Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1148

La bibliothèque libre.
Règne de Louis VII (1137-1180)

◄   1147 1148 1149   ►



[1148]
Saint-Bernard réfute Me Gilbert, évêque de Poitiers
Le sang du Christ répandu sur le tapis devant l’autel
Conrad et Louis VII subissent des revers
Mort d’Alphonse, comte de Saint-Gilles ; son fils prisonnier des Turcs


Le pape Eugène tint à Rheims un concile dans lequel saint Bernard, l’Achille de son temps, réfuta publiquement maître Gilbert, surnommé Porrée, dans une discussion qu’il eut seul à seul avec lui. Ce Gilbert, évêque de Poitiers, était très-instruit dans les saintes Écritures mais dans sa folie il sonda des choses trop profondes pour lui. Ne concevant pas simplement l’unité de la sainte Trinité, et la simplicité de la Divinité, et n’écrivant pas selon la foi sur ce sujet, il nourrissait ses disciples de pains cachés et d’eaux inconnues. Il n’avouait pas facilement aux personnes en autorité toute sa sagesse ou plutôt toute sa folie, car il craignait ce que l’on rapporte lui avoir été dit à Sens par Pierre Abailard « C’est de toi maintenant qu’il s’agit, car le feu est à la maison voisine. » Enfin, comme déjà le scandale des fidèles augmentait à ce sujet, et que les murmures croissaient, Gilbert fut appelé en jugement, et sommé de remettre le livre dans lequel il avait vomi des blasphèmes graves, il est vrai, mais couverts sous certains mots. Saint Bernard, découvrant d’abord par de subtiles interrogations tout ce que Gilbert s’efforçait de cacher sous des paroles équivoques, le réfuta pendant deux jours que dura la discussion, tant par ses propres argumens que par les témoignages des saints. Considérant que quelques-uns des juges, bien qu’ils condamnassent ses doctrines blasphématoires, répugnaient cependant à ce qu’il lui fût fait personnellement aucun mal, Bernard s’enflamma de zèle, et provoqua une assemblée particulière de l’Église française. Enfin, dans une assemblée commune des pères de dix provinces, les uns évêques, et un grand nombre abbés, ils opposèrent à de nouveaux dogmes un symbole nouveau, composé par l’homme de Dieu, et au bas duquel étaient signés les noms de chacun, afin de manifester à leurs confrères leur zèle, soit louable, soit blâmable. Enfin, cette erreur fut condamnée par le jugement apostolique et l’autorité de toute l’Église. L ’évêque Gilbert, interrogé s’il consentait à cette condamnation, y consentit, et rétracta publiquement ce qu’il avait écrit et soutenu auparavant. Il obtint ainsi l’indice de ses juges et surtout parce que dès le commencement il était convenu d’entrer dans cette discussion, à condition qu’il promettrait de corriger librement son opinion sans aucune obstination, selon le jugement de la sainte Église.

Il arriva après le concile que, pendant que le pape célébrait la messe dans la grande église, et que selon la coutume romaine un des ministres de l’autel lui apportait le calice, je ne sais par quelle négligence des ministres, le sang du Seigneur fut répandu sur le tapis devant l’autel. Cet événement frappa d’une grande terreur les plus savans, qui pensaient avec certitude qu’une chose de cette sorte n’arrivait jamais dans aucune église qu’elle ne fût menacée de toutes parts d’un grand danger ; et comme cet événement était arrivé dans le Siège apostolique, on craignait que l’Église universelle ne fût en proie à tous les périls. Cette opinion n’était certes pas sans fondement, car cette même année, Conrad, empereur des Romains, comme on l’a dit plus haut, vit son armée détruite par les Turcs en Orient, et put à peine s’échapper. Le roi de France Louis, et son armée française, se rendant vers la Terre-Sainte, à travers les déserts de la Syrie, éprouvèrent de très-grandes pertes par la ruse et la fourberie des Grecs, et par les fréquentes attaques des Turcs, et furent tourmentés par une si violente famine, que quelques-uns d’entre eux se nourrirent de la chair des chevaux et des ânes. On dit qu’alors, à Jérusalem, le tonnerre se fit entendre dans le temple du Seigneur ou sur le mont des Oliviers, comme un présage de cette calamité. Les loups même, en beaucoup de lieux et de villes, dévorèrent des hommes. Alphonse, comte de Saint-Gilles, s’étant rendu dans la Palestine avec une grande armée navale, comme on attendait de lui quelque grande entreprise, mourut à Césarée, ville de Palestine, empoisonné, comme le disent quelques-uns, par la trahison de la reine de Jérusalem ; alors son fils, encore jeune, craignant pour lui-même, entra dans un château du comte de Tripoli, son oncle mais, par la trahison de cette même reine, il fut pris avec sa sœur par les Turcs.