Chez les fous/07

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Albin Michel (p. 83-94).


LES PERSÉCUTÉS


Ce qu’il y a de poignant, c’est le fou persécuté.

Sa folie ne lui laisse pas de répit. Elle le tenaille, le poursuit, le torture. La nuit on le guette, on l’espionne, on l’insulte. « On » ou « ils » sont ses ennemis ! Ils sont dans le plafond, dans le mur, dans le plancher.

— Dans le réduit à charbon vous le voyez tout noir, qui m’envoie des ondes ?

On ne cesse de s’occuper de lui, on le frappe, on le pince, on le martyrise par l’électricité, le fer, le feu, la nappe d’eau, les gaz.

Il se bouche les yeux, les oreilles, le nez ; en vain ! Il voit toujours ses persécuteurs. Il entend qu’on le menace, il sent une odeur de roussi.

Il vit dans les transes, il dort dans le cauchemar.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Arrière ! Les voilà ! Les voilà !

Au début, il n’accuse personne nominalement. Puis le fantôme prend une forme. C’est un individu qui lui est inconnu, ou c’est une secte, une société secrète, une association, un consortium ; ce sont les jésuites, les francs-maçons, l’Armée du Salut, une compagnie d’assurances. Ce sont les physiciens. C’est Edison, c’est Marconi, c’est Branly.

Jadis, c’était le diable. Le diable est détrôné. Il n’opère que pour les paysans arriérés. Les inventions modernes l’ont rejeté dans son enfer, le persécuteur d’aujourd’hui est le cinématographe, le phonographe, le sans-fil, l’avion, la radiographie, le haut-parleur.

— L’avion passait au-dessus de ma fenêtre (c’est une jeune femme qui m’explique son affaire) et il me disait : « Viens sur le balcon, je vais t’emporter par les cheveux. » Je fermais ma fenêtre, je mettais les volets, il revenait toujours. « Tes cheveux sont-ils solides, disait-il, prépare-les bien. » Je me suis fait couper les cheveux. J’ai pensé qu’il ne reviendrait plus. Il revint. C’était entre midi et une heure. Alors, héroïquement, j’ai rasé ma tête. Il est revenu quand même. Écoutez-le, il rôde… rrron… rrron-rrron, il sera là, dans une heure. Pourquoi permet-on ces violences dans le ciel ? Il n’y a plus de police possible. Les assassins marchent maintenant sur la tête de la gendarmerie. C’est la fin des honnêtes personnes bien tranquilles sur leur balcon…

Elle pose ses deux mains sur son crâne rasé, disant :

— Écoutez, il vient !

Le remords les travaille. Ils s’accusent de crimes. Ce sont eux qui sont cause des catastrophes.

Un homme se frappait la poitrine à grands coups de poing. Il ne se ménageait pas. Son thorax rendait un son cave.

— C’est moi ! C’est moi ! C’est moi ! répétait-il.

C’est lui qui était responsable de l’évacuation de la Ruhr !

Leur douleur ne se traduit pas toujours par une excitation, leur folie est circulaire, c’est alors la période de dépression. À ces moments, leur souffrance est muette. Ils en sont comme inondés. Accablés sur un banc, les yeux exténués et perdus dans le lointain, leur faute les ronge.

— Allons, madame Garin, marchez un peu, promenez-vous, chassez vos vilaines pensées.

— Se peut-il, monsieur, quand c’est moi qui ai déclaré la guerre ! J’ai fait tuer des millions d’hommes. Il n’y a pas plus affreuse criminelle que moi, ma place n’est pas ici, non, pas ici.

— Et où est votre place, madame Garin ?

— Aux galères.

— Vous ne pouvez pas avoir déclaré la guerre toute seule, voyons !

— C’est moi. J’ai donné voilà dix-neuf ans, sur un bateau, un calendrier à un officier autrichien, au quatrième officier exactement.

— Et qu’est-ce qu’il y avait sur ce calendrier ?

— Des vues de Paris.

— Lesquelles ?

— La tour Eiffel, le pont Alexandre, le Grand Palais, tous les points de repère.

— Ce n’est pas ce qui fit déclarer la guerre.

— Si, c’est cela. Je suis un horrible monstre. Ma place n’est plus ici, où je suis trop bien. J’ai mérité le martyre. De plus, je n’ai pas été une honnête femme.

— Mais si, madame Garin, nous savons qui vous êtes. Votre conduite fut toujours très honorable.

— Je ne fus qu’une vilaine grue, voilà ma conduite.

Et des sanglots étouffent Mme Garin.

Et cet homme qui exige que je l’écoute. Je m’éloigne. Il me suit :

— Pourquoi l’« on » m’en veut ? crie-t-il, mais c’est moi qui ai fait le tour du monde sur le Nautilus. Le Juif Errant, c’est moi ! Et qui a traversé la Hollande ? C’est moi. Et la Russie en tank anglais ? C’est moi, mais je n’ai jamais fait l’espion. Victor Hugo est un imbécile, ce n’est pas lui qui écrivit ses œuvres, c’est moi. Il n’y en avait qu’un qui connaissait la botte de Nevers, c’est moi. Je suis le Hussard de la Mort. Qui a conquis Madagascar ? Ce n’est pas Gallieni, c’est moi. Et le Maroc ? Ce n’est pas Lyautey, c’est moi ! Et le Tonkin ? Ce n’est pas Jules Ferry, c’est moi, moi Bibi du grand Univers !

Les persécutés ont une consolation. Pour qu’« on » les persécute il faut qu’ils soient quelqu’un. De là les idées de grandeur. Ainsi, voit-on dans les cours, des pouilleux marcher en grands seigneurs. Les « rois de France » naissent de cette folie. Ne mettez pas deux « rois de France » face à face. L’un dit :

— Le roi de France, c’est moi !

L’autre grince des dents et dit :

— C’est moi.

Le pugilat est certain.

Et cette jeune femme au masque grimaçant qui me demande :

— Êtes-vous le général inspecteur des cinémas ?

— …

— Eh bien ! mon général, je suis la reine des cinémas. Il me semblait bien vous reconnaître, car je possède la radiographie ! Et je vous ai vu à travers les murs. Or, tous ces ennemis qui m’accramponnent, c’est la faute du cinéma et du nitrate d’argent, qui font tous deux contact avec l’électricité. Cependant l’essentiel est de se tenir l’estomac propre, et pour cela, j’emploie le spiritisme. Mais, monsieur le général, vous ne voyez pas les deux pirates qui en ce moment me serrent le cou, parce que je suis la reine de l’écran ? Le Crâne d’or, et Le Tombeau de l’Hindou, c’est moi qui ai tourné ces chefs-d’œuvre.

Elle m’entraîne dans un coin et me dit à voix basse :

— Aussi cette nuit, on m’a fait le cercle de feu. J’ai flambé toute ! J’ai souffert, ça sera un joli film !

Sa confidence terminée, elle reprend tout haut :

— Heureusement que j’ai les rayons X pour moi ! Seulement, cet appareil tourneur cinématographique que j’ai dans le corps, il faut qu’on me le sorte. Pourquoi suis-je entre quatre verres ? Pourquoi ai-je la radiographie par-dessus, par-dessous et sur les côtés ? C’est que j’ai tellement gagné d’argent au cinéma, qu’on veut me tuer pour avoir mon coffre. Au secours, les haut-parleurs ! Au secours !



La plus tragique est encore cette dame blanche, mince et douloureuse.

Son visage exprime la douleur. Elle souffre terriblement ! C’est l’électricité qui la diminue.

— De cinq centimètres par jour, me dit-elle.

Et comme si son ennemi venait de lui apparaître, elle s’écrie :

— Arrière les fluides !

Elle s’approche de moi et murmure :

— Ils sont venus s’installer chez moi le 26 juillet.

— Qui donc, Madame ?

— Les fluides électriques. Alors, je suis sortie pour acheter un bifteck, car j’étais seule, mon mari était à la gare ; et l’électricité me cria :

- Coupe-toi le poignet, coupe-toi le poignet !  

J’ai pris un petit couteau, j’ai coupé.

— Laisse saigner ! Laisse saigner ! » criait l’électricité.

Après, un aigle avec son gros bec me renversa sous le tramway. Cet aigle faisait du spiritisme et de l’avion. Alors mon mari me dit :

— Il paraît que c’est pour mettre ton nom sur le journal. 

Oh ! j’ai bisqué, j’ai bisqué. Alors, l’électricité et la radiogueraphie ont transformé mon mari en diable. Il avait de petites cornes sur la tête grandes comme ça. (Elle montre son petit doigt) et par derrière une très jolie petite queue bien frisée. Moi j’avais mal au cœur, car il sentait la chair brûlée.

Le délire, soudain, devint plus incohérent :

— Alors, on me criait :

Catin de Ninon ! Catin de Ninon !

C’est l’époque où les Monticelli ont vendu les boutons électriques à un comte russe. Ils les ont vendus 17 si, 17 so, 17 cents, 1 700 francs ! C’est ce qui fait que le pauvre Charles a échoué comme empereur d’Autriche, et que la chère Zita son épouse fait du cinéma. Et c’est ce qu’on appelle une sortie à l’anglaise ! Mais que je souffre ! Arrière ! les fluides ! Ça y est ! Je suis encore raccourcie de cinq centimètres !

Et celle-ci, qui renverse tables, bancs et se sauve, affolée, traquée, parce que le haut-parleur la poursuit avec un couteau et un revolver !

Et ce prince russe, qui grelottant de peur, est caché sur le toit de son armoire, parce qu’il entend les pas de Djerjensky, roi de la Tchéka ?



Quand la fièvre nous tient, nous, gens de raison, nous avons des rêves horrifiants. Des bandits nous pourchassent, nous fuyons ; mais, soudain, nous sommes comme paralysés. Le bandit va nous atteindre. Nous sentons déjà le froid du couteau. Enfin, nous pouvons repartir. Péniblement, nous grimpons sur un toit. L’angoisse nous étreint. Les bandits nous ont découvert ! Ils accourent ! Ils vont nous jeter du sixième étage sur le sol… mais, en sursaut mouillés de sueur, nous nous réveillons. Le cauchemar est fini.

Pour les pauvres persécutés le cauchemar continue toujours…