendu de 1562, en face de l’ennemi qui lui réservait assurément, pour représailles, la potence de la place de Notre-Dame.

Un pareil début garantissait la fin : et en effet, Joseph Le Bascle, maire de Poitiers, ne faiblit pas un seul instant pendant ces soixante jours de lutte acharnée, et le noble exemple du magistrat civil fut pour beaucoup dans le résultat glorieux qui préserva des horreurs du pillage ses concitoyens sauvés.

Honneur au maire Le Bascle !!

Inscrivez donc ce nom, digne d’être mieux connu, au front du boulevard nouveau qui va aboutir à la tour historique que nous avons sauvée parce que, en 1569, elle contribua puissamment, elle aussi, à sauver nos pères.

Du carrefour des Quatre-Vents une rue nouvelle aboutira bientôt au Pré-l’Abbesse, à ce lieu de faible résistance, qui eût livré la ville aux assiégeants de 1569, si les corps et les cœurs ne se fussent pas substitués aux murailles croulantes et aux remparts défaillants ; appelez-la rue de Daillon !

Et à ceux qui vous diraient d’un certain air :

« Daillon ! qu’est-ce que cela ? » vous répondrez :

« Cela est le nom d’un homme qui fut avec honneur gouverneur du Poitou pendant près de vingt-huit années et dans des jours très-difficiles ; d’un homme qui mérita, par son expérience reconnue, ce compliment du jeune Guise, accouru sous ses ordres : « Privé des leçons et des exemples de mon père, je « n’ai trouvé que vous qui puissiez le remplacer et m’apprendre l’art de la « guerre. » C’était le nom d’un homme qui, se souvenant qu’il était le petit-fils du vigoureux soldat qui avait défendu, pendant onze mois, Fontarabie contre toutes les forces de l’Espagne, vint imiter ce noble exemple en s’enfermant dans nos murs pour s’y ensevelir, s’il le fallait, avec nos pères.

« Et il n’y vint pas seul, à ce poste périlleux ; et quoiqu’il ne fût pas Poitevin, il y amena ses trois frères, dont aucun ne s’épargna pour le salut commun ; pas même l’évêque nommé de Luçon, l’abbé des Chastelliers, qui se chargea de la police de la ville, et, à la tête de cent hommes, parcourait, à chaque alarme, les rues de la cité pour empêcher pacifiquement les mouvements anti-patriotiques des ennemis de l’intérieur.

« Et un jour, le plus jeune des quatre frères étant allé voir les brèches du « Pré-l’Abbesse, où les ennemis tiroyent incessamment, afin de voir comment « tout s’y portoit, et comme il y ordonnoit et commandoit quelque chose, un « boulet vint qui lui emporta la teste et la meist en tant de pièces qu’on n’en « sceut après rien trouver. » (Liberge.)

« Voilà pourquoi nous avons donné à cette rue le nom de Daillon, qu’elle gardera en mémoire du dévoûment et du sang prodigués là pour le salut de nos pères. »

Et, devant cette explication patriotique, les fronts des rieurs s’inclineront, et il vous sera dit: « Vous avez bien fait. »

Nous avons vu (p. 26, 176, 257,) comment et pourquoi Jeanne d’Arc fit séjour à Poitiers au mois de mars 1429. Un morceau de pierre brut et informe déposé dans un obscur musée, après avoir été, à grand’peine, sauvé de la pioche d’un paveur, voilà, dans une ville si fidèle aux vieux souvenirs, tout ce qui reste des traces de l’héroïne qui sauva la France.

Ce n’est pas assez ! La reconnaissance du pays doit autre chose à cette grande mémoire.

Nous savons que l’hôtel de la Rose, où logea la Pucelle, quand elle vint à Poitiers prouver sa mission providentielle, était situé dans la rue de Saint-Étienne. Or, à cette rue aboutit justement aujourd’hui une rue nouvelle et importante qui débouche du marché de Notre-Dame. Son nom tout naturel doit être le nom de Jeanne-d’Arc.

Qui oserait lui opposer celui de Mexico que, dans un empressement trop hâté, lui valut naguère un baptême imprudent et, Dieu merci, provisoire, puisqu’il n’a pas reçu la sanction suprême qui, seule heureusement, aurait le droit de le rendre douloureusement définitif ?

S’il est impossible de ravir à l’impitoyable plume de l’implacable histoire une triste page de nos annales, il est plus impossible encore d’imposer au patriotisme poitevin le supplice sans fin qui forcerait nos lèvres frémissantes à prononcer chaque jour et à chaque instant du jour un nom désormais fatalement lié par un trait d’union sanglant à celui de… Queretaro !

Oui, notre patriotisme vrai substituera au lamentable souvenir d’une couronne placée par la main de la France sur un front qu’elle a laissé découronner, le souvenir heureux de l’héroïne française qui, à Poitiers, vint prendre par la main le « petit roi de Bourges» pour en faire, à Reims, en face de l’intrus anglais de Paris, le vrai roi de France, mourant plus tard, couronne en tête, roi de France et Charles le Victorieux !

Oui, à Poitiers, le nom si purement français de Jeanne d’Arc étouffera patriotiquement le nom étranger que les lois les plus vulgaires de la courtoisie — qui est française, elle aussi — défendent d’ailleurs de proposer désormais à la signature de l’hôte condoléant de Salzbourg !

Et, en attendant, notre main se refuse à inscrire dans ce livre patriote un nom qui ne l’est pas !

1872. — Nous tenons à le répéter ici — et les hommes de cœur comprendront pourquoi cette déclaration — nous n’avons pas changé un iôta à ce texte de 1868 !



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