Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1841

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Chronique no 223
31 juillet 1841
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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31 juillet 1841.


La France vient de célébrer le onzième anniversaire de la révolution de juillet. C’était un spectacle imposant que l’innombrable population de la capitale accourant sans tumulte, se pressant sans désordre, le long de ces lignes immenses où la fête brillait, il faut le dire, avec une magnificence inaccoutumée et pleine de goût. La foule célébrait avec une joie digne et calme le souvenir de cette légitime victoire qui ne fut pas un emportement de la force, mais le triomphe de la loi. Au milieu de ce peuple si gai et si contenu, si avide de plaisir et si maître de lui-même, on avait le sentiment qu’on assistait, non aux réjouissances bruyantes et désordonnées de partis, mais à la fête de la nation.

Les troubles qui ont agité quelques villes du midi, n’avaient évidemment pas d’échos dans la grande cité. C’est que rien dans les troubles du midi ne pouvait émouvoir ni égarer le sentiment national ; il n’y avait là ni cause réelle, ni prétexte plausible d’agitation ; l’affaire de Toulouse, nous le disions d’abord, et les faits sont venus confirmer notre opinion, n’a été qu’une ébullition de l’esprit municipal que des antipathies personnelles ont rendue plus opiniâtre et plus vive. C’est à tort qu’on accuserait du mouvement de Toulouse l’un ou l’autre des partis extrêmes qui rêvent le renversement de la monarchie de juillet. Ce serait donner à ce mouvement une importance qu’heureusement il n’a pas. Sans doute les partis sont toujours à l’affût de tous les accidens politiques qui pourraient faciliter l’accomplissement de leurs projets. Il n’y a rien là de surprenant. Mais les faits de Toulouse, tels du moins qu’on nous les a fait connaître, n’annonçaient que les prétentions exagérées d’une commune qui méconnaissait les droits et les obligations du pouvoir central. Y eût-il, ce que nous n’admettons pas, quelque chose de plausible dans le système que plusieurs communes ont soutenu, certes l’erreur des ministres ne pouvait être dans ce cas une cause légitime d’une pareille résistance ; car, après tout, de quoi s’agissait-il ? D’un recensement, d’une vérification qui n’avait d’autre but que l’égale répartition de l’impôt, que l’exécution loyale et consciencieuse d’un principe fondamental de notre droit public. Le recensement devait avoir lieu. Toute la question était de savoir s’il devait être fait par les agens du fisc assistés des délégués du pouvoir municipal, ou par l’autorité municipale assistée des agens du fisc. Si le premier système était seul conforme à la saine interprétation de la loi, les conseils municipaux avaient sans doute le droit de réclamer. Il y a des recours pour toutes les infractions à la loi. En définitive, si un ministre persiste dans le fait qu’on lui reproche, les chambres sont ouvertes à toutes les réclamations et à toutes les plaintes.

Mais était-ce là un de ces dissentimens entre les pouvoirs politiques, et, pour parler le langage des opposans, une de ces violations de la loi qui légitime une résistance ouverte, quelles que puissent en être les conséquences ? Certes, nous sommes loin de vouloir attribuer aux magistrats de Toulouse l’émeute qui a failli ensanglanter les rues de cette grande cité. Nous sommes convaincus qu’ils ont déploré ces désordres. Toujours est-il qu’une affreuse collision a été sur le point d’éclater, et que ce danger n’aurait pas plané sur Toulouse, si la population n’eût pas été induite en erreur par la lutte de l’autorité municipale avec le pouvoir central.

Au surplus, l’impartialité nous force à reconnaître que, par une étrange fatalité, tous les hommes qui ont joué un rôle dans ces malheureuses affaires ont été au-dessous de la mission qui leur était confiée, au-dessous de leur réputation. Ils avaient, par je ne sais quel vertige, perdu leur capacité ordinaire et reconnue.

Aujourd’hui le calme paraît décidemment rétabli. Félicitons le gouvernement d’avoir remis les pouvoirs de commissaire extraordinaire à un magistrat aussi habile que dévoué, homme de sens, homme d’expérience, et qui saura allier à une juste fermeté une grande modération. Deux ordonnances royales ont prononcé la dissolution de la garde nationale et du conseil municipal de Toulouse.

La campagne d’Afrique est terminée. Peut-être aurait-il mieux valu disposer les choses de manière à pouvoir la terminer quinze ou vingt jours plus tôt. Sous le ciel brûlant de l’Algérie, quelques jours de fatigues, de marches, de bivouac, dans la saison des grandes chaleurs, suffisent pour encombrer de malades les hôpitaux et les ambulances.

On se prépare à une nouvelle campagne pour l’automne. Tout annonce qu’elle aura le même caractère et le même résultat que la campagne qui vient de finir. Nos admirables soldats ne reculeront devant aucun danger ; ils supporteront avec leur fermeté et leur gaieté accoutumées toutes les fatigues et toutes les privations ; mais pourront-ils atteindre l’ennemi, le saisir corps à corps, le terrasser ? Abd-el-Kader les connaît ; il n’ose pas les attendre. Aussi que pouvons-nous faire ? Parcourir l’Afrique de l’émir dans tous les sens, détruire tous les établissemens qu’il avait essayé de faire, le contraindre, lui qui avait la prétention de s’asseoir en chef civilisé, à la vie errante d’un nomade ; en un mot, faire comprendre aux Arabes que nous pouvons, si bon nous semble, pénétrer partout, tout détruire, tout exterminer, que notre colère est terrible, que nul ne saurait y échapper. C’est là, en effet, il faut le reconnaître, la seule guerre possible en Afrique aujourd’hui.

Dès-lors nos expéditions ne peuvent maintenant atteindre qu’un but, celui d’éloigner de nos lignes les Arabes effrayés : but utile, si l’œuvre ne reste pas imparfaite ; inutile, si tout se bornait pour nous en Afrique à des excursions militaires. L’œuvre ne sera parfaite que lorsque, entre la mer et les pays laissés aux Arabes, il y aura, sous notre domination, une ceinture de colonies européennes, une population de cultivateurs, de propriétaires, qui, soutenus par nos garnisons, appuyés à nos forts, protégés, s’il le faut, par une grande muraille (nous ne voulons pas décider ici du moyen), pourront à la fois cultiver le sol et contribuer à le défendre.

Si nous ne pouvions, ou ne savions pas établir sur le premier plan de l’Algérie une Afrique européenne, française, rien ne serait fait, rien ne pourrait se faire dans ce pays-là. Tout ce qu’il nous a coûté, tout ce qu’il nous coûtera en hommes et en argent, serait perdu. Le moment est venu de prendre un parti sérieux, raisonné, et de mettre fin à ces tâtonnemens qui étonnent l’Europe et provoquent les sarcasmes de nos ennemis. Les Arabes sont frappés de terreur. Profitons-en pour encourager la migration européenne et pour prouver au monde que nous voulons prendre racine dans le pays.

Ces considérations nous rappellent, par une association d’idées trop naturelle, les propositions que l’Angleterre vient de faire au gouvernement espagnol. Elle lui offre 60,000 liv. sterl. pour prix des deux îles de Fernando-Po et d’Annobon, que l’Espagne possède dans le golfe de Guinée. Probablement la proposition sera bientôt soumise aux cortès. C’est ainsi que l’Angleterre n’hésite pas, malgré les difficultés de son budget, à proposer un marché qui rendra nécessaires, s’il est accepté, d’autres dépenses considérables. L’Angleterre sait qu’un grand état ne doit pas apporter dans ses calculs toute la timidité d’un particulier. Les états ne meurent pas, et les années de la vie privée ne sont pour eux que des jours. Dans certaines limites, ils peuvent sans crainte charger l’avenir, lorsque c’est pour des entreprises dont l’avenir surtout doit profiter.

L’Angleterre ne s’arrête pas dans ses vastes projets d’agrandissement, d’exploitation et de commerce. Ce qu’elle veut, ce sont des marchés partout, des marchés couverts de consommateurs, des marchés où l’industrie anglaise n’ait pas à redouter de concurrence. Dans les cinq parties du monde, rien n’échappe à son attention, à ses efforts, à son audace, à son admirable persévérance.

Je ne sais quel philantrope a voulu démontrer au gouvernement anglais que la possession de ces deux îles donnerait les moyens de répandre les bienfaits de la civilisation dans l’Afrique centrale, et de mettre fin à la traite des nègres. Le gouvernement anglais n’a pas hésité ; il a pris le philantrope au mot, bien heureux d’avoir un si beau thème à développer dans ses notes diplomatiques. Si le marché peut se conclure, il ne se passera pas dix ans avant que l’Angleterre ait sur les côtes de l’Afrique centrale des établissemens plus utiles que tous ceux que nous possédons aujourd’hui dans l’Algérie.

Nous n’en faisons pas un reproche à l’Angleterre ; loin de là. Elle cherche à se développer selon la nature de sa puissance, le génie et les besoins de ses peuples ; c’est son droit, c’est son devoir. Rien de plus légitime, lorsque les moyens aussi sont légitimes, lorsqu’on ne blesse pas les doits d’autrui.

Nous concevons l’esprit colonial de l’Angleterre et ses efforts incessans ; nous concevons la tendance de la Russie vers Constantinople ; la Prusse se préparant un grand avenir en Allemagne, l’Autriche désirant s’emparer de tout le cours du Danube, n’excitent chez nous ni indignation ni surprise. Ces tendances sont naturelles ; c’est là, pour ainsi dire, l’expansion propre à chacun de ces grands corps politiques ; elle est une loi de leur nature, de leur organisation. Le jour où, sans les avoir satisfaits, ils cesseraient d’éprouver ces besoins, la vie se serait retirée de chacun d’eux ; ils ne seraient plus des centres d’activité ; ils seraient entrés eux-mêmes dans la sphère d’activité d’une puissance nouvelle. La Turquie est morte : aussi ne cherche-t-elle plus à s’épandre ; elle n’a plus de tendances ambitieuses. Lui rend-on ce qu’elle a perdu, elle n’a plus la force de le saisir ni de le garder.

Ce que nous voudrions en présence de tous ces faits, c’est que la France se rappelât qu’elle aussi doit être au nombre des puissances vivaces. Il ne faut pas envier ses voisins ; c’est bas et c’est stupide. Mais il serait par trop niais d’oublier que leur agrandissement nous rapetisse. On l’a dit mille fois, la puissance des nations n’est qu’une idée de relation.

Sans doute la France ne doit pas plus imiter l’Angleterre que la Russie. Chaque peuple a son génie, sa géographie, ses antécédens, ses mœurs, son économie sociale. L’imitation servile ne convient pas plus à une nation qu’à un homme de talent. Nos capitaux, nos habitudes, nos tendances, ne nous permettraient pas d’aller jetant des colonies à droite et à gauche dans toutes les parties du monde. Pour cette nature d’entreprises, nous ne saurions être les premiers. Est-ce à dire qu’il faille pour cela négliger cette branche importante de notre commerce, et consommer inutilement des hommes et des capitaux, sans chercher à tirer le meilleur parti possible de toutes nos possessions Est-ce à dire qu’il n’y ait pour nous rien à désirer, rien à faire ?

Il y a plus : pourrions-nous assister impassibles et avec un désintéressement stoïque aux accroissemens de puissance, d’influence, de territoire peut-être, que le cours des évènemens pourrait d’un jour à l’autre procurer à plus d’une nation ? Si ces faits devenaient de plus en plus probables, aurions-nous du moins une pensée, un plan, un projet, une décision ? Il y a un peu plus d’un demi-siècle qu’une grande iniquité se préparait en Europe, le partage d’un assez grand royaume. Peut-être traita-t-on alors d’extravagances, de rêveries, les prédictions de ceux qui annonçaient la catastrophe. Elle s’accomplit cependant : la France n’en fut que témoin.

Ceci nous ramène vers l’Orient. D’un côté, un sultan qui, dit-on, se meurt ; de l’autre, au Caire, un vieillard de soixante-quinze ans ; pour héritiers, à Constantinople un enfant, au Caire un homme qui a manqué à sa fortune en Syrie ; des populations mécontentes, la lutte de la croix avec le croissant, des pachas rebelles, une administration déplorable. C’est là l’exacte vérité. La diplomatie ne peut plus la dissimuler. Elle éclate de toutes parts. C’est au pacha d’Égypte que le sultan a dû s’adresser pour faire rentrer le shérif de la Mecque dans la ligne du devoir : c’est rendre le gouvernement de l’Arabie à Méhémet-Ali.

Au milieu de ces circonstances, une catastrophe, je ne sais laquelle, peut éclater à chaque instant ; elle peut prendre la diplomatie au dépourvu. Qu’arriverait-il ?

En supposant que la verte vieillesse du pacha se prolonge, et que la santé du sultan se rétablisse, le seul moyen d’étayer pour quelque temps encore ce vaste édifice qui s’écroule, serait précisément l’intimité de ces deux hommes. Au fond, ils ont le même intérêt, car la chute de Constantinople ébranlerait Alexandrie, et le vassal serait à la merci des combinaisons de la diplomatie, ou la victime de ses discordes. En se rapprochant de Méhémet-Ali, en traitant directement avec lui, en lui accordant sa confiance, le sultan rétablirait, sous une forme plus honorable pour lui, ce que le traité du 15 juillet a détruit. L’empire serait fort de la puissance et de l’énergie du pacha. C’est là le point essentiel. Désunis, tels que le canon de Beyrouth les a faits, ils sont sans force l’un et l’autre : le sultan, parce qu’il ne peut pas profiter de l’affaiblissement du pacha, et le pacha par l’abaissement moral qu’il a éprouvé plus encore que par ses pertes matérielles. Une union intime rendrait à Méhémet-Ali la force morale qu’il a perdue, tout en communiquant au sultan la puissance de son vassal. La Porte n’aurait rien à craindre de Méhémet-Ali surveillé par l’Europe, et le pacha n’aurait rien à redouter de la Porte, dont il serait au contraire le protecteur.

Probablement les intrigues, les préjugés et les passions s’opposeront à un rapprochement si utile aux deux parties. Toujours est-il que le sultan ne pourrait l’accomplir qu’en traitant ses affaires avec le pacha directement et sans intermédiaire aucun.

Par ces paroles, nous laissons entendre que le traité qu’on vient de signer, le traité du 13 juillet, n’a pas changé à nos yeux le fond des choses. Les dispositions de la Russie et de l’Angleterre sont toujours les mêmes. La Russie n’aime pas voir l’Europe et en particulier la France se mêler des affaires d’Orient, et exercer une influence à Constantinople ; lord Palmerston regrette que Méhémet-Ali ne lui ait pas donné quelque prétexte pour attaquer Alexandrie et lui arracher l’Égypte sous l’empire du traité du 15 juillet. Aussi le diplomate russe et le ministre anglais n’ont-ils signé le traité qu’à contre-cœur, et lorsqu’il leur était moralement impossible de retirer la promesse qu’ils avaient faite à l’Autriche et à la Prusse.

Quant à la France, nous ne reviendrons pas sur une question désormais épuisée. Nous ne sommes pas de ceux qui trouvent le traité important par ses stipulations directes, et moins encore de ceux qui blâment l’isolement où la France s’était placée lors de la rupture de l’alliance anglo-française par le fait de l’Angleterre. Ajoutons que si rien de grave n’était survenu en Orient, si l’empire ottoman n’était pas menacé d’une catastrophe, l’isolement pouvait se prolonger sans inconvénient, peut-être même avec plus de dignité.

Nous ne savons pas quel a été le motif décisif pour le cabinet ; nous ne savons si la pensée de rentrer dans le concert européen a été pour lui une pensée dominante dès le premier jour de son existence. Ce sont là des points que les discussions des chambres pourront seules éclaircir.

Mais en présence des faits nouveaux, la question parlementaire se placera tout naturellement sur un autre terrain. Les amis du cabinet demanderont si, lorsque les instances de la Prusse et de l’Autriche étaient pressantes et se rattachaient à des vues politiques, relativement à l’Orient, conformes à l’intérêt français, ce n’eût pas été assumer une immense responsabilité que de repousser ces avances. Rester dans l’isolement, diront-ils, c’eût été déterminer entre les quatre puissances la signature d’un nouveau traité plus étroit, plus intime ; c’eût été renoncer, pour la question d’Orient, à l’appui que la Prusse et l’Autriche peuvent donner à la politique désintéressée de la France. L’isolement, pourra-t-on répondre, était toujours possible à la France, possible avec honneur, avec grandeur, mais à une condition, c’est que la catastrophe arrivant, si un accord des quatre puissances déplaisant pour nous était dans l’un des bassins de la balance, la France, à l’instant même, aurait jeté dans l’autre bassin son épée. Évidemment les faits qui pourront se développer d’ici à la session prochaine auront une grande influence sur l’issue d’un pareil débat. Nous concevons les craintes et les espérances du cabinet ; ses craintes pouvaient être fondées : quant aux espérances, Dieu veuille que l’avenir les instille, et que l’Autriche et la Prusse n’oublient pas les dangers de la politique aventureuse du 15 juillet. Elles ne rendraient pas seulement la position du cabinet très difficile ; elles troubleraient profondément la paix du monde.

L’Espagne suit la marche qu’il était facile de prévoir. Le parti modéré disserte, et la révolution gouverne. Elle avait l’appui moral de l’Angleterre ; mais les Anglais, tout en encourageant les exaltés, veulent inonder l’Espagne de leurs denrées ; ils font la contrebande à force ouverte. De là des troubles, des plaintes, des récriminations. Les ouvriers de la Catalogne n’ont pas encore étudié la Richesse des Nations.

En attendant, les cortès préparent la vente des biens du clergé, et viennent d’enlever à la reine Christine la tutelle de ses filles. La reine Christine a protesté. Elle a transmis sa protestation à Espartero, avec une lettre conçue en termes fort sévères. Les deux pièces sont habilement rédigées, bien entendu qu’il faut les considérer du point de vue où le rédacteur s’est placé. C’est un manifeste, une déclaration de guerre contre le parti dominant, et un appel aux modérés. Quant au point de droit, il ne faut pas trop le prendre au sérieux. La tutelle d’une reine régnante n’est pas une question de droit civil, et le droit politique, en pareille matière, ne peut être immuable. Quoi ! la tutelle légale serait (par hypothèse) un grand danger pour le pays, et la législature ne pourrait pas la déposer en des mains plus sûres ! Du reste, nous n’avons pas besoin d’ajouter que nous n’entendons pas, par cette réflexion de pure théorie, justifier en rien la conduite d’Espartero et de son parti à l’égard de la reine-régente. Marie-Christine avait, sans regrets comme sans arrière-pensée, accepté le nouvel ordre de choses en Espagne ; elle avait gouverné le pays avec une grande habileté à travers des difficultés sans nombre et des périls sans cesse renaissans. L’Espagne la regrettera.

Les idées constitutionnelles excitent toujours une légère fermentation en Allemagne. Le roi du Hanovre oppose toujours l’entêtement et la violence aux légitimes réclamations de son peuple. Certes le roi Ernest n’est pas aujourd’hui plus légitime que ne l’était Charles X après les fameuses ordonnances. Heureusement pour lui, les Allemands sont un peuple admirable, je me trompe, étonnant de patience et de résignation.

Le bruit d’une association de douanes entre la France et la Belgique paraît avoir pris ces jours derniers quelque consistance. Amis de la liberté commerciale graduellement établie et sagement modifiée, nous ne saurions blâmer à priori une convention dont les clauses nous sont inconnues, et qui pourrait en effet aplanir, à des conditions équitables, les obstacles que le système prohibitif a élevés entre les deux pays ; mais nous avons des raisons de croire que ce projet n’est jusqu’ici qu’une sorte de roman politique, et qu’il serait prématuré de le prendre au sérieux. Il se peut sans doute, et c’est là peut-être tout ce qu’il y a de réel jusqu’ici dans l’affaire, que des ouvertures plus ou moins générales, plus ou moins vagues, aient été faites à notre gouvernement. Il est habile de la part de la Belgique de faire croire qu’il existe des négociations de cette nature. Elle excite ainsi les jalousies politiques et commerciales de nos voisins, et peut obtenir plus facilement des concessions pour son industrie. Le chef-d’œuvre d’habileté serait de faire craindre en même temps à la France une association commerciale de la Belgique avec l’Allemagne. L’adresse est la ressource et jusqu’à un certain point le droit des petits et des faibles. Le Piémont, dans ses beaux jours, se balançait ainsi entre l’Autriche et la France, et parvenait à échapper à l’asservissement politique.

Quoi qu’il en soit, une association de douanes entre la Belgique et la France ne serait possible qu’autant que le gouvernement belge ferait avec nous un arrangement à forfait. Il nous abandonnerait ses lignes de douanes que nous administrerions seuls, en recevant de nous, pour sa part du produit, une somme déterminée, ou bien une partie aliquote du produit réel tel qu’il se trouverait constaté par nos lois de finances. Tout autre système, toute autre intervention de l’administration belge pourrait compromettre nos intérêts, et donnerait naissance à d’inextricables difficultés. Les douanes seront toujours pour nous une branche importante de nos impôts ; ceux-là même qui demandent la liberté commerciale n’entendent pas tarir cette source de revenus, et offrir ainsi à l’étranger sur notre marché une condition meilleure peut-être que celle du producteur national. Il se peut, en effet, que celui-ci supporte des charges plus fortes que le premier. D’un autre côté, un droit de douane modéré, à l’égard surtout de certaines marchandises, est un impôt équitable, facile à percevoir et qui ne frappe point le revenu nécessaire du travailleur. Enfin, nous ne pouvons pas oublier que nos lignes de douane protégent aussi nos monopoles publics ; celui du tabac surtout réunit toutes les conditions d’un excellent impôt, et fait entrer dans le trésor 70 millions par an, peut-être 80 dans peu d’années. Ce ne sont pas là des ressources qu’on puisse compromettre ; il serait heureux au contraire de pouvoir ajouter au monopole du tabac quelque autre monopole de même nature et également productif, ce qui nous donnerait les moyens d’alléger les contributions des classes les moins fortunées.

Il serait facile d’ajouter à ces considérations d’autres considérations non moins importantes, de signaler d’autres difficultés non moins graves. Encore une fois cependant, ces remarques ne sont pas faites dans le but de repousser toute négociation, de blâmer sans connaissance de cause tout projet d’association. Si la proposition est sérieuse, qu’on la prenne en considération, qu’on l’examine, qu’on la discute ; rien de plus juste. Nous voulons bien que le gouvernement se mette au-dessus des clameurs qu’elle doit nécessairement exciter ; mais nous voudrions aussi que, par le désir d’accomplir un grand acte et de faire parler de soi, il ne se livrât pas à des entraînemens dangereux. C’est dans ces matières délicates, épineuses, et dont peu de personnes ont une connaissance approfondie, qu’il est difficile de trouver le juste milieu entre l’audace et la timidité. En général, nos négociateurs ne sont pas très heureux (employons l’expression la plus douce) dans celles de nos transactions diplomatiques qui ont trait à nos intérêts industriels et commerciaux. C’est qu’il faudrait pour cela savoir autre chose que ce qu’on apprend dans les cartons des bureaux diplomatiques. Et puis voyez comme on traite chez nous les affaires qui concernent notre commerce extérieur. Qui ne s’en mêle pas ? Le ministère de la marine, le ministère du commerce, le ministère des finances, le ministère des affaires étrangères, chacun a sa part à défendre, son mot à dire, et de tant de langages différens, il n’en résulte le plus souvent que confusion et désordre.