Chez l’Illustre écrivain/Sentimentalisme

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Sentimentalisme.


J’ai eu, cette semaine, une joie charmante. À la campagne où je suis, j’ai pour voisine une dame seule, veuve depuis trois ans, encore jeune, très jolie. Tous les jours, je passe devant sa propriété qui donne sur la route : une maison du siècle dernier, pareille à une orangerie, entourée de grands jardins que la forêt protège, de tous les côtés, de ses hauts murs verdissants. Jamais, je crois, je n’ai vu tant de fleurs, tant de fleurs, et tant de bêtes parmi ces fleurs. Chaque fois que je passe, je m’arrête discrètement devant la grille et je regarde cet endroit délicieux, si gai, si vivant, et qui m’enchante. Ma voisine ne fait pas beaucoup de bruit, et elle sort très peu. Du matin au soir, active, souple, elle cultive ses fleurs et elle soigne ses bêtes. Sans la connaître, j’éprouve pour elle une très vive sympathie, car tout chez elle, en elle, respire le bonheur calme et dit la vie occupée à des choses délicates.

Aussi, quelle surprise joyeuse quand, l’autre après-midi, délibérément, elle sonna à ma porte et me vint rendre visite.

— Excusez-moi, monsieur, me dit-elle. Mais je tenais à vous remercier, au nom de toutes mes bêtes, de votre article de dimanche. Je le leur ai lu, figurez-vous, et elles m’ont dit : « Il faut aller remercier ce monsieur, qui nous veut tant de bien, et qui prend si chaleureusement notre défense, contre la brutalité des méchants. »

Je ne savais que dire. Rieuse, ma voisine ajouta :

— J’aime tant mes bêtes, que je fais tout ce qu’elles veulent.

Je n’osais lui offrir d’entrer dans ma maison, et je la priai de s’asseoir sur un banc, dans le jardin.

J’aurais bien voulu éviter toutes les banalités des entrées en relations, et je me torturais l’esprit pour trouver quelque chose de rare et qui, tout de suite, fît valoir mon esprit, quand ma voisine, après un très court silence, me dit soudain :

— Il y a, monsieur, une chose qui m’intrigue fort. Quand, dans la rue, je prends la défense d’une bête battue, on m’appelle Anglaise ! C’est évidemment un outrage qu’on me fait. Mais pourquoi ? D’abord je ne suis pas Anglaise, je n’ai même pas une goutte de sang anglais dans les veines. Et puis… malgré cette horrible guerre du Transvaal, dont je rougis pour eux, les Anglais méritent-ils qu’on nous jette leur nom à la face comme une offense et comme une ordure ? J’avoue qu’individuellement j’aime les Anglais, et je ne confonds pas le peuple anglais avec l’ignominie de son gouvernement. J’ai toujours admiré, à bon droit, il me semble, leur civilisation, leur bel et noble esprit de liberté, de justice et de progrès, leur humanité sincère. En dépit de cette guerre, dont j’ai horreur, je leur trouve de fortes qualités, et je leur dois quelques bonnes impressions. En voulez-vous un exemple ? C’était le 7 Décembre dernier. Une très vieille dame de mes amies, Italienne par l’origine, Anglaise par le mariage, m’avait demandé d’aller passer quelques jours chez elle, à la suite d’un gros chagrin. Mon Dieu, oui, on peut être Anglais, et avoir tout de même de gros chagrins, je suppose. Un petit changement se fit dans la date précédemment fixée de mon voyage. Je l’écrivis à ma vieille amie qui, quoique verte encore et alerte, lit souvent à côté et brouille ainsi tout ce qu’on lui dit. Une traversée affreuse. Retard du bateau à l’arrivée de New-Haven, du train à Victoria, de moi à la gare de Richmund où je devais prendre le train pour Hampton-Wick. Une heure d’attente pour douze minutes de trajet.

— Voilà encore des choses dont les Anglais n’ont pas le monopole, dis-je. Il y a du retard partout.

— Oui, répondit gaiement ma voisine, ils en ont aussi en Angleterre.

Et elle continua :

— Vous connaissez sans doute cette délicieuse vallée de la Tamise, ces prairies si vertes, ces arbres si admirables, ces villas si jolies ? Mais, l’hiver, à neuf heures et demie du soir, il est difficile de jouir de cette beauté. Il pleuvait un peu, une petite pluie fine, que le vent fouettait et qui vous pénétrait, à travers les vêtements, jusqu’au corps.

— Heureuse pluie, songeai-je. Mais je me gardai bien d’exprimer cette exclamation, car, à tout prendre, je ne suis pas vaudevilliste et le commis voyageur d’autrefois qu’on prétend que je suis…

Ma voisine poursuivait d’une voix de plus en plus prenante :

— Bien qu’il ne fallût que dix minutes à peine pour me rendre chez mon amie, le chemin me paraissait bien long, et surtout bien désert… Vous savez ce que c’est, n’est-ce pas, que les « roads » anglais ?… D’un côté de celui-là, un grand parc, avec d’immenses arbres noirs ; de l’autre, des villas dans leurs jardins noyés de silence et de nuit. De-ci, de-là, une voie latérale, conduisant au village. Tout cela, bien tranquille, trop, même, car il y avait alors la terreur des « Hooligans » et j’en avais entendu parler dans le train… Je me presse… je vais… je vais… Bien que je ne sois pas peureuse, j’avais tout de même de petits frissons… La villa de ma vieille amie était une des petites, la deuxième, à gauche, passé l’église catholique… je ne sais si vous la voyez d’ici ?… Et je me presse encore, sur le chemin interminablement désert. Voilà enfin l’église catholique, mon point de repère… Je suis arrivée… La première villa est éclairée, mais point la seconde… Je sonne pourtant… Rien… Je sonne encore, je sonne longtemps… Rien toujours. J’essaie d’ouvrir la grille. Impossible ! Je me suis peut-être trompée, et sans doute que la maison de ma vieille amie est la troisième, car je me rappelle que la première est le presbytère… Je sonne à la troisième. Une petite bonne blonde, toute fanfreluchée de blanche lingerie vient m’ouvrir.

— Mrs Anden ?

— Ce n’est pas ici…

— Pas ici !… Mais je n’y comprends rien… J’ai sonné à côté et personne ne m’a répondu !

Un monsieur que je n’avais pas vu encore, intervenait :

— C’est que la bonne couche en haut, et qu’elle est déjà couchée… Mais entrez donc, madame, je vais voir…

Je m’excuse et j’entre… Que pouvais-je faire ?

La maîtresse de la maison m’installe au coin du feu, tandis que son mari est parti, et essaie de se faire entendre de la villa voisine. Un salon anglais coquet, confortable, très clair, un bon feu dans la cheminée, un chat qui ronronne devant, une femme accueillante et gaie qui rit et me console de ma mésaventure…

Le mari rentre.

— Rien, non plus… dit-il… Ces dames sont peut-être en voyage ?…

— Non… puisqu’elles m’attendent…

— C’est singulier !… Je vais aller demander au prêtre catholique s’il les a vues aujourd’hui.

Et il sort à nouveau… La dame m’offre alors de me réconforter ; elle m’offre de tout, du jambon, du whisky, du cacao… Et je m’indigne contre ma vieille amie qui me met dans une position ridicule et fausse, d’être prise pour une aventurière.

Le mari revient une seconde fois… Le prêtre n’a pas vu les dames dans la journée. Mais il sait que la femme de chambre a porté des fleurs à l’église pour la fête du lendemain.

— Je ne vois qu’une chose à faire, me dit la dame… Acceptez un lit chez nous pour cette nuit.

Confuse, et, en même temps, touchée de cette hospitalité spontanée, si simplement offerte, je murmure :

— Mais, madame, vous ne savez même pas qui je suis… Je pourrais être une voleuse !

— Nous n’avons pas peur !… répond la femme.

Et elle ajoute :

— On n’a pas besoin de savoir le nom d’une personne dans l’embarras et dans la peine. Il suffit de savoir qu’elle est dans la peine, pour être juste envers elle !

— Allons, dis-je, j’accepte. C’est un véritable conte de Noël en action !

Et ma voisine, s’étant tue quelques secondes, me dit :

— Oui, monsieur, j’aime les Anglais, parce qu’il me semble que leur justice, en tant qu’individus, va aux humbles, aux petits. Ils n’aiment pas voir la souffrance. Et les tribunaux anglais sont admirables en ceci, que les bêtes y ont droit à une justice. Les oiseaux sont respectés comme les personnes ; on entoure de soins les vieux arbres, aussi pieusement que s’ils étaient des vieillards qui ont travaillé au bien du pays. Alors, pourquoi me jette-t-on à la face cette insulte dérisoire : « Anglaise !… va donc, hé !… Anglaise ! » quand il m’arrive de plaindre un pauvre cheval qu’on roue de coups, ou un chien abandonné, qu’on bat sans raison, dans la rue ?… Pourquoi ?

— Nous sommes ainsi, répliquai-je. On vous traite d’Anglaise, aujourd’hui. Hier, on vous eût traitée d’Allemande… Demain, on vous traitera, peut-être, d’Espagnole ou de Chinoise… Cela satisfait notre orgueil national, et c’est sans aucune importance. Anglaise, Allemande, Espagnole, Italienne, Chilienne, Chinoise ou Française vous êtes une femme délicieuse… adorable…

Mais ma voisine s’était levée, et gaiement :

— Que faut-il que je dise, de votre part, à mes bêtes ?…

— Que vous êtes une femme exquise… divine… divinement exquise…

Un rire… Et elle était partie !…