Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1310

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Règne de Philippe IV le Bel (1285-1314)

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[1310]


Le pape Clément résolut de proroger jusqu’aux calendes du mois d’octobre de l’année suivante le concile général qu’il avait indiqué pour les calendes du prochain mois d’octobre. Le concile de la province de Sens fut tenu à Paris depuis le onzième jour jusqu’au vingt sixième pour l’affaire des Templiers, avec la permission de son président Philippe, alors archevêque de Paris. Après qu’on eut soigneusement examiné les actions de chaque Templier et tout ce qui s’y rapportait, et pesé avec beaucoup de vérité la nature et les circonstances de leurs crimes, afin que le degré de punition fût proportionné aux délits, d’après le conseil des doctes en droit divin et en droit canon, et de l’approbation du saint concile, il fut ordonné définitivement que quelques uns des Templiers seraient simplement déliés des vœux de l’ordre, d’autres renvoyés libres, sains et saufs après l’accomplissement d’une pénitence qui leur serait ordonnée, d’autres renfermés étroitement, un grand nombre emprisonnés à perpétuité, et quelques-uns enfin, comme relaps, livrés au bras séculier, ainsi que l’ordonnent les lois canoniques au sujet de semblables relaps, soit qu’ils fassent partie d’un ordre religieux militaire, ou qu’ils aient été admis dans les ordres sacrés ; ce qui fut fait après que, selon les décrets, ils eurent été dégradés par l’évêque ; C’est pourquoi alors cinquante-neuf Templiers furent brûlés hors de Paris dans un champ peu éloigné d’une abbaye de nonnes appelée Saint-Antoine. Tous cependant, sans en excepter un seul, refusèrent d’avouer enfin les crimes dont on les accusait, et persistèrent avec constance et fermeté dans une dénégation générale, ne cessant de déclarer que c’était sans motif et injustement qu’ils étaient livrés à la mort ; ce qu’un grand nombre de gens ne purent voir sans un grand étonnement et une excessive stupeur. Vers le même temps on convoqua à Senlis, dans la province de Rheims, un concile, et en cette occasion, comme au concile de la province de Sens, tenu à Paris pour l’affaire des Templiers, on fit le procès à neuf d’entre eux, qui furent ensuite brûlés.

Louis, fils de Robert de Clermont, épousa la soeur du comte de Hainaut, et son frère, nommé Jean, prit en mariage la comtesse. Le pape Clément fit, dit-on, en plein consistoire annuler comme fausse une bulle présentée par le cardinal Jacques Gaëtan et d’autres partisans du pape Boniface, en opposition à la partie adverse, et qui contenait surtout et expressément que le pape, par le conseil et l’assentiment unanime des frères, jugeant vains et frivoles tout appel et procès intenté au pape Boniface, et protégeant infiniment son parti, le regardait comme innocent et non coupable des crimes dont il était accusé.

Vers la fête dela Pentecôte, il arriva à Paris qu’une certaine Marguerite de Hainaut, dite Porrette, femme pleine d’impostures, avait publié un livre dans lequel, au jugement de tous les théologiens qui l’avaient examiné avec soin, étaient contenues beaucoup d’erreurs et d’hérésies, entre autres celle-ci que l’ame anéantie dans l’amour du Créateur peut et doit accorder à la nature tout ce qu’elle desire et demande, sans reproche ni remords de conscience, ce qui sent évidemment l’hérésie. Elle ne voulut pas abjurer ce livre ni les erreurs qu’il contenait, et méprisa même la sentence d’excommunication portée contre elle par l’inquisiteur de la perversité hérétique. N’ayant pas voulu, après les sommations nécessaires, comparaître devant l’évêque, et ayant persisté pendant plus d’un an avec un opiniâtre endurcisssement et jusqu’à la fin dans sa perversité, elle fut, en présence du clergé et du peuple rassemblés à ce sujet, exposée sur la place publique de Grève, et livrée au bras séculier. Le prévôt de Paris, s’en étant aussitôt emparé, la fit brûler le lendemain sur cette même place. Cependant, à ses derniers momens, d’après le témoignage de ceux qui la virent, elle donna beaucoup de nobles et religieuses marques de pénitence, qui touchèrent d’une pieuse compassion le cœur de beaucoup d’assistans, et leur firent répandre des larmes. Le même jour, un homme converti depuis long-temps du judaïsme à la foi catholique, qui était retourné comme un chien à son vomissement, et s’était efforcé de cracher sur les images de la sainte Vierge, par mépris pour elle, fut livré aux flammes sur cette place, et passa ainsi du feu temporel aux feux éternels. Alors aussi un imposteur nommé Guiard de Cressonessart, se prétendant un ange envoyé immédiatement de Dieu à Philadelphie pour ranimer les partisans du Christ, dit qu’il n’était pas obligé de se dépouiller, aux ordres du pape, de la ceinture de peau dont il était entouré, ni de ses vêtemens, et que même c’était un péché pour le pape que de le lui ordonner. Mais enfin, pressé par la crainte du bûcher, il déposa sa ceinture, et, reconnaissant son erreur, fut condamné a une perpétuelle réclusion.

Les habitans de Lyon, enflammés de l’esprit de rébellion contre Philippe, roi de France, saccagèrent violemment un château de son royaume, appelé Saint-Just, et s’empressèrent de se fortifier, eux et leur ville, par de grands retranchemens. Le roi de France résolut d’envoyer, vers la fête de saint Jean- Baptiste, pour dompter ces rebelles, son fils aîné, roi de Navarre, avec ses deux frères et leurs oncles, et une nombreuse armée.

Le roi de Navarre, non encore chevalier, mit tant de soin et d’application à faire ses premières armes avec gloire et succès, qu’il se rendit aimable partout par sa bravoure et son habileté, et s’attacha d’une merveilleuse affection tous les cœurs des siens. Les ennemis se voyant sur le point d’être attaqués par les nôtres, frappés d’une terreur subite, se soumirent eux et leur ville au pouvoir du roi. L’archevêque de la ville, Pierre de Savoie, d’une haute et puissante noblesse, qui paraissait le principal chef et l’auteur de cette rébellion, fut livré et amené en France parr le comte de Savoie, vers le roi Philippe, dont il implora et obtint enfin, par l’intervention des grands, le pardon de ses méfaits.

Les os d’un Templier mort depuis long-temps, Jean de Thure, trésorier du Temple, à Paris, furent exhumés et brûlés comme ceux d’un hérétique, et parce que de plus on avait découvert qu’il était impliqué dans le procès déjà fait à l’ordre des Templiers,

Henri, empereur des Romains, avec le duc d’Autriche, évêque de Liège, beaucoup d’autres grands et une nombreuse armée, entra en Italie par le comté de Savoie. Reçu d’abord avec honneur dans la ville d’Asti, et ensuite la veille de la Nativité du Seigneur, dans la ville de Milan, en cet endroit, il reçut honorablement, ainsi que sa femme, la couronne de fer, de la main de l’évêque de Milan, le jour de la fête de l’Epiphanie du Seigneur, dans l’église de Saint-Ambroise, en présence d’un grand nombre de prélats. Après quoi il livra un combat, dans cette ville même, au parti qui s’opposait à lui, et le soumit promptement par les armes, afin de frapper ses ennemis d’une juste terreur et épouvante. Cette même année, l’archevêque de Narbonne et l’archevêque de Rouen échangèrent mutuellement leurs sièges. L’archevêque de Rouen, nommé Bernard, neveu du pape Clément, ne pouvait rester en bon accord avec les nobles de la Normandie, que choquaient sa jeunesse et son insolence ; c’est pourquoi le pape le transféra à l’archevêché de Narbonne, et éleva à là dignité d’archevêque de Rouen Gilles, alors archevêque de Narbonne, conseiller spécial du roi, homme prudent dans les affaires, et également savant sur le droit canon et sur le droit civil.

Après des procédures contradictoires sur le sujet du pape Boniface, le pape Clément, suffisamment éclairé par les dépositions et affirmations du chevalier Guillaume de Nogaret, qu’on accusait de ce qui avait été fait contre le pape Boniface et aussi par des recherches soigneuses faites par lui à ce sujet, sur l’innocence du roi de France dans l’affaire de l’attaque et de la prise dudit pape Boniface à Anagni, du pillage et de la ruine du trésor, et tous les faits qui avaient accompagné cette attaque, prononça, d’après l’avis des cardinaux, par l’autorité apostolique, et déclara et décréta que le roi n’avait été aucunement coupable dans tout ce qui avait été commis, et que ceux qui avaient dénoncé, déposé ou soutenu les dénonciations contre la personne du pape Boniface, n’avaient porté leurs dénonciations ou accusations par aucune haine ni aucun autre motif, mais par un zèle juste et sincère pour la foi catholique. Enfin, comme d’une part ceux qui défendaient la mémoire de Boniface, de l’autre le roi, tant pour lui-même que pour ses sujets, et ceux qui avaient dénoncé et déposé contre ledit pape, après avoir osé porter leurs mains sur lui, voyant que la poursuite de cette affaire était pleine de difficultés et de périls, d’après de louables conseils et d’instantes prières, en avaient abandonné l’entière décision au pouvoir et aux ordres du Siège apostolique. Le pape Clément, par la plénitude du pouvoir apostolique, déclara absous le roi, tous ses adhérens dans cette affaire, et le royaume, et tous ses habitans, de toute faute, offense ou injure faite au pape Boniface, des sentences portées et des peines infligées par lui pour ce sujet, de droit ou de sa propre autorité, publiquement ou secrètement, contre le roi ou son successeur, ses sujets ou l’un de ses sujets, et les délivra entièrement des imputations et punitions ou procès quelconques, qu’ils auraient pu ou pourraient subir à l’occasion de ce qui avait été commis contre le pape Boniface, ou de quelque fait relatif à cette affaire, quand même on supposerait et prétendrait que ladite attaque et quelque autre des violences commises contre ledit pape avaient été faites au nom dudit roi, ou de sesdits partisans ou adhérens. Il fit effacer et biffer entièrement du registre les sentences, excommunications et interdits, et toutes susdites procédures, défendant expressément que personne osât, d’une manière quelconque, garder en son pouvoir, cacher ou communiquer à d’autres lesdites sentences, excommunications, interdits ou procédures, en clause publique ou privée, et ordonnant de détruire et d’anéantir entièrement les lettres, cédules, parchemins et autres actes publics ou privés où il était fait mention desdites sentences et procédures. Il déclara que ceux qui, dans l’espace de trois mois après que cet ordre serait venu à leur connaissance, ne l’auraient pas accompli, ayant pu le faire, encourraient une sentence d’excommunication, dont ils ne pourraient être absous par le pontife romain qu’à l’article de la mort. Quoiqu’il eût, de science certaine, nommément excepté de cette absolution les chevaliers Guillaume de Nogaret et Renaud de Lupin, et environ dix citoyens d’Anagni, qu’on assurait avoir été les chefs de ladite attaque et du pillage du trésor, dans l’intention de les obliger à lui faire, par une autre voie, une juste réparation, cependant, par considération pour le roi et par égard pour ses prières, il délia Guillaume de Nogaret de toutes les sentences, lui enjoignant pour pénitence l’obligation de s’embarquer en propre personne avec ses armes et ses chevaux pour secourir la Terre-Sainte dans la première expédition générale qui s’y ferait, et d’y rester à perpétuité, à moins d’obtenir dans la suite, de la grâce du pape ou de ses successeurs, que cet exil fût abrégé. On lui enjoignit aussi d’accomplir pieusement certains pèlerinages qu’il s’était imposés. Ainsi le pape le déclara absous de toutes les violences faites au pape Boniface, à condition qu’il accomplît dévotement ces pénitences, tant qu’il vivrait, et, qu’à sa mort, il fît le pape son héritier.