Chez les fous/04

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Albin Michel (p. 45-57).


AVEC CES DAMES

— Nous allons voir le quartier des femmes, me dit la mère supérieure, frêle religieuse qui tenait son trousseau de clés d’une main d’homme à poigne.

Suivons la sœur.

La porte s’ouvre. La cour est vide. C’est le côté tranquille. Le docteur nous rejoint. Dans une salle, des femmes assises travaillent comme des ouvrières. Elles ne parlent même pas. Celle qui manœuvre la machine à coudre nous coule des regards coquins. D’autres, les doigts sur leur bouche, rient à s’étouffer. Cela emplit l’ouvroir d’un bruit ne manquant pas d’analogie avec le roucoulement de tourterelles âgées. Le docteur, en passant près des malades, caresse leur joue du revers de la main.

Mais l’une d’elles rejette le drap qu’elle ourlait, vient sur moi et dit :

— Qui va deux va trois. Troyes en Champagne. À part cela, est-ce pour aujourd’hui ma sortie ?

— Pour demain répond la sœur gardienne.

Enchantée, la « qui va deux va trois » retourne à son drap. Chaque jour, depuis trois ans, elle pose la même question ; elle ne sait plus, le lendemain, qu’elle l’a posée la veille.

Le mot « sortie » a mis le feu à la baraque.

— Honte sur le docteur ! Honte sur toute sa descendance ! Honte sur son diplôme de la faculté ! Il me garde prisonnière comme une assassine. Je veux sortir, vous m’entendez ?…

Et, faisant une révérence ironique :

— Vous m’entendez, monsieur le sourd, c’est-à-dire monsieur le docteur ?

C’est une petite femme qui ravaudait des bas quand nous sommes entrés.

— Et vous madame Vorin, comment allez-vous ce matin ?

— Pareille à ma belle-mère elle-même, monsieur le docteur, qui se porte en fille de garce, comme vous savez.

— Et vous, madame Mémot ?

— Moi, monsieur le docteur, cela va toujours bien. Depuis six ans que je suis là, vous pourriez me faire sortir.

— Mais il y a cette histoire de Légion d’honneur, madame Mémot.

— Quelle histoire ? Parce que j’ai reçu la Légion d’honneur ?

— Justement !

— Eh bien ! oui, cela fit des jaloux ; on me força à l’avaler ; depuis, j’ai les intestins rouges, mais est-ce que je ne travaille pas comme il faut ?

Mme Mémot est la meilleure ouvrière de l’atelier, elle n’a d’autres maladies que d’avoir les intestins rouges. Sans cette idée qui persiste, on la remettrait en liberté. Se croire les intestins rouges, est-ce un danger pour soi ou pour la société (loi de 38) ? À la réflexion, les meilleurs spécialistes répondent : pourquoi pas ?

— Et moi ? Monsieur le docteur !

C’était une pâle jeune fille, les larmes aux yeux.

Le docteur la caressa du revers de la main, aller et retour.

— Voilà un cas, dit le docteur. Mademoiselle Aline n’est pas malade.

— Non, Monsieur le docteur.

— Je le sais, mon enfant. Mlle Aline est des régions libérées. Elle a perdu, par la guerre, foyer et famille.

On la trouve, un jour, errante dans la rue…

— Voilà quinze mois, monsieur le docteur.

— La police la ramasse. On l’envoie ici. Ce n’était pas une psychopathe, j’aurais dû la relâcher, mais elle était sans ressources. Je l’ai gardée par pitié. Sa place n’est pas dans une maison d’aliénés, une œuvre de protection de la jeune fille aurait dû la recueillir. Cette œuvre n’existe pas dans le département. Si je signe sa sortie, elle va se retrouver sur le trottoir…

— Je travaillerai, monsieur le docteur.

— Elle sera la proie du premier flibustier venu.

Bref ! Un docteur charitable, un pays en enfance au point de vue assistance sociale. Résultat : une jeune fille abandonnée vit depuis quinze mois chez les folles !

Mlle Aline n’est pas « très fine ». Si l’on se met à enfermer toutes les personnes qui ne sont pas « très fines »…

Une maigre brune vient me tirer par le bras :

— Bonjour, mon homme !

— Vous voilà, fait la mère supérieure. Comment vous appelez-vous déjà ?

— Lison, ma Sœur, et dans Lison, il y a cinq lettres et cinq lettres c’est pour vous et en tartine, ma sœur, en tartine !

Mlle Aline va retrouver ses compagnes. Mlle Aline doit avoir la tête solide pour tenir bon…


LA COUR DES AGITÉES


De l’autre côté de ce mur il monte des cris désordonnés. On se croirait à la porte d’une brasserie d’étudiants ivres. Ces femmes encore invisibles ont des voix mâles. C’est la cour des agitées.

Nous entrons. Un « motif principal » nous frappe de stupeur. Elles sont plus de quatre-vingts folles dans ce quartier, mais, d’abord, nous n’en voyons qu’une : celle-là ! Le côté droit collé au mur, les bras bout à bout dans la camisole, chaussée de brodequins qui eussent encore paru spacieux pour les pieds réunis de tout un corps de garde, le crâne chauve, la bouche édentée sur toute la ligne, un sourire puissant figeant un visage carré, sa voix répète, saccadée, comme un torrent qui roule ses eaux :

— D’zim ba da boum des comp… compagnons de mes trois.

Cela dure depuis deux ans. La démente ne devient muette que sous le coup du sommeil, quatre heures sur vingt-quatre au maximum. Dès qu’elle ouvre l’œil :

— D’zim ba da boum…

Sa figure est satisfaite.

Nous regardons ce spectacle en silence, comme on regarderait un désastre, une grande inondation.

— Tiens ! crie une autre qui vient d’accourir, tiens !

Elle se plante devant la mère supérieure, fait demi-tour et lui montre son derrière.

— La folie est une infortune qui s’ignore, dit la sainte femme en contemplant d’un regard de pardon le scandale qui se prolonge.

À côté des folles, les fous semblent raisonnables. Ces femmes sont infernales. Toutes ont l’air d’obéir à un ressort qu’elles auraient avalé. Elles se plient, se redressent, gambadent. Elles portent leurs bras en ailes de moulin. Il y a beaucoup de cantatrices. Les ballerines ne manquent pas non plus, et les mégères relient les deux… Par temps d’orage, l’intensité de cette diablerie est décuplée.

— Monsieur !

Une rousse qui a l’air d’avoir des serpents dans les cheveux, me saisit par le bras, impérative :

— Monsieur ! J’ai été nommée mère principale des Filles de la Charité, chanoinesse de la cathédrale, général en chef du Vatican par Sa Sainteté le Souverain Pontife. J’arrive à la basilique. Je m’assois au banc du chapitre. Le suisse veut me faire sortir. Je résiste. Un chanoine vient à mon aide ; je dis : « Je suis chanoinesse ! » Alors on m’enferme ici ! Quand va-t-on me rendre mes droits ? Qui êtes-vous ? Abbé, évêque ou sacristain ? À moins que vous ne soyez que son chien, Azor ! C’est vous, Azor ?

— Assez ! dit la sœur surveillante.

— Respect à moi ! fille de rien ! Respect à mes galons donnés par Benoît XV !

— Assez ! Assez !…

La sœur de garde a la figure angélique. Une malade la désigne du doigt et crie : « Enfin ! Enfin ! »

— Ah ! fait la sœur. Vous allez pouvoir m’humilier à votre aise, voici ma Mère Supérieure, M. le docteur et un autre monsieur… Humiliez-moi…

La « malade » est une furie. Elle danse autour de la sœur.

— Trois hommes ! Il lui en faut trois par jour. Elle les fait venir par le toit, et là-bas, dans ce coin, elle les dévore. Moi, je n’en ai pas un, même pas celui que m’a donné la loi. Trois chaque jour !

— Et les nuits ? fait la Sœur.

— … Et quatre chaque nuit, voilà son compte. Humiliez-vous… Humiliez-vous…

— Maintenant que vous m’avez humiliée, soyez plus calme.

La furie décampe en se troussant.

Il y a la camisole. Il y a aussi la ceinture. Fixée à la taille, la ceinture a deux anneaux qui maintiennent les poignets.

On met la ceinture aux déchireuses, aux vindicatives. On compte bien dix ceintures dans cette cour. L’une de ces agitées marche sans arrêt.

— Asseyez-vous, madame Raymond.

— Je ne veux pas m’asseoir à côté de ces dames. Elles ne sont pas malades. Pourquoi les garde-t-on ici ? Elles vont me donner la bonne santé… Arrière !… Arrière !…

Une autre frappe la terre de son talon et s’écrie à chacun de ses coups :

— Tu m’entends, Lafont ! Tu m’entends, Poizat !

Lafont et Poizat sont ses ennemis. Elle les écrase sous sa botte.

Toute blanche de cheveux, échevelée, voici une autre vision qui s’avance sur les genoux. Les bras au ciel, les yeux noyés, cette vieille femme à jolie tête pousse des cris qui terrifient. Elle nous atteint, elle me prend le poignet. C’est un étau qui me serre… Puis elle retombe la face contre le sol et pleure comme sur une tombe toute fraîche. À dix pas, une Margoton chante à tue-tête et tourne, derviche emballé !


LA SALLE DE PITIÉ


Au fond est la salle de Pitié. C’était inattendu et incompréhensible. Juchées sur une estrade, onze chaises étaient accrochées au mur. Onze femmes ficelées sur ces onze chaises. Pour quel entrepreneur d’épouvante étaient-elles « en montre » ? Cela pleurait ! Cela hurlait ! Leur buste se balançait de droite à gauche, et, métronome en mouvement, semblait battre une mesure funèbre. On aurait dit de ces poupées mécaniques que les ventriloques amènent sur la scène des music-halls. Les cheveux ne tenaient plus. Les nez coulaient… La bave huilait les mentons. Des « étangs » se formaient sous les sièges. Dans quel musée préhistorique et animé étais-je tombé ? L’odeur, la vue, les cris vous mettaient du fiel aux lèvres.

Ce sont les grandes gâteuses qui ne savent plus se conduire.

Qu’on les laisse au lit !

On les attache parce que les asiles manquent de personnel.

Tout de même !