Chez l’Illustre écrivain/La divine enfance

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La divine enfance.


Dans le bois, on aperçoit, entre les feuilles, au loin, la maison, toute blanche, dans le soleil. C’est l’heure chaude de la journée où les oiseaux engourdis se taisent. Nul souffle dans les branches.
Jeanne — dix ans — est assise sur la mousse, le dos appuyé au tronc d’un bouleau. Elle est un peu dépeignée, très rose, essoufflée d’avoir couru. Son grand chapeau de paille posé près d’elle sur un rejeton d’acajou, brille comme une immense fleur d’or, sous l’ombre des feuilles.
Jean — douze ans — est couché à plat ventre en face d’elle. Il arrache des mousses d’un air triste.
Ils ne se disent rien… Enfin, Jean se décide à parler.


Jean

Pourquoi que Georges t’a encore embrassée ?

Jeanne

Georges, c’est pas vrai !

Jean

Si, il t’a embrassée, je l’ai vu… Il t’a embrassée sur le cou, derrière la porte du salon… Et toi, aussi, tu l’as embrassé… À preuve que tu fermais les yeux, en l’embrassant, comme une chatte qu’on caresse.

Jeanne

C’est des menteries.

Jean

Puisque je t’ai vue… Et hier ?…

Jeanne

Quoi, hier ?

Jean

Pourquoi que Lucien t’a aussi embrassée, hier ?

Jeanne

C’est pas vrai !… Lucien ne m’a pas embrassée.

Jean

Si, il t’a embrassée… je l’ai vu aussi… il t’a embrassée sur la bouche, derrière la serre.

Jeanne

C’est des menteries…

Jean

Des menteries ?… À preuve que, en te retournant, tu as cassé un grand lis rouge, et que tu as écrasé des fleurs de capucine.

Jeanne, effrontée

Et puis, après ?… Est-ce que je n’ai pas le droit d’embrasser Georges, Lucien, et d’autres, si cela me plaît !… Qu’est-ce qu’il te prend ?…

Jean

Je ne suis pas content… Ça me fait de la peine !… Jeanne ?

Jeanne

Eh bien ?…

Elle casse une brindille de bouleau, qu’elle mâchonne, en regardant du coin de l’œil, avec un ironique sourire, Jean qui creuse un petit trou dans la terre.
Jean

Alors, pourquoi que tu ne veux pas que je t’embrasse, moi ?

Jeanne

Toi !… C’est pas la même chose !…

Jean

Pourquoi que c’est pas la même chose ?

Jeanne

Pasque…

Jean

Pasque, quoi ?…

Jeanne, très sérieuse

Pasque, toi, quand nous serons grands, tu seras mon vrai mari !

Jean

Ce n’est pas une raison.

Jeanne

Si, c’est une raison…

Jean

Et quand je serai ton vrai mari, tu voudras bien que je t’embrasse, pas ?

Jeanne

Non… Les maris n’embrassent jamais leurs femmes.

Jean

Ah ! bien, vrai ?… Pourquoi qu’ils ont des femmes, alors ?

Jeanne

Pour avoir des enfants, tiens !…

Jean

Ah !… Et quand je serai ton vrai mari, tu embrasseras Georges, Lucien ?

Jeanne

Bien sûr !… Es-tu drôle, aujourd’hui… Qu’est-ce que tu as ?

Jean

J’ai envie de pleurer…

Jeanne

Que tu es bête !…Voyons !… Est-ce que petite mère embrasse papa ?… Jamais petite mère n’a embrassé papa… Papa, lui, embrasse Zélie, la femme de chambre… Petite mère, elle, embrasse M. de la Ramie… Mais, bien sûr ! elle l’embrasse dans les cheveux, dans les yeux, sur la bouche, partout… Mais, papa, elle ne l’embrasse jamais…

Jean, comprenant des choses

C’est comme papa… il n’embrasse jamais maman…

Jeanne

Puisque je te le dis !… Ça ne se fait pas, ces choses-là, quand on est marié !… Ça n’est pas convenable !

Jean

C’est vrai !… papa embrasse toujours Mme Tournel…

Jeanne

Bien sûr, tiens !… Et ta maman ?

Jean

Maman ?… Elle embrasse M. de Néry…

Jeanne

Tu vois bien !…

Jean

L’autre jour, maman était sur les genoux de M. de Néry… Elle avait dégrafé son corsage… Et M. de Néry l’embrassait sur la poitrine… C’était gentil !

Jeanne

Bien sûr, que c’est gentil !…

À ce moment, Jean rampe sur la mousse, se rapproche de Jeanne et, dressé sur ses coudes, le menton appuyé aux paumes réunies, il la regarde, longtemps, dans les yeux…
Jean

Jeanne !

Jeanne

Quoi ?…

Jean, d’une voix profonde

Puisque tu dis que c’est gentil… eh bien !… je voudrais que tu dégrafes ton corsage aussi… je voudrais t’embrasser sur la poitrine, aussi… comme M. de Néry embrasse maman…

Jeanne

Non… Non…

Jean

Et si tu dégrafes ton corsage, si je t’embrasse sur la poitrine… je te montrerai, après, quelque chose de bien plus beau…

Jeanne

Quoi ?… Dis quoi, tout de suite !…

Jean

Non, après…

Jeanne, impérieuse

Tout de suite… tout de suite… tout de suite !…

Jean

Non, après !…

Jeanne

Tu dis ça pour m’attraper !… Et puis, après tu ne me montreras rien !…

Jean

Puisque je te le promets, na !… Quelque chose comme Georges, ni Lucien ne pourront jamais te montrer d’aussi beau !…

Jeanne, hésitante

Oui, oui, tu veux me tromper… Tout ça, c’est des blagues !…

Jean

Puisque je te jure !…

Jeanne

Eh bien ! dis seulement ce que c’est !… Et puis, je ferai comme tu veux !

Jean

Si c’était Georges ou Lucien qui te demande cela tu le ferais… Moi, je ne sais pas pourquoi, tu ne veux jamais rien.

Jeanne

Dis ce que c’est !

Jean

Après…

Jeanne

Non, avant !…

Jean

Et, pourtant Georges ni Lucien ne pourraient pas te montrer cela qui est si beau… qui est plus beau que… que…

Jeanne, elle s’irrite

Eh bien, dis vite… dis… dis !…

Jean, avec passion

Jeanne !… si tu voulais !… un tout petit peu… tiens, grand comme ça… grand comme mes lèvres seulement…

Il lui saisit le bout de sa bottine et, se rapprochant encore, plus près, il cherche à la couvrir de caresses.
Jeanne, se dégageant et reployant brusquement ses genoux

Laisse-moi… Tu me chatouilles… Tu fais mal… Je te déteste !…


Elle se lève, fâchée et très rouge, et se met à courir dans le bois, les cheveux au vent… Jean aussi s’est levé et la suit en appelant : « Jeanne ! Jeanne !… » d’une voix plaintive… Quelques oiseaux engourdis dans les branches se réveillent, s’envolent avec des petits cris effrayés. Jean et Jeanne disparaissent dans le taillis. À la place où ils étaient tout à l’heure, encore marquée de la jeunesse impubère de leur corps, le grand chapeau de Jeanne se balance, pareil à une immense fleur d’or, sous l’ombre des feuilles.