Chez les fous/12

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Albin Michel (p. 135-146).


QUATRE DAMES ÉLÉGANTES


Ce matin j’ai rendu visite aux « payantes ».

Ce sont des dames qui ont « de quoi » et qui ne vont pas passer leur folie dans les quartiers des mal peignées.

On peut être folle, on sait tenir son rang.

Essuyons nos pieds, nous entrons chez les démentes à bas de soie.

— Madame, je vous présente mes hommages.

La dame était à la porte de son petit salon. C’était une personne distinguée, grande et brune. Robe noire, souliers vernis, boucle de strass. Trente-cinq ans… sans être poli.

— Faites-moi l’honneur, monsieur, de vous asseoir dans ce fauteuil. C’est sans doute à M. le procureur de la République que…

— Oh ! non, madame.

— C’est à son substitut ?

— Pas davantage…

— Vous êtes l’envoyé des Galeries des Dames, alors ? J’ai commandé une chemisette, deux combinaisons de soie, une paire de souliers de ville, vingt écheveaux de soie pour ouvrage-main et cinq mètres de charmeuse. Les souliers de ville ne sont pas de ma pointure. Vous me facturez la chemisette 120 francs, alors qu’elle était portée 98 sur le catalogue. Votre charmeuse est bien… Je paierai pour la charmeuse, mais les combinaisons !…

Elle part dans sa chambre et rapporte les combinaisons.

— Ce sont des combinaisons pour les cuirassiers de Reichshoffen ! Je suis grande, mais je suis mignonne ! J’ai taille mannequin, monsieur. Je suis faite au moule. Vous m’envoyez des sacs. Ces combinaisons ne sont pas pour sœur Gabrielle la Tour ! Si, hier, cette sœur ne m’avait servi de la cervelle au lieu de rognons et du fromage de chair humaine, en place d’un petit flan entier, je pourrais lui faire don des combinaisons. Touchez-les, ce n’est pas de la soie, c’est du beurre !

— Madame…

— Madame Amélie Parqueret, veuve de son mari, qui n’a pas laissé plus d’argent que de regrets. Or, la santé de Mme Amélie Parqueret exige un vin tonique, des viandes saignantes et de vieilles bouteilles. Le 17 novembre, on m’a servi trois boulettes de restes, des restes des folles de là-bas, qui ne savent pas manger dans la vaisselle, une sardine inférieure, du riz pierreux et des châtaignes pour me cimenter le sang.

Or, une autre fois, Mme Amélie Parqueret, veuve non joyeuse, demande que l’on ne se livre pas sur elle à des pratiques d’auscultation épidermique ; de plus, que dans le jardin son fauteuil soit placé de telle sorte qu’elle n’ait plus à redouter les nausées que lui occasionne le fauteuil-balançoire de Mme Urbain, et je m’oppose à ce que l’internée suisse, Mme Verming, me joue à tout instant sur la tête la Marche funèbre de Chopin.

— Madame, j’ai bien l’honneur…

Je me suis levé, Mme Amélie Parqueret s’agriffe à mon bras.

— Et je demande d’être séparée à table de Mme Zémandel, dont je ne puis supporter l’odeur physique délétère, le nez en clarinette, le corsage épinard, et la poitrine désormais vide.

J’ai pu retirer mon bras, elle m’a saisi au poignet.

— Et j’offre ! Et j’offre une prime de trois cent vingt ducats à l’homme qui s’en ira là-bas, au cimetière, sur la tombe de feu Parqueret, mon époux, et pendant une nuit entière, alors que hululeront les chouettes lui fera, à la lueur d’une lanterne sourde, de terrifiantes grimaces au fond de sa juste tombe.



J’ai pu m’enfuir de l’autre côté du jardin. La féroce veuve, accoudée à sa fenêtre, me fait des signes. Je disparais dans un pavillon. Mlle Escan m’attend.

Cela sent bon, ici.

Dans un salon une jeune fille est debout. Son attitude est celle qu’elle aurait, en dansant une gavotte. C’est une D. P., une démente précoce, et sa folie est à forme de maniérisme. Elle vient au-devant de moi, glissant en cadence. À plusieurs reprises elle corrige d’un mouvement de pied une traîne imaginaire qui la suit mal. Son bras droit levé fait une anse. Son petit doigt, qu’elle affecte de détacher des autres, domine tout le sujet qu’elle compose. À trois pas de moi, elle plonge en un profond salut de cour, puis elle se redresse et s’évente, avec un éventail qu’elle n’a pas.

Ses mouvements dégagent le parfum dont elle s’inonde (six ou huit flacons par mois). Un sourire changeant passe légèrement sur sa figure, comme une eau limpide, mais diversement colorée, glisserait sur une plaque de verre. Tout à coup, l’eau ne glisse plus.

La force expressive du visage se concentre dans les yeux. La jeune fille me regarde « en coulisse », recule sur la pointe des pieds, puis, ayant mesuré la distance, doucement, de ses deux mains, elle me jette comme un cil. Alors elle éclate de rire. On ne règle pas mieux une scène au foyer de la danse.

Je m’incline, elle s’incline, je pars. Nous n’avons pas échangé un mot.



Le docteur est dans le couloir. Nous pénétrons dans une autre chambre. Assise, sa tête posée mélancoliquement sur son poing fermé, une femme blonde, vêtue de vert, une croix d’or pendant à son cou, regarde le tapis.

Une religieuse est avec elle.

— Comment allez-vous ce matin, madame Germaine ?

— Docteur, il ne veut plus me parler.

Le docteur demande à la sœur :

— Elle pense encore à son tapis ?

— Tout le temps, docteur. Hier, nous sommes restées dans l’autre chambre. Toute la journée elle répéta :

— Ouvrez la porte, ma Sœur, que je voie mon tapis. 

Il m’a fallu ouvrir.

— Il est triste, le tapis, aujourd’hui, m’a-t-elle dit, il ne me parle pas. Que lui ai-je fait ?

— Voyons, madame, ce tapis ne peut pas vous parler, croyez votre docteur, qui est votre ami.

— Ah ! il me disait de si jolies choses !  

Un moment après, elle s’effondra sur ce tapis et pleura sur lui, douloureusement.



Entrons dans la salle à manger de ces dames. Une pensionnaire déjà assise attend l’heure sainte. En voyant sa cliente, le docteur se bouche les oreilles.

— Bouchez ! Bouchez ! Cela ne changera pas le fond de votre âme. Ah ! Voilà ce que l’on appelle des docteurs ! Pourquoi, au fait, n’avez-vous point le bonnet d’âne ce matin ?

Le docteur fait un geste.

— Inutile ! Ne me touchez pas. Loin de moi, la bête. Moi qui avais en propriété toutes les Russies et le tsar pour régisseur ; moi pour qui Guillaume II envahit la Belgique, afin de m’atteindre plus tôt et de me rendre mère d’un enfant-radium ! À trois pas, je vous prie, manant, serf, moujik, nègre, docteur !

Et puis, enfin, quand allez-vous signer ma sortie ?

— Je signerai votre sortie le jour où vous me direz : « Je me suis trompée, je ne suis pas la femme du roi Chilpéric. »

— Ah ! je ne suis pas la femme de Chilpéric ? Si. Si. Si.

— Comment vous appelez-vous, exactement ?

— Demoiselle. J’ai épousé Chilpéric. Je suis devenue duchesse de Magenta, et comtesse de Montalembert. Maintenant, Joffre et Saussier sont mes propres frères, je suis née au Quirinal, aussi je dis à Philippe d’Orléans :

- Cousin, tu es une belle branche ! « Mais vous, vous êtes une tomate, un cochon, un… »

D’authentiques ordures sortent de la bouche de cette femme dont l’allure décèle la bonne éducation. Avant sa maladie, elle eût rougi des termes qu’aujourd’hui elle lance avec conviction. C’est qu’il n’est pas une femme bien élevée dont les oreilles n’aient été frappées, dans la rue, à l’office, par les mots interdits. Ces mots alors refoulés, remontent à la mémoire des démentes. De la bouche de dames du monde tombées dans la folie on entend les inconvenances les plus ébouriffantes.

— Allons, madame, ce langage ne vous convient pas.

— Le sang de mon honneur coule, ainsi que celui de ma liberté. Si vous ne me donnez pas ma sortie, je l’aurai à coups de canon. Ah ! Je le sais bien pourquoi vous me gardez !

— Je parie que c’est pour vous rendre visite les nuits.

— Toutes les nuits, il est chez moi, oui ! Lundi, il s’est amené à trois heures du matin, habillé en Aramis. Avec sa grande épée, il voulait me transpercer. Heureusement que j’ai lancé mes flitz (?). Mardi, il était habillé en femme, en Carmen, honte à vous ! effronté tentateur ! Mercredi, il était dans la peau du marquis de Priola. Vous pensez qu’une nuit d’orage, rejetant ma vertu, je vous dirai : « Viens, mignon ! » Pouah ! Vous n’êtes qu’un bouc.

Elle saisit son sac, sort sa boîte à poudre et, dans sa colère, s’enfarine le visage, à pleine houpette.

— Eh bien ! crie-t-elle, je ne suis pas la femme de Chilpéric ! Signez ma sortie.

— Au revoir, madame.

— Au diable ! maquereau.