Chronique de Guillaume de Nangis/Règne de Philippe II Auguste (1180-1223)

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Règne de Philippe II Auguste (1180-1223)

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[1180]


Le jeune Philippe, roi des Français, prit en mariage Isabelle, fille de Baudouin, comte du Hainaut, et nièce par sa sœur de Philippe, comte de Flandre, et reçut avec elle Arras, et tout ce que le comte possédait de terre aux environs de la Lys ; Guy, archevêque de Sens, la sacra reine à Saint- Denis, promesse ayant été faite auparavant qu’il ne réclamerait pour cela aucun droit sur l’église de Saint-Denis, en France, qui est indépendante de sa juridiction et de celle de l’évêque de Paris. Louis, roi de France, succomba sous une paralysie et les infirmités de la vieillesse, et fut enseveli dans une abbaye de Cîteaux par lui construite, sous le nom de Saint-Port, dans le lieu appelé Barbeaux, près du château de Melun, sur la Seine. Il fut louable par son honnêteté, simple et bienveillant envers ses sujets, aimant la paix ; il fit ou soutint quelquefois, mais rarement, la guerre, et gouverna son royaume tranquillement et avec bonté. C’est pourquoi sous son règne un grand nombre de nouvelles villes furent bâties et d’anciennes agrandies. Beaucoup de forêts furent coupées et divers ordres religieux s’étendirent en différens lieux. Il eut pour successeur son fils, le roi Philippe. Manuel, empereur de Constantinople, mourut et eut pour successeur son fils Manuel encore jeune, qui avait pris en mariage la fille de Louis, roi de France. Il s’éleva de violentes discussions entre Frédéric, empereur des Romains, et le duc de Saxe. Beaucoup de gens furent pris et tués, et beaucoup de villes et d’églises incendiées et détruites. Guérrin, archevêque de Bourges, et Jean, évêque de Chartres, moururent ; c’étaient des hommes aussi fameux par leur sagesse que par la fermeté de leur esprit. Jean écrivit la passion de saint Thomas, archevêque de Cantorbéry, dont il avait été le compagnon.


[1181]


Henri, comte de Champagne, revenant, par l’Asie, de Jérusalem, fut pris par les Turcs ; mais il fut délivré par l’empereur de Grèce. Cependant dès qu’il eut atteint sa terre, il affligea bientôt par sa mort les hommes que son retour avait comblés de joie. Baudouin, roi de Jérusalem, fut, dès sa jeunesse, infecté de la lèpre. ……6 jour de dimanche, pendant que le prêtre célébrait la messe, comme il avait posé sur l’autel deux hosties, l’une pour le sacrifice et l’autre dans l’intention de la serrer pour les malades, au moment où il disait, notre père, l’hostie qu’il tenait distilla du sang, ce qui rougit ses mains et la nappe de la communion, et cette hostie apparut, an roi de France et au peuple qui étaient présens, comme une chair livide. En Bourgogne, dans la ville de Brienne, à Vendôme et à Arras, il arriva de semblables miracles, et ce ne fut pas sans motifs, d’après le témoignage de l’Ecriture, qui dit « Rien sur la terre ne se fait sans cause. » En effet, Henri, évêque d’Albano, fut envoyé en Gascogne par le pape Alexandre pour détruire la perfidie des hérétiques, qui ne croyaient pas au sacrement de l’autel. Ses prédications soutenues d’une innombrable armée de chevaliers et d’hommes de pied, domptèrent les hérétiques.

La paix fut rétablie entre Frédéric, empereur des Romains, et le duc de Saxe, à condition que le duc ne recevrait le duché de Saxe qu’après un exil de sept ans. C’est pourquoi le duc avec sa femme et ses fils Guillaume et Othon, qui dans la suite devint empereur, se rendit en France auprès de Henri, roi d’Angleterre, père de sa femme, et demeura longtemps avec le roi en ce pays et ailleurs.

Le pape Alexandre étant mort, Luce III, Toscan de nation, cent soixante-quinzième pape, gouverna l’Église de Rome. Philippe, comte de Flandre, duc de Bourgogne, Guillaume, archevêque de Rheims, le comte de Blois et le comte de Sancerre, conspirèrent ensemble contre le roi de France Philippe, et troublèrent toute la France. Le roi, se voyant abandonné de la plus grande partie des siens, appela les Brabançons à son secours, et ravagea avec eux la terre du comte Étienne.


6. Il y a ici une lacune

[1182]


Frédéric, empereur des Romains, voulant porter secours aux ennemis de Philippe, roi de France, leva une armée par tout son empire ; mais le roi d’Angleterre Henri avec ses fils ayant porté secours au roi et interposé sa médiation, la paix fut rétablie entre le roi et lesdits barons. A Constantinople, Andronic, né de la race impériale, s’étant emparé par force de l’empire, sous prétexte de la tutelle du jeune Manuel 7 empereur, persuada aux Grecs qu’ils seraient exterminés par les Latins et les Francs s’ils ne les chassaient de la Grèce. Car l’empereur Manuel, père de celui-ci, tant qu’il avait vécu, avait affectionné les Latins et les Francs, au point de les employer seuls dans ses expéditions, et de les revêtir des premiers honneurs du palais. Il avait pris en mariage une Française, dont il avait eu un fils, qu’il maria à une Française, à la fille de feu Louis, roi des Français. C’est pourquoi les Grecs irrités se jetèrent sur les Latins et les Francs, et, autant qu’ils en trouvèrent, ils les tuèrent, ou les chassèrent de la ville. Andronic s’étant ainsi emparé du palais, les portiques furent incendiés, et le feu consuma d’innombrables richesses et beaucoup d’édifices. Dans ce temps florissait Pierre le Borgne, abbé de Clairvaux, à qui saint Bernard et saint Malachie apparurent et dirent que l’abbé Girard, son prédécesseur, tué par un frère à cause d’une correction de discipline exercée contre lui, régnait comme martyr avec le Christ.


[1183]


A Constantinople, Andronic fit noyer dans la mer son seigneur le jeune empereur Manuel, et usurpa l’Empire. Henri le Jeune, roi d’Angleterre, mourut dans le territoire de Limoges, à un château appelé Marcel et fut enseveli à Rouen dans la grande église.

Il s’éleva une dissension entre le pape Luce et les Romains, qui chassèrent le Pape de leur ville avec beaucoup d’outrages. Ils arrachèrent les yeux à beaucoup de gens du parti du Pape, et, leur mettant des mitres sur la tête, leur firent jurer qu’ils se présenteraient dans cet état au Pape. A cette vue, le Pape n’étant pas de force à soutenir la partie, se rendit à Vérone, espérant que l’empereur Frédéric lui porterait secours. Saladin, roi des Turcs, ayant attaqué le pays de Jérusalem, tua et prit un grand nombre de Chrétiens, mais peu de temps après il fut repoussé, et ayant accepté une trêve, s’en retourna chez lui.

Philippe, roi des Français, fit détruire dans son royaume les synagogues des Juifs dans la plupart desquelles il fit construire des églises. Il enferma d’un mur le bois de Vincennes près Paris, et fit bâtir à Paris, sur une place appelée Champeaux, des halles où il institua un marché.

Dans la province de Bourges, plus de sept mille Cotereaux furent tués par les habitans de ce pays, rassemblés contre les ennemis de Dieu. Ces Cotereaux ravageant la terre de France, en emportaient du butin, emmenaient avec eux, dans l’état le plus misérable, les hommes qu’ils avaient pris, couchaient, ô crime ! avec les femmes des prisonniers et à la vue de ceux-ci et, ce qui est pire, incendiaient les églises consacrées à Dieu, emmenaient captifs avec eux les prêtres et les religieux, et, durant qu’ils les tourmentaient se moquaient d’eux, en les appelant chanteurs, et leur disant avec insulte Chantez pour nous, chanteurs, chantez, et aussitôt ils leur donnaient des soufflets ou les frappaient avec de grosses verges. Quelques-uns, ainsi flagellés, rendirent leur sainte ame au Seigneur ; d’autres, donnant de l’argent pour leur rançon, s’en retournèrent chez eux à demi morts par l’efFet d’une longue captivité. Ces mêmes Cotereaux aussi, on ne le saurait dire qu’avec des soupirs et des gémissemens, par un acte encore plus détestable, en dépouillant les églises, retirèrent le corps du Seigneur des vases d’or ou d’argent où il était conservé pour le besoin des malades, et le jetant ignominieusement à terre le foulèrent aux pieds. Leurs concubines faisaient des coiffures avec les nappes de la communion, emportaient sans respect les calices et les brisaient à coups de pierres. Dans le même temps, un grand nombre d’hérétiques furent brûlés en Flandre par Guillaume, archevêque de Rheims, légat du Siège apostolique, et par Philippe, comte de Flandre. Ils prétendaient que toutes les choses impérissables avaient été créées de Dieu, mais que le corps de l’homme, et tout ce qui est périssable, avait été créé par Lucifer. Ils rejetaient le baptême des petits enfans et le sacrement de l’eucharistie, et disaient que les prêtres célébraient des messes par avarice et par cupidité pour les offrandes.


[1184]


Il s’éleva une dissension entre Philippe, roi de France, et Philippe, comte de Flandre, au sujet de la terre et du comte de Vermandois. Ledit comte avait pendant long-temps, du vivant du roi Louis, père dudit roi Philippe, après la mort de Raoul, comte de Vermandois, possédé cette terre en paix et tranquillité, quoiqu’injustement, et s’opiniâtrait encore à la vouloir retenir. C’est pourquoi le roi Philippe rassembla une armée près de la ville d’Amiens ; mais le comte, craignant sa puissance et le grand nombre de ses troupes, lui rendit tout le Vermandois ; il demanda cependant qu’on lui laissât, pendant sa vie seulement, les châteaux de Saint-Quentin et Péronne, et obtint ce qu’il desirait.

Héraclius, patriarche de Jérusalem, se rendit en France, avec le prieur de l’Hôpital, auprès du roi Philippe, qui leur rendit beaucoup d’honneurs, pour lui demander de secourir la Terre-Sainte. Comme le roi n’avait pas alors d’héritier, par le conseil des prélats et des grands, il envoya pour le secours de la Terre-Sainte une grande multitude de chevaliers et d’hommes de pied, leur fournissant sur ses propres revenus des sommes suffisantes.

Philippe, roi de France fit paver de dures et fortes pierres toutes les rues de Paris, s’efforçant par là de faire perdre à cette ville son ancien nom, car elle avait été appelé autrefois Lutèce par quelques hommes, à cause de la boue dont elle était empuantie. Elle avait été fondée autrefois par les Troyens sortis de la Sicambrie avec Ybor, leur prince, huit cent quatre-vingt-cinq ans avant l’Incarnation du Seigneur, et ils lui avaient donné le nom de Paris, et avaient pris celui de Parisiens, d’Alexandre Paris, fils de Priam, roi de la ville de Troie, détruite sous son règne.


[1185]


Baudouin, roi de Jérusalem, mourut. On créa roi à sa place Baudouin, son neveu par sa soeur Sybille, qui, étant tout jeune encore, fut mis en la garde de Raimond, comte de Tripoli. Guillaume, roi de Sicile, attaqua, à la tête d’une armée de terre et de mer, Andronic, usurpateur de l’empire de Constantinople, et prit et ravagea Thessalonique et beaucoup d’autres villes. A la mi-carême, il y eut un tremblement de terre en Grèce, dans une ville appelée Ucétique. La même année, aux nones du mois d’avril suivant, la veille du dimanche de la Passion, il y eut une éclipse de lune partielle.

Andronic, usurpateur de l’empire de Constantinople, fit périr un grand nombre de Grecs, et surtout des nobles ; c’est pourquoi il devint odieux et suspect à tous. On créa donc empereur un descendant de la race impériale, nommé par les uns Cursat, et par d’autres Isaac. Il vint à Constantinople, se concilia les esprits des citoyens, et obtint d’être couronné empereur par le patriarche. Il attaqua aussitôt Andronic avec les siens, lui fit couper les pieds et les mains, le fit conduire ainsi par la ville sur un chameau, et ensuite lui fit arracher les yeux et couper la langue. Le pape Luce étant mort à Vérone,Urbain III, Milanais de nation, cent soixante-seizième pape, gouverna l’Église de Rome.


[1186]


Geoffroi, comte de Bretagne, troisième fils de Henri, roi d’Angleterre, mourut à Paris, et fut, par le consentement du roi de France, enseveli dans la grande église de Sainte-Marie. Philippe, roi de France, délivra le château de Vergy, en Bourgogne, assiégé pendant long-temps par le duc de Bourgogne. Henri, fils de l’empereur Frédéric, fut créé roi des Romains par son père, et prit en mariage une soeur de Guillaume, roi de Sicile, nommée Constance. Il s’éleva entre elle et le pape Urbain une violente inimitié. Baudouin, roi de Jérusalem, mourut, encore enfant. Il eut pour successeur au trône Gui, comte de Lusignan, marié à Sybille, mère du jeune prince. Cette élection déplut au comte de Tripoli, qui avait été créé tuteur du jeune roi ; c’est pourquoi il commença par donner au roi et aux siens diverses preuves de sa haine. La sœur de Philippe, roi de France, auparavant femme de feu Henri le Jeune, roi d’Angleterre, fut conduite en Hongrie pour être mariée à Bêle, roi de ce pays.

Renaud, prince d’Antioche, rompit la trêve que de part et d’autre avaient promis d’observer les alliés chrétiens et le roi des Turcs, Comme une nombreuse et riche caravane de Turcs passait de Damas en Égypte, sans crainte de faire route dans l’intérieur de la terre des Chrétiens, car ils avaient confiance en la trêve, tout-à-coup ledit prince fondit sur eux, et eut l’infamie de les emmener prisonniers avec tous leurs bagages.

Il vint, du pays de Calabre vers le pape Urbain, qui demeurait à Vérone, un abbé, nommé Joachim, qui avait reçu de Dieu le don d’intelligence, en sorte qu’il expliquait avec éloquence et sagesse les difficultés des Ecritures. Il disait qu’ignorant les lettres, un ange du Seigneur lui avait apporté un livre, lui disant « Vois, lis et comprends. » Et ainsi avait-il été divinement instruit. Il disait que jusqu’alors les mystères de l’Apocalypse avaient été inconnus, mais que maintenant ils allaient être par lui éclaircis dans l’esprit de la prophétie, comme il serait évident à ceux qui liraient le petit ouvrage qu’il avait écrit. Il disait de plus que de même que les Ecritures de l’ancien Testament contiennent l’espace de cinq âges du monde écoulés depuis Adam jusqu’au Christ, ainsi le livre de l’Apocalypse expose le temps du sixième âge commençant depuis le Christ ; que ce sixième âge se divise en six petits âges, désignés assez convenablement par chaque période de ce livre. Il rapportait que ces choses lui avaient été révélées à la fin du cinquième petit âge, et que bientôt viendrait le sixième, dans lequel il assure qu’un grand nombre de différentes tribulations fondront sur le monde, et l’accableront, comme on le voit d’une manière évidente, à l’ouverture du sceau et dans la période du sixième livre, qui traite de la ruine de Babylone. Ce qu’il y a de plus remarquable et de plus suspect dans cet ouvrage, c’est qu’il y annonce la fin du monde, et pense qu’elle doit arriver dans l’espace de deux générations, formant selon lui soixante ans. On rapporte qu’il écrivit beaucoup, et offrit ses livres à corriger au Pape, car on dit que dans quelques-uns il commit des erreurs.


[1187]


Saladin, soudan de Babylone, irrité de l’outrage que le prince d’Antioche avait fait aux siens, attaqua vigoureusement la Palestine, et envoya l’émir d’Edesse avec sept mille Turcs ravager la Terre-Sainte. Celui-ci s’étant avancé dans le pays de Tibériade, rencontra par hasard Gérard de Bedford, grand-maître de la milice du Temple, et Roger des Moulins, maître de l’Hôpital ; les attaquant à l’improviste, il les vainquit, mit en fuite Gérard, tua Roger, prit et tua un grand nombre de Templiers.

Il s’éleva une dissension entre le roi de France Philippe et Henri, roi d’Angleterre. Le roi Philippe demandait à Richard, fils du roi d’Angleterre, qui était devenu comte de Poitou, qu’il lui fit hommage de ce comté. Richard, conseillé par son père, tardait de jour en jour à le faire. Philippe réclamait aussi du roi d’Angleterre Gisors et d’autres châteaux du Vexin normand, livrés par son père, le roi Louis, pour la dot de Marguerite, sa sœur, lorsqu’il la maria au roi Henri, fils de Henri le Grand, et qui devaient revenir au roi de France, si Henri mourait sans héritier. Le roi d’Angleterre n’ayant pas voulu les rendre, Philippe, roi de France, rassembla une armée, entra en Aquitaine, prit Issoudun et plusieurs forteresses du roi d’Angleterre, et ravagea la terre jusqu’à Châteauroux, où était le roi d’Angleterre ; mais la clémence de Dieu intervenant, comme on s’attendait à une bataille de part et d’autre, la paix fut tout-à-coup rétablie entre eux par l’intervention des prud’hommes.

Saladin, rempli de joie de la victoire des siens, éleva plus haut ses vues, et s’enflamma du désir de s’emparer de tout le royaume de Jérusalem. Il attaqua la Galilée, et assiégea Tibériade. A la nouvelle de ce siège, Gui, roi de Jérusalem, les Templiers, les Hospitaliers, les évêques, les grands et le peuple, se rassemblèrent, et marchèrent à la rencontre des ennemis,qui levèrent le siège, et campèrent auprès des sources situées à quatre milles de Tibériade. Le troisième jour de juillet, on s’avança au combat, et on se battit avec une très-grande ardeur ; mais la nuit sépara les combattans. Ce jour-là, les nôtres se battirent avec une très-grande force, mais sans pouvoir s’approcher des sources, dont les ennemis s’étaient emparés ; en sorte que pendant ce combat, qui dura tout le jour, ils furent accablés de chaleur et de soif, n’ayant pas d’eau à boire. Le lendemain matin, les ennemis se tinrent prêts, et commencèrent à fondre sur les nôtres, qui n’étaient pas encore préparés au combat ; ce que voyant les princes et les premiers de l’armée, ils allèrent en toute hâte trouver le roi, et délibérèrent en commun sur ce qu’ils avaient a faire. Le roi consulta quelqu’un d’entre les chevaliers qui avaient combattu contre les Turcs sur ce qu’il devait faire dans une si pressante occasion. Celui-ci conseilla de se précipiter de toutes ses forces sur le bataillon où flottait en l’air la bannière de Saladin. Cet avis plut à tout le monde, excepté au comte de Tripoli, par le conseil duquel on s’empara des hauteurs. Ainsi l’utile conseil ayant été rejeté, les nôtres furent accablés par la chaleur et l’éclat du soleil, et écrasés par des pluies de traits. Le comte de Tripoli jeta ses armes, et se sauva dans un château appelé Saphet. Cependant il se fit un déplorable carnage des nôtres ; l’évêque d’Accon, blessé à mort, remit la croix du Seigneur qu’il portait à un autre qui la donna au roi. Le combat s’étant animé, le roi Gui fut pris, et la sainte croix du Seigneur fut emportée par les Turcs. Ce fut le second outrage que souffrit cette sainte croix, à cause de nos crimes, depuis Cosdroé (Cosroès), roi des Perses : et celle qui nous a délivrés du joug de notre ancienne captivité a été, à cause de nous, emmenée captive et profanée par l’attouchement des mains des Gentils. Les ennemis décapitèrent immédiatement tout ce qu’ils trouvèrent de Templiers et d’Hospitaliers.

Le roi Gui et le grand-maître du Temple furent gardés comme monumens de cette victoire. Renaud, prince d’Antioche, qui avait toujours opprimé les Sarrasins, eut la tête tranchée de la propre main de Saladin. Ainsi les nôtres furent, selon leur mérite, livrés entre les mains des Gentils, et subjugués par les Turcs. En effet, le clergé et le peuple s’étaient plongés dans différens excès de luxure, et tout le pays était souillé de crimes et de désordres. Ceux-là même qui portaient l’habit religieux avaient honteusement dépassé les bornes de la tempérance prescrite par leurs règles ; on en voyait peu dans les monastères ou dans la Sicile qui ne fussent attaqués de la maladie d’avarice ou de luxure.

Saladin, après avoir remporté sur les nôtres cette fameuse victoire, retourna vers le pont de Tibériade, où il fit le partage des dépouilles, dont il fit porter les meilleures à Damas ; ensuite levant les yeux au ciel, il rendit grâces à Dieu de la victoire qu’il avait remportée ; ce qu’il avait coutume de faire en toute circonstance ; et on rapporte entre autres choses qu’il répéta souvent que nos seules iniquités, et non sa puissance lui avaient valu cette victoire. Ensuite étant venu assiéger Accon, appelée aussi Ptolémaïs, cette ville se rendit à lui après deux jours de siège. Il ne fit pas subir à ceux qui voulurent y rester d’ hostiles vexations, et donna un sauf-conduit à ceux qui aimèrent mieux se retirer. Ce qui fait honneur à la générosité de Saladin, c’est qu’il ne souffrit pas qu’on opprimât ceux qui voulaient se soumettre à lui et vivre ses tributaires. Il était rigide observateur de sa parole et gardien intègre de son serment, et si généreux qu’à peine personne essuyait-il jamais de lui un refus. Tout le pays, privé de ses plus vaillans défenseurs, était dans l’épouvante.

Sur ces entrefaites, arriva le marquis Conrad, fils du marquis de Montferrat, qui se rendait de Constantinople à Jérusalem. Etant marié à une sœur de l’empereur Cursat, il avait combattu avec un noble Grec, qui voulait déposer Cursat et s’introduire dans Constantinople, et l’avait tué. De là, s’éloignant, il apprit que les Turcs étaient en possession de la ville d’Accon, et s’approcha de Tyr dans la résolution de la défendre. Son arrivée fut avantageuse aux Chrétiens présens et futurs, et lui tourna à gloire et honneur. Alors le comte de Tripoli, qui s’était réfugié à Tyr après le combat de Tibériade, témoin de la puissance du Marquis, suspect à tous, et soupçonnant tout le monde, s’enfuit à Tripoli. Saladin lui manda aussitôt qu’il fit jurer aux siens les conventions dont il lui avait prêté serment. Le comte ayant assemblé les citoyens, leur ordonna de prêter serment, disant qu’il fallait céder au temps, et qu’ils ne pourraient résister à Saladin. Les citoyens répondirent qu’ils refusaient absolument de jurer, à moins d’apprendre auparavant la teneur du serment ; et ayant demandé un délai à ce sujet pour jusqu’au lendemain matin, il leur fut accordé. La nuit même, le comte fut frappé de la vengeance divine ; la chose ne put être douteuse, car le corps du défunt ayant été mis à nu, on vit qu’il avait reçu récemment la marque de la circoncision ; d’où il fut publiquement reconnu qu’il avait fait alliance avec Saladin et commencé à observer la religion des Sarrasins. Après lui, le fils du prince d’Antioche obtint par droit de parenté le gouvernement de la ville de Tripoli.

Louis, le premier fils de Philippe, roi de France, naquit la veille de l’Assomption de la sainte Vierge Marie, mère de Dieu. Saladin, après la reddition d’Accon s’empara de Béryte et de Sidon ; mais ayant espéré de s’emparer de Tyr avec la même facilité, il fut honteusement repoussé par le Marquis,, et s’éloigna. De là, il arriva à la ville d’Ascalon, qui se rendit à lui le 4 septembre, après différens assauts, à condition que les citoyens en sortiraient librement, et qu’il rendrait le roi Gui avec quinze des principaux prisonniers. Le jour que ville fut livrée à ces conditions, le soleil, comme prenant part à une telle affliction, priva par une éclipse la ville et le monde des bienfaits de sa lumière, de telle sorte que les étoiles apparurent comme dans la nuit. Dans ce temps les Turcs assaillirent la ville de Laodicée, et, livrant bataille au prince d’Antioche, tuèrent un grand nombre des siens ; ensuite ils infestèrent Antioche et le pays d’alentour de meurtres, d’incendies et de pillages, et ravagèrent par les rapines et par la flamme la riche terre appelée Montferrat ; mais, comme ils s’en revenaient, ils furent vaincus et mis en fuite par les habitans d’Antioche.

Saladin, ayant fortifié Ascalon, se hâta de marcher avec ses Turcs vers Jérusalem. Ayant mis le siège devant cette ville du côté de l’occident, il l’assaillit pendant dix jours consécutifs ; mais les citoyens lui opposèrent une courageuse résistance. Les Turcs, voyant qu’ils n’avançaient en rien de cette manière, dirigèrent leurs attaques sur la Cité sainte du côté de l’occident. Alors les habitans, considérant qu’ils ne pourraient résister aux assiégeans, prirent en commun la résolution de se rendre, vie et bagues sauves. Mais Saladin, comme ils avaient long-temps résisté à sa volonté, demanda qu’il lui fût donné pour leur rançon dix bysantins pour chacun des habitans au dessus de quinze ans, cinq pour chaque femme, et un pour chaque enfant. Dès qu’on se fut accordé de part et d’autre, le second jour d’octobre, qui était le treizième du siège, un vendredi, la sainte Cité, chose douloureuse à rapporter, fut livrée à Saladin. Il fit aussitôt briser les cloches des églises, dont les Turcs firent des étables pour leurs chevaux et leurs bêtes de somme. Les Syriens rachetèrent à prix d’or l’église du sépulcre, de peur qu’elle ne fût souillée par les ordures des Gentils. Saladin fit arroser d’eau de rose, en dedans et en dehors, avant d’y entrer, le temple du Seigneur, que les Turcs, selon leurs rites, avaient depuis long-temps en vénération. Il tint quitte de la taxe imposée beaucoup de milliers de pauvres, qui ne pouvaient la payer, et fit pendant quelque temps donner sur son propre fisc le nécessaire à des malades. La reine Sibylle, avec le patriarche Héraclius, les Templiers, les Hospitaliers et une immense troupe d’exilés, partirent pour Antioche ; d’autres naviguèrent vers Alexandrie ou vers la Sicile. Ainsi donc fut prise Jérusalem, la cité sainte, quatre-vingt-huit ans après qu’elle avait été arrachée aux Turcs. Les nôtres la possédèrent à peu près autant de temps que les Turcs l’avaient auparavant possédée. Les Syriens, les Géorgiens, les Jacobites, les Grecs et les Arméniens, restèrent dans Jérusalem sous la domination des Turcs, réduits en esclavage. Dès que le récit du malheur du pays d’outre-mer eut été entendu dans l’Occident, il blessa le cœur de tous d’une poignante douleur. Le pape Urbain ayant appris une si déplorable nouvelle, en fut saisi d’une grande affliction, et, tombant en langueur, mourut peu de temps après, et fut enterré à Ferrare. Il eut pour successeur Grégoire vin, Bénéventin de nation, cent soixante-dix- septième pape de l’Église romaine. Mais, deux mois après, étant venu à Pise, et ayant rétabli la paix entre les habitans de cette ville et ceux de Gènes, qui étaient en discorde, et prêché de toutes ses forces pour le secours de Jérusalem, ô douleur ! à l’approche de la Nativité du Seigneur, Grégoire fut enlevé à la vie de ce monde. On l’enterra avec honneur dans la ville de Pise. Après lui, Clément III, Romain de nation, fut le cent soixante-dix-huitième pape qui gouverna l’Église de Rome. L’empereur de Constantinopie et le roi de Sicile furent ramenés à la paix.


[1188]


Gui, roi de Jérusalem, délivré de la prison de Saladin, s’avança vers Tyr, mais le marquis Conrad lui refusa l’entrée de cette ville. Le roi, dissimulant sagement cet affront, demeura pendant un an tantôt à Antioche, tantôt à Tripoli, attendant que les Chrétiens d’outremer vinssent au secours de la Terre- Sainte. Philippe, roi de France, et Henri, roi d’angleterre, s’étant réunis à une conférence entre Trie et Gisors, pour apaiser leurs différends, prirent la croix, à la persuasion de l’archevêque de Tyr, qui était venu en France solliciter des secours pour la Terre -Sainte. Les barons et les chevaliers, et une foule innombrable d’hommes de toute condition, excités par leur exemple, prirent aussi la croix du Seigneur. Dans le même temps, Frédéric, empereur des Romains, s’engagea au même vœu de pèlerinage, et tous, dans son empire, et même dans tout l’univers, brûlaient du même desir et du même zèle.

Par le conseil de Philippe, roi de France, et des grands de son royaume, on mit la dîme sur tous les biens et meubles pour le soutien des pélerins qui marchaient vers la Terre-Sainte. Cela tourna à grand dommage parce qu’un grand nombre de ceux qui percevaient la dîme surchargeaient plus violemment les églises et l’on a cru que ce fut à cause de ce péché qu’échoua le voyage d’outre-mer. Satan, jaloux des heureux commencemens de l’entreprise des princes croisés, sema la discorde entre eux pour que cette parole du prophète fût accomplie « La discorde s’est répandue sur les princes et les a fait errer hors du bon chemin. » En effet, bientôt s’éveilla entre Philippe, roi de France, et Henri, roi d’Angleterre, la discorde qu’on croyait entièrement assoupie. Le roi Philippe, ayant rassemblé un grand nombre d’hommes d’armes, entra dans le territoire d’Auvergne, et se soumit tout ce qui appartenait au roi d’Angleterre. Dès que le roi d’Angleterre l’apprit, violemment irrité, il entra en Normandie du côté de Gisors, et détruisit un grand nombre de villes. Le roi de France l’ayant appris, vint à sa rencontre, et le força de fuir jusqu’à un château appelé Trou, d’où il le chassa honteusement, et soumit sur son passage le Vermandois. Enfin, l’hiver étant arrivé, on conclut une trêve, et de part et d’autre on se reposa des fatigues de la guerre. Les Templiers, les Hospitaliers, et un grand nombre de vaillans hommes, se mirent en mer pour aller secourir les opprimés de la Terre-Sainte. Guillaume, roi de Sicile, faisait tenir le chemin de la mer libre et à l’abri des pirates par le commandant de sa flotte, et aidait très-généreusement les Chrétiens d’outre-mer, tant du secours de ses vaisseaux que par une grande abondance de choses de toutes sortes.

Il y eut une sécheresse extraordinaire, au point que, dans beaucoup d’endroits, les fleuves, les sources et les puits furent taris, et la France souffrit beaucoup de désastres par les incendies car les villes de Tours, de Chartres, de Beauvais, d’Autun et de Troyes, le château de Provins et un grand nombre d’autres villes, furent misérablement brûlés. Saladin fit réparer et munir de fortifications les villes et châteaux qu’il avait enlevés aux Chrétiens. Il assiégea de nouveau la ville de Tyr par mer et par terre, et, essayant tous les moyens, il présenta captif aux yeux du Marquis son père, qu’il avait pris au combat de Tibériade, dans la confiance que, pressé des sentimens de l’affection filiale, il lui rendrait la ville en échange. Tantôt il offrait de le rendre, tantôt il menaçait de le faire périr, et essayait différens moyens ; mais en tout ses espérances furent trompées, car le Marquis, ne sachant pas fléchir, se moqua de son offre, méprisa ses menaces et toutes les fois que pour exciter sa compassion, on lui montrait son père dans les fers ; saisissant aussitôt une arbalète, il dirigeait obliquement ses traits sur son père, décidé à le manquer, mais voulant avoir l’air de le tirer. Il affirma à des envoyés du soudan, qui le menaçaient de la mort de son père, qu’il la desirait de tous ses voeux, afin qu’après tant de crimes, ce méchant trouvât une mort honorable, et que lui, il eût la grâce d’avoir un père martyr. Saladin, trompé dans l’espérance d’avoir la ville par ce moyen, tenta par les armes ce qu’il ne pouvait obtenir par la ruse ; mais, vaincu par le Marquis sur terre et sur mer, il se retira honteusement.


[1189]


Les archevêques de Ravenne et de Pise, s’étant mis en mer avec une nombreuse armée d’Italiens, firent voile vers Tyr, et furent d’un grand secours pour les habitans de cette ville. Frédéric, empereur des Romains, et le duc de Souabe, son fils, prirent le chemin du pélerinage d’outre-mer à la fête de saint George, entrèrent dans la Hongrie avec une multitude infinie, et furent reçus avec honneur par le roi de ce pays. De là ayant passé le Danube, ils se dirigèrent vers la Thrace par la Bulgarie. Mais l’empereur des Grecs leur ayant refusé passage et obstrué les chemins, ils se détournèrent vers la Grèce, et, s’emparant d’une partie de ce pays, y demeurèrent quelque temps. Cinquante vaisseaux de la Grèce et du Danemarck, ligués ensemble, entreprirent le même pèlerinage. Trente vaisseaux partis de la Flandre, et suivant les autres, assiégèrent en passant du côté de l’Espagne une ville des Sarrasins, nommée Silvie ; et l’ayant prise après quarante jours de siège, ils la pillérent, n’épargnant ni le sexe, ni l’âge, et massacrant tout sans distinction ; ensuite ils partagèrent également entre eux les richesses qu’ils trouvèrent, et remirent la ville en la possession du roi chrétien de Portugal.

Cependant la discorde s’échauffant entre le roi de France et le roi d’Angleterre, plusieurs villes et châteaux furent dévastés ; la ville de Tours, ainsi que celle du Mans, furent prises par le roi de France. Ensuite la paix ayant été conclue entre eux, le roi Henri mourut, pénétré, dit-on, d’une extrême douleur de se voir vaincu par le roi de France, et abandonné par son fils Richard, qui avait passé du côté de son ennemi. Il fut enterré dans un monastère de nonnes, appelé Fontevrault, qu’il avait enrichi de beaucoup de revenus et de présens. Ce fut un homme fameux par sa sagesse et ses exploits, qui prospéra par d’heureux succès, et digne d’une éternelle mémoire s’il n’eut persécuté saint Thomas de Cantorbéry. Il eut pour successeur Richard son fils.

Le château de Crach ou Crac, assiégé depuis deux ans par les Turcs, fut remis à Saladin, et par là fut délivré Honfroi de Toron, retenu dans les fers. Gérard, grand-maître du Temple, obtint également sa liberté, et le père du Marquis fut rendu en échange d’un prisonnier gentil. Beaucoup de milliers de Chrétiens s’étant approchés de Tyr et de Tripoli, Gui, roi de Jérusalem, leur fit gagner et assiéger Acre. Saladin vint à leur rencontre pour secourir les assiégés, et attaqua les assiégeans. Les nôtres, hors d’état de soutenir l’attaque des ennemis, construisirent des retranchemens et barricades, en forme de châteaux, et, mis à l’abri, soutinrent contre les ennemis de très-violens combats. Etant ainsi demeurée pendant long-temps au siège, un grand nombre moururent du mal de dysenterie devant et derrière eux ils étaient menacés de l’attaque des ennemis. Le temps fut si mauvais, et il y eut de telles inondations de pluie, que l’excessive humidité corrompait les vivres. C’est pourquoi nous devons admirer et vénérer à jamais le courage d’un homme que tant de maux ne purent abattre, et qui demeura inébranlable. A ce siège mourut Sibylle, reine de Jérusalem, avec quatre fils, ses seuls enfans, qu’elle avait eus du roi Gui son mari. Par sa mort, le roi Gui perdit ses droits au trône, qui revint à Isabelle, sœur de la reine, femme de Honfroi de Toron, mais qui avait été séparée de lui, parce qu’il l’avait épousée avant l’âge nubile et contre sa volonté, et s’était mariée au marquis Conrad, qui de cette manière obtint le gouvernement du royaume de Jérusalem.

Guillaume, roi de Sicile, mourut, et beaucoup perdirent à cette mort. Comme il n’avait pas d’héritier, Henri, fils de Frédéric, empereur des Romains, s’annonçait pour son successeur, par convention, par promesse et par droit de parenté, parce qu’il avait pris en mariage la sœur du roi Guillaume. Mais les grands de Sicile, ayant tenu conseil, nommèrent roi, à la place de Guillaume, l’illustre Tancrède ; ce qui donna occasion à de grands troubles le désordre fut dans les provinces, et la Pouille et la Campanie furent les principaux théâtres de la guerre. La reine Isabelle, femme de Philippe, roi de France, mourut et fut enterrée à Paris dans la grande église de Sainte- Marie.


[1190]


Philippe, roi de France ; Richard, roi d’Angleterre Eudes, duc de Bourgogne ; Philippe, comte de Flandre ; Henri, comte de Champagne ; Thibaut comte de Blois ; Etienne, comte de Sancerre ; un grand nombre d’évêques, et presque tous les barons et chevaliers du royaume de France, ayant pris la croix du Seigneur, se mirent en route, avec une innombrable armée et un incroyable appareil, pour le pays d’outre-mer. Dès qu’ils se furent embarqués, repoussés dans différens ports par une tempête, ils abordèrent à différens rivages. Le roi Philippe et le roi Richard abordèrent avec peine à Messine, ville de Sicile, et ne pouvant avancer au-delà, ils y passèrent l’hiver ensemble. Alors vint vers eux l’abbé Joachim, appelé de son monastère, situé en Calabre. Interrogé par eux sur l’avenir, il répondit qu’ils traverseraient la mer, mais qu’ils ne feraient rien ou peu de chose, parce que le temps n’était pas venu où Jérusalem et le pays d’outre-mer devaient être délivrés.

Frédéric, empereur des Romains, ayant conclu la paix avec Cursat, empereur des Grecs, et passé le Bosphore, traversa l’Asie, et ses troupes éprouvèrent de grandes pertes, tant par les attaques des ennemis, que par le manque de vivres. Il craignait de faire le voyage par mer, parce que, comme il est dit dans ses histoires, appelées les Frédériques, il lui avait été prédit qu’il mourrait dans l’eau. Il pour- suivit jusqu’à Iconium le soudan de cette ville, qui empêchait d’arriver les vivres qu’il lui avait promis, et ravagea par le feu les environs d’Iconium ; ensuite étant arrivé à un certain défilé, il y trouva une multitude infinie de Turcs, et, les attaquant, les vainquit vaillamment. Ayant donc remporté sur les ennemis une insigne victoire, pendant qu’il passait un fleuve, hélas ! ce grand prince fut submergé, et mourut noyé. Homme magnanime, brave, généreux, éloquent, sage, fameux par ses exploits et puissant vainqneur des rebelles, il étendit tellement l’Empire, qu’il surpassa presque Charlemagne par la grandeur de ses actions. Il eut pour successeur son fils Henri, qui avait été laissé pour la garde de l’Empire. Après la mort de l’empereur Frédéric, son armée vint vers Antioche, où ses hommes refirent leur corps fatigué et s’abandonnèrent aux festins, en sorte qu’un grand nombre d’entre eux furent malades ou moururent, et que d’une si forte armée il resta à peine un petit nombre de chevaliers. Le duc de Souabe, fils de l’empereur, fit transporter le corps de son père jusqu’à Tyr, où il fut enterré. Etant venu au siège d’Acre, il mourut peu de temps après.

En ce temps moururent Philippe, comte de Flandre ; Thibaut, comte de Blois ; Etienne, comte de Sancerre, et une foule très-nombreuse de grands et de nobles réunis à Acre de différentes parties du monde.


[1191]


Le pape Clément étant mort, Célestin III Romain de nation, cent soixante-dix-neuvième pape, gouverna l’Église de Rome. Il reçut la consécration pontificale le jour de Pâques, et le lendemain couronna empereur Henri, fils du roi Frédéric. Le roi de France Philippe, qui l’année précédente avait passé l’hiver en Sicile avec Richard, roi d’Angleterre, le somma, comme son homme-lige, de traverser la mer avec lui, selon sa promesse. Non seulement Richard n’y voulut point consentir, mais il ne voulut pas épouser la sœur de Philippe, qu’il était tenu par serment de prendre en mariage, et il différa son passage jusqu’au mois d’août. Le roi de France s’étant donc embarqué, se rendit en droit chemin à Acre, fut reçu comme un ange sauveur, avec honneur et joie, par ceux qui étaient depuis long-temps occupés au siège de cette ville. Richard, roi d’Angleterre, quittant la Sicile après le roi de France, avec ses vaisseaux et ses galères, vint à Chypre. Ayant trouvé cette île gouvernée par un faux empereur, il le prit, et s’étant ainsi emparé de Chypre, il y mit une garnison de ses gens. Cependant Philippe, roi de France, attendait pour assiéger Acre le roi d’Angleterre car ils étaient convenus de ne combattre qu’ensemble. Dès que Richard fut venu, on s’efforça d’abord de combler les fossés ; mais comme le roi d’Angleterre différait souvent d’avis avec le roi de France, et, à ce qu’on disait, n’allait pas franchement à pousser les attaques, le roi de France fit assaillir vigoureusement la ville par ses gens au moyen d’un grand nombre de pierriers, qui, ne cessant pas de lancer des pierres nuit et jour, rompirent une partie des murs, et ébranlèrent la tour, qui était d’une solidité extraordinaire, mais que les pionniers minaient en dessous. Alors les ennemis, vigoureusement poussés, ne voyant aucune possibilité pour eux de résister au roi de France, demandèrent une entrevue, et rendirent bientôt avec la ville, eux et leurs biens. Acre fut donc reçue par les nôtres, le 13 de juillet, après un siège d’environ deux ans. Les Turcs qui furent trouvés dans la ville n’ayant pu observer les conventions faites avec le roi de France, les uns se rachetèrent, les autres furent enchaînés comme esclaves, et d’autres périrent par le glaive. A la nouvelle de la prise d’Acre, la terreur s’empara des ennemis, et ils détruisirent et abandonnèrent Ascalon et quelques châteaux enlevés aux nôtres.

Henri, empereur des Romains, assiégea Naples ; mais y étant tombé malade, il laissa là ses ravages, et regagna l’Allemagne. Dans le monastère de Saint-Denis en France, on retira la tête du pieux Denis l’Aréopagite, martyr, de la châsse, où elle reposait avec son corps, afin de convaincre d’erreur des chanoines de Paris qui prétendaient l’avoir. Cette très sainte tête fut déposée dans un beau vase d’argent, afin que désormais elle fût offerte à découvert aux baisers des fidèles. Ensuite le vénérable Matthieu, abbé de ce monastère, ayant fait lui-même un autre vase d’or d’un ouvrage merveilleux et orné de pierres précieuses, y fit transférer cette relique par les mains du vénérable père en Christ, le seigneur Simon, alors prêtre-cardinal de Sainte-Cécile, et qui fut dans la suite appelé le pape Martin IV. Cette cérémonie eut lieu en présence du roi de France Philippe, fils, du très-saint roi de France Louis ; et tous ceux qui dans le temps actuel visitent ledit monastère peuvent voir ce vase.

La discorde s’étant élevée à Acre entre le roi de France et le roi d’Angleterre, Philippe, roi de France, remit son armée, entre les mains du duc de Bourgogne, et s’en revint des pays d’ontre-mer. Mais Richard, roi d’Angleterre, y resta, délivra par son aide les Chrétiens, qui, les mains liées, demeuraient en quelque sorte comme arrêtés, et fit beaucoup d’autres choses utiles.


[1192]


Ceux qui, après le départ du roi de France, étaient restés dans le pays d’outre-mer, avancèrent de peu de chose ou rien. Mais enfin une trêve de trois ans fut conclue entre eux et Saladin. Les nôtres cependant furent contraints de nouveau d’abandonner Ascalon, qu’ils avaient construite avec grand travail et grandes dépenses ; et ainsi cette noble ville fut livrée à la désolation.

Pendant que le marquis Conrad cheminait en une rue dans sa ville de Tyr, il fut tué à coups de poignard par deux sicaires, appelés Arsacides 8. L’un fut tué sur-le-champ, l’autre pris et brûlé vif. Eudes, duc de Bourgogne, et un grand nombre de nobles, moururent dans le pays d’outre-mer ; peu d’entre eux revinrent chez eux. Henri, comte de Champagne, prit en mariage la veuve du marquis Conrad, tué par les Arsacides, et fut élu à la principauté de Tyr. Richard, roi d’Angleterre, vendit l’île de Chypre, qu’il avait conquise, à Gui, autrefois roi de Jérusalem, et qui fut rétabli roi dans cette île.


8. Voyez sur cet événement, l’ouvrage de Bernard le Trésorier, page 203.

[1193]


Richard, roi d’Angleterre, revenant, après beaucoup de naufrages, du pays d’outre-mer, résolut de traverser en secret l’Autriche pour se rendre dans son royaume ; mais il fut surpris par le duc d’Autriche, et livré à Henri, empereur des Romains, qui le retint prisonnier pendant un an, et le laissa enfin aller, moyennant une forte somme d’argent.

Saladin, soudan de Babylone et de Damas, mourut, et, à sa mort, ordonna que son porte-bannière portât son linceul au bout d’une lance, et criât par la ville de Damas « Le roi de tout l’Orient n’emporte rien de plus avec lui de tous ses biens. » Après lui, ses fils, partageant son royaume avec Saladin, son frère, disputèrent long-temps pour le trône. Philippe, roi de France, étant entré en Normandie, prit Gisors, et incendia, détruisit, ou garda et fortifia un grand nombre d’autres châteaux qu’il avait reçus à rançon, ou dont il s’était emparé de vive force. La même année, le roi Philippe prit en mariage dans la ville d’Amiens Isemburge, sœur du roi des Danois, qui fut en cette même ville consacrée reine par Guillaume, archevêque de Rheims ; mais, par un jugement étonnant de Dieu, aussitôt qu’il l’eut reçue, il la prit tellement en haine, qu’il desira sur-le-champ l’abandonner, et songea à un divorce. Gui, archevêque de Sens, mourut, et eut pour successeur Michel, doyen de l’église de Paris.


[1194]


Richard, roi d’Angleterre, s’étant racheté, au moyen de sommes immenses, retourna dans sa terre. Assiégeant aussitôt un château que Gui de Vaugrigneuse tenait pour le roi de France, il s’en empara peu de temps après, et fit de même de beaucoup d’autres châteaux de sa terre, retenus par le roi de France. Etant venu à Tours, il chassa de l’église les chanoines de Saint-Martin, et enleva violemment leurs biens. Tancrède, roi de Sicile, et Roger, son fils, déjà sacré roi, quittèrent le trône avec la vie. Henri, empereur des Romains, l’ayant appris, attaqua par terre et par mer la Pouille et la Sicile, et, reçu par les princes, soumit tout le pays à sa domination. Philippe, roi de France, entrant dans la Normandie, assiégea et prit Verneuil, puis brûla et détruisit la ville d’Evreux.


[1195]


Henri, empereur des Romains, ayant pris possession de la Sicile, s’en retourna en Allemagne, emmenant avec lui les trésors des rois de Sicile, la femme et la fille de Tancrède, et quelques grands qui avaient conspiré contre lui, et laissa à Palerme, en ce pays, sa femme et son fils Frédéric. Une innombrable armée de Sarrasins passa par mer d’Orient en Espagne, vainquit dans une bataille le roi de Castille, prit et ravagea par le pillage et le meurtre une partie de l’Espagne. La France fut affligée pendant quatre années consécutives par une violente famine qui fit tellement souffrir le peuple, que ceux qui auparavant florissaient dans la richesse furent réduits à mendier publiquement.

Philippe, roi de France, détruisit de fond en comble Vaudreuil, dont il était en possession, et peu de jours après, ayant reçu sa sœur, demeurée entre les mains de Richard, roi d’Angleterre, il la donna en mariage au comte de Poitiers. Ensuite le roi ayant rassemblé des troupes près d’Issoudun, dans le pays de Bourges, et le roi d’Angleterre se tenant avec les siens du côté opposé, les deux armées se préparèrent au combat mais, par l’œuvre du Seigneur, il arriva, contre l’attente de tous, que le roi d’Angleterre, déposant les armes, se rendit avec un petit nombre de gens vers le roi de France, et là, en présence de tous, lui fit hommage pour le duché de Normandie et les comtés de Poitou et d’Anjou. Les deux rois firent donc serment en cet endroit de demeurer désormais en paix. Foulques, prêtre de Paris, commença à prêcher en France, et amena un grand nombre de gens à restituer leurs usures.


[1196]


Il y eut au mois de mars, en plusieurs endroits, une soudaine et excessive inondation d’eaux et de fleuves, qui détruisit des villes avec leurs habitans, et brisa plusieurs ponts établis sur la Seine. Il y eut par toute l’Allemagne une grande agitation pour la délivrance du pays d’outre-mer ; et l’évêque de Mayence, le duc de Saxe, et un grand nombre d’évêques et de princes, firent vœu de prendre la sainte croix. L’empereur Henri fit aussi sur les côtes de la Pouille et de la Sicile de grands préparatifs, tant en vaisseaux qu’en vivres. Le divorce fut prononcé entre Philippe, roi de France, et sa femme, la reine Isemburge, la parenté ayant été prouvée entre elle et celle que le roi avait épousée auparavant. Richard, roi d’Angleterre, rompant le serment qu’il avait fait au roi de France, prit par ruse, et détruisit de fond en comble le château de Vierzon dans le pays de Bourges. C’est pourquoi le roi de France Philippe, rassemblant une armée, assiégea Aumale. Pendant qu’il était arrêté à cette ville, le château de Nonancourt fut livré au roi d’Angleterre pour une somme d’argent qu’il donna aux chevaliers chargés de le garder mais le roi de France, n’abandonnant pas ledit château d’ Aumale, fit dresser des pierriers et d’autres machines, et l’assiégea jusqu’à ce qu’ayant renversé la tour et les murs, il forçât les assiégés à se rendre. Après avoir rasé le château de fond en comble, il assiégea Nonancourt, s’en empara en peu de temps, et le remit à la garde de Robert, comte de Dreux. Maurice, évêque de Paris, mourut, et eut pour successeur Eudes de Souilly. Ledit évêque Maurice, de vénérable mémoire, fit d’innombrables bonnes œuvres, et fonda en particulier, et dota à ses propres dépens les quatre abbayes d’Hermal, d’Hermery, d’Hesdère et de Gif. Comme dans son temps, beaucoup de gens doutaient de la résurrection des morts, à laquelle il croyait très-fermement, il fit en mourant écrire cette cédule : « Je sais que mon Rédempteur est Vivant et que je ressusciterai de la terre au dernier jour, que je serai encore revêtu de cette peau, et que je verrai mon Dieu dans ma chair 9, » et la fit étendre sur sa poitrine, afin quelle pût être lue par tous ceux qui se réuniraient à sa sépulture ; et dans la suite, presque tous les prêtres, à leur mort, imitèrent son exemple.


9. Job, chap.19, v.25, 26

[1197]


Les Allemands qui avaient passé dans le pays d’outre-mer, toujours turbulens, rompirent la trêve conclue entre les nôtres et les Turcs, et attaquèrent et prirent la ville de Béryte. Les Turcs, irrités, attaquent la ville de Jaffa, massacrent tous les habitans, renversent et rasent les remparts. Philippe, roi de France, prit en mariage Marie, fille du duc de Méranie et de Bohême, et marquis d’Istrie, dont il eut dans la suite Philippe, comte de Boulogne, et une fille, qui fut femme du duc de Louvain. Baudouin, comte de Flandre, qui, l’année précédente, avait, à Compiègne, fait hommage à Philippe, roi de France, renonçant ouvertement à sa foi, s’allia avec Richard, roi d’Angleterre, et persécuta partout avec violence le roi de France, son seigneur, et sa terre. Renaud, fils du comte de Dammartin, à qui le roi, par une extrême affection, avait donné en mariage la comtesse de Boulogne avec son comté, quitta aussi son parti. Le mari de la reine de Hongrie, sœur du roi Philippe, étant mort à Acre, ladite reine passa vers le pays d’outre-mer et y mourut quelque temps après.

Dans cette même ville d’Acre et dans le même temps, Henri, comte de Champagne, qui, s’étant marié à la femme du Marquis, régnait sur le royaume de Jérusalem, s’étant approché, le dos tourné, d’une fenêtre dans l’étage supérieur de son palais, vint à tomber, et expira brisé par cette déplorable chute. Sa mère, nommée Marie, qui gouvernait avec vigueur le comté de Champagne ; ayant reçu la nouvelle dé la mort de son fils et de sa sœur la reine de Hongrie, en conçut un violent chagrin, et mourut peu de temps après. Thibaut, son fils, frère de feu Henri, lui succéda dans le comté de Champagne. Les deux filles du comte Henri, qu’il avait eues de la femme du Marquis, demeurèrent à Acre, ainsi qu’une autre qu’elle avait eue avant du marquis Conrad. Amaury, créé roi de Chypre après la mort de Gui, son frère, roi de Jérusalem, prit en mariage ladite Isabelle, mère desdites filles, à qui revenait de droit le royaume de Jérusalem, et alors, pour la première fois, ladite Isabelle fut, avec son mari, couronnée reine à Acre. Pierre, chantre de Paris, célèbre par sa bonne vie et science, mourut dans un monastère appelé Long-Pont. La France fut par le pape Célestin, soumise à l’interdit à cause du divorce du roi de France et de la reine. Ce pape étant mort peu de temps après, Innocent III fut le cent quatre-vingtième pape qui gouverna l’église de Rome. Il fonda l’hôpital du Saint-Esprit, et restaura l’Église de Saint-Sixte. Il composa un livre sur les misères de la condition humaine et fit aussi un grand nombre de décrétales. Henri, empereur des Romains, mourut à Messine en Sicile, laissant entre les mains du pape Innocent son fils Frédéric, encore enfant, et sa femme ; mais il confia le gouvernement de l’Empire, pour cedit enfant, à Frédéric, son frère, duc de Souabe. Les Allemands qui avaient navigué vers la Terre-Sainte, ayant appris la mort de l’empereur, au moment où ils avaient lieu d’espérer de grands succés, retournèrent dans leur pays.


[1198]


Il s’éleva entre les princes d’Allemagne une âpre dissension, les uns voulant élever au trône Philippe, frère de feu l’empereur Henri, et les autres Othon, fils du duc de Saxe, et neveu, par sa sœur, de Richard, roi d’Angleterre. Ainsi ce royaume, longtemps tranquille, fut troublé par différens partis. Cependant Philippe, duc de Souabe, et frère de l’empereur Henri, s’empara d’une grande partie de l’Empire. Othon, secouru du roi d’Angleterre, s’opposa à lui et l’attaqua à diverses fois. Quelques femmes, d’après la prédication de Foulques, prêtre de Paris, méprisant le mariage, et desirant ne servir que Dieu seul, furent placées dans l’abbaye de Saint-Antoine, à Paris, qui fut en ce temps fondée pour elles. A Rosay, dans la Brie, au sacrifice de l’autel, le vin se changea visiblement en sang, et le pain en chair. Dans le territoire du Vermandois, un chevalier mort ressuscita, prédit à beaucoup de personnes un grand nombre d’événemens futurs, et ensuite vécut long-temps sans boire ni manger. En France, vers la fête de saint Jean-Baptiste, il tomba du ciel, pendant la nuit, une rosée emmiellée qui pénétra les épis des moissons, en sorte que beaucoup de personnes les ayant mis dans leur bouche, sentirent parfaitement le goût du miel. Au mois de juillet, il s’éleva dans l’évêché de Paris un violent orage, et il tomba des morceaux de grêle d’une telle grosseur, que depuis Tremblai, métairie de Saint-Denis, jusqu’à un monastère de filles appelé Chelles, et aux lieux environnans, les moissons, les vignes et les bois furent entièrement détruits.

Philippe, roi de France, contre l’attente de tous et contre son édit, rappela à Paris les Juifs qu’il avait chassés, et persécuta violemment les églises de Dieu ; mais il ne tarda pas à en être puni, car Richard, roi d’Angleterre, étant entré dans le Vexin avec une armée innombrable, ravagea tout aux environs de Gisors, et brûla Corcelles et plusieurs autres villages. Il emmena du butin, et cette fois s’en retourna triomphant.


[1199]


Richard, roi d’Angleterre, étant à assiéger un château du comte de Limoges, frappé à l’œil d’un trait d’arbalète, mourut peu de temps après. Son frère Jean, appelé Sans-Terre, lui succéda au trône. Le roi Richard fut enterré à Fontevrault. Après la mort de Richard, roi d’Angleterre, Philippe, roi de France, prit la ville d’Evreux avec les forteresses environnantes, à savoir Avrilly et Agny, et y mit une garnison de gens à lui ; et il ravagea toute la Normandie, jusqu’au Mans. Arthur, comte de Bretagne, et neveu du roi d’Angleterre, tout jeune encore, s’avança avec une forte troupe, prit le comté d’Anjou, et, se rendant au Mans auprès du roi de France, lui fit hommage. La reine Éléonore, mère du roi d’Angleterre, fit hommage à Tours au roi Philippe pour le duché d’Aquitaine et le comté de Poitou, qui lui appartenaient par droit d’héritage. Ensuite une trève fut conclue entre le roi de France et le roi d’Angleterre. Henri, archevêque de Bourges, mourut, et eut pour successeur Guillaume, abbé de Charlieu. Michel, archevêque de Sens, mourut aussi et eut pour successeur Pierre de Corbeil, docteur du pape Innocent. On se soumit dans tout le royaume de France à l’interdit général lancé à cause du divorce du roi et de la reine : c’est pourquoi le roi irrité chassa de leurs sièges tous les évêques de son royaume qui avaient consenti à cet interdit, mit hors de sa terre leurs chanoines et leurs clercs, et combla la mesure du mal en renfermant dans son château d’Etampes la reine Ismeburge COQUILLE, sa femme légitime. Il ajouta encore à tout cela une autre chose qui troubla toute la France, car il enleva aux hommes de ses chevaliers la troisième partie de leurs biens, et extorqua à ses bourgeois des tailles et d’innombrables exactions.


[1200]


A la fête de l’Ascension du Seigneur, la paix fut rétablie entre le roi de France et le roi d’Angleterre. Le lundi suivant, Louis, fils aîné du roi des Français, prit en mariage Blanche, fille d’Alphonse, roi de Castille, et petite-fille du roi d’Angleterre. A l’occasion de ce mariage, Jean, roi d’Angleterre, céda audit Louis et à ses héritiers toutes les forteresses, villes et châteaux, et tout le pays que Philippe, roi de France, avait pris sur les rois des Anglais, et lui abandonna toute la terre en deçà de la mer, pour en jouir après sa mort, en cas qu’il lui advînt de mourir sans héritiers. Cursat, empereur des Grecs, éleva si haut en Grèce son frère Alexis, qu’il était regardé comme possédant un pouvoir égal à celui de l’empereur, dont il ne différait que par le privilège de la couronne et le seul nom de la dignité. Enorgueilli de ces honneurs, Alexis séduisit les grands par ses présens, et, fratricide plein de scélératesse, se révolta contre son frère et son seigneur, et, après l’avoir renversé du trône, il lui fit crever les yeux et le renferma dans une prison. Ensuite, ayant ignominieusement usurpé le nom d’empereur, il donna ordre de crever les yeux au fils de l’empereur Cursat, nommé Alexis. Alexis en ayant été instruit, se réfugia auprès de Philippe, roi des Romains, mari de sa soeur.


[1201]


Octavien, évêque d’Ostie, et Jean, évêque de Velletri, vinrent en France en qualité de légats, et, par leurs avertissemens, le roi de France, Philippe, reçut en grâce, en quelque façon, sa femme Isemburge, et se sépara de son autre femme ; c’est pourquoi, levant l’interdit de la France, les légats convoquèrent à Soissons un concile dans lequel, en présence du roi et des évêques et barons de tout le royaume, on traita pendant quinze jours de la confirmation ou de la rupture du mariage de la reine Isemburge. Après beaucoup de différentes discussions des juris-consultes, le roi, ennuyé de tant de longueurs, laissa là les cardinaux et les évêques, et s’éloigna dès le grand matin avec sa femme Isemburge, sans leur dire adieu. Il leur manda par ses messagers qu’il emmenait sa femme avec lui, comme lui appartenant, et qu’il ne voulait pas se séparer d’elle. A ce message, tous restèrent stupéfaits et le concile fut rompu. La reine Marie, que le roi Philippe avait épousée après la reine Isemburge, ayant appris la nouvelle de son divorce, accablée par la douleur, mourut à Poissy. Les deux enfans qu’elle avait donnés au roi furent dans la suite, à la prière du roi de France, déclarés légitimes par un acte du pape Innocent.

La mort de Thibaut, comte de Troyes, arrivée en ce temps, causa aux siens et à beaucoup de gens un violent chagrin, à cause de son excellent caractère, et parce qu’ayant pris la croix, on espérait qu’il partirait pour le pèlerinage de Jérusalem. Il avait récemment pris en mariage la sœur du roi de Navarre, qui eut de lui deux enfans, une fille qu’elle mit au monde du vivant de son mari, et un fils dont elle était enceinte et dont elle accoucha après sa mort. L’église de Mirebeau, en Poitou, fut consacrée et l’on y établit des chanoines. Gautier, comte de Brienne, vint à Rome pour le motif suivant : La femme de feu Tancrède, roi de Sicile, long-temps retenue prisonnière avec ses enfans par Henri, empereur des Romains, qui s’était emparé de la Sicile, s’était enfin échappée avec ses filles, et s’était réfugiée auprès dudit comte auquel elle avait fiancé une de ses filles : c’est pourquoi ledit comte s’étant adjoint les compagnons qu’il put trouver, partit pour Rome afin de réclamer les droits héréditaires de sa femme, et fut reçu solennellement par le pape Innocent. Fortifié par son secours, une partie de la Campanie lui ayant été livrée, il en vint aux mains avec le tyran Tybod 10 qui s’était emparé de ce pays, le mit en fuite avec son armée, le poursuivit et le vainquit. Dans un second combat livré devant la ville de Capoue, noble ville de la Pouille, l’armée dudit tyran fut taillée en pièces, et lui-même, prenant la fuite avec un petit nombre de gens, se renferma dans une forteresse. Le comte de Brienne ayant donc remporté cette victoire, fut élevé au premier rang, et bientôt, par ses heureux succès, il soumit à sa domination, et arracha à la tyrannie de Tybod, la plus grande partie du pays.


10. Dieppold

[1202]


Éléonore, reine d’Angleterre, étant morte, le roi de France Philippe somma le fils de ladite reine, Jean, roi d’Angleterre, de venir à Paris lui faire hommage pour le duché d’Aquitaine et les comtés de Poitou et d’Anjou qui lui revenaient après la mort de sa mère. Mais Jean n’ayant nullement comparu au jour fixé, et n’ayant envoyé personne à sa place avec des pouvoirs suffisans, le roi de France se prépara à la guerre, entra en Normandie, détruisit de fond en comble une forteresse appelée Boutavant, ensuite prit et brûla les châteaux d’Arques, de Mortemar et de Gournay ; puis, s’empara de Conches, de l’ile d’Andely et de Vaudreuil ; après quoi il assiégea le très-fort château de Gaillard, situé sur la Seine, au haut d’une roche très-élevée, et le prit enfin après un siège de six mois. Parcourant ainsi la Normandie, il ravagea tous les environs par le pillage et la flamme.

En ce temps mourut Foulques, ce très-célèbre prêtre, qui, par ses prédications dans différentes provinces, avait excité beaucoup de gens à marcher au secours de la Terre-Sainte. D’innombrables milliers de pélerins, excités par les exhortations dudit Foulques, prirent le chemin de Jérusalem. Leurs vaisseaux ayant été agités pendant tout l’été par la violence des vents, dans le détroit qui sépare l’Espagne de l’Afrique, un grand nombre, après de longs détours, abordèrent au port de Marseille, ne pouvant s’avancer au-delà. Louis, comte de Blois, Baudouin, comte de Flandre, et beaucoup de grands et de prélats du royaume de France qui avaient pris la croix, après avoir couru sur mer beaucoup de dangers, parvinrent à Venise. Mais comme de là ils voulaient passer vers la Terre-Sainte, il survint entre eux et les Vénitiens des causes d’empêchement d’où il arriva que les pélerins ayant souffert beaucoup de dommages, les uns se retirèrent, d’autres poussèrent plus loin, et d’autres étant restés dépensèrent presque tout ce qu’ils avaient. Le trente du mois de mai, trois jours avant l’Ascension du Seigneur, il y eut dans le pays d’outre-mer un tremblement de terre, et une voix terrible fut entendue. Une grande partie de la ville d’Acre, avec le palais du roi, s’écroulèrent, et il périt un grand nombre d’habitans. Tyr fut presque entièrement renversée. La très-forte ville d’Archas fut détruite jusqu’à terre ; la plus grande partie de Tripoli s’écroula, et beaucoup d’habitans furent écrasés. Antarados, où l’on dit que l’apôtre saint Pierre avait construit la première basilique de la Mère de Dieu, ne reçut aucune atteinte. Cet événement fut suivi de stérilité et de mortalité d’hommes. Guillaume, archevêque de Rheims, étant venu à Laon, y fut attaqué d’une maladie subite ; sa langue s’étant embarrassée, il mourut intestat ; peu de temps après, son neveu Retroc, évéque de Châlons, mourut de la même manière.

Jean, roi d’Angleterre, prit Arthur, comte de bretagne, fils de son frère aîné, feu Geoffroi, que le roi de France Philippe avait envoyé faire la guerre en Aquitaine, et qu’il avait récemment fait chevalier. Le roi d’Angleterre, dis-je, le prit à Mirebeau, avec plusieurs autres, dans un moment où il n’était pas sur ses gardes ; mais les autres pris avec lui ayant été délivrés par le moyen d’otages, on rapporte que le roi Jean fit secrètement périr Arthur. C’est pourquoi, accusé et cité par les barons de France devant le roi des Français, dont il était le vassal, comme après beaucoup de citations il ne voulut point comparaître, il fut, par le jugement des pairs, dépouillé de ses fiefs. Arthur ayant donc été tué, comme nous l’avons dit, et sa sœur Éléonore étant retenue en exil en Angleterre, leur mère Constance, comtesse de Bretagne, reçut en mariage Guy de Thouars, qui dans la suite mourut de la lèpre. Il eut d’elle une fille, qui plus tard fut donnée en mariage avec le comté de Bretagne à Pierre Mauclerc, fils de Robert, comte de Dreux, et oncle de Philippe, roi de France. Les Tartares, après le meurtre de leur seigneur David, roi de l’Inde, sortirent alors pour la première fois de l’Orient, pour la destruction des peuples.


[1203]


Philippe, roi de France, regagnant de nouveau la Normandie, prit le très-fort château de Falaise, celui de Domfront et celui de Caen, et soumit à sa domination tout le territoire environnant jusqu’au mont Saint-Michel. Enfin les Normands lui demandant pardon, lui rendirent toutes les villes qu’ils gardaient, à savoir, Coutances, Bayeux, Lisieux et Avranches, avec les châteaux et les faubourgs car comme il avait déjà pris Evreux et Caen, il ne restait plus de toute la Normandie que Rouen, Arques et Verneuil.

Les pèlerins du royaume de France, après avoir été long-temps arrêtés à Venise, conclurent avec les Vénitiens quelques conventions, et marchant vers Zara, ville maritime du roi de Hongrie, ennemie des Vénitiens, l’assiégèrent, la prirent et la livrèrent aux flammes. Alors Alexis, fils de Cursat, empereur de Grèce, ayant appris que les Français étaient avec les Vénitiens à Zara, leur manda par des envoyés que s’ils voulaient le secourir, il les acquitterait de trente mille marcs qu’ils devaient aux Vénitiens, paierait le prix de leurs vaisseaux, soumettrait au pape l’Église d’Orient, et secourrait admirablement la Terre-Sainte. Les Français à ce message firent venir vers eux Alexis, qui leur prêta et reçut d’eux le serment d’accomplir leurs promesses mutuelles. Ils firent voile avec lui et les Vénitiens vers Constantinople, où ils arrivèrent en peu de temps. Naviguant avec intrépidité au milieu des flots de la mer étroite appelée le Bosphore ou le Bras de Saint-George, ils s’emparent d’une tour appelée Galata, et brisent la chaîne qui forme l’entrée du port. Se rendant maîtres des côtes, ils prennent de vive force le territoire environnant, et contraignent les Grecs à fuir et à se réfugier dans la ville. Ce que voyant, l’usurpateur de l’Empire, à la tête de trente mille cavaliers et d’une quantité innombrable d’hommes de pied, se disposa à livrer bataille aux Français et aux Vénitiens. Les deux partis étaient près l’un de l’autre, à une portée de flèche, lorsque, miraculeusement saisi de terreur, le tyran se retira dans la ville, et dans la nuit même s’enfuit avec un petit nombre de gens. Les Grecs, apprenant sa fuite, s’assemblèrent dans le palais, et on élut solennellement le jeune exilé. Le matin venu, ils ouvrent les portes, et, entrant sans armes dans le camp des Français, ils demandent celui qu’ils viennent d’élire, et, le recevant aussitôt, ils délivrent Cursat son père de la prison ou il était renfermé. Cela fait, ils paient le prix des vaisseaux et les dettes des Français aux Vénitiens, et donnent aux Français et aux Vénitiens deux cent mille marcs. Ayant passé là l’hiver avec les Grecs, ils renouvelèrent et confirmèrent les conventions au sujet de l’obéissance à l’Église romaine, et des secours à accorder à la Terre-Sainte.


[1204]


Depuis la fin du mois de janvier jusqu’au mois de mai, il y eut une sécheresse continuelle et une chaleur ardente comme celle de l’été. Philippe, roi de France, assiégea Rouen. Il pressa tellement cette ville par des assauts que les citoyens, voyant qu’ils ne pouvaient eux-mêmes se défendre ni obtenir de secours du roi d’Angleterre, se rendirent a lui. Les deux châteaux de Verneuil et d’Arques, qui avaient résisté jusque là furent livrés au roi de France ; en sorte que le roi, maître de toute la Normandie, composée de sept diocèses, la réunit au corps de son royaume, trois cent trente-deux ans après que le roi Charles, surnommé le Simple, l’avait donnée avec sa fille au Danois Rollon, qui, le premier des ducs normands, reçut le baptême avec le nom de Robert. Ensuite, presque toute l’Aquitaine, avec la ville de Poitiers, se soumit au roi de France. Le corps du royaume s’augmenta ainsi en peu de temps ; et partout où le roi s’avança, il marcha sous de joyeux auspices, et fut accompagné de succès.

Alexis, empereur des Grecs, pria les Français et les Vénitiens qui hivernaient avec lui à Constantinople de sortir de la ville, à cause du mécontentement des Grecs. Ils y consentirent sur-le-champ, et établirent un camp de l’autre côté de la ville. Mais l’empereur, séduit par les conseils de son père et par ceux des Grecs, changea de disposition à leur égard, et se prépara à brûler la flotte qui l’avait amené au trône. Mais par la grâce de Dieu, ses efforts demeurèrent sans succès. Ensuite les Grecs, ayant pris en haine leur empereur Alexis, s’en créèrent un autre ; et l’empereur Alexis, n’ayant d’espoir qu’aux Français, envoya vers eux son familier Morgoulfe 11 avec beaucoup de promesses. Morgoulfe jura de la part de l’empereur qu’il leur livrerait, comme garantie du traité, le palais de Blaquernes. jusqu’à ce qu’il eût entièrement accompli tout ce qu’il avait promis. Mais Boniface, marquis de Montferrat, et les Français, s’étant avancés pour recevoir le palais, ils se trouvèrent joués. Pendant ce temps, Morgoulfe avait révélé aux Grecs le secret de la reddition du palais, et, par haine pour Alexis, il fut aussitôt créé le troisième empereur. Attaquant bientôt Alexis, son seigneur, il le fit étrangler pendant qu’il dormait, et tua Nicolas, qu’on avait aussi élu empereur. Sur ces entrefaites, mourut Cursat, père de l’empereur Alexis. Ensuite Morgoulfe s’étant déclaré l’ennemi des Français et des Vénitiens, ceux-ci prirent la ville de Constantinople, et le tuèrent. L’empereur Alexis étant mort, ainsi que les usurpateurs, les Français, par le conseil du doge de Denise et des autres princes, et avec le consentement du clergé et du peuple, créèrent empereur Baudouin, comte de Flandre.

Pierre, roi d’Aragon, offrit son royaume à l’Église romaine, dont il se reconnut tributaire. Le comte de Tripoli et le roi d’Arménie se disputèrent long-temps à main armée la principauté d’Antioche.


11. Murzuphle.

[1205]


Les Français et les Vénitiens qui avaient pris Constantinople, tandis que tout leur avait jusque là heureusement réussi, reçurent, vers la fête de Pâques, un important échec. Le roi des Blacques et des Bulgares, les ayant attaqués, de concert avec les Comans, les Grecs et les Turcs, les vainquit ; par la permission du Seigneur, les principaux d’entre eux périrent dans le combat. Par un commun conseil, leur armée fut divisée en trois parties. Les uns se tenaient à la garde de Constantinople ; les autres, avec Henri, frère de l’empereur Baudouin, se répandant partout, se rendaient maîtres des villes et châteaux non encore soumis, et veillaient à empêcher ceux qui l’étaient de se révolter. L’empereur Baudouin, avec les grands, assiégea la ville d’Andrinople, éloignée de l’espace de cinq journées de Constantinople. Comme ils étaient donc arrêtés à ce siège, harcelés un jour par les ennemis, Louis, comte de Blois, et d’autres nobles, les attaquèrent témérairement et les poursuivirent trop loin. Lors ils furent entourés par un grand nombre d’ennemis, qui sortirent des embuscades dressées de tous côtés, et il se fit un misérable carnage des Français. L’empereur fut pris, et un grand nombre de nobles furent tués. Ainsi privée de ses chefs, l’armée leva le siège, et vint à Constantinople. Gautier, comte de Brienne, qui s’était emparé de la plus grande partie de la Pouille, et avait eu jusques alors la fortune prospère, entouré par Tybod, fut blessé et pris, et mourut peu de temps après.

Philippe, roi de France, s’empara, après un long siège, de Loches et de Chinon, châteaux très-fortifiés. Par là toute la Touraine et tout l’Anjou furent délivrés de la domination du roi d’Angleterre.


[1206]


La reine Adèle, mère de Philippe, roi de France, mourut à Paris, et fut enterrée en Bourgogne à Pontion, auprès de feu son père Thibaut, comte de Champagne et de Blois. Jean, roi d’Angleterre, passa en Aquitaine, et amena avec lui d’innombrables troupes vers La Rochelle. Philippe, roi de France, marcha à sa rencontre avec de grandes forces. Les deux armées n’étant pas loin l’une de l’autre, il ne s’engagea cependant aucun combat ; Jean, roi d’Angleterre, voyant ses provisions épuisées, laissa là l’expédition, et fut forcé de s’en retourner sans avoir réussi. Othon, qui avait long-temps disputé, au sujet de l’Empire, contre Philippe, roi des Romains, abandonné de ses partisans, demeurait à Cologne, seule ville qui lui fût favorable. Mais Philippe assiégea Cologne ; les citoyens étant sortis pour combattre, furent vaillamment repoussés ; et Othon ayant été honteusement mis en fuite, Cologne se rendit à Philippe.

Comme à Constantinople on n’avait aucune certitude sur la mort ou sur la vie de l’empereur Baudouin, les Français et les Latins élevèrent au trône de l’Empire et couronnèrent Henri, son frère, jeune homme d’une très-grande bravoure. Dans le même temps, un certain clerc, nommé Galon, revenant de Constantinople dans son pays, apporta en France avec lui la partie antérieure de la tête de saint Jean-Baptiste, et en fit présent à l’église d’Amiens. La veille de Saint-Nicolas, chose peu commune en hiver, le tonnerre gronda, des éclairs brillèrent, et dans beaucoup d’endroits, des édifices en furent consumés. Il s’ensuivit de tels torrens de pluie qu’il n’y avait personne de cette époque qui dît avoir jamais vu fondre un tel déluge et inondation. La Seine, à Paris, brisa trois arches du Petit-Pont, renversa en cette ville un grand nombre de maisons, et causa ailleurs beaucoup de dommages. Barthélémy, archevêque de Tours, mourut, et eut pour successeur Geoffroi de Lande.


[1207]


Satalie, ville très-fortifiée, munie d’un port, d’où l’on passait aisément en Sicile, qui avait appartenu jusqu’alors aux Chrétiens, mais aux Chrétiens grecs, fut assiégée par le soudan d’Iconium, qui la prit au grand dommage de la chrétienté, et la soumit à la domination des Turcs. Les habitans furent, les uns pendus, les autres jetés dans les fers. Philippe, roi de France, étant entré en Aquitaine, ravagea la terre du vicomte de Thouars, qui avait quitté son parti et embrassé celui du roi d’Angleterre, prit Parthenay, et, détruisant beaucoup d’autres forteresses environnantes, en laissa quelques-unes fortifiées à la garde du sénéchal Guillaume Des Roches. Hugues, évêque d’Autun, mourut, et eut pour successeur Guillaume, qui obtint pour son église, du roi de France Philippe, une perpétuelle franchise des régales.

Dans le même temps, l’exécrable hérésie des Albigeois, la plus outrée peut-être de toutes les erreurs, se glissait dans beaucoup d’endroits, et faisait d’autant plus de mal que c’était avec plus de secret. Elle avait surtout éclaté avec plus de force dans la terre du comte de Toulouse et des princes voisins, où, professant hautement leur erreur, ces hérétiques rejetaient la suprématie et les décisions de l’Église de Rome, évitaient la fréquentation des Chrétiens soumis à la communion, disant qu’aucun de ceux qui y sont soumis, ou qui y croient, ne peut être sauvé ; niaient ou pervertissaient tous les articles de la foi, blasphémaient contre toute religion, tout culte et tout ordre religieux, et contre la piété de l’Église catholique condamnaient tout le genre humain, excepté eux seuls et leurs conventicules, et tournaient en dérision l’Église des Catholiques. C’est pourquoi, par le conseil du pape Innocent, on envoya en ce pays l’abbé de Cîteaux et d’autres abbés du même ordre, à peu près au nombre de treize. C’étaient tous hommes éprouvés, instruits dans la sagesse et la faconde, prêts à satisfaire tous ceux qui le demanderaient sur les vérités de la foi, pour lesquelles ils ne craignaient pas même de sacrifier leur vie. Étant donc sortis de Cîteaux au mois de mai, ils descendirent la Saône, gagnèrent le Rhône à peu de frais, sans nuls chevaux, afin de se montrer partout hommes évangéliques. Arrivés au but de leur voyage, ils se partagèrent par deux ou trois, et parcoururent ce pays, attaquant les ennemis de la foi par les traits de la saine doctrine. A peine cependant, parmi beaucoup de milliers d’hommes, en trouvèrent-ils un petit nombre observateurs de la véritable foi. Les autres dont le nombre était infini, tenaient avec tant d’opiniâtreté à leur erreur, qu’ils ne consentaient pas à entendre les leçons de la vérité mais que, comme de sourds aspics, ils bouchaient leurs oreilles à la voix des savans enchanteurs, de peur que la vérité n’arrivât jusqu’à leurs esprits obscurcis de ténèbres. Pendant trois mois donc, accablés de beaucoup de fatigue et assaillis d’embûches, dans les villes, les villages et les châteaux, ils convertirent un petit nombre de gens, et instruisirent et confirmèrent dans leur foi le peu de fidèles qu’ils trouvèrent. Avec eux était le vénérable Elidac 12, évêque d’Osma, ville d’Espagne, qui, s’efforçait aussi de gagner des ames à Dieu, fournissait amplement sur ses revenus une abondante nourriture aux prédicateurs de la parole de Dieu.

Comme en Angleterre, après la mort d’Hubert, archevêque de Cantorbéry, on avait élu, par un choix unanime, Étienne, supérieur de Cantorbéry, Jean, roi d’Angleterre, voulant et ne pouvant en établir un autre sur le siège, fut saisi d’une telle colère qu’il chassa le chapitre de Cantorbéry, et confisqua ses revenus ecclésiastiques. C’est pourquoi le pape Innocent sacra archevêque le susdit Étienne, prètre-cardinal de Saint-Chrysogone, qui, excommuniant le roi à cause de l’expulsion des chanoines et de la confiscation de leurs biens, jeta un interdit sur l’Angleterre.


12. Diégo de Azches

[1208]


Le moine Pierre de Castelnau, envoyé en qualité de légat par le pape Innocent dans la terre des Albigeois, excommunia le comte de Toulouse. Alors le comte, promettant de faire pénitence de ses péchés, l’appela au village de Saint-Gilles ; cependant il ne voulut point faire satisfaction, et le menaça publiquement de la mort. Le légat s’étant donc retiré, {{page|Chronique de Guillaume de Nangis.djvu/113|num=113} hérétiques ; ils seraient absous par lui-même de tous les péchés qu’ils avaient commis depuis le jour de leur naissance, et dont ils se seraient confessés. Guillaume Des Roches, maréchal de France, à qui Philippe, roi de France, avait remis la garde de quelques forteresses dans le Poitou, ainsi qu’il a été dit plus haut, ayant rassemblé environ deux cents chevaliers, attaqua à l’improvisté et vainquit le vicomte de Thouars et Savary de Mauléon, qui, par l’ordre du roi d’Angleterre, étaient entrés avec une forte troupe de gens sur le territoire du roi de France, et en emmenaient du butin ; Guillaume prit plus de quarante chevaliers, qu’il envoya à Paris au roi de France son seigneur. Eudes, évêque de Paris, mourut, et eut pour successeur Pierre, trésorier de Tours. Guillaume, archevêque de Bourges, s’endormit dans le sein du Christ, dans le temps qu’il se préparait à marcher contre les Albigeois. Geoifroi de Lande, archevêque de Tours, mourut empoisonné, et eut pour successeur Jean du Fay, doyen de l’église de Tours.


[1209]


Philippe, roi des Français, prit par la force des armes un château fortifié, nommé Garplie, situé dans la partie septentrionale de la petite Bretagne, et qui fournissait un facile passage vers l’Angleterre. Les Bretons l’avaient muni d’armes, d’hommes et de vivres, y recevaient les Anglais, ennemis du royaume de France, et causaient beaucoup de dommage à la province environnante. Un illustre et valeureux chevalier français, nommé Jean de Brienne, ayant été élu roi de Jérusalem par les habitans du pays d’outre-mer, s’embarqua en grand appareil, et, abordant à la ville d’Acre la veille de l’Exaltation de la Sainte-Croix, prit en mariage le lendemain matin la fille aînée de la reine Isabelle, qu’elle avait eue de feu le marquis Conrad. Peu de temps auparavant, la reine Isabelle était morte, et avait laissé trois filles ; l’héritage du royaume appartenait donc, par droit de primogéniture, à celle que Jean prit en mariage. Le dimanche après la fête de saint Michel avec la faveur des princes et du peuple de la Terre-Sainte, ledit Jean de Brienne fut, avec sa femme, couronné solennellement roi de Jérusalem à Tyr, et Amaury, roi de Chypre, qui avait long-temps régné au titre de sa femme feu la reine Isabelle, déposa alors le titre de roi de Jérusalem.

Othon, roi des Romains, étant entré en Italie, fut reçu avec respect par la plupart des villes, et, favorisé par le pape Innocent, malgré la volonté du roi de France Philippe et l’opposition de la plus grande partie des Romains et des grands de l’Empire, fondée sur ce que feu son père, le duc de Saxe, avait été, par le jugement des barons, convaincu du crime de lèse-majesté envers l’empereur Frédéric, condamné et dépouillé à jamais de la dignité ducale, il reçut à Rome, un dimanche, vers la fête de saint Michel, la bénédiction impériale. Dans cette bénédiction, le pape exigea de lui le serment d’être fidèle à l’Église, de maintenir ses droits, et de ne faire aucune attaque contre le royaume de Sicile. Aussitôt, le jour même, il viola et rompit ces sermens ; c’est pourquoi il s’éleva dès ce moment entre lui et le pape une violente haine.

De toutes les parties de la France, des évêques, des chevaliers, des barons, et une multitude infinie de peuple, ayant pris la croix contre les hérétiques Albigeois, se rassemblèrent au mois de juin a Lyon ; et de là, s’avançant vers la Provence, enflammés de colère contre ces hommes pestiférés et transfuges de leur foi, ils se préparèrent à combattre les Albigeois, auxquels se joignit le comte de Toulouse, qui, après avoir fait satisfaction de ses péchés, avait reçu l’absolution du pape par les mains d’un de ses légats. Ils assiégèrent d’abord et prirent d’assaut la ville de Béziers, et n’épargnèrent ni le sexe, ni l’âge, mais massacrèrent également tous les habitans, depuis le plus petit jusqu’au plus grande en sorte qu’il périt dix-sept mille hommes par le fer et par le feu. De là, gagnant Carcassonne, où s’étaient rassemblés un grand nombre de gens du pays environnant, ils l’assiégèrent aussitôt. Mais Roger de Béziers, renfermé dans Carcassonne, homme perfide, dont la perversité avait favorisé cette contagieuse erreur, voyant la force et l’audace des catholiques, et l’impuissance dans laquelle étaient les siens de faire résistance, fit avec les nôtres un traité, par lequel il serait permis aux siens de se retirer où ils voudraient sans emporter leurs biens. Les habitans ayant quitté la ville, Roger seul fut retenu sous une étroite garde. Les nôtres prirent possession de la ville, et mirent à la tête de tout le pays Simon de Montfort vaillant chevalier. On laissa sous son commandement tout ce qu’on trouva dans la ville et une partie de l’armée. Après ces exploits, les autres s’en retournèrent chez eux. Les Albigeois, voyant le départ des princes, causèrent aux nôtres beaucoup de dommages, car ils couraient secrètement vers les châteaux et les forteresses, prenant les chevaliers et leurs suivans laissés à la garde des villes, tuaient les uns, et en défiguraient un grand nombre, en leur coupant les oreilles, le nez, la lèvre supérieure, et leur faisant subir d’autres cruautés. Ils tuèrent un abbé de l’ordre de Cîteaux, qu’ils rencontrèrent voyageant avec sa suite, blessèrent un moine, et, le croyant mort, le laissèrent sur la route. Gérard de Pépieux, homme très-puissant de ce pays, étant venu avec une multitude d’hommes d’armes à une ville qui tenait pour le parti catholique, et ne pouvant s’emparer de six chevaliers, d’un prêtre et de cinquante serviteurs qui y étaient renfermés, il s’engagea par serment, s’ils se rendaient, à les conduire tranquillement jusqu’à Carcassonne. Les assiégés s’étant rendus, comme ils furent arrivés à la propre maison de Gérard sans soupçonner aucune trahison, ils furent aussitôt dépouillés et plongés dans une prison. Les chevaliers, le prêtre et les autres, ayant été tirés de la prison, Gérard les fit placer sur du feu entretenu par de la paille et beaucoup de bois, tandis que ses ministres criaient et blasphémaient en ces termes la sainte Marie, mère de Dieu « Ah ! coquine de sainte Marie ! » Quoique liés à ce feu, ils demeurèrent cependant trois jours sans être brûlés. Après avoir fait subir aux chevaliers divers supplices pour les forcer à renier le Christ et la foi catholique, comme ils persévéraient cependant dans leur foi, ils leur crevèrent les yeux avec leurs propres pouces, et leur coupèrent les oreilles, le nez et la lèvre supérieure. Un d’entre eux, glorieux martyr, succomba à ces tourmens ; les autres survécurent. Le comte de Foix, rompant l’alliance qu’il avait conclue avec les catholiques, abandonna son fils unique, qu’il avait donné pour otage, et retourna à son vomissement, préférant la perversité hérétique à la foi catholique. Dans la suite, il causa aux nôtres beaucoup de chagrins.


[1210]


Les grands et les évêques de la Franee entreprirent de nouveau une célèbre expédition contre les Albigeois. Ils rassemblèrent donc une armée, s’avancèrent vers la ville de Minerve, l’assiégèrent et la prirent. On permit à ceux des assiégés qui voulurent abjurer l’hérésie, de se retirer en liberté ; mais on en trouva environ cent quatre-vingts qui aimèrent mieux se laisser brûler que d’abjurer l’hérésie. Ensuite on assiégea Termes, château très-fortifié. Là, un arbalétrier, ayant frappé d’un trait, sur la croix qu’il avait sur l’épaule, un pèlerin qui portait des branchages pour combler les fosses, le trait rebroussa comme s’il eût frappé sur une pierre. De tous côtés, tous accoururent, et furent saisis d’admiration lorsqu’ils trouvèrent vivant celui qu’ils croyaient mort, car le coup l’avait renversé mais on ne trouva aucune déchirure sur son vêtement, ni aucune blessure sur son corps. Les assiégés, fatigués enfin d’un long siège, s’étant enfuis dans la nuit, furent arrêtés par nos gardes, qui en égorgèrent tant qu’ils en trouvèrent.

A Paris, quatorze hommes, dont quelques-uns étaient prêtres, furent convaincus d’hérésie. Dix d’entre eux furent livrés aux flammes, et quatre furent renfermés. Entre autres choses qu’ils enseignaient impudemment, ils prétendaient que le pouvoir du Père avait duré tant, que la loi de Moïse avait été en vigueur, et que, comme il a été écrit que les anciens cèderaient la place aux nouveaux venus après l’arrivée du Christ, tous les mystères de l’ancien Testament avaient été abolis, et la nouvelle loi avait été en vigueur jusqu’à ce temps, c’est-à-dire celui où ils prêchaient ces doctrines. Ils disaient que cette époque était la fin des mystères du nouveau Testament, que le temps du Saint-Esprit était arrivé, et que la confession, le baptême, l’eucharistie et les autres sacremens, sans lesquels il n’y a point de salut, ne seraient plus d’usage désormais ; mais que chacun pouvait être sauvé s’il était inspiré par la seule grâce intérieure du Saint-Esprit, sans aucun acte extérieur. Ils étendaient si loin le pouvoir de la charité, qu’ils disaient qu’une action qui autrement aurait été un péché, ne l’était pas si elle était faite dans l’esprit de charité ; c’est pourquoi ils se livraient, au nom de la charité, aux fornications, aux adultères et aux autres plaisirs des sens. Ils promettaient l’impunité aux femmes avec lesquelles ils péchaient, et aux simples qu’ils trompaient, et leur prêchaient Dieu comme bon seulement, et non comme juste.

Henri, empereur des Grecs, ayant rassemblé une armée, parcourut la Grèce, soumit ce qui lui résistait, pacifia ce qui lui était soumis, et étendit de tous côtés les bornes de sa domination. Othon, empereur des Romains, selon le projet qu’il en avait conçu depuis long-temps, s’empara des châteaux et forteresses appartenant à l’Église romaine, prit Montefiascone et presque toute la Romanie ; de là, passant dans la Pouille, il attaqua la terre de Frédéric, roi de Sicile, fils de l’empereur Henri, et prit un grand nombre de villes et de châteaux du fief de l’Église romaine. Des messagers ayant été envoyés de part et d’autre, comme l’empereur ne voulait en aucune manière rendre ce dont il s’était emparé, et faisait même dépouiller par des gens à lui, qu’il avait placés dans des châteaux, ceux qui se rendaient à Rome, le Pape convoqua un concile de ses cardinaux, dans lequel il lança contre lui une sentence d’excommunication ; ensuite, comme Othon ne voulait pas revenir sur ses fautes, et continuait encore davantage à s’emparer des biens de l’Église et à interdire le passage à ceux qui se rendaient à Rome, le pape délia ses sujets du serment de fidélité envers lui, défendant, sous peine d’anathême, que personne l’appelât empereur, ou le regardât comme tel ; c’est pourquoi Othon fut abandonné par le landgrave duc de Thuringe, l’archevêque de Mayence, l’archevêque de Trèves, le duc d’Autriche, le roi de Bohême, et beaucoup d’autres, tant ecclésiastiques que séculiers.

Dans ce temps florissait, dans le territoire de Beauvais, Hélinand, moine de Froidmont, auteur d’une chronique exacte, prenant depuis le commencement du monde, et allant jusqu’à son temps ; d’un livre sur le gouvernement des princes et d’un autre intitulé Lamentations d’un moine déchu.


[1211]


L’empereur Othon ayant été, comme on l’a dit plus haut, réprouvé par l’autorité apostolique et privé de la dignité impériale, les barons d’Allemagne, par le conseil de Philippe, roi de France, élurent roi des Romains Frédéric, roi de Sicile, fils de feu l’empereur Henri et de Constance, sœur de feu Guillaume, roi de Sicile, et demandèrent au Pape de confirmer cette élection. Frédéric, appelé de Sicile, vint à Rome, et fut reçu avec honneur par les habitans de cette ville. Quittant Rome, il passa les Alpes, arriva en Allemagne, où presque tous l’accueillirent favorablement, et reçut à Mayence la couronne du royaume d’Allemagne. Etant ensuite venu à Vaucouleurs, château situé en Lorraine, sur la Meuse, Philippe, roi de France, lui envoya en cet endroit son fils Louis, pour qu’ils conclussent une mutuelle alliance, comme celle qui avait existé anciennement entre leurs prédécesseurs.

Philippe, roi de France, étendit les limites de Paris depuis le Petit-Pont jusqu’au-delà de l’abbaye des chanoines réguliers de Sainte-Geneviève, et entoura de murs très-solides les jardins et les champs, de droite et de gauche, Un roi des Sarrasins, nommé Miramolin entré avec une grande armée sur le territoire d’Espagne, et superbe en ses paroles, fit la guerre au roi de Castille et aux Chrétiens. Ceux-ci, aidés par les illustres rois d’Aragon et de Navarre, 1ui livrèrent bataille en la foi et au nom du Christ, et le vainquirent, avec l’aide de Dieu et de quelques chevaliers français. Dans ce combat, il ne périt que trente hommes du côté des Chrétiens, tandis que cent mille Sarrasins succombèrent. En signe de cette victoire, le roi des Aragonais envoya à Rome la bannière et la lance de Miramolin, qui ont été conservées jusqu’à présent dans la basilique de Saint-Pierre.

Un grand nombre de gens marchèrent de nouveau du royaume de France contre les hérétiques Albigeois. S’étant réunis ensemble ils assiégèrent le château de Lavaur, assaillirent et pressèrent fortement les ennemis de la foi. Mais pendant qu’ils étaient arrêtés à ce siège, une troupe très-considérable des leurs ayant imprudemment passé auprès d’un château appelé Montjoire, furent pris par les ennemis, qui leur tranchèrent la tête. Une lumière céleste brilla pour révéler leur mérite, et un grand nombre de gens virent un globe de feu descendre du ciel sur leurs cadavres. Alors les évêques et les abbés s’assemblèrent en ce lieu, et y consacrèrent un cimetière dans lequel ils enterrèrent leurs corps. Ensuite Lavaur fut pris, et l’inexpugnable château de Pennes, en Agénois, fut assiégé et se rendit. Soixante-quatorze chevaliers trouvés dans le château, n’ayant pas voulu abandonner leur erreur, furent pendus à un gibet ; ensuite on dressa un bûcher, et on donna à tous les autres le choix de revenir de leur erreur ou de périr dans les flammes. S’exhortant mutuellement, ils montèrent sur le bûcher, et aimèrent mieux être brûlés que d’abandonner leur secte perverse. Giraude, dame du château, qui déclara avoir conçu de son frère et de son fils, fut jetée dans un puits, qui fut aussitôt comblé par un amas de pierres lancées sur elle. A Limoges, une noble matrone mourut, et fut conservée enveloppée dans un linceul mais pendant qu’on préparait les obsèques, ressuscitant tout-à-coup, elle dit que sainte Marie-Madeleine lui avait touché les lèvres, et qu’elle avait aussitôt repris ses esprits. A la fête de la Madeleine elle vint à Vézelai avec son linceul et un grand nombre de gens qui avaient été témoins de sa mort.

En Espagne, la nuit de la Nativité du Seigneur, comme un prêtre qui couchait avec une femme, osait chanter la première messe sans être contrit ni s’être confessé, et chantait l’Oraison dominicale après le sacrement accompli, tout-à-coup une colombe, volant avec impétuosité, mit son bec dans le calice, avala tout, et, arrachant l’hostie de la main du prêtre, s’envola. Il arriva à ce prêtre, à la seconde messe, la même chose qu’à la première. Saisi de crainte alors, et revenant sur lui-même, le cœur contrit, et après s’être confessé et avoir reçu la pénitence, il commença la troisième messe. Après l’Oraison dominicale, la colombe, introduisant, comme la première fois, son bec dans le calice, rejeta tout ce qu’elle y avait bu, et, en s’envolant, plaça les deux hosties au pied du calice.

Ferrand, d’Espagne, fils du roi de Portugal, prit en mariage Jeanne, comtesse de Flandre, fille du comte Baudouin qui fut, comme il a été dit plus haut, empereur de Constantinople. La reine de Portugal, tante maternelle de Ferrand, femme de feu Philippe, comte de Flandre, s’était fallacieusement entremise pour ce mariage auprès du roi de France.


[1212]


Renaud de Dammartin, comte de Boulogne-sur-Mer, excommunié pour avoir dépouillé les veuves et les orphelins, cherchant enfin des gens semblables à lui, passa aux excommuniés. Il s’allia avec l’empereur Othon, et Jean, roi des Anglais c’est pourquoi Philippe, roi de France, lui ôta les comtés dé Boulogne, de Mortain, de Dammartin et d’Aumale, que ledit comte Renaud tenait des dons du roi et de son pouvoir, et s’empara de toutes les dépendances de ces comtés. Le comte Renaud, repoussé ainsi de tout le royaume de France, se rendit vers le comte de Bar, son parent.

Dans le même temps on sut que Raimond, comte de Toulouse y favorisait les hérétiques Albigeois ; c’est pourquoi il fut donné à tous les nôtres permission de lui courir sus à lui et à ses propriétés, et il fut déclaré transfuge de la foi et ennemi public de l’Église ; L’église cathédrale de Nevers fut brûlée.

Philippe, roi de France, ayant convoqué à Soissons les prélats et les barons de son royaume, y donna en mariage au duc de Brabant Marie, sa fille, veuve de Philippe, comte de Namur. On y régla aussi, du consentement des barons, le projet de passer en Angleterre. Le motif qui excitait le roi à cette expédition était celui de rendre à leurs églises les évêques d’Angleterre exilés dans le royaume de France, de faire renouveler en Angleterre le divin office interrompu depuis sept ans, et de punir comme il le méritait, en le chassant entièrement du royaume, le laissant tout-à-fait sans terre, conformément à son nom, le roi Jean lui-même, qui avait tué son neveu Arthur, comte de Bretagne, avait pendu un grand nombre d’enfans qu’il avait pour otages, et commis d’innombrables crimes. Le seul Ferrand, comte de Flandre, refusa son secours au roi de France, Philippe, parce qu’il avait fait alliance avec Renaud, comte de Boulogne, par la médiation de Jean, roi d’Angleterre. Philippe, roi de France, chassa les mimes de sa cour, donnant cet exemple aux autres princes.


[1213]


Philippe, roi de France, reçut en grâce la reine Isemburge, sa femme, dont il était séparé depuis plus de seize ans, et qu’il avait fait garder dans un château à Etampes. Cette réconciliation remplit d’une grande joie le peuple français. La flotte de Philippe, roi de France, équipée pour passer en Angleterre, étant prête, le roi se rendit avec une grande armée à Boulogne-sur-Mer. Ayant attendu pendant quelques jours en cette ville ses vaisseaux et ses hommes qui arrivaient de tous côtés, il passa jusque Gravelines, ville située sur les frontières de la Flandre, où toute la flotte le suivit. Ferrand, comte de Flandre, qu’on y attendait, n’y vint pas, comme il avait été convenu, et ne satisfit en rien, quoiqu’à sa demande ce jour lui eut été fixé pour faire satisfaction. C’est pourquoi le roi, abandonnant le projet de passer en Angleterre, attaqua le territoire de Flandre, prit Cassel et Ypres, et tout le pays jusqu’à Bruges. Ayant traité cette ville selon son bon plaisir, il partit pour Gand, laissant un petit nombre de chevaliers et d’hommes d’armes pour la garde des vaisseaux qui l’avaient suivi par mer jusqu’à un port nommé Dam, et situé non loin de Bruges. Le roi avait le dessein, après la prise de Gand, de passer en Angleterre ; mais comme il était occupé au siège de Gand, Renaud, comte de Boulogne, qui, à cause de ses méfaits, fuyant la présence du roi des Français, demeurait alors avec le roi d’Angleterre, et quelques autres envoyés secrètement par mer de la part du roi d’Angleterre, s’emparèrent d’une grande partie des vaisseaux du roi de France, et assiégèrent promptement le port et la ville de Dam. Le roi l’ayant appris, abandonna le siège de Gand, retourna vers Dam, en fit lever le siège, et força les assiégeans de fuir. Un grand nombre des siens cependant furent tués, submergés ou pris, et il perdit une très-grande partie de ses vaisseaux. Ayant fait décharger le reste des vaisseaux des vivres et autres différentes choses, il y fit mettre le feu, et livra aux flammes la ville et tous le pays d’alentour. Après avoir reçu des otages de Gand, d’Ypres, de Bruges, de Lille et de Douai, il retourna en France. Jean, roi d’Angleterre, sachant qu’il était haï de beaucoup de gens, et voyant sa puissance en danger, fut saisi d’une grande crainte, et voulant apaiser plusieurs personnes qu’il avait offensées, il apaisa d’abord le pape par des présens, ses sujets par la clémence, les prélats, et Etienne, archevêque de Cantorbéry, qu’il avait exilés, par la permission de revenir. Ayant obtenu du pape l’absolution, il lui soumit son royaume à titre de fief, se reconnaissant obligé, à raison de ce, de lui payer chaque année mille marcs, sept cents pour l’Angleterre, et trois cents pour l’Hibernie. Simon de Montfort, qui avait été laissé à Carcassonne contre les hérétiques Albigeois, assiégé dans un château appelé Muret, et situé non loin de Toulouse, par Raimond, comte de Toulouse, qui favorisait les hérétiques, et le roi d’Aragon, qui était venu à son secours, ainsi que par le comte de Foix, livra contre eux un admirable combat, car n’ayant que deux cent soixante chevaliers, cinq cents hommes d’armes, cavaliers, et pèlerins, et sept cents hommes de pied, sans armes, après avoir entendu la messe du Saint-Esprit et invoqué sa protection, il sortit du château et livra bataille aux ennemis ; et, soutenus par la puissance divine, les siens tuèrent dix-sept mille ennemis et le roi d’Aragon lui-même. Il ne périt ce jour-là que huit hommes de l’armée de Simon. Ledit Simon, quoique très-vaillant dans les combats et très-affairé, assistait cependant chaque jour à la messe et à toutes les heures canoniques.

Jean, roi d’Angleterre, débarqua à La Rochelle avec une multitude d’hommes d’armes. Philippe, roi des Français, envoya contre lui son fils, Louis. Le roi, ayant lui-même rassemblé des troupes, se prépara à marcher en Flandre contre Ferrand. Geoffroi, évêque de Senlis, renonçant à î’épiscopat, se rendit à l’abbaye de Charlieu. Il eut pour successeur Guérin, frère profès de l’hôpital de Jérusalem, et conseiller spécial de Philippe, roi de France. Geoffroi, évêque de Meaux, renonça aussi à l’épiscopat, et se retira dans le monastère de Saint-Victor, à Paris, où il s’adonna plus particulièrement à la contemplation divine. Guillaume, chantre de Paris, lui succéda.


[1214]


Jean, roi d’Angleterre, s’étant réconcilié avec le comte de la Marche et les autres grands d’Aquitaine, prit la ville d’Angers, et envoya ses coureurs au-delà de la Loire avec une troupe de chevaliers qui prirent auprès de Nantes Robert, fils aîné du comte de Dreux, lequel venait au secours de Louis, fils aîné de Philippe, roi de France. Enorgueilli par de tels succès, et croyant recouvrer le reste du territoire qu’il avait perdu, il passa la Loire et assiégea un château appelé la Roche-Moine. Louis, fils de Philippe roi de France, qui demeurait alors à Chinon, dans la Touraine, l’ayant appris, se hâta de marcher au secours des assiégés. Comme l’armée des Français n’était déjà plus éloignée du château que d’une seule journée, Jean, roi d’Angleterre, craignant pour lui, abandonna ses tentes, ses machines de guerre et la ville d’Angers, et repassant la Loire, retourna en Aquitaine, laissant derrière lui tout ce qu’il avait amené, comme Esaü errant et fugitif. Louis reprit possession de la ville d’Angers, et démolit les murs que Jean avait fait réparer.

Dans le même temps que Louis, fils de Philippe, roi des Français, combattait dans le Poitou contre je roi d’Angleterre, son père était entré en ennemi sur le territoire de Ferrand, comte de Flandre, et ravageait tout jusqu’à Lille. Comme il revenait de Lille, Othon, empereur des Romains, qui avait été déposé, et neveu du roi d’Angleterre, étant venu a Valenciennes au secours de Ferrand, comte de Flandre, et n’étant éloigné du roi que, de cinq milles, conduisit son armée de Mortain près de Tournai jusque près du pont de Bovines, afin d’attaquer à l’improviste l’arrière-garde du roi des Français. Le roi de France, ayant su qu’Othon venait avec une armée, ordonna à ses troupes de s’arrêter. Voyant ensuite que les ennemis, miraculeusement saisis de frayeur, ne venaient pas à sa rencontre, il ordonna de nouveau que les bataillons se rangeassent. Comme presque la moitié de son armée passait déjà le pont de Bovines, et que le roi lui-même, entouré d’une multitude de vaillans hommes, venait après son armée, les ennemis, frappés tout-à-coup comme d’épouvante et d’horreur, passèrent sur le flanc septentrional de l’armée, ayant devant les yeux le soleil plus ardent ce jour-là qu’à l’ordinaire. A la vue de ce mouvement, le roi des Français commanda de sonner la trompette et de prendre les armes, et rappela ses troupes qui marchaient en avant. Les ayant exhortées à défendre de tous leurs efforts la couronne de France, il s’élança aussitôt sur les ennemis. Que dirai-je ? on combattit de part et d’autre avec une égale ardeur, pendant presque toute une journée. Philippe, renversé à terre, y demeura long-temps étendu ; mais ayant enfin retrouvé un cheval, et soutenu par l’aide de Dieu, il vainquit l’ennemi sur tous les points. L’empereur Othon, le duc de Louvain, le comte de Limbourg, Hugues de Boves, tournant le dos, trouvèrent leur salut, dans la fuite et abandonnèrent les bannières impériales. Ferrand, comte de Flandre, Renaud, comte de Boulogne, Guillaume, comte de Salisbury, et son frère, deux comtes d’Allemagne, et beaucoup de gens de grand nom, barons et autres, furent faits prisonniers. Il périt beaucoup de monde du côté d’Othon, et peu du côté du roi de France. Ainsi que le disaient ceux qui avaient été pris, le nombre des chevaliers d’Othon était de mille cinq cents, celui des autres hommes d’armes, bien équipés, était de cent cinquante mille,outre la multitude du commun peuple ; trois jours après, il devait avoir de plus cinq cents chevaliers et un nombre infini d’hommes de pied ; mais le Dieu miséricordieux accomplit, sur le roi de France et les siens, le cantique de Moïse, car un des siens en poursuivait mille, et deux des siens en mettaient dix mille en fuite. Le roi de France ayant tout terminé envoya dans ses châteaux, sous une étroite garde, les ennemis prisonniers, et retourna à Paris, où il amena Ferrand avec lui. Le clergé et le peuple l’accueillirent avec des larmes de joie et des acclamations jusqu’alors sans exemple.

A la nouvelle de la victoire de Philippe, roi des Français, les Poitevins, saisis d’une grande frayeur, lui envoyèrent, des députations, et s’efforcèrent de se réconcilier avec lui ; mais le roi, qui avait éprouvé bien des fois leur perfidie, n’y consentit pas, rassembla une armée dans le Poitou ; et s’avança près du lieu où était Jean, roi d’Angleterre. Le vicomte de Thouars l’ayant appris, fit tant, par le moyen du comte de Bretagne qui avait épousé sa mère, qu’il fut reçu en l’amitié du roi de France. Le roi des Anglais, éloigné de lui de dix-sept milles, ne pouvant fuir nulle part, et n’osant s’avancer pour lui livrer bataille en plaine, envoya Renoulf, comte de Chester, avec Robert, légat du Siège apostolique, pour traiter d’une trêve. Le roi Philippe, selon sa bonté accoutumée, lui accorda une trêve de cinq ans, et s’en retourna à Paris.


[1215]


La victoire que Dieu avait refusée à l’empereur Othon près de Bovines fit qu’un grand nombre quittèrent son parti en sorte que, cédant au sort, et ne pouvant secouer l’infortune, il alla vivre dans son patrimoine, c’est-à-dire en Saxe, dépouillé de l’Empire, et privé des consolations de ses amis. Attaqué enfin de la dysenterie, il convoqua les évéques et le reste du clergé, demanda avec larmes l’absolution, et mourut peu de temps après l’avoir reçue. Frédéric, roi de Sicile, qui, par l’ordre du pape Innocent, avait été couronné roi des Romains à Mayence, ayant appris qu’Othon était revenu de Flandre dans son pays, sans avoir obtenu de succès, fit marcher son armée, du pays de Souabe, où il demeurait alors, et étant arrivé à Aix-la-Chapelle, assiégea et prit d’assaut cette ville, où il fut de nouveau proclamé roi des Romains, le 15 juillet. Bientôt après, pour ne pas se montrer indigne de l’honneur que Dieu lui avait accordé, il prit le signe de la croix du Seigneur, dans l’intention de marcher avec d’autres au secours de la Terre-Sainte.

Quelques grands du royaume d’Angleterre se révoltèrent contre leur roi Jean, à cause de quelques coutumes qu’il avait établies, et qu’il refusait d’observer lui-même, selon son serment : le commun peuple, à savoir la foule des paysans et un grand nombre de villes, se rangèrent du parti des grands. Ceux-ci, craignant cependant de ne pouvoir résister au roi Jean jusqu’à la fin, invitèrent par des messagers Louis, fils aîné du roi des Français, à leur porter secours, lui promettant la monarchie de toute l’Angleterre lorsqu’ils auraient chassé le roi. Louis, ayant reçu d’eux des otages, leur envoya un grand nombre de ehevaliers. Au mois de septembre, de nobles hommes, tant du Brabant que de la Flandre, éprouvèrent un naufrage, et furent submergés en voulant passer en Angleterre au secours du roi, qui promettait une riche solde à ceux qui viendraient à son secours. Les ennemis du roi, joyeux de cet accident, en furent d’autant plus ardemment animés dans leur révolte contre lui, assurant qu’il apparaissait en toutes choses que la main de Dieu était contre le roi.

Au mois de novembre le pape Innocent tint à Rome un concile général, appelé le concile de Latran, auquel assistèrent quatre cent douze évêques, parmi lesquels il y eut deux patriarches, le patriarche de Constantinople et celui de Jérusalem. Le patriarche d’Antioche, retenu par une grave maladie, n’y put venir, mais il envoya à sa place l’évêque d’Antarados ; le patriarche d’Alexandrie, placé sous la domination des Sarrasins, fit ce qu’il put, et envoya pour lui un diacre, son frère. On y vit les primats, soixante-onze métropolitains et plus de huit cents abbés et prieurs de couvens ; on y vit en foule les envoyés de l’empereur des Romains, de l’empereur des Grecs, du roi des Français, du roi de Jérusalem, du roi d’Angleterre, du roi de Chypre, du roi d’Espagne, et d’autres rois et princes. Le saint synode décréta beaucoup de choses utiles, et en confirma beaucoup d’autres anciennement établies. Raimond, comte de Toulouse, et son fils Raimond furent condamnés comme hérétiques, et un grand nombre d’autres hérétiques et de leurs fauteurs furent frappés du glaive de l’anathême. On condamna un ouvrage ou traité sur la Trinité, que l’abbé Joachim avait écrit contre maître Pierre Lombard ; et le dogme pervers d’Amauri fut déclaré impie et hérétique.

Dans le même temps, comme quelques-uns prétendaient que Denis l’Aréopagite était le même que Denis évêque de Corinthe, qui avait souffert le martyre en Grèce, où on l’avait enterré, et qu’il avait existé un autre Denis qui avait prêché la foi chrétienne en France à Paris ; et que d’un autre côté, d’autres affirmaient qu’après la mort des apôtres Pierre et Paul, Denis était venu à Rome, et avait été envoyé en France par le pape saint Clément, successeur de l’apôtre Pierre, le pape Innocent, ne voulant adopter aucun des deux partis, mais desirant honorer l’église de Saint-Denis en France, y envoya, par les moines de ce monastère présens au concile, le corps de saint Denis évêque et confesseur de Corinthe, transporté de Grèce à Rome par un cardinal-légat, et acquitta des pénitences qui leur seraient ordonnées ceux qui, s’approchant des sacrées reliques du saint, se repentiraient sincèrement, et se confesseraient pendant quarante jours.


[1216]


Simon de Montfort, laissé par les Français à Carcassonne contre les hérétiques Albigeois, vint en France demander du secours contre les Aragonais, qui lui livraient de fréquentes attaques à cause de la mort de Pierre, leur roi. Dans l’espace de peu de jours, il rassembla cent vingt chevaliers, qu’il ramena de France en s’en retournant. Galon, prêtre-cardinal de Saint-Marin, envoyé en France en qualité de légat, pressa instamment Louis, fils aîné de Philippe, roi de France, de se désister de son projet de passer en Angleterre contre Jean, roi de ce pays, et engagea son père, le roi Philippe, à dissuader son fils de cette expédition. Il lui annonça aussi la sentence d’excommunication portée par le pape contre tous les ennemis du roi d’Angleterre. N’ayant pas réussi de ce côté, il passa en Angleterre pour rétablir la paix, s’il pouvait, entre le roi et les grands d’Angleterre. Sur ces entrefaites, Louis, fils du roi de France, ayant équipé une flotte, passa en Angleterre, fut accueilli avec joie et respect par ceux qui l’avaient appelé, et reçut d’eux foi et hommage. Mais le cardinal Galon, combattant pour le roi d’Angleterre avec le glaive spirituel de saint Pierre, mit en interdit les terres des partisans de Louis, et enchaîna leurs personnes par les liens de l’anathême.

Le onzième jour de juin, Henri, empereur de Constantinople, mourut à Thessalonique, la dixième année de son règne. Après sa mort, les Francs et les Latins élurent unanimement empereur des Grecs, et envoyèrent chercher en France par une solennelle députation, Pierre de Courtenai, comte d’Auxerre, parent de Philippe, roi de France, et beau-frère de feu l’empereur Henri. Ayant reçu les députés, il accepta l’élection, et vint à Rome avec sa femme Yolande, comtesse de Namur, laissant à Namur deux fils, qu’il avait eus d’elle. Le pape Innocent étant mort, Honoré III, Romain de nation, fut le cent quatre-vingt-unième pape qui gouverna l’Église de Rome. Jean, roi d’Angleterre, mourut. Son fils Henri, enfant de dix ans, lui succéda, et fut couronné roi par Galon, légat de l’Église romaine ; c’est pourquoi Louis, fils du roi de France, se fiant aux Anglais, mit en liberté les otages qu’il en avait reçus, et, congédiant son armée, s’en retourna en France pour en rassembler une plus forte.


[1217]


Louis, fils de Philippe, roi de France, ayant, après Pâques, rassemblé une multitude d’hommes d’armes, tant à cheval qu’à pied, repassa en Angleterre, fort mécontent de ce qu’un certain nombre de nobles de ce pays, au mépris de leurs sermens, avaient, en son absence, abandonné son parti et passé dans celui du nouveau roi. Pendant qu’il assiégeait Douvres, Thomas, comte du Perche, qui était venu à son secours, fut tué à Lincoln par la fourberie des Anglais. Dès que Louis l’apprit, s’apercevant par là de la trahison et de l’infidélité des Anglais, il brûla ses machines, et se transporta à Londres avec toute son armée ; se voyant ensuite trahi par les barons anglais, en butte à la haine de tout le royaume, et toutes les portes fermées pour lui, et connaissant aussi les desseins de Galon, légat du Siège apostolique, qui faisait tous ses efforts pour s’opposer à lui et aux siens, il craignit que, s’il sortait de Londres pour combattre les Anglais, les portes ne lui fussent fermées à son retour ; il traita donc, et retourna en France. Il eût remporté partout d’admirables victoires, s’il eût rencontré la fidélité qui lui était due.

Le pape Honoré sacra à Rome empereur et impératrice de Constantinople, Pierre, comte d’Auxerre, et Yolande, sa femme, comtesse de Namur et sœur de feu Henri, empereur des Grecs. Cette cérémonie eut lieu dans l’église de Saint-Laurent, hors des murs, de peur qu’elle ne parût leur donner aucun droit sur l’Empire romain. Neuf jours après son sacre, Pierre quitta la ville avec sa femme, qu’il envoya par mer à Constantinople, parce qu’elle était enceinte. A la tête de cent soixante chevaliers et de beaucoup d’autres hommes de guerre prêts à combattre, il voyagea par terre, et alla à Brindes au devant de Jean de Colonne, prêtre-cardinal, envoyé en qualité de légat dans la Romagne et le pays de Venise. Le cardinal s’étant joint à l’empereur pour passer en Grèce, il traversa la mer et assiégea aussitôt la ville de Durazzo. Il avait promis par un acte aux Vénitiens dé leur céder sur-le-champ cette ville, qu’ils disaient leur avoir été enlevée par la violence du duc, à condition que leur seigneur lui fournirait les moyens de s’en emparer. Après avoir inutilement passé un grand nombre de jours à assiéger cette ville, non sans une grande perte des siens, il fût forcé de lever le siège. Comme il se rendait à Constantinople, et qu’il se trouvait dans un chemin difficile à passer, entre des montagnes pleines de bois et des fleuves, il fut pris par trahison avec sa suite par Théodore, duc de Durazzo, qui lui avait promis de le conduire en sûreté.

L’illustre femme de Simon de Montfort vint en France demander du secours contre les hérétiques Albigeois. Le comte de Toulouse et les Aragonnais avaient tellement resserré son mari, qu’ayant perdu quelques-uns de ses châteaux, à moins d’un prompt secours il avait à peine l’espérance de pouvoir conserver le reste. La même année il y eut un vent très-violent qui renversa beaucoup de maisons et d’églises, et déracina une infinité d’arbres.


[1218]


Simon, comte de Montfort, ayant reçu du secours de la France, assiégea Toulouse. Pendant qu’on livrait un assaut, il mourut frappé d’une pierre lancée d’un pierrier. C’était un homme beau de corps, ferme dans sa foi et dans les combats, et digne d’une gloire éternelle. Gui, son fils, lui succéda dans son comté et dans la terre des Albigeois. Saint Guillaume, archevêque de Bourges, fut canonisé par le pape Honoré son successeur Girand mourut, et fut remplacé par Simon, chantre de Bourges. Hugues, duc de Bourgogne, mourut et fut enseveli à Cîteaux. Gautier, abbé de Pontion, fut fait évêque de Chartres. Au mois d’octobre les vignes et les arbres furent brûlés par une gelée excessive, au point que chacun affirmait n’avoir jamais rien vu ni entendu dire de pareil.


[1219]


Henri, comte de Nevers, et Gautier, camérier du roi de France, un grand nombre de barons et d’évêques, de chevaliers et de gens du peuple, ayant pris la croix, passèrent la mer, et, vers la fête des apôtres Simon et Jude, abordèrent à Damiette, où s’étaient rendus au mois de mai, avec une forte armée, Jean, roi de Jérusalem, et le duc d’Autriche, qui, négligeant les autres villes des Sarrasins, voulaient assiéger Damiette avec une puissante armée. Ils disaient en effet que, s’ils parvenaient à prendre cette ville, la Terre-Sainte pourrait être facilement purgée des Gentils. Par la faveur de Dieu, la chose en était venue au point que les nôtres, avec des peines extraordinaires et beaucoup de pertes, s’étaient emparés d’une tour située sur un petit canal du Nil, et suffisamment munie de tout ce qui était nécessaire à sa défense. Comme il périssait un grand nombre de Chrétiens, les clercs firent des processions, et ordonnèrent à tous un jeûne de quatre jours au pain et à l’eau car la veille de la fête de l’apôtre saint André, les flots de la mer s’élevant, étaient arrivés jusque dans le camp des fidèles, que d’un autre côté inondait le Nil débordé, dont ils avaient négligé de se garantir. C’est pourquoi leurs vaisseaux et leurs vivres furent grandement endommagés. Cette tempête dura pendant trois jours consécutifs. Quelques-uns furent en outre saisis de douleurs soudaines dans les pieds et les jambes. La chair de leurs gencives s’enfla entre leurs dents, et leur ôta la possibilité de mâcher. Un grand nombre d’entre eux moururent de ce mal, les autres ayant souffert jusqu’au printemps furent sauvés par une chaleur bienfaisante. A la fête de la vierge sainte Agathe, le Père de miséricorde et le Dieu de toute consolation daigna accorder aux siens, occupés au siège de Damiette, une glorieuse victoire ; car quelques Chrétiens ayant passé le Nil pour assiéger la ville de toutes parts, le soudan de Babylone et les siens, qui avaient campé sur un des bords du fleuve avec une nombreuse armée, miraculeusement frappés de terreur, s’enfuirent avant l’aurore, abandonnant leurs tentes. Les nôtres l’ayant appris, passèrent aussitôt le Nil, s’emparèrent du camp des fuyards, où ils trouvèrent des dépouilles innombrables, et ainsi le lendemain matin Damiette fut complètement assiégée par les nôtres.

Philippe, roi de France, rendit une ordonnance générale pour défendre aux Juifs du royaume de recevoir en gage des ornemens d’église, et de fournir de l’argent à un religieux sans le consentement de son abbé et du chapitre. Cette ordonnance réglait aussi qu’aucun Chrétien ne pourrait être forcé de vendre son héritage ou ses revenus pour dettes envers les Juifs ; que deux parts de l’héritage ou des revenus du débiteur et de celui qui se portait caution seraient assignées au Juif.

Jérusalem, qui paraissait fortifiée d’une manière inexpugnable, fut détruite par Conradin, fils de Saladin ; les murs et les tours furent réduits en monceaux de pierre, à l’exception du temple du Seigneur et de la tour de David. Les Sarrasins formèrent le dessein de détruire le sépulcre du Seigneur, et le firent savoir par une lettre aux habitans de Damiette pour les consoler ; mais personne n’osa y porter une main téméraire, car, ainsi qu’il est écrit dans l’Alcoran, le livre de leur foi, ils croient que Jésus-Christ notre Seigneur a été conçu et est né de la vierge Marie, et qu’il vécut sans péché, prophète et plus que prophète ; ils soutiennent qu’il a rendu la vie aux aveugles, guéri les lépreux, ressuscité les morts, et ils assurent fermement qu’il est monté aux cieux. C’est pourquoi, dans les temps de trêve, leurs sages se rendant à Jérusalem, demandaient qu’on leur montrât les livres des Evangiles, et les baisaient et révéraient à cause de la pureté de la sainte loi enseignée par le Christ, et surtout à cause des évangiles de Luc, à savoir « Gabriel fut envoyé, » paroles que leurs lettres repètent et commentent souvent :

Après la mort de Simon de Montfort, frappé d’un coup de pierre à Toulouse, Louis, fils de Philippe, roi de France, à la tête d’une nombreuse armée de croisés levés dans toutes les parties de la France, marcha contre les hérétiques Albigeois et Toulousains. Il assiégea et prit d’abord le château de Marmande, fortifié par les hérétiques ; après quoi il marcha vers Toulouse, qu’il assiégea et battit long-temps ; mais trahi, dit-on, par quelques nobles de son parti, il fut forcé de revenir sans avoir rien fait. Après son retour, ceux des nôtres qui étaient restés souffrirent un grand nombre d’outrages de la part des hérétiques Toulousains, devenus plus audacieux que de coutume. Quelques-uns abandonnèrent les châteaux, que les hérétiques réduisirent en leur pouvoir par la trahison de plusieurs.

Ceux des nôtres qui étaient occupés au siége de Damiette, livrant à cette ville de fréquens assauts par terre et par mer, l’attaquant par des machines, et la foudroyant par des pierres, passèrent l’été à faire tous leurs efforts pour s’en emparer. Mais les Sarrasins leur livraient des batailles rangées, et s’opposaient fortement à leur dessein, qui paraissait quelquefois sur le point d’être accompli. A la décollation de saint Jean-Baptiste, s’étant avancés avec orgueil et sans ordre pour combattre le soudan, comme ils se fiaient en leurs forces, et non au Seigneur, un grand nombre d’entre eux succombèrent et périrent, non cependant sans quelque dommage pour l’armée des païens. Parmi les nôtres, furent faits prisonniers de nobles hommes, tels que Milon de Nanteuil, évêque de Beauvais ; le vicomte de Sainte-Suzanne ; Gautier, camérier du roi de France ; et quelques autres Français puissans par la gloire de leurs armes. Ce jour-là, Jean, roi de Jérusalem, se conduisant courageusement, fut presque brûlé par le feu grégeois ; mais le Dieu compatissant et miséricordieux sauva la vie à son chevalier, abaissant d’ailleurs l’orgueil des nôtres. Vers la fête de la Toussaint, quelques-uns de nos gens, envoyés pendant la nuit à une porte de la ville pour reconnaître l’état des assiégés, n’ayant aperçu au dedans aucune sentinelle, dressèrent des échelles, et montèrent sur les remparts. Ensuite ils ouvrirent les portes, prirent et tuèrent un petit nombre d’assiégés qui voulaient faire résistance. Ainsi donc fut prise par les nôtres, aux nones de novembre, la ville de Damiette, sans reddition, sans assaut ni sans violent pillage, aux yeux du soudan de Babylone, qui, miraculeusement frappé de terreur, n’osa pas, selon sa coutume ordinaire, attaquer les chevaliers du Christ, afin que la victoire fût attribuée à Dieu seul. Comme les nôtres n’osaient entrer dans la ville, dans la crainte que l’armée des païens, qui les entourait, ne s’emparât de leur camp, il arriva, par la volonté divine, que le Nil déborda, au point que les eaux, rendirent le camp des nôtres inaccessible, Dieu manifestant évidemment par là que les élémens eux-mêmes s’opposaient et livraient combat aux insensés, en faveur des adorateurs du Christ. Le soudan s’en étant aperçu, mit le feu à son camp, et s’enfuit, craintif et confus. Les nôtres étant entrés dans la ville, trouvèrent les places jonchées des cadavres de gens morts de la peste et de la famine ; car le Seigneur avait tiré son glaive sur eux ; et sa main en avait tant fait périr que, depuis le commencement du siège, dans l’espace de vingt mois, il périt dans la ville soixante-dix mille païens ; trois mille seulement demeurèrent vivans. On y trouva beaucoup de vivres, de l’or, de l’argent, des étoffes de soie, des pierres précieuses et d’autres richesses infinies. On fit un partage de tout cela, ainsi que de la ville, et chacun reçut ce qui lui convenait, d’après les prudentes décisions des hommes sages et du commun conseil de personnes choisies pour cette affaire. La domination de la ville fut donnée à perpétuité à Jean, roi de Jérusalem, pour augmenter son royaume. La ville ayant enfin été purifiée, Pélage, légat du Siége apostolique, accompagné du clergé et du peuple, au milieu des flambeaux et des luminaires, des hymnes et des cantiques, partit en procession, le jour de la Purification de sainte Marie, pour entrer dans la ville ; et de la Mahomerie, purifiée avant par ses ordres, il fit une basilique qu’il consacra en l’honneur de la sainte Vierge Marie, mère de Dieu. Il y établit un siége épiscopal, et, fondant en larmes et manifestant une grande dévotion, y célébra la messe au milieu du peuple. Cette ville, outre qu’elle était fortifiée par sa situation naturelle, était entourée d’une triple muraille, très-solidement munie de nombreuses et hautes tours en brique c’était la clef et le boulevard de toute l’Égypte, et on l’appelait autrefois Héliopolis.


[1220]


Frédéric, roi de Sicile, fut couronné empereur par le pape Honoré. Robert de Meûn, évêque du Puy, fut tué par un certain chevalier qu’il avait excommunié pour des outrages par lui commis envers l’Église. Le peuple du Puy, gravement irrité, se souleva violemment contre les parens da chevalier, détruisit de fond en comble leurs châteaux et leurs maisons, et les condamna à un exil perpétuel. Yolande, impératrice de Constantinople, mourut, laissant un fils, nommé Baudouin, encore enfant. Comme l’empereur Pierre, son mari, était encore retenu en prison, les Francs et les Latins qui habitaient en Grèce invitèrent, par une députation solennelle, son fils, comte de Namur, à gouverner la Grèce. Méprisant l’honneur qu’on lui offrait, et qui lui était dû, il envoya aux Grecs Henri, son frère cadet. Ils le reçurent gracieusement, et lui conférèrent le diadème et la dignité impériale. Au mois de juillet, le corps de saint Thomas, martyr, fut placé avec le plus grand soin, par Etienne, archevêque de Cantorbéry, dans une châsse d’or ornée de pierres précieuses et ciselée avec un travail admirable. Pierre, évêque de Paris, mourut à Damiette. Après sa mort, comme les chanoines de Paris ne pouvaient s’accorder sur l’élection, Guillaume, éveque d’Auxerre, fut, par l’ordre du pape Honoré, transféré au siège de Paris.

Gui, fils de Simon de Montfort, qui avait succédé à feu son père dans la terre des Albigeois, fut ignominieusement tué par le comte de Saint-Gilles. Sa mort affligea d’une inconsolable tristesse tous les catholiques qui demeuraient dans ce pays. A la nouvelle de ce meurtre, Amauri, son frère, touché de douleur, jura dans le fond de son cœur qu’il ne quitterait le siége d’un certain château, que son frère avait assiégé, qu’il ne l’eût réduit en son pouvoir, soit par force soit par reddition ; mais ensuite, privé du secours des siens, il quitta ce château sans avoir accompli son projet Après ce départ, ses affaires se trouvèrent en si fâcheux état, que presque tous les châteaux dont il avait été en possession auparavant tombèrent sous la domination des hérétiques.

Par un miracle aussi grand, plus grand même que celui qui avait eu lieu au sujet de Damiette, le Seigneur donna aux Chrétiens rassemblés en ce lieu la ville de Thanis, en Égypte. Les nôtres ayant formé un dessein bien concerté, envoyèrent, à la fête de saint Clément, des éclaireurs chargés de se rendre sur des vaisseaux par le Nil, jusqu’à la ville de Thanis, pour enlever les vivres des premières maisons, et reconnaître avec soin l’état de ladite ville. Ceux-ci s’étant approches de la ville, et n’ayant aperçu aucun défenseur sur les remparts ni sur les tours, s’y précipitèrent aussitôt, et la trouvèrent vide. Les habitans à la nouvelle de la prise de Damiette, s’étaient enfuis, frappés d’une terreur extraordinaire, s’imaginant voir arriver toute l’armée des Chrétiens. Ce fut ainsi que le Seigneur en ce temps planta sa bannière en Égypte. Mais alors, par l’instigation du diable, il s’éleva une dissension entre Jean, roi de Jérusalem, et Pélage, cardinal de l’Église romaine. Le légat Pélage s’ emparait du commandement de toute l’année, disant et s’efforçant de faire croire que rien n’avait été fait ou ne se faisait que par ses ordres. C’est pourquoi le roi Jean quitta Damiette et se rendit en Syrie.


[1221]


Les Tartares étant entrés dans la Géorgie et la grande Arménie, ravagèrent ces contrées et les soumirent à leur domination. A Damiette, Pelage, légat du Siège apostolique, voyant que le peuple innombrable de Dieu n’obtenait plus aucun succès depuis long-temps à cause de l’absence du roi Jean, le pria par une lettre d’avoir compassion de la chrétienté, et de revenir à Damiette le plus tôt possible. Le roi, acquiesçant volontiers à ses prières, s’en retourna aussitôt. Par sa volonté et le conseil du légat, à la fête des apôtres Pierre et Paul, le roi et le légat, avec une partie très considérable de l’armée bien pourvue d’armes, et portant des vivres pour deux mois, sortirent de Damiette pour se rendre vers Babylone par terre et par mer. Arrivés à un certain endroit, éloigné de vingt-quatre stades de Babylone et d’autant de Damiette, où le Nil, se divisant en trois branches, donne naissance à trois grands fleuves, ils s’emparèrent d’un pont de vaisseaux que les Sarrasins avaient construit, et dressèrent leurs tentes dans une plaine qui s’étendait le long du fleuve. Le soudan voyant leur audace et leur grand nombre, tint conseil avec les siens, et prit la résolution de ne point combattre ; mais il ordonna aussitôt aux siens de garder et de fortifier l’entrée des chemins, de peur, qu’il ne pût arriver aux nôtres, de Damiette, des secours d’hommes ou de vivres. Il espérait par cet exécrable artifice faire périr le peuple de Dieu sans dommage pour les siens ; ce qui arriva pour la juste punition de nos péchés. Les nôtres manquèrent de vivres, et le Nil, selon son cours ordinaire, occupa toute la terre où était l’armée chrétienne. Ainsi le peuple de Dieu, perdant la moitié de ses forces, enfoncé jusqu’aux genoux dans le limon déposé par les eaux fangeuses, fut forcé de rendre Damiette, à condition qu’une partie du bois de la croix du Seigneur, que Saladin, soudan de Damas, avait emportée de Jérusalem, serait rendue aux Chrétiens, qu’on concluerait une trève de huit ans, et que les Sarrasins mettraient en pleine liberté tous les Chrétiens captifs, et leur donneraient un sauf-conduit jusqu’à Acre. Ainsi Damiette, prise avec beaucoup de peines et de dépenses, et possédée pendant plus d’un an par les nôtres, fut rendue aux Sarrasins à la fête de la Nativité de la sainte Vierge Marie, mère du Seigneur. Manassès, évêque d’Orléans, mourut, et eut pour successeur Philippe, neveu de saint Guillaume, archevêque de Bourges.


[1222]


Henri, comte de Nevers, qui était revenu du pays d’outre-mer avant la prise de Damiette, périt par le poison. Il fut d’abord enterré dans le château de Saint-Aignan, dans le territoire de Bourges, et ensuite dans le monastère de Pontigny, de l’ordre de Cîteaux. Il ne laissa qu’une fille, qui fut donnée en mariage à Gui, comte de Saint-Paul.

Maître Pierre de Corbeil, archevêque de Sens, mourut le jour même de son synode qui assista à son enterrement dans l’église de Sens. Maître Gautier Cornu lui succéda. Dans ce temps mourut aussi Guillaume, évêque de Paris, qui avait transporté une partie des moines de Cîteaux de l’abbaye de Saint-Antoine de Paris, à Auxerre, dans un lieu appelé Chelles.


[1223]


Jean, roi de Jérusalem, excessivement affligé de la perte de Damiette et de l’épuisement des siens, passa du pays d’outre-mer en Italie pour demander du secours au pape. Il y fut reçu avec honneur par le pape Honoré et par Frédéric, empereur des Romains, auquel il donna en mariage, en présence du pape, sa fille, unique héritière du royaume de Jérusalem, avec tous ses droits sur ce royaume. L’empereur en eut dans la suite un fils appelé Conrad. Je cesse ici de parler du royaume de Jérusalem, parce que, bien que plusieurs aient, par droit de succession, porté le titre de rois de Jérusalem, aucun, jusqu’à nos jours, n’y a véritablement régné.

Henri, fils de Frédéric, empereur des Romains, et de la sœur du roi d’Aragon, enfant âgé de dix ans seulement, fut, par l’ordre de son père, couronné roi d’Allemagne. Au commencement du mois de juillet, il apparut, pendant huit jours, avant le crépuscule de la nuit, dans le royaume de France, une comète, présage de malheurs. En effet, le roi Philippe, accablé depuis long-temps d’une fièvre quarte, ô douleur ! termina son dernier jour à Mantes, la veille des ides de juillet, après avoir mis toutes ses affaires en bon ordre. Le lendemain il fut enterré avec honneur dans le monastère de Saint-Denis en France, par le cardinal Conrad, évêque d’Ostie, qui était venu en qualité de légat dans la terre des Albigeois, et par vingt-quatre évêques et archevêques qui, par la volonté divine, se trouvaient là pour leurs affaires. Les obsèques se firent en présence de Jean de Brienne, roi de Jérusalem, qui partagea l’excessive douleur que causait cette mort infortunée à une innombrable multitude de chevaliers, de clercs et de peuple. Le même jour et à la même heure le souverain pontife de Rome, Honoré, étant dans une ville de la Campanie en Italie, célébra avec les cardinaux l’office des Morts pour ledit roi. Cette mort lui avait été miraculeusement révélée par un saint chevalier. Le roi étant donc enterré, Louis son fils fut, dans la vingt-sixième année de sa vie, le sixième jour d’août, couronné roi de France dans l’église de Rheims, avec Blanche sa femme, par Guillaume, archevêque de Rheims.

Le premier dimanche de Carême, Jean, roi de Jérusalem, prenant le bâton de pèlerin, partit pour Saint-Jacques en Galice. A son retour, le roi des Castille lui donna en mariage sa sœur Bérengère, nièce de Blanche, reine de France. Amaury, comte de Montfort, quittant le pays des Albigeois pour revenir en France à cause de la disette des vivres, abandonna Carcassonne, ville très-fortifïée, et d’autres châteaux conquis sur les hérétiques Albigeois avec des peines infinies.