Chez Lénine et Trotski/Préface

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La Renaissance du Livre (p. vii-xi).


PRÉFACE




Cher camarade Morizet,

La nouvelle que vous avez sous presse un ouvrage sur la Russie des Soviets m’a réjoui sincèrement. C’est en ami que vous êtes venu en Russie. Vous avez eu la possibilité de voir tout ce qui méritait votre attention. Vous servez la cause du prolétariat français et du prolétariat universel ; vous ne pouvez donc être mû par autre chose que le désir de dire aux masses laborieuses la vérité sur la première République du Travail. Or, c’est ce qu’il y a de plus important et de plus précieux.

Vous savez mieux que moi combien de mensonges on a répandu sur nous. La calomnie internationale capitaliste ou social-démocrate contre la Russie Soviétiste peut être divisée en deux groupes. Au premier appartiennent les produits d’une fantaisie haineuse et non désintéressée : informations sur les festins des dignitaires soviétistes, sur leurs emprisonnements les uns par les autres, sur la « nationalisation » des femmes de la bourgeoisie par les artilleurs, etc., etc. Ces mensonges sont pleins de contradictions internes, ils sont monotones et stupides. Ils ne trompent que les concierges les plus arriérés et quelques ministres. Au second groupe appartiennent les mensonges renfermant des parcelles de vérité. C’est une calomnie de qualité supérieure. Son champ est plus large et ses sources plus riches.

La révolution est chose très âpre, surtout dans un pays qui compte des dizaines de millions de paysans retardataires. Armé d’un appareil photographique et

de mauvaises intentions, il n’est pas difficile de prendre des vues de la Russie Soviétiste actuelle qui, dans leur ensemble, feront grand plaisir à n’importe quel bourgeois réactionnaire. La révolution consiste à détruire pour construire du nouveau. Pour comprendre la révolution dans ses côtés élevés comme dans ses côtés sombres, il faut la prendre dans sa nécessité interne, dans la lutte de ses forces vives, dans la suite logique de ses étapes. Je ne veux aucunement dire par là que la révolution soit infaillible. Mais pour comprendre ses fautes, de même que ses conquêtes fécondes, il faut un horizon historique étendu.

Lorsque nous entreprîmes de créer une armée, il se trouvait encore en Russie un groupe important d’officiers français ; ils furent témoins des premiers efforts militaires de la Russie des Soviets. Ils considéraient ces efforts avec un extrême scepticisme. Je n’en doute pas, leurs rapports à Paris devaient toujours aboutir à cette conclusion : il n’en sortira rien. Ces petits bourgeois en uniforme ne voyaient dans la révolution que destruction, cruauté, désordre et chaos. Tout cela fait en effet partie de la révolution. Mais il y a dans la révolution quelque chose de plus grand ; elle éveille à la vie des millions d’hommes dans les masses populaires arriérées, elle les arme de grands buts politiques, elle leur ouvre des voies nouvelles, elle suscite en eux l’énergie sommeillante. Voilà pourquoi la révolution accomplit des miracles. Il semblerait que tout cela n’est plus à démontrer à un peuple qui a dans son passé la Grande Révolution :

Bien souvent, au cours de ces dernières années, j’ai songé à étudier la presse anglaise de l’époque de la Grande Révolution française, les discours des ministres d’alors et de leur domesticité politique, des Clemenceau et des Hervé d’alors, afin de comparer la calomnie réactionnaire des classes dirigeantes anglaises de la fin du xviiie siècle aux mensonges répandus par Le Temps et ses acolytes sur la Russie Soviétiste pendant ces dernières années. Je n’ai malheureusement pas encore trouvé le temps de faire ce travail. Mais je suis sûr d’avance que le parallélisme aurait été frappant. Les radicaux anglais contemporains de Robespierre ont, sans nul doute, cherché des analogies, alors parfaitement justifiées, avec la Révolution anglaise du xviie siècle, ce qui devait inévitablement provoquer les protestations indignées des pieux historiens réactionnaires. La Révolution anglaise — durent-ils dire — malgré tous ses « excès », fut quand même un grand événement, tandis que la Terreur française n’est que la révolte d’une populace ignorante et sanguinaire. En somme, la réaction, même armée des plus mauvaises intentions du monde, n’est pas inventive. La calomnie officieuse française contre la Révolution Soviétiste n’est, entre autres, qu’un larcin littéraire, un misérable plagiat des journaliers de plume de Pitt.

Il faut voir la joie mauvaise avec laquelle les Merrheim et leurs patrons parlent de nos difficultés économiques. Maintenant ils exultent de proclamer à tout l’univers que nous sommes revenus au capitalisme. Liesse prématurée ! La République Soviétiste a socialisé les banques, les entreprises industrielles et la terre. Pour rendre tous ces biens à leurs propriétaires, il faut renverser la Révolution et l’écraser. Nous en sommes plus loin que jamais. Vous pouvez l’affirmer en toute certitude au prolétariat français.

Ce qui est juste, c’est que nous avons changé notre méthode de construction. Tout en conservant les entreprises entre les mains de l’État Ouvrier, nous employons, pour estimer si elles sont avantageuses ou non, les méthodes d’évaluation du capitalisme et de la circulation marchande. Lorsque nous aurons atteint un niveau infiniment plus élevé du développement socialiste, alors seulement nous pourrons diriger toutes les entreprises d’un centre unique en distribuant rationnellement entre elles les forces et ressources nécessaires selon un plan national préalablement établi. Le stade actuel de développement porte un caractère préparatoire. Le marché subsiste. Les entreprises industrielles de l’État ont dans certaines limites leur liberté d’action, peuvent vendre et acheter, créant ainsi des bases vivantes pour le futur plan économique unique du socialisme.

Il est vrai, nous consentons en même temps à donner telle ou telle entreprise en concession aux capitalistes. Le régime économique retardataire et les richesses naturelles inépuisables de la Russie ouvrent un large champ d’application au capital des concessionnaires. L’État conserve les entreprises essentielles, les plus importantes, de l’industrie et des transports. Nous admettons ainsi une concurrence entre les concessions purement capitalistes et les entreprises homogènes appartenant à l’État socialiste, ces dernières ayant une indiscutable prédominance. Toute la question est dans la corrélation des forces.

Les réformistes avaient naguère chéri l’espoir que la coopération engloutirait peu à peu le capitalisme. Tant que le pouvoir appartenait à la bourgeoisie, défendant le droit de propriété privée sur les moyens de production, cet espoir était pure utopie. En ce qui concerne la Russie, tant que le pouvoir appartient à la classe ouvrière et que les branches essentielles d’industrie restent entre les mains de l’État, une restauration lente et « sans douleur » du capitalisme par les concessions n’est guère plus possible que la régénération socialiste du capitalisme par la coopération.

Rien ne permit de parler de retour au capitalisme. Il s’agit d’un changement de la méthode employée pour édifier le socialisme. Notre expérience et les résultats obtenus dans la nouvelle voie seront du plus grand profit à la classe ouvrière de tous les pays.

Nous avons beaucoup appris pendant ces cinq années de révolution. Mais nous n’avons renoncé à rien. Je doute que le monde capitaliste, tel qu’il est sorti de l’enfer de la guerre et que nous le voyons aujourd’hui, nous donne sujet de procéder à une révision de nos conceptions fondamentales. Le capitalisme a été condamné par l’histoire. L’avertir appartient au communisme.

Salut communiste fraternel.

Moscou, 3 mars 1922.

Léon Trotski.