Chez nos gens/3

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Éditions de l’Action Sociale Catholique (p. 29-40).

LES VIEUX INSTRUMENTS




ACCROCHÉS aux fiches de bois, ou dressés contre le mur, les vieux instruments sont dans un coin du hangar, dans un coin où l’on n’a jamais affaire. Ils sont là, sous la poussière et dans la nuit, le grand van à deux poignées, la fourche aux fourchons de bois, le fléau, la faucille, la braye, et aussi la petite faux, et déjà le javelier

C’est l’oncle Jean qui a rassemblé ces vieux objets, compagnons des anciens labeurs. Le van gisait au fond de la tasserie : avant la rentrée des foins, l’oncle a mis à l’abri cette relique. La faucille, toute rouillée, était par terre, dans le jardin : il l’a ramassée. Il a trouvé le fléau dans le fenil, la fourche dans l’étable, la faux et le javelier sur les entraits de la grange, la braye dans le grenier du fournil… L’un après l’autre, de-ci de-là, l’oncle Jean les a recueillis ; il les a portés dans le hangar, loin des regards curieux, loin des insultes. Il y a là aussi, comme en un musée d’humbles antiquailles, un soc de charrue, le fer ébréché d’une bêche, une enclume à deux cornes, des goutterelles, des morceaux d’attelage…

Ce sont les vieux amis du vieux laboureur. De temps en temps, il va les voir. Il les manie, il leur parle à voix basse. À voix basse, les vieux instruments lui répondent peut-être.

— « En avons-nous fait ensemble, des corvées ! dit la faucille. C’était toujours la planche du bord qu’on nous donnait. Et la planche du bord était vite abattue. Ah ! tu n’y allais pas de main morte !… Courbé vers la terre, tu te balançais lentement, et d’un mouvement égal nous avancions dans la morsure circulaire que je faisais. À chaque coup, ta main gauche saisissait une poignée d’épis, et zing ! d’un vol siffleur je sciais les pailles ; un balancement de gauche à droite, et zing ! une autre javelle s’effondrait ; un éclair au ras du sol, et zing ! les têtes blondes se couchaient. Et zing ! et zing ! et zing ! sans relâche, à travers les blés jaunes tu faisais luire le croissant de ma lame ; sans fin, sur le sillon, tu déposais les tiges coupées ; et l’ondain, sous le grand soleil, se prolongeait comme un tapis d’or. Quand, au bout du champ, tu te redressais, la sueur au front, la planche du bord était nette comme une allée, mais les autres faucilles étaient encore loin… Vieux coupeur, t’en souviens-tu ? »

— « Je suis vieux, dit le fléau, presque aussi vieux que toi. Pourtant, nous sommes encore solides : maintient en érable, batte en merisier, mon bois est sain ; il n’y a que les jointures qui font défaut : la rouille a rongé mon organeau de fer, le cuir de mes chapes s’est racorni. Notre temps est passé. Une machine a pris la place des batteurs en grange ; elle ronfle, elle grince, elle trépigne ; elle avale les gerbes toutes rondes, mâche rageusement les pailles, les remâche et les crache… Notre besogne était meilleure, et plus saine, et plus joyeuse. On étendait les gerbes déliées sur la batterie. Puis, les bras robustes levaient les fléaux ; les battes tournoyaient au-dessus des têtes, et, pan ! pan ! pan ! tombaient et retombaient en cadence sur les épis. Pan ! pan ! pan ! Les pailles perdaient leur fardeau. Pan ! pan ! pan ! Les grains bondissaient sur l’aire. Pan ! pan ! pan ! La sueur perlait aux fronts, mais, dans une rotation qui n’avait pas de cesse, les battes se relevaient, tournoyaient, retombaient sur les épis blonds. D’une battée, on emplissait un sac ; une airée n’attendait pas l’autre ; et, tout le jour, pan ! pan ! pan ! des chansons montaient dans l’air… Vieux batteur au flau, t’en souviens-tu ? »

— « En quoi, demande la fourche de bois, en quoi les instruments d’aujourd’hui valent-ils mieux que nous ?… Pour moi, j’étais une branche dans la forêt prochaine. C’est là que tu fus toi-même me quérir, un soir d’été ; toi-même, tu affutas mes fourchons ; et, pendant des années et des années, ta main a poli mon bois. Toute d’une pièce et solide, t’ai-je jamais manqué ? me suis-je jamais rompue sous l’effort de ton bras ? est-il gerbe de blé ou botte de foin que je n’aie pu enlever sans fléchir ? sur quelle tasserie, si haute fût-elle, ai-je failli à déposer mon fardeau ?… Et quelles charges, grosses comme des maisons, nous mettions dans la grand’charrette ! On ne pesait pas alors le foin, comme aujourd’hui ; le monde était honnête, et l’on se fiait à la parole rôle d’un habitant. Tu disais : « Mes enfants, il faut mettre bonne mesure », et quiconque achetait de nous un voyage de foin en avait toujours plus que son compte. Aussi, c’est droite et fière, plantée sur la charge, que je revenais du champ. Et pour retourner le foin au soleil, y a-t-il aujourd’hui fourchons d’acier meilleurs que les miens ? J’étais légère, et ta femme me maniait tout aussi bien qu’un homme… Elle aussi a pris de l’âge, la Mélanie ; mais, alors, c’était un beau brin de femme, et, pour l’ouvrage, pas facile à accoter… Vieux faneur, t’en souviens-tu ? »

Un vieux collier, à son tour, rappelle des souvenirs :

— « Je reste presque seul débris d’un attelage qui a fait un long service. Je sais tous les chevaux que tu mis à l’écurie… Le meilleur, ce fut le Blond. Ah ! la fine bête ! Ni trop large, ni trop serré, bien d’aplomb de face comme de profil, avec une belle action, et amain, pas orgueilleux, restant aux portes, bon de la route, il avait toutes les qualités. Pauvre Blond ! son crâne blanchi est-il encore dans le haut de la terre, sur la levée du fossé de ligne ?… Il y eut aussi celui qu’on appelait Caribou. Avec cet animal dans les menoires, ah ! c’était une autre paire de manches ! Tous les vices, mais des jarrets d’acier ! N’attelait pas Caribou qui voulait. À dire vrai, toi seul en venais à bout. Mais, quand tu l’avais en mains, il fallait nous voir traverser le village : une poussière !… Caribou fut changé pour la Grise… avec du retour, car la Grise n’était alors qu’une pouliche. La brave jument ! Pas d’escapade à craindre ; un enfant la menait : sans même qu’on la commandât, la Grise suivait son chemin comme une personne, passait les barrières sans accrocher, faisait toute seule les rencontres, entrait bien droit dans la batterie. Et forte ! et endurante ! Sur la grosse voiture, elle n’avait pas sa pareille. Et quand venait le temps des labours, quels bons sillons, profonds et réguliers, la Grise traçait !… Vieux laboureur, t’en souviens-tu ? »

Le van parle aussi, le van à deux poignées, que l’oncle Jean, s’aidant du genou, maniait si allègrement jadis… À la porte de la grange, voyez, sur le demi-disque, bondir le grain, dans la brise s’en aller les poussières, au bord venir les grenailles. Il n’y a pas à dire, c’était une rude besogne ; mais, grâce à Dieu ! on était bâti pour !… Tandis qu’aujourd’hui… hélas !

La braye raconte ses travaux d’autrefois. Elle dit d’abord comment le lin était arraché, couché en javelles sur le sillon, engerbé, battu au flau, et comment on laissait ensuite les tiges rouir au soleil et à la rosée des nuits. Puis, elle décrit la brayerie, à la lisière du bois, le brasier au feu doux allumé dans la fosse, l’échafaud où séchait le lin étendu, et, disposées en demi-cercle, les brayes des brayeurs en corvée. Et, clic ! clac ! les brayons s’abattaient, le bois du lin se détachait des filets, le brayeur émouchait sa poignée, la battait de l’écorchoir, la passait au peignoir, la tressait… Et vous aviez d’un côté les cordons de filasse, de l’autre côté l’étoupe, et sur la terre la couche épaisse des aigrettes… La braye aux mâchoires usées raconte toutes ces choses.

La faux nue et le javelier se consolent : on a parfois besoin d’eux encore. Il est vrai, faucheuses et moissonneuses les ont remplacés au milieu des grands champs ; mais qui donc ferait les ouvertures, si le javelier n’était pas là ? et, dans la terre neuve, à travers les souches, qui donc abattrait les premiers foins, si la petite faux ne le faisait ?… Cependant, les jeunesses ne savent pas les manœuvrer ; pour faire de bon ouvrage, c’est la main, encore ferme, de l’oncle Jean qu’il faudrait.

L’enclume, la bêche, les goutterelles disent à l’oncle Jean des choses pareilles.

Puis, l’oncle laisse, dans leur coin, dormir les vieux instruments. Il revient vers la maison, et, sur sa bonne figure, on dirait qu’il passe comme un sourire d’autrefois.